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Journal de notre bord

Lettre n°114 (11 février 2010)

Après l'attentat du 11 septembre 2001 à New York qui fit
plus de 3 000 morts, on se souvient que le directeur du
« Monde » avait écrit un éditorial intitulé : « Nous sommes
tous des Américains. » Il y a un an aucun éditorialiste n'a
été tenté d'écrire après le pilonnage pendant des semaines
sur Gaza : « Nous sommes tous des Palestiniens. »

Aucun non plus, après la catastrophe qui a frappé Haïti il y
a tout juste un mois et fait plus de 200 000 morts et un
nombre incalculable de blessés, n'a osé s'exclamer : « Nous
sommes tous des Haïtiens. » Les appels à la solidarité n'ont
pas manqué et il n'y a rien à dire contre cela car dès
qu'une guerre, un attentat, un effondrement économique, une
catastrophe dite naturelle frappent une population, il y
aurait lieu de simplement dire « Nous sommes tous des
humains » et d'agir en conséquence, en étant concrètement
solidaires et en permettant à la population concernée de
prendre son sort en mains.

Au lieu de quoi on observe une mise en tutelle d'Haïti par
les grandes puissances. Des gens comme Obama, Sarkozy et
Lula se préoccupent beaucoup de « sécuriser » ce pays, ce
qu'il faut traduire par maintenir une force armée
conséquente et aider à la reconstruction d'une machine
d'État locale susceptible comme d'habitude et comme toujours
de mater la population, de l'empêcher de se gouverner
elle-même. Car dans l'ensemble elle l'a fait admirablement
après le tremblement de terre en créant des comités de
quartier, des centres de soins, des groupes de volontaires
multipliant les formes de solidarité. Le vide étatique est
une chose qui terrifie particulièrement les puissants et les
riches. De leur point de vue, leur méfiance à l'égard du
peuple haïtien est fondée. Ils n'ont pas oublié qu'en 2008
le renchérissement du riz et de l'huile avec la complicité
des gouvernants et affairistes haïtiens a provoqué des
émeutes de la faim importantes. Ils savent que l'année 2009
a été marquée en Haïti par une longue et forte mobilisation
pour obtenir un salaire minimum quotidien de 200 gourdes
(soit 3,50 euros). Dans le dernier numéro du « Monde
Diplomatique », Christophe Wargny signale que dans ce pays
« les trois quarts de la population disposent de moins de 1,50
euros par jour. »

En dépit des épreuves terribles qu'affrontent les habitants
pour survivre, depuis quelques jours des manifestations
contre le président fantoche Préval ont eu lieu à
Port-au-Prince. Nous habitons un même pays qui s'appelle la
Terre. Les classes dominantes ont une grosse patate brûlante
dans les mains avec la crise de leur système d'exploitation.
L'exemple d'Haïti indique que dans aucun pays, aucun
continent, cela sera facile pour elles de nous réduire à
l'apathie, à l'acceptation de conditions d'existence
révoltantes. Les grèves qui se sont produites depuis le
début de l'année au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine
montrent également que nulle part la partie n'est encore
gagnée en dépit des divisions et des guerres civiles
provoquées et attisées à l'envi par ces classes dominantes.

Les grandes confrontations ne sont pas encore à l'ordre du
jour mais elles auront lieu, sans qu'on sache par avance ni
où ni comment.
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La Centrale
Conscience de casse
La sexualité des animaux
Difficile d'être libre mais tellement nécessaire
Bright Star
In situ
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LA CENTRALE
Pour nous situer convenablement dans la réalité, il faudrait
que nous soyons capables parfois de voir ce qui se trouve en
amont de nos actes et de nos consommations quotidiennes les
plus banales. Ce pull-over que nous enfilons par exemple est
d'abord passé par les mains de travailleurs turcs, tunisiens
ou chinois épuisés qui ont été mis en contact avec des
produits toxiques leur donnant une espérance de vie
n'excédant pas la quarantaine.

Cette lumière puis cet ordinateur que nous venons d'allumer
sont alimentés par une électricité qui nous parvient d'une
centrale nucléaire. Dans celle-ci des agents EDF et encore
plus des travailleurs d'entreprises sous-traitantes chargés
de la maintenance se prennent des doses d'irradiation qui
lentement et parfois brutalement vont détruire leur santé.
Nous renvoyons ici aux chapitres sur la question du livre
d'Annie Thébaud-Mony déjà conseillé sur ce site,
« Travailler peut nuire gravement à la santé » (en poche aux
éditions La Découverte) qu'il faut du reste lire en entier
(en particulier sur les ravages de l'amiante).

« La Centrale », le roman d'Élisabeth Filhol (éd P.O.L) nous
donne d'autres éléments infiniment précieux, l'ambiance
générale dans et autour des diverses centrales nucléaires
françaises et le vécu complexe de Yann, un jeune travailleur
breton chargé de la maintenance. Il se déplace tout au long
de l'année comme ses collègues de l'une à l'autre centrale
au gré des besoins. Il dort dans une caravane de location ou
une chambre de cinq m² partagé avec un autre compagnon
itinérant. Un travail en 3x8, peu de contacts humains mais
une complicité entre collègues, de la fascination pour un
job hors normes, un stress permanent, une conscience
professionnelle aiguë et l'angoisse d'atteindre la dose
fatidique qui vous mettra sur la touche, voire pire. « Un
soir tu rentres chez toi, tu es au taquet. Tu as dépassé le
quota de dose réglementaire. »

Yann est perplexe quand il voit un groupe de jeunes qui
pourrait bien être de Greenpeace, bien équipés et entraînés,
venir peindre en grand « danger » sur la centrale ; sans
avoir un contact ou un dialogue avec les travailleurs qui
côtoient justement le danger jour après jour.

Ce roman qui ne compte que 140 pages est remarquable par sa
densité et son acuité. En bonus, si l'on peut dire, la
romancière a inséré une description glaçante de ce qui s'est
passé à Tchernobyl en avril 1986. On a ici tordu le cou au
misérabilisme ou au romanesque indigné. Un peu d'emphase
militante aurait pu permettre au lecteur de décompresser
mais il n'en est pas question. L'agencement des phrases est
précis, mesuré et implacable comme si l'auteur n'avait pas
plus le droit à l'erreur dans le domaine de l'écriture que
le jeune Yann et ses collègues dans leurs interventions au
cœur des centrales.


CONSCIENCE DE CASSE
Oui, casse et non pas classe. La revue Variations publie en
accès gratuit sur internet (www.theoriecritique.com ) un
numéro hors-série rédigé par Alexander Neumann intitulé
« Conscience de casse » dans la perspective assumée et très
argumentée d'en finir avec le concept de conscience de
classe tel que l'avait théorisé Georg Lukacs dans
« Histoire et conscience de classe » en 1923.

Ce texte dense de 116 pages passionnera les lecteurs
convaincus que des recherches, remises en cause et
approfondissements théoriques sont absolument nécessaires
pour agir dans une perspective d'émancipation qui ne soit
pas une fois de plus mystificatrice. Il aborde aussi bien
les faiblesses ou les limites de travaux sociologiques tels
que ceux de Jürgen Habermas, Alain Touraine, André Gorz,
Pierre Bourdieu ou Luc Boltanski que les difficultés et
impasses de travaux philosophiques, sociologiques ou
politiques relevant du marxisme doctrinaire. Il remet en
cause avec une verve polémique qui ne plaira pas à tout le
monde le trotskysme, « héritier sans héritage du communisme
soviétique ».

Alexander Neumann s'inscrit dans le courant de la théorie
critique apparu en Allemagne après la révolution des
conseils de 1918 et auquel se rattachent directement ou
indirectement des penseurs comme Adorno, Walter Benjamin,
Wilhem Reich, Erich Fromm ou à notre époque Jean-Marie
Vincent, Oskar Negt et Nancy Fraser. Les développements sur
la personnalité autoritaire, l'espace public oppositionnel
et l'écoute sociologique apportent des éclairages importants
pour comprendre ce qui est en jeu lorsque des salariés
votent Sarkozy, Berlusconi ou Hitler ou en revanche lorsque
des salariés, des jeunes, des femmes ou des immigrés sans
papiers prennent en mains leurs actions et leurs luttes.

Une pensée vivante et subversive est à l'œuvre dans ce texte
qui dérangera et provoquera des réflexions stimulantes.
Toutes celles et tous ceux qui n'ont pas envie de camper sur
des certitudes bien fragiles et des généralités abusives
dont se nourrissent ceux qui croient pouvoir formater et
maîtriser toute la réalité avec des schémas, accueillerons
avec plaisir ces argumentations tonifiantes, y compris
celles avec lesquelles on peut être en désaccord ou en
attente de mieux les comprendre ultérieurement.


LA SEXUALITÉ DES ANIMAUX
Sous la direction de Frank Cézilly, un petit livre
scientifique vivant intitulé « La sexualité animale » (éd Le
Pommier, 189 pages) aborde ce sujet sur deux plans. Le
premier relève de l'histoire de la pensée et parcourt ce que
les philosophes et les naturalistes en ont dit depuis
Aristote jusqu'à Darwin en passant par Montaigne et Buffon.
Un chapitre traite d'une question depuis longtemps débattue
sur la relation entre la sexualité et la sélection sexuelle.

Le plan descriptif illustre par de nombreux exemples la
variété des comportements sexuels des animaux qui n'ont pas
seulement pour fonction la reproduction mais aussi le
plaisir. Non seulement il existe une sexualité hédoniste
chez « nos amis les bêtes » mais elle prend une forme aussi
bien hétérosexuelle qu'homosexuelle en passant par
l'hermaphrodisme. Ici la recherche scientifique assène de
fait des coups sévères sur la tête des pères la morale et
des religieux cherchant à s'appuyer sur des exemples « dans
la nature » pour condamner notamment l'homosexualité. Les
dauphins parmi d'autres animaux leur apportent de sérieuses
objections.


DIFFICILE D'ÊTRE LIBRE MAIS TELLEMENT NÉCESSAIRE
Des quelques bons ou très bons films sortis ces derniers
mois, se dégage dans des contextes variés l'aspiration à
être pleinement libre et à braver ou à contourner les
obstacles pour ce faire.

« A Serious Man » de Joel et Ethan Coen montre plutôt
l'insuccès de leur héros à y parvenir. Et pourtant nous
sommes en 1967, dans une période où on s'imagine trop
souvent que tout le monde s'éclatait parmi les jeunes aux
États-Unis en écoutant un groupe californien comme «
Jefferson Airplane ». C'est ce que fait sur son walkman
pendant les cours le jeune fils du professeur de physique
Larry Gopnick dans une ville du Midwest. Cet homme veut être
sérieux, respectueux des règles de sa profession, des codes
familiaux et des injonctions de la communauté judaïque à
laquelle il appartient. Sa bonne volonté touchante et
inaltérable se heurte à tout le monde, un élève voulant le
soudoyer pour avoir une meilleure note, sa femme qui veut
divorcer, son frère qui squatte sa maison et attire la
police chez lui, ses enfants ados qui tiennent pour nulle sa
présence. À son désarroi s'ajoute les réponses
indécryptables que lui font les rabbins qu'il consulte
anxieusement.

Les frères Coen nous livre un film attachant et un peu
grinçant où eux-mêmes n'osent pas braver excessivement les
règles de la bienséance à l'égard de la communauté juive
religieuse dont ils sont issus. Ils en ont pourtant
diablement envie !

« Chats persans » de Bahman Ghobadi, réalisateur iranien
d'origine kurde nous plonge dans la scène rock underground
de Téhéran aujourd'hui. Il faut ici prendre underground dans
son sens littéral car il faut souvent se rendre en sous-sol
pour se cacher, répéter et s'enregistrer. La musique
pratiquée par ses jeunes héros n'est pas en odeur de
sainteté auprès des mollahs qui s'appuient sur un réseau de
délateur et de flics en tout genre. Impossible cependant
pour ce régime d'étouffer des moments de joie de vivre,
d'humour et de plaisir à être ensemble pour exprimer sa
propre sensibilité. Le film a un caractère haletant qui n'a
rien d'artificiel car le réalisateur a dû tourner une série
de plans à la sauvette pour ne pas se faire arrêter. Entre
la liberté mais aussi la douleur de l'exil et l'étouffement
intolérable dans le pays, une bonne partie de la jeunesse
iranienne, hommes et femmes, a de toute façon choisi de ne
pas subir.

« Tetro » de Francis Ford Coppola met son héros aux prises
avec la dictature d'un père, chef d'orchestre adulé à New
York. Tetro s'est enfui à Buenos Aires pour rompre
définitivement avec l'emprise gluante d'une famille aux
secrets terribles. L'amour pour une jeune psychologue
argentine peut-il être la voie émancipatrice pour échapper à
la folie et à la charge destructrice de sa famille ? Ce mélo
superbe tourné en noir et blanc à l'exception de quelques
séquences dit toute la dette de Coppola à la fois à l'égard
de Shakespeare et d'Orson Welles.


BRIGHT STAR
Le cinéma ne se prête pas si facilement à l'évocation de la
vie d'un grand artiste. Milos Forman dans son « Amadeus »
avait cru pouvoir aborder Mozart en tournant le dos à peu
près à tout ce qui est avéré concernant ce compositeur et
ses relations, en particulier avec le compositeur Salieri.
Il fut donc sous sa caméra un lutin rigolo, hystérique,
inculte et affublé d'un rire de crétin. Ce fut en définitive
la musique de Mozart qui sauva le film et en fit un agréable
divertissement.

Avec son « Van Gogh », Pialat avait commis un contresens
flagrant et délibéré sur la personnalité du peintre en en
faisant un fêtard désabusé sous les traits de Jacques
Dutronc. Dans le très réussi « Camille Claudel », Isabelle
Adjani habitait le personnage mais il était difficile
d'oublier un seul instant que Gérard Depardieu « jouait » le
rôle du sculpteur Rodin.

Avec « Bright Star », la cinéaste néo-zélandaise Jane
Campion a évité tous les écueils. Elle a réussi
magnifiquement à faire un film très personnel sur un des
plus grands poètes anglais du début du XIXe siècle, John
Keats et sur la femme qu'il aima Fanny Brawne. Elle ne s'est
pas noyée dans l'anecdote terre à terre sans pour autant
ignorer la documentation abondante concernant la
personnalité et les dernières années de Keats décédé à Rome
en 1821 à l'âge de vingt-cinq ans.

Jane Campion a déclaré dans une interview au mensuel
« Première » : « Au risque de paraître niaise, je sais
maintenant que ce que j'aime dans ce monde, c'est la beauté,
la tendresse, la gentillesse, l'imagination… » Une belle
profession de foi qu'elle a réalisée dans ce film où la
poésie est partout présente comme façon d'être, de
rapprocher deux êtres, de marcher dans la nature, de coudre,
de composer une ode ou de caresser un chat.


IN SITU
Depuis la dernière lettre nous avons mis en ligne un texte
sur le roman polonais de Mariusz Wilk, « Dans les pas du
renne ».

Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder
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