Journal de notre bordLettre n° 123 (21 novembre 2010)On se souvient qu'il y a un an la campagne médiatique mondiale orchestrée par l'Organisation Mondiale de la Santé et relayée en France par Roselyne Bachelot nous enjoignait jour après jour de consommer des vaccins contre la supposée terrifiante grippe H1N1. L'opération aura permis de sauver les superprofits de quelques trusts pharmaceutiques au frais des petits contribuables tandis que la grippe en question s'est avérée relativement bénigne. Aujourd'hui la population haïtienne est frappée depuis trois mois par le choléra. Les autorités avouent déjà 1 200 morts et près de 15 000 personnes hospitalisées. Ces chiffres sont certainement très en dessous de la réalité. Les fripouilles locales au pouvoir et celles qui dirigent les organismes internationaux censés aidés la population haïtienne ne sont évidemment pas allées en personne comptabiliser les morts dans toutes les zones reculées du pays où le choléra fait des ravages. Que disent actuellement les dirigeants de l'OMS, les Bachelot et autres actuels ministres de la santé en France, en Europe et aux États-Unis sur ce fléau en rapide progression ? Rien. Leur silence est éloquent et fracassant. On a le droit de penser que ces gens-là n'ont aucune raison de se faire du souci pour la santé et pour la vie d'une population noire, pauvre et donc non solvable. Il y a plus. Les laboratoires pharmaceutiques n'ont aucun profit à escompter avec le choléra. Tant qu'il n'aura pas pris pied en Floride pour remonter ensuite jusqu'à Washington et atteindre la Maison blanche, les gouvernants resteront impavides devant ce nouveau drame qui frappe Haïti. Le choléra n'est pas une affaire rentable parce que finalement il n'est pas nécessaire de produire des médicaments en masse pour enrayer sa progression et pour soigner les gens. Il faut des mesures d'hygiène publique : de l'eau potable, du savon, du chlore, des installations d'assainissement, des fosses septiques et des latrines correctes. Voilà précisément ce qui fait défaut en Haïti, en particulier dans les immenses bidonvilles. Car dix mois après le séisme qui a fait 250 000 morts, sans parler des blessés innombrables, 1 500 000 personnes sont toujours sinistrées, sans aucun habitat digne de ce nom. Une grande partie de l'aide monétaire internationale reste bloquée, en souffrance dans quelques poches et quelques coffres de banques. Les bonzes internationaux discutent et se disputent gravement sur les projets à venir pour reconstruire Haïti, sans que rien ne bouge sur le terrain. Une partie de la population a commencé à exprimer sa révolte depuis quelques jours. Deux manifestants ont été tués par des soldats de la force internationale, la Minustah. Pour écraser la révolte de la population haïtienne, les grandes puissances impliquées sauront réagir plus rapidement et efficacement que contre le choléra. Voilà dans quel monde nous sommes plongés. La voie de la mobilisation, de la révolte contre de telles infamies nous concerne tout autant que les Haïtiens. A ce stade, c'est une question de décence, de dignité humaine élémentaire. ________________________________ Cheminement Bon appétit ! Ce monde poreux On ne bougera pas ! Youn Sun Nah In situ _________________________________ CHEMINEMENT Au cas où il aurait échappé à l'attention de certains secteurs de la société française que l'équipe autour de Sarkozy est un gang, le boss lui-même a été obligé, par la pression combinée du mouvement social et de la désagréable affaire Woerth-Bettencourt, de rétrécir son équipe pour en exhiber le noyau dur. Comme cette dérisoire opération de remaniement ne s'est pas faite sans douleur ni hésitations, un nouveau lapsus présidentiel devait inévitablement crever les écrans télévisuels : « Ma détermination n'a rien changé. » À ce stade, on ne peut plus caricaturer un tel homme car il fait le job lui-même, en s'essayant en plus laborieusement à l'usage de l'imparfait du subjonctif. Il est à craindre qu'un jour il ne joue de la harpe comme Néron en déclamant des alexandrins à la gloire de l'UMP. L'introduction dans le gouvernement d'Alain Juppé, l'ex-inéligible qui s'était cassé les dents sur le mouvement de novembre-décembre 1995, est un symbole fort du désarroi présidentiel. Il ne manquait plus qu'un Claude Allègre pour faire bon poids et compléter l'équipe. Au moins Juppé pourra recommander quelques bonnes adresses au Canada à Sarkozy, si d'aventure les méandres et développements de l'affaire des rétrocommissions en provenance de Karachi le contraignaient à la démission. Tout est possible ! On a bien vu une mobilisation massive de salariés et de jeunes en France pendant plus de deux mois qu'aucun analyste ou militant ne se serait aventuré à pronostiquer. Tirer un bilan précis et vouloir déplorer les limites de ce mouvement seraient tout aussi hasardeux. Nous avons enrichi notre expérience. Nous nous sommes prémunis par avance de ces formes de déception et de ressentiment qui dévaluent la portée de ce qu'on a accompli. Quand au bas mot trois millions de personnes participent pendant un tel laps de temps à diverses formes d'action et expriment sans complexe leurs préoccupations et aversions sur diverses pancartes, il y a forcément bien des éléments intéressants qui suivront leur petit bonhomme de chemin et fleuriront dans les futures mobilisations. BON APPÉTIT ! Un comité intergouvernemental de l'UNESCO a décidé d'inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine immatériel de l'humanité. Cette flatteuse promotion a été acquise lors d'une réunion qui s'est tenue à Nairobi, capitale du Kenya. Cette ville de trois millions d'habitants se caractérise, comme un certain nombre d'autres en Afrique, par d'immenses bidonvilles sordides en périphérie et par un niveau de misère effarant. Les statistiques de l'ONU auquel est rattaché l'UNESCO ne manquent pas de nous faire savoir que la majorité de la population survit avec en moyenne 1,50 dollar par jour. La gastronomie française promue au rang de création culturelle mondiale risque de laisser insensible les centaines de milliers d'habitants de Nairobi (pour ne pas parler des millions d'habitants du Sahel) qui se demandent chaque matin s'ils trouveront à manger pour leur famille et pour eux-mêmes. CE MONDE POREUX Maylis de Kerangal a mis en exergue de son roman « Naissance d'un pont » (éd Verticales, 318 pages), des vers de Jorge Luis Borges où il est question de « ce monde poreux ». Cette image rend bien compte des processus humains de rapprochement, d'absorption et de rejet qui sont à l'oeuvre dans le cadre d'un vaste chantier en ce début de troisième millénaire. Construire un pont est un défi collectif qui à notre époque attire et brasse des travailleurs qualifiés de différentes nationalités et de toutes sortes de métiers : soudeurs, grutiers, monteurs d'échafaudage, riveteurs, câbleurs, électriciens, maçons, ingénieurs… Maylis de Kerangal a construit son roman un peu comme on construit un grand ouvrage d'art aujourd'hui. Il faut une vaste documentation, une connaissance du terrain, du climat, de la nature environnante, des protagonistes qui sont aussi bien Chinois, Français, Russes, Américains ou Portugais. Un chantier se heurte à des imprévus. Il peut être interrompu trois semaines suite à une mobilisation écologiste pour permettre la nidification d'une espèce d'oiseaux en voie de disparition. Il faut savoir aussi qui sont les investisseurs, les donneurs d'ordre et les drôles d'individus qui assouvissent leur mégalomanie dans de tels projets. Le lieu de folie référentiel en la matière est Dubaï. La romancière a imaginé la construction d'un pont aux États-Unis, probablement en Californie, et elle a inventé une ville fictive, Cola, plus vraie que nature. Sur l'autre rive, c'est la forêt primitive un peu comme sur la rive opposée à San Francisco quand on a franchi le Golden Gate. Tout est inventé et tout est vrai. C'est le côté troublant et captivant d'une création romanesque où les corps sont impliqués à fond le temps de la réalisation de l'ouvrage ce qui ne va pas sans obstacles, accidents, grève mais aussi une satisfaction étrange d'être des individus totalement hors normes, en vitesse de libération par rapport à toutes les routines. Comme une championne de tennis qui maintiendrait un tempo d'enfer sans relâche tout en variant constamment les coups, la romancière impose au lecteur un style haletant, saturé d'images, avec des adjectifs à profusion qui contribuent au plaisir de la lecture. Les mots rares comme « immarcescible » ne doivent pas rester dans le dictionnaire ; il faut bien leur faire prendre l'air. Y a-t-il un peu trop de frime ou d'effet dans certaines de ses phrases ? Non, le reproche ne tient pas car cette histoire vibrante qui nous emporte d'un jet réclame une part d'excès correspondant bien à son contenu : une épopée moderne éprouvante, dopée par une énergie qui masque aux yeux même des acteurs le côté insensé de ce genre d'entreprises. ON NE BOUGERA PAS ! Dans le répertoire des chansons de luttes du mouvement ouvrier américain, il y a une chanson très célèbre et idéale pour tenir un piquet de grève, « We Shall Not Be Moved ». Les paroles disent en substance que, comme un arbre au bord de la rivière, on ne bougera pas, on n'en démordra pas, nous allons lutter tous ensemble, notre syndicat est derrière nous, Noirs et Blancs tous ensemble... Cette chanson interprétée par le groupe des « Weavers » comptait parmi eux un homme rare, impossible à récupérer ou à décourager, Pete Seeger. Les lutteurs sont toujours d'actualité, surtout quand ils ont la dimension humaine de Pete Seeger. Un livre vient de lui être consacré par Etienne Bours qui l'a rencontré et lui voue une admiration parfaitement justifiée (« Pete Seeger, Un siècle en chansons », éd Le Bord de l'eau, 214 pages). On a envie de dire qu'il était temps. Pete Seeger a en effet 91 ans et même s'il préfère ne plus chanter en public car sa voix est trop défaillante pour monter comme autrefois dans les aigus, il joue toujours du banjo, il prend position et s'implique comme toujours contre les injustices. Sa femme Toshi, d'origine japonaise, a énormément compté dans sa vie, notamment pour faire face aux agressions physiques et judiciaires dont il a été victimes comme « communiste ». Devant la commission maccarthyste, il a proposé de témoigner en chansons ce qui n'a pas été apprécié et lui a valu de faire de la prison. Au risque d'apparaître « impossible » à cause de son intransigeance, Pete Seeger n'a jamais cédé aux pressions du show business ou des réactionnaires de toutes sortes qui ont essayé de briser sa carrière ou de le récupérer. Il a accompli un formidable travail de transmission de la chanson populaire aux États-Unis, pendant tout un temps aux côtés de son ami Woody Guthrie. Pete Seeger n'est pas une « légende » ou « une icône » comme Bob Dylan. Sauf que le chanteur Dylan n'aurait pas existé si des hommes comme Pete Seeger n'avaient pas transmis directement l'héritage bien vivant du folksong, dans toutes ses dimensions contestataires, poétiques ou ironiques. Joan Baez a d'ailleurs déclaré à son propos : « Nous [lui] devons tous notre carrière. » Le célébrissime chanteur de rock Bruce Springsteen a reconnu très honnêtement sa dette à l'égard de Seeger dont il a interprété une série de chansons. En France les disques accessibles de Seeger ne sont pas légions. Nous vous souhaitons bonne chance pour mettre la main sur le double album « We shall not be moved » avec 40 chansons (CD Prism Leisure, 2006) ainsi que sur le double CD « A Link In The Chain » (Columbia Legacy, 1996) avec notamment sa version de « Guantanamera », « We shall overcome » et quelques petites merveilles d'humour destinées aux enfants comme à leurs parents (« What Did You Learn In School Today ? »). YOUN SUN NAH On assiste dans le domaine du jazz au sens large, à une véritable déferlante de jeunes femmes d'un talent incroyable s'emparant qui d'un saxophone, qui d'une batterie, d'une contrebasse, d'un piano ou renouvelant complètement l'expression vocale. Avec son deuxième opus, « Same Girl » (CD ACT), la chanteuse coréenne Youn Sun Nah qui vit entre l'Allemagne et la France met l'auditeur en état d'alerte et de béatitude devant autant d'inventivité, de virtuosité, de raffinement et somme toute de panache. L'éventail de son répertoire est impressionnant puisqu'elle revisite aussi bien un standard de jazz (« My Favorite Things »), un beau thème folk oublié de Jackson C. Frank (« My Name Is Carnival »), un chant traditionnel coréen (« Kangwondo Arirang ») qu'un morceau du groupe de thrash metal, Metallica (« Enter Sandman »). Le danger d'une oeuvre disparate avec des moments moins convaincants guette parfois lorsqu'on s'empare de sources aussi variées. Ce n'est pas du tout le cas ici. La cohérence de la forte personnalité de la chanteuse s'impose à la diversité des matériaux. L'accompagnement instrumental sobre et lyrique fait le reste. Youn Sun Nah joue du kazoo et du kalimba (le piano à pouce africain), Lars Daniellson de la basse et du violoncelle et Xavier Dessandre-Navarre est aux percussions. IN SITU Depuis la dernière lettre nous avons mis en ligne deux textes. Le premier s'intitule « Un mouvement qui porte de jour en jour sur beaucoup plus que sur la question des retraites ». Le second « Défense des acquis, défense des statuts ou remise en cause fondamentale du système » commente la suite du mouvement sur les retraites et argumente sur la question de l'eau comme marchandise ou comme bien commun. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_123_21-11-2010.html