Journal de notre bordLettre n° 120 (2 septembre 2010)La société bourgeoise dans sa longue phase de déclin ne se caractérise pas par l'originalité des recettes employées par ses gouvernants. La xénophobie d'État y tient une place durable et de plus en plus centrale. En Europe les gouvernants français semblent vouloir accéder à la tête de ce hit-parade odieux, en soufflant comme des furieux sur les braises du racisme et de la xénophobie. Ils cherchent à développer ce qui existe dans ce domaine à un état plus ou moins latent au sein de toutes les classes sociales pour créer une « identité nationale » des plus factice mais surtout des divisions, des hostilités et des haines bien réelles qui préparent des drames majeurs. Exiger la révocation de Sarkozy et de ses comparses qui réactivent tous ces thèmes nauséeux et s'activent en mercenaires surexcités des riches pour briser nos retraites, notre pouvoir d'achat et nos emplois devrait en bonne logique relever de l'évidence lors des manifestations du 4 et du 7 septembre. Il n'est pas douteux que nous serons heureux et probablement nombreux à manifester ces jours-là. Reste la question de faire reculer le gouvernement et le patronat de façon conséquente. À certaines conditions, une grève générale pourrait modifier la donne mais tous les exemples historiques en la matière indiquent que ce type de lutte intervient toujours de façon imprévue et incontrôlable. Les appels en faveur de la grève générale ne peuvent pas avoir d'efficacité en eux-mêmes. Il est de notoriété publique que les dirigeants syndicaux se dérobent et mettent le pied sur le frein dès qu'une mobilisation risque de monter en puissance et échapper à leur contrôle. Nous serions bien avisés d'avoir en mémoire le scénario du premier trimestre 2009 : une première et forte mobilisation en janvier (comme le sera, on l'espère, celle du 7 septembre 2010), une deuxième en mars encore plus impressionnante et ensuite on laisse la combativité s'émietter sans rien proposer. En ce printemps assez chaud de 2009, Sarkozy, Fillon et leur conseiller Raymond Soubie avaient explicitement salué « l'esprit de responsabilité » des dirigeants de la CGT, de la CFDT, de la FSU, de l'UNSA et de FO. Alors rebelote cet automne ? Rien n'est joué à l'évidence mais les dirigeants syndicaux n'ont pas changé de nature au cours de l'été, pas plus que le Parti socialiste dont le meilleur candidat potentiel sévit actuellement à la tête du Fond Monétaire International. Il faudra donc de l'imagination, des failles, des ouvertures inattendues et nombreuses sur le terrain des luttes et des combats politiques et sociaux pour dégager le terrain et bousculer sérieusement le dispositif d'encadrement bureaucratique qui canalise et étouffe les aspirations émancipatrices. ________________________________ Moshe Lewin Dans « la plus grande démocratie du monde » Cleveland contre Wall Street Impressionnant Abbey Lincoln In situ Anniversaire _________________________________ MOSHE LEWIN Le grand historien du monde russe et soviétique, Moshe Lewin, est mort à Paris le 14 août dernier. Il était un survivant du génocide des Juifs d'Europe alors que ses parents, ses amis et ses camarades de jeunesse, à Vilnö en Lituanie, avaient été emportés par la catastrophe. Sa riche expérience en URSS comme travailleur dans un kolkhoze, dans une fonderie de l'Oural et comme élève dans une école d'artillerie lui aura été précieuse pour entreprendre quelques années plus tard des analyses approfondies de l'Union soviétique qui porteront une attention particulière à la façon dont des millions de gens ont vécu, réagi, combattu d'une manière ou d'une autre. Bref pour Moshé Lewin, l'URSS ne se réduisait pas à un régime sur lequel il suffisait de coller l'étiquette « totalitaire » ou « État ouvrier dégénéré » pour ne plus avoir de problème à se poser. Il explique très bien dans « Le siècle soviétique » (éd Fayard/Le Monde diplomatique, 2006) que la guerre froide avait éliminé de l'enquête sur l'URSS la « réflexion contextuelle » et la complexité historique. Tous les positionnements idéologiques abordaient l'enchaînement des événements avec un déterminisme qui ne prenait pas en compte « la scène européenne dans son ensemble » avec « ses drames et leurs séquelles ». Avec un humour qui ne devait sans doute pas plaire à tout le monde, Moshé Lewin relevait : « Chaque fois qu'une vision déterministe est adoptée, la recherche historique sérieuse passe au second plan. Et dès lors qu'en histoire on se place d'un point de vue « de parti » (gauche, droite ou centre), on ne retire de la tirelire que ce qu'on y a mis, et pas un sou de plus. » (Le siècle soviétique, p. 342) Même si chacun d'entre nous se plaît à penser qu'il n'a pas une vision étroite et formatée « de parti », notre propension commune à simplifier et à schématiser n'est pas niable. Sur le plan méthodologique et politique au sens fort, nous ne pouvons donc pas plus négliger la lecture de Moshe Lewin sous prétexte que l'URSS n'existe plus et que ce dossier serait classé que nous ne pouvons faire l'impasse sur la lecture d'historiens comme Georges Duby ou Fernand Braudel au prétexte que les sociétés du Moyen-âge et des XVI et XVIIe siècle n'auraient plus grand-chose à voir avec les sociétés actuelles. On trouvera une présentation approfondie du livre de Moshe Lewin, « Le siècle soviétique », traduit de l'anglais (États-Unis) par Denis Paillard et Florence Prudhomme sur http://www.carre-rouge.org/Numeros/N26/69.pdf DANS « LA PLUS GRANDE DÉMOCRATIE DU MONDE » L'écrivain indien Aravind Adiga fait manifestement partie de ces auteurs qui n'ont aucune disposition à faire l'éloge du pays où ils sont nés et où ils vivent. Il y a en lui une ironie voltairienne et même un goût sarcastique dont on trouve d'illustres exemples chez Swift ou chez Dickens. Né en 1974, Aravind Adiga a été pendant plusieurs années un journaliste financier à même d'observer de près les boniments écrits sur le capitalisme dans la presse économique et de comparer ensuite ce que cela donnait sur le terrain en Inde en sillonnant le pays. Dans une interview il dit avoir été influencé par trois écrivains noirs américains, Ralph Ellison, James Baldwin et Richard Wright. Son premier roman, « Le Tigre blanc » (éd 10/18, 318 pages) règle des comptes avec les tares politiques et sociales de l'Inde, ce pays que la plupart s'acharnent à appeler « la plus grande Démocratie au monde ». Le narrateur s'en prend avec un humour grinçant à ce qualificatif aussi flatteur qu'injustifié étant donné le niveau de corruption qui règne en Inde et le fossé abyssal entre les citoyens riches et les citoyens pauvres qui constituent les deux principales castes, ce qui n'abolit pas les autres castes ni l'usage hypocrite de la religion par les nantis. Ce roman se présente sous la forme d'une lettre adressée au Premier ministre chinois en visite en Inde par un certain Balram, pour lui expliquer « l'esprit d'entreprise » dans son pays et comment à son niveau personnel il est parti de rien pour devenir un jour « un solide pilier de la société bangalorienne ». Il est connu qu'à l'origine de la constitution d'un capital et d'une entreprise prospère, il y a de la violence et du sang. Le Premier ministre chinois n'avait sans doute pas besoin qu'on lui explique ce fait d'évidence mais Balram tient à lui décrire les modalités singulières de ce processus à Delhi et à Bangalore. Lui-même n'était au départ que le fils d'un tireur de rickshaw qui est mort de tuberculose. Le fait en lui-même n'est pas d'un romanesque exceptionnel puisque environ un millier d'Indiens meurent chaque jour de tuberculose. Un des aspects très intéressants et fortement mis en relief est celui des ressorts de soumission mis en oeuvre par tous ceux qui détiennent un pouvoir et une richesse. Ce que l'écrivain suggère c'est que l'attachement de chaque individu au bas de l'échelle à la structure familiale est un formidable obstacle à son émancipation, d'autant plus qu'une famille subit souvent des mesures de rétorsion violente quand un de ses membres ne respecte pas tel ou tel contrat. Un excellent roman, implacable comme le sujet abordé y invitait. CLEVELAND CONTRE WALL STREET Un film intitulé « Cleveland contre Wall Street » (1h 38) vient de sortir qui ne recueille que des éloges dans la presse. Vous êtes d'autant plus motivés d'aller le voir que vous avez reçu un message d'un ami vous disant : « Il est passionnant, notamment en ce qu'il n'est pas manichéen. Il montre des gens formidables, mais aussi le degré extrême d'emprise de l'idéologie néo-libérale (« chacun est maître de sa vie », ce qui veut dire surtout "maître de la gestion de son petit patrimoine".) Ce film est à la fois un documentaire et une fiction au plus près de la réalité. Il est effectivement passionnant. En janvier 2008 l'avocat Josh Cohen et ses associés ont assigné en justice vingt et une banques de Wall Street pour défendre les intérêts de la ville de Cleveland et de ses habitants victimes des saisies immobilières qui ont dévasté des quartiers entiers. En quelques mois près de 100 000 personnes ont été expulsées à la suite de la crise des subprimes. Les avocats des banques ont réussi à bloquer la procédure. Mais le documentariste suisse Jean-Stéphane Bron qui s'apprêtait à tourner le procès a réussi à convaincre les différents protagonistes, avocats des deux parties, témoins à charge ou à décharges et membres d'un jury constitué, d'intervenir tout comme si le procès avait lieu. Les mécanismes de l'arnaque des subprimes se trouvent ainsi désossés et leurs conséquences humaines montrées de façon éloquente. Certains témoignages sont extrêmement émouvants ou prenants comme celui d'un policier qui a été chamboulé quand il a du expulser une vieille dame paniquée ou celle d'un démarcheur pour placer des emprunts à des gens n'ayant pas les moyens de les rembourser. Une des interventions particulièrement troublante est celle de cet ouvrier qualifié victime des banques mais qui après un moment d'hésitation et sous la pression des questions de leur avocat considère qu'elles ne sont pas responsables de l'expulsion de sa famille. Ce sont les critères mêmes du capitalisme néolibéral qui ont été intériorisés par ce travailleur qui estime être le principal responsable de sa défaite au grand casino qu'on lui proposait pour seulement parvenir à avoir un logement décent. Son jeune fils hagard demande si son père peut encore faire quelque chose pour sauver la maison familiale. Non. En dépit de son emploi qualifié et de son courage, le système ne lui laisse aucun recours. Le spectateur est également troublé par la position d'Irène, une femme du jury qui, s'appuyant sur sa propre expérience d'une époque différente, considère que les gens n'avaient qu'à prendre comme elle deux ou trois jobs pour payer leurs dettes. Un autre juré a beau lui objecter qu'à présent les gens de Cleveland ne peuvent plus trouver que zéro job, cette femme reste fièrement bloquée sur son intime conviction, à savoir que les gens sont responsables et pas les banques. Ce film est un véritable apport à la compréhension des points d'appui que trouvent les banquiers et les patrons dans la psychologie même des gens qu'ils dominent, exploitent ou brisent. La rouerie de l'avocat de Wall Street qui joue sur ces critères intériorisés est également d'un grand intérêt. L'illusion d'être « un citoyen libre » dans « un pays libre » se retourne contre eux au bénéfice des prédateurs qui profitent du système sans vergogne. IMPRESSIONNANT On n'en a jamais fini avec les grands courants artistiques. Le cas de l'impressionnisme semblait pourtant réglé de longue date : peinture de plein air, jolie, générant une nostalgie consensuelle pour ces temps révolus des ginguettes et des pêcheurs à la ligne au bord de l'Oise ou de la Seine. L'impressionnisme et même Van Gogh sont devenus « agréables » comme du Mozart en fond sonore. Des reproductions de tableaux impressionnistes ont donc pu prendre place tranquillement dans les salles d'attente des médecins et des dentistes. Deux expositions viennent de secouer opportunément ce côté d'autant plus confortablement installé à notre époque qu'on ne manquait pas de rappeler qu'en leur temps, bien des impressionnistes avaient été traînés dans la boue par les gazetiers et les institutions. L'exposition « Monet et l'abstraction » qui s'est tenue au musée Marmottan à Paris et qui a été l'objet d'un excellent catalogue chez Hazan, a confronté certains tableaux de Monet inspirés par son jardin à Giverny aux innovations des peintres lyriques abstraits subjugués par son traitement des nymphéas ou des glycines tels que Joan Mitchell, Jean-Paul Riopelle, Sam Francis, Jackson Pollock, Zao Wou-ki ou Gerhardt Richter. Cette jeune génération d'après la Deuxième guerre mondiale avait découvert avec sagacité chez le vieux Monet au ventre rebondi, un artiste aventureux, en plein dépassement de lui-même. On peut découvrir au Musée des Beaux-Arts de Rouen jusqu'au 26 septembre d'autres facettes étonnantes de l'impressionnisme. Monet, encore lui, a peint vingt-huit toiles de la façade de cathédrale de Rouen entre 1892 et 1893. L'exposition en présente onze. Ce qui frappe le visiteur qui prend le temps nécessaire, c'est la souveraine indifférence de Monet pour le caractère culturellement vénérable du monument qu'il noie dans l'ombre ou la lumière, triture et pétrifie dans un jeu de couleurs qui n'existent véritablement que dans sa tête. Il crée une autre réalité à partir du temps qui passe et du temps qui change. Sur ces entrefaites, on découvre d'autres variations sur un même thème d'un certain Pissarro, citoyen d'origine juive, danoise et caraïbe et aux fortes convictions anarchistes. Le cubisme est déjà en germe dans son traitement des toits du vieux Rouen par temps gris. Il peint une série de toiles des quais de la Seine et du pont Boieldieu. De façon consciente ou non, peu importe, Pissarro n'abolit pas comme Monet son sujet de référence. Il peint donc l'activité portuaire et l'affairement des petites gens. Il sublime par ses effets de lumière, de brumes et de fumée, le quartier populaire et à l'époque très prolétarien de Saint-Sever ; un quartier que les bourgeois rouennais et leurs élus ont toujours traité avec mépris depuis les hauteurs des quartiers chics de la rive droite. Pissarro, qui en plus était d'une nature généreuse, a encouragé les débuts de jeunes peintres et en particulier de Gauguin, lequel avait préféré renoncer à son emploi bien rémunéré de trader pour se lancer à Rouen dans une carrière très aléatoire de peintre. Ses débuts sont maladroits mais très intéressants à découvrir. Gauguin a quitté Rouen ensuite pour effectuer un voyage au Danemark où Pissarro lui a écrit avec une pertinence encourageante : « Votre tableau d'une église de Rouen est très bien mais un peu terne. Les verts ne sont pas assez lumineux ». La conviction qu'il exprime à son jeune collègue, c'est qu'il trouvera dans la lumière du Danemark et en lui-même sa propre voie. Ce qui est advenu. ABBEY LINCOLN Toute une brillante époque de l'histoire de la musique afro-américaine appelée communément le jazz s'éloigne petit à petit avec la disparition au cours des derniers mois de quelques-uns de ses éminents représentants : le pianiste Hank Jones, le trompettiste et compositeur Bill Dixon, le saxophoniste, compositeur et chef d'orchestre néerlandais Willem Breuker et la chanteuse Abbey Lincoln. Pour nos lecteurs intéressés par plus de détails sur ces artistes, nous leur conseillons de s'adresser à nos amis de l'association Le Jazz Est Là en écrivant à lejazz.estla(at)laposte.net ou en appelant au 04 66 64 10 25. Ils organisent d'excellents concerts à Nîmes. Pour notre part, nous nous arrêterons quelques instants sur la personnalité d'Abbey Lincoln, chanteuse, parolière et actrice. Elle avait une voix sombre, un peu rêche, avec des brisures et des éclats portant des souffrances, des amours, de l'ironie, de la colère et de la tendresse. Abbey Lincoln aurait pu être une bonne chanteuse de plus, ayant une très belle plastique, ce qui ne laisse indifférent aucun label faisant la promotion d'un disque. Mais elle était une femme rebelle, impliquée très tôt avec le batteur Max Roach dans le mouvement pour les droits civiques et toujours ouverte à des expérimentations musicales inédites. Il est bien difficile de conseiller un disque d'Abbey Lincoln plus qu'un autre dans la mesure où tous ceux que nous connaissons, y compris au début de sa carrière, sont de grande qualité. A titre personnel nous conseillons d'écouter et de réécouter les albums suivants : « It's Magic » (Riverside, 1958) avec Art Farmer et Benny Golson, « Straight Ahead » (Candid, 1961) avec Booker Little et Eric Dolphy, « You Gonna Pay The Band » (Verve, 1991) avec Stan Getz, Hank Jones et Charlie Haden entre autres. IN SITU Nous venons de mettre en ligne un point de vue sur un film sud-coréen important « Poetry » de Lee Chang-dong. Nous ne manquerons pas d'aller voir cette oeuvre qui s'annonce à la fois forte et belle. ANNIVERSAIRE Cette lettre mensuelle est la 120e ce qui signifie que dans quelques jours, le 12 septembre, le site Culture et Révolution aura dix ans. Merci à nos lectrices et à nos lecteurs et tout particulièrement à celles et ceux qui nous ont encouragés ou ont critiqué le contenu de tel ou tel texte pour l'améliorer. Merci tout particulièrement à toutes celles et à tous ceux qui ont contribué à le faire vivre et à donner envie de poursuivre cette expérience. Les objectifs de ce site que nous partageons avec bien d'autres resteront les mêmes : aider à faire connaître des créations et des idées qui peuvent fortifier et embellir notre vie, aider à soutenir des indignations et des luttes porteuses d'espoir en faisant connaître des faits, des analyses, des oeuvres d'art et des musiques. Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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