Journal de notre bordLettre n°115 (10 mars 2010)Bonsoir à toutes et à tous, C'est comme ça ! Fatalité des fatalités ! On nous le répète sur tous les tons, aux quatre coins de l'Europe et au-delà, en Islande : « On n'a pas le choix ! Il faut flinguer les retraites. Il faut bloquer les salaires (les petits, pas les gros, évidemment). Il faut supprimer massivement les emplois d'enseignants, d'ouvriers, de soignants, de fonctionnaires, de pompiers, de travailleurs sociaux, de cheminots, de postiers... Tout ce qui est utile doit disparaître. Il faut que les producteurs de lait et les pêcheurs au bord de la faillite disparaissent ainsi que tous les malades sans le sou, les chômeurs, les retraités fauchés, les handicapés, les accidentés du travail… Ces gens nous coûtent trop cher à nous les riches. On n'a pas d'autre choix que de commencer à leur couper les vivres, comme en Grèce ! » Corollaire de cette brillante proposition : tout ce qui est nuisible doit être amnistié, exempté d'impôts, renfloué, soutenu, cajolé, à savoir les gros actionnaires et chefs d'entreprises, les traders, les banquiers, les assureurs, les promoteurs, les cadres supérieurs, les propriétaires qui ne font rien si ce n'est toucher la rente de leurs immeubles ou de leurs terres. Tous les relais politiques et médiatiques du Capital nous distillent cette évidence (pour eux) : « vous nous coûtez trop cher ; ou bien, vous ne nous rapportez pas assez, donc vous devez disparaître d'une manière ou d'une autre. Sombrez dans la misère, dans l'aigreur ou la dépression, suicidez-vous, plaignez-vous dans votre coin. Nous utiliserons même tous vos malheurs pour en faire des sujets télévisés bien émouvants et qui alimenteront la passivité et la consternation devant leur écran de tous les inutiles dont vous faites partie. » Si nous voulons tirer des enseignements utiles de cette brutale et arrogante pédagogie capitaliste, cela va nous entraîner sur des chemins aventureux, ceux de la rébellion, de la moquerie ravageuse du monde de l'argent, du refus sous toutes ses formes de cette pseudo fatalité du profit à tout prix : au prix de nos vies, de notre plaisir de vivre et parfois de notre bonheur de vivre. ______________________________________ Sans trêve Travailleuses précaires Le chanteur de tango L'enfant et les sortilèges Tenir bon Nouvelles de Tchekhov en live In situ ______________________________________ SANS TRÊVE Il est heureux que, depuis un an, d'assez nombreux salariés se soient persuadés qu'ils n'avaient rien à attendre ni des chefs syndicaux ni des chefs des partis de la gauche gouvernementale. Pour celles et ceux qui se battent pour garder leur emploi, il n'y a pas eu de « trêve des confiseurs » durant les fêtes de fin d'année. On les a vu tenir leurs piquets de grève imperturbablement dans le froid entre Noël et le jour de l'An et au-delà. Depuis les salariés en lutte pour des augmentations de salaires, de meilleures conditions de travail ou contre leurs licenciements n'ont pas davantage respecté la trêve sociale électorale des régionales. Les grèves et formes de luttes sont nombreuses, avec un nouvel état d'esprit, plus rageur et plus autonome. On l'a vu par exemple avec l'exercice du « droit de retrait » par des enseignants. On le voit avec la poursuite de la grève de 6000 travailleurs sans-papiers. Pour eux, comme chez Philips à Dreux ou à la raffinerie Total de Dunkerque, c'est tout de suite et maintenant qu'il faut agir, qu'il faut débattre, qu'il faut voter… pour savoir comment mener la lutte, la contrôler et la poursuivre. Bref le peu d'intérêt des classes populaires pour les élections institutionnelles indique une désaffection générale pour un mode de représentation qui ne les représentent pas. Mais par ci par là un intérêt grandissant émerge pour des formes de démocratie vivante, à leur portée et susceptibles de changer leur vie. Que la bande gouvernementale des fêtards du Fouquet's et leurs affidés se prennent une avoine sur le terrain des élections institutionnelles procurera un plaisir certain, sans toutefois sauver un seul emploi ni résoudre nos fins de mois difficiles. On voit aussi trop bien qu'aussitôt après les résultats des régionales, on va nous tenir la jambe avec les présidentielles de 2012. Que Sarkozy soit viré nous fera encore plus plaisir. Mais franchement, que Aubry ou Strauss-Kahn à l'Élysée prennent des mesures draconiennes contre nous à l'instar de ce que fait aujourd'hui leur collègue « socialiste » Papandréou en Grèce, ça ne fait pas rêver. En tout cas nettement moins qu'un avenir marqué par des grèves, des manifestations effervescentes, des assemblées, des débats, en somme une déferlante contestataire redonnant de l'allant à tout le monde pour changer de société. TRAVAILLEUSES PRÉCAIRES La promotion à tout va d'un film ou d'un livre est souvent irritante. Par exception, on ne peut que se réjouir du succès du livre de Florence Aubenas, « Le quai de Ouistreham » (éd. de l'Olivier, 272 pages) et de ses interventions récentes dans les médias. La journaliste reconnaît d'entrée de jeu qu'il n'y avait rien d'original dans sa démarche consistant à emprunter une identité pour mieux comprendre les problèmes et le ressenti de certaines personnes. On peut citer à ce propos les deux livres implacables de la journaliste américaine radicale Barbara Ehrenreich dont nous avons eu l'occasion de parler lors de leur parution en français : « L'Amérique pauvre, Comment ne pas survivre en travaillant » (Grasset, 2004) et « On achève bien les cadres, L'envers du rêve américain » (Grasset, 2007). Elle a été tour à tour serveuse dans une cafétéria, femme de ménage dans une résidence pour personnes âgées, vendeuse chez Wal-Mart et cadre à la recherche (vaine) d'un emploi. La lecture de ces deux livres dont le contenu n'est en rien périmé est vivement conseillée ainsi que celle du « Quai de Ouistreham » de Florence Aubenas. La comparaison des situations des travailleurs et travailleuses précaires aux États-Unis et en France met en relief des particularités locales mais surtout la similitude des méthodes d'exploitation et de contrôle des entrepreneurs et celle des réactions psychologiques qu'elles provoquent. Quant à la situation de chômeur, on voit bien dans les deux cas qu'on pénètre dans un labyrinthe absurde et particulièrement éprouvant. Florence Aubenas s'est donc mise dans la peau d'une chercheuse d'emploi à Caen, prête à faire des ménages n'importe où et à n'importe quelle heure. Comme Barbara Ehrenreich, elle exprime très bien, sans fioritures, les réserves d'énergie incroyables que doivent mobiliser les femmes pour gagner petitement leur vie et jongler avec leurs obligations familiales et professionnelles. Elle dit avec justesse et une bonne dose d'humour comment les gens avec qui elle a travaillé ou cherché un travail voient les autres et se voient eux-mêmes, les illusions qui persistent et celles qui ont disparu, leur perception des sphères patronales, politiques et syndicales… Quelques notations précises donnent aussi une bonne idée du recul du monde du travail dans une région qui a connu des heures de luttes musclées dans les quatre dernières décennies du XXe siècle. En refermant ce livre l'impression dominante est que cette société dans laquelle nous pataugeons va craquer. Comment ? Qui luttera, verra. LE CHANTEUR DE TANGO L'écrivain argentin Tomas Eloy Martinez vient de décéder d'un cancer à l'age de 75 ans. Très investi dans le journalisme en particulier littéraire, il avait dû s'exiler à Caracas pendant la dictature militaire de 1976 à 1983. Un de ses romans au charme original est disponible en collection de poche, « Le chanteur de tango » (folio, 309 pages). Le héros Bruno Cadogan est un jeune doctorant new-yorkais fasciné tout à la fois par le tango, l'œuvre du nouvelliste et poète Jorge Luis Borges et les déambulations de l'écrivain Walter Benjamin à Paris et à Berlin. Cadogan débarque à Buenos Aires en septembre 2001 en pleine crise économique pour terminer sa thèse sur un chanteur de tango à la renommée aussi extraordinaire que souterraine puisque ce Julio Martel n'a enregistré aucun disque et qu'il n'annonce jamais les lieux où il va chanter. Vouloir rencontrer un tel homme gravement malade et à la voix réputée plus belle et plus émouvante que celle du mythique Carlos Gardel est un défi sans fin. Il conduit cet étudiant dans les lieux les plus étonnants de la capitale argentine, en particulier une adresse de la rue Garay où Borges situait sa nouvelle « l'Aleph » ou le fastueux Palais des eaux qui distribuait l'eau potable dans toute la ville au début du XXe siècle. Ce roman est comme un guide malicieux et mélancolique pour égarer le lecteur tout en lui faisant découvrir non seulement Buenos Aires, sa littérature, sa musique et sa substance sociale mais aussi quelques flashs de l'histoire terrible de l'Argentine. L'ENFANT ET LES SORTILÈGES Dès les premières pages du livre d'Olivier Bellamy qui vient de sortir, "Martha Argerich, L'enfant et les sortilèges" (éd Buchet-Chastel, 288 pages), on se dit que ces gens-là sont incroyables. Tout d'abord la jeune pianiste prodige d'origine argentine Martha Argerich elle-même, sa mère juive de gauche, bourreau de travail qui pour la carrière de sa fille ouvre toutes les portes y compris celle de Peron (ou passe par la fenêtre s'il y a lieu), son père aux origines croates, imaginatif, volage et dilettante, le professeur de piano de Martha, un certain Scaramuzza, pédagogue irascible et hors normes, son maître viennois, Friedrich Gulda, pianiste génial, fraternel et radicalement anti-conformiste... Nous sommes emportés par une tornade d'anecdotes crépitantes (rencontres amoureuses et amicales, ruptures, blocages terribles, performances magiques, épreuves douloureuses) qui sont toujours émaillées de remarques musicales très fines. Olivier Bellamy n'aurait pas pu écrire ce livre sans la confiance amicale de Martha Argerich mais il ne s'est pas livré à un exercice de stérile adulation, tout en étant d'un enthousiasme des plus compréhensible. La pianiste n'a jamais eu de plan de carrière ou de vie. Plutôt le chaos que l'ordre établi et ennuyeux. Toujours en mouvement, toujours rebelle, parfois dangereusement contre elle-même. Pour ne pas être emprisonnée dans le rôle de la star internationale stakhanoviste, elle aura même fui son piano (et sa mère) pendant de longs laps de temps. Depuis plusieurs années elle refuse la position de soliste seule en scène pour s'adonner avec d'autres artistes à la musique de chambre ou à des œuvres concertantes. Ce qui est beau chez Martha Argerich, même si l'on est parfois étonné ou un peu déconcerté par ses options qui ne regardent qu'elle, c'est sa passion généreuse pour l'échange et le partage de la musique avec le public, avec ses amis ou de jeunes interprètes qu'elle encourage avec passion. Quant à ses interprétations, la discographie très pointue qui conclut ce livre guidera chacun vers un archipel de merveilles où les œuvres de Chopin, Bach, Ravel, Schumann, Prokofiev, Liszt ou Tchaïkovski sont transfigurées sous ses doigts. TENEZ BON Comme Martha Argerich, Joan Baez est née en 1941. Aujourd'hui, elle aussi fait preuve d'une belle vitalité grâce à sa fidélité à ses options artistiques et humaines qui lui ont permis d'affronter bien des situations difficiles ou dangereuses et de rester en dehors des pressions dégradantes du show business. Avec ses convictions pacifistes inaltérables, Joan Baez s'est engagée à fond contre la guerre du Vietnam et dans le mouvement pour les droits civiques aux côtés de Martin Luther King. Elle ira dans de nombreux lieux de par le monde où la liberté et la dignité des gens étaient bafouées. Un coffret intitulé « How sweet the sound » (Razor & Tie) vient de lui être consacré. Il comprend un DVD de 2 heures 30 et un CD de quinze chansons enregistrées entre 1958, dans un club de Cambridge près de Boston, et 2009, où sa voix est toujours belle mais plus sombre. Son répertoire est varié, entre le calypso de Harry Belafonte, de superbes mélodies traditionnelles, des chansons engagées (mais non moins belles) et un répertoire plus intimement lié à sa vie personnelle. Il est dommage que le DVD et le livret d'accompagnement soient uniquement en anglais ce qui ne doit pas dissuader de découvrir ce parcours et cette grande figure du folk song qui fut souvent un protest song comme dans « Carry it on » (Tiens bon) chanté également par Judy Collins. Avec « We shall overcome », ce fut un des chants de ralliement dans le mouvement pour les droits civiques au cours années soixante aux États-Unis : « Ils nous raconteront leurs mensonges, ils nous enverront leurs chiens, ils nous boucleront dans leurs prisons, Tiens bon, tiens bon.» NOUVELLES DE TCHEKHOV EN LIVE Il est possible de découvrir sur scène l'art savoureux de nouvelliste de l'écrivain russe Anton Tchékhov. Pourquoi s'en priver ? Nous signalons à nos lecteurs et lectrices de la région parisienne que l'actrice Paulina Enriquez interprète cinq nouvelles de Tchékhov les mercredis et jeudis soir jusqu'au 1er avril au théâtre Akteon, 11 rue du Général Blaise dans le 11e arrondissement (métro Saint-Maur ou Père Lachaise). La mise en scène est de Philippe Ferran. Les réservations sont possibles en appelant le +33 (0)1 43 38 74 62 ou sur le site www.akteon.fr IN SITU Vous trouverez sur notre site une étude à propos de la fermeture des salles Art et Essai intitulée « Le cinéma : septième art ou art de marché ? ». Dans les jours à venir nous mettrons en ligne un important article de Carine Clément sur le mouvement ouvrier et syndical en 2009 dans la Fédération de Russie et une contribution de Bernard Friot sur « l'enjeu des retraites ». Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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