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Journal de notre bord

Lettre n°106 (le 6 juin 2009)

Bonsoir à toutes et à tous,

La campagne des élections européennes fut morne. L’Europe
est morne. On peut se demander ce qu’il faudrait faire pour
la sortir de son état d’abattement et son début de
déliquescence. Dans les mains des banquiers qui nous
ruinent, des experts roués et des politiciens menteurs,
l’Europe a une triste figure et peu de consistance. Seuls
des gens comme Bernard Guetta, l’ineffable géopoliticien de
France Inter, veulent encore y croire car il faut bien
étayer sa servilité aux pouvoirs en place par une foi
quelconque.

Résumons à la hache les deux conceptions dominantes qui ont
émergé sur l’Europe. Il y a celle que toute l’extrême droite
européenne appelle de ses vœux : une Europe des nations,
haineuse, guerrière, xénophobe, antisémite, raciste où tous
les peuples devraient se serrer encore plus la ceinture.
Certains sont des nostalgiques de l’Europe de 1939 et des
années suivantes, celle des barbelés, des miradors et des
camps de concentration et d’extermination. Le pire est que
dans quelques années ce projet peut prendre corps. Quelques
dizaines de millions de chômeurs supplémentaires encore plus
pauvres, quelques dizaines de millions de travailleurs
indépendants ruinés en plus et on verrait peut-être quelque
chose dans le genre émerger à nouveau. Certes il ne faut pas
jouer les Cassandre. Mais si les Troyens avaient écouté
Cassandre, ils auraient pris leurs dispositions pour ne pas
se faire massacrer et conduire en captivité. Fermons cette
parenthèse homérique pour passer à la deuxième conception
dominante de l’Europe.

Là les partis de droite et de la social-démocratie
s’unissent de façon touchante pour mettre les citoyens en
état d’hypnose. « Endormez-vous, laissez-nous faire, avec
les inamovibles Trichet à la tête de la Banque centrale
européenne et Barroso à la tête de la commission de
Bruxelles, nous construisons une Europe qui vous a apporté
la paix perpétuelle et qui va vous protéger des désagréments
de la vilaine crise qui vient des États-Unis et dont nos
raisonnables capitalistes européens ne sont pas du tout
responsables. On se charge de tout et si vous donnez un avis
qui ne nous plaît pas, on n’en tiendra pas compte comme
d’habitude. »

Cela appelle des remarques. Tiens donc, la paix aurait été
préservée sur le sol européen depuis 60 ans ? Il n’y a pas
eu de guerre en Irlande du Nord ? Il n’y a pas eu de guerre
en Yougoslavie, une guerre particulièrement sanglante et
barbare qui a été pour une bonne part attisée en sous-main
par quelques puissances européennes dont l’Allemagne et la
France ? Pas de soldats européens en Afrique soutenant des
dictateurs et les affairistes locaux, pas de soldats
européens dans les bourbiers d’Irak et d’Afghanistan ?

Quant à la protection des ressortissants européens, elle ne
concerne que le gratin des financiers, des gros patrons et
gros actionnaires. Même à ce niveau, cela commence à grincer
dans les rouages de l’Union européenne. Le sauve qui peut
dans les bras douillets de son État national n’est peut-être
pas pour demain mais éventuellement pour après-demain. La
crise en décidera souverainement. Ce cas de figure nous
rapprocherait singulièrement de l’option d’extrême droite
puisque déjà tous les gouvernements européens sont de plus
en plus zélés dans la destruction des protections sociales,
dans leur chasse aux immigrés, dans leur démagogie et
mesures « sécuritaires ». Alors quelle autre Europe ? Une
Europe construite par en bas au travers de structures
démocratiques créées et contrôlées par les salariés, les
chômeurs, les travailleurs indépendants qui sont menacés de
faillite comme les producteurs de lait, les étudiants dont
l’ouverture d’esprit et les compétences linguistiques de
certains aideraient à établir des liens concrets entre tous
les populations vivant en Europe et dont bon nombre viennent
d’autres continents. Car on ne peut construire l’Europe
qu’en reconstruisant simultanément le monde, en débarrassant
les relations sociales des critères de concurrence et de
performance qui nous appauvrissent dans tous les sens du
terme. Aucun être humain n’est sorti du ventre de sa mère en
ayant pour obligation et vocation d’être évalué comme une
marchandise et de faire du chiffre pour le Capital jusqu’à
sa mort.

Rien de ce qui est beau, rien de ce qui a élargi la
connaissance et rien de ce qui est vraiment utile au
bien-être de tout le monde n’a été créé, découvert ou
inventé en obéissant à de tels critères. A l’inverse les
logiques de concurrence, d’évaluation et de rentabilité sont
en train de saper les acquis de l’humanité, de détruire les
bases de la culture et notre environnement naturel.

Conclusion ? Aucune. « La bêtise, c’est de conclure » disait
Flaubert qui avait sans doute raison.
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Le Japon si loin si proche
Un pays à l’aube
Aimer Hiroshima ?
Robert et Clara
In situ
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LE JAPON SI LOIN SI PROCHE
Impossible de comprendre l’évolution de la crise dans toutes
ses dimensions en se focalisant uniquement sur les
États-unis et l’Union européenne. L’Inde, la Chine
(troisième économie mondiale) et le Japon (deuxième économie
mondiale) ont beaucoup de mal a pénétrer les perceptions et
les raisonnements sous nos latitudes.

Le dernier « Manière de voir » édité par Le Monde
diplomatique qui est consacré au Japon est donc le bienvenu.
Il couvre de nombreux aspects de la vie sociale, économique
et culturelle de ce pays sur lesquels nous avons le plus
souvent des idées floues ou bien rigides. Le genre du manga
par exemple évoque spontanément un monde d’onirisme ou de
pure distraction alors que tout un pan éditorial de ce genre
met le doigt sur les injustices et les discriminations de la
société nippone. Des articles nous éclairent sur l’évolution
des rapports entre les hommes et les femmes, sur la
pénétration des yakuzas dans le monde des grandes affaires,
sur l’importance et la vie des immigrés chinois et
brésiliens d’origine japonaise qui se comptent par centaines
de milliers ou sur l’émergence massive des travailleurs
pauvres et précaires. Nombre de développements à caractère
historiques permettent également de mieux comprendre ce pays
et ses populations.

Un bon dossier documentaire solide comme celui-là reste
malgré tout à la surface de bien des phénomènes où certaines
créations romanesques ou cinématographiques nous permettent
de pénétrer plus avant avec toutes les nuances souhaitables.
Le film « Still walking » de Hirokazu Kore-Eda illustre bien
la complexité avec laquelle les éléments de modernité et de
tradition se combinent pour affecter différemment plusieurs
générations, chacun selon sa personnalité. L’histoire se
passe aujourd’hui à Yokohama dans le cadre d’une même
famille des couches moyennes. Avec leurs soucis
professionnels et familiaux, le deuil d’un fils aîné
toujours vif, leurs souffrances intimes, leurs espoirs
trahis, leurs non-dits, leur convivialité culinaire et leurs
moments de gaieté et de moquerie, ces Japonais-là ne font
pas partie d’on ne sait quel monde impénétrable.


UN PAYS À L’AUBE
L’écrivain américain Dennis Lehane est connu comme l’auteur
de romans noirs tels que « Mystic River » et « Shutter
Island ». Nouveau signe de ces temps de crise, il a choisi
l’année 1919, un moment clef peu connu dans l’histoire des
États-unis pour déployer une vaste fresque sociale très
vivante, « Un Pays à l’aube » (Rivages/Thriller, 761 pages).

1919 fut l’année de tous les dangers à l’échelle planétaire
pour les classes dirigeantes : grèves puissantes parfois à
caractère insurrectionnel dans de nombreux pays, républiques
des conseils en Hongrie et en Bavière, révolution en
Allemagne et soulèvement spartakiste noyé dans le sang.
C’est au cœur de cette bourrasque qui toucha tous les continents
que les bolcheviks décidèrent le lancement de la Troisième
Internationale communiste. Ce qui aurait pu être en 1919 le
début du basculement du monde vers une autre société restera
comme un moment de grande frayeur pour les bourgeoisies, les
bureaucraties syndicales et les socialistes de gouvernement
à leur service complices dans le sabotage et la répression
de ces mobilisations de masse venues d’en bas.

Pour leur part, les États-unis ont été secoués en 1919 par
des mouvements d’une puissance difficile à imaginer : grève
générale à Seattle, grève de trois mois dans l’acier de
350 000 ouvriers, révolte des Noirs de Chicago... Les grèves
éclataient dans tous les secteurs y compris parfois dans la
police. Tel est le contexte du roman de Dennis Dehane qui
commence fin 1918 au moment où les soldats rescapés de la
grande boucherie européenne reviennent au pays.

Le récit mené à un rythme soutenu avec un luxe de détails
est organisé autour du destin de trois personnages
principaux appelés à se croiser ou à se connaître de près.

Babe Ruth est un champion de base-ball plein de confiance en
lui-même. Il s’imagine peu concerné par les ébranlements de
la société.

Luther Laurence est un jeune ouvrier noir qui va être
licencié comme beaucoup d’autres Noirs pour que les soldats
blancs de retour du front prennent leurs places. Il n’a pas
l’intention de se laisser abattre par qui que ce soit ni de
se comporter en Oncle Tom.

Danny Coughlin est un jeune flic de Boston d’origine
irlandaise condamné aux tâches les plus dangereuses ou
dégradantes comme celle d’infiltrer les milieux « subversifs »
baptisés indifféremment anarchistes ou bolcheviks. Les
sympathies de l’auteur vont à ce personnage étonnant. Danny
Coughlin est tiraillé entre d’un côté sa volonté d’être un
policier efficace et correct, sans préjugés racistes ou
xénophobes, et d’un autre côté son attachement à son clan
familial dominé par son père et son frère, des individus
indifférents à la misère qui submerge la ville et engagés
sans scrupules dans le combat pour détruire les syndicats et
les « extrémistes ». En voulant prendre en compte les
revendications de ses collègues, le jeune flic de base
teigneux s’engage sur un terrain risqué.

Si Dehane ne cache rien des coups tordus des profiteurs du
système et de leurs méthodes répressives, il livre aussi un
tableau assez réducteur des acteurs du mouvement ouvrier et
révolutionnaire de l’époque, frôlant parfois la caricature.

Bien sûr, comme on reste dans le genre du thriller, Dehane
n’hésite pas à déverser l’hémoglobine à la louche et à
briser des os en abondance. La lecture de son roman présente
cependant un réel intérêt.

AIMER HIROSHIMA ?
Au début du film d’Alain Resnais « Hiroshima mon amour », un
couple nu est étroitement enlacé. Il est japonais (Eiji
Okada), elle est française (Emmanuelle Riva). Ils ont la
trentaine et se trouvent en 1958 dans un hôtel à Hiroshima.
La première bombe atomique est tombée sur cette ville treize
ans plus tôt le 6 août 1945. En jouant à la fois sur le
registre de la gravité et de la taquinerie, l’homme lui
répète sans cesse « Tu n’as rien vu à Hiroshima ».

Cette première phrase du film tourné en 1958 est le titre
d’un livre (éd Gallimard, 127 pages, mars 2009) qui est une
œuvre émouvante et passionnante dans sa facture comme par
son contenu. L’actrice Emmanuelle Riva a parcouru les rues
d’Hiroshima en prenant des photos pendant les quelques jours
qui précédèrent le tournage. Ces très belles photos où les
enfants sont très présents n’avaient encore jamais été
publiées ce qui lors de leur présentation a particulièrement
touché les habitants d’Hiroshima qui se sont reconnus. Le
paradoxe troublant et réconfortant consiste dans le fait que
dans une ville marquée au sceau de la barbarie, l’humanité
dans ce qu’elle a de meilleur s’est à nouveau exprimé aux
travers de ses habitants, d’artistes et de militants de
gauche en empathie avec eux.

Le livre comprend de multiples analyses et documents sur la
préparation, le tournage du film et son originalité
fulgurante. Alain Resnais envoie des lettres savoureuses à
Marguerite Duras qui a écrit le scénario et dont il
sollicite l’avis sur nombre de points du dialogue et sur ses
choix de metteur en scène. Le petit budget dont il dispose
l’oblige souvent à modifier ses plans.

On peut se demander comment s’est passé le tournage entre le
metteur en scène, la scripte Sylvette Braudot, la
maquilleuse et les techniciens japonais, les comédiens,
compte tenu de l’obstacle de la langue. Dans un entretien
Emmanuelle Riva témoigne d’une rencontre qui fut idéalement
chaleureuse et respectueuse : « On était très unis, il y
avait entre nous une grande intimité, une intimité noble,
qui respectait les frontières de l’autre. » (page 86)

Signalons que le film d’Alain Resnais et Marguerite Duras a
été édité par artevidéo en un double DVD comportant
d’abondants bonus et plusieurs courts métrages du
réalisateur.


ROBERT ET CLARA
Il sera ici question d’un couple de travailleurs du XIXe
siècle, Robert et Clara Schumann, travailleurs intellectuels
comme on disait à une autre époque, mais travailleurs
acharnés, en symbiose, pour composer des œuvres musicales,
pour les interpréter au piano et pour faire bouillir la
marmite et éduquer leurs nombreux enfants. Au péril de sa
santé en ce qui concerne Robert Schumann (1810-1856) qui fut
également critique musical et chef d’orchestre. Il aura mené
une lutte épuisante pour composer le plus et le mieux
possible avant d’être rattrapé par une folie sans rémission.

À l’occasion de la sortie du film « Clara » de Helma
Sanders-Brahms, les éditions Buchet/Chastel viennent de
publier en deux livres les documents écrits par Robert et
Clara Schumann et certains de leurs proches. Non contents
d’être de grands musiciens, ces deux-là appréciaient les
grands auteurs comme Shakespeare, Byron, Goethe ou Heine, et
ils écrivaient remarquablement bien, avec un plaisir
évident.

Le premier recueil « Lettres d’amour » nous permet de suivre
leur combat déprimant contre Friedrich Wieck, le père de
Clara, excellent pédagogue au demeurant, qui l’avait
propulsée comme pianiste virtuose faisant l’admiration de
tous les mélomanes sur toutes les grandes scènes de l’Europe
romantique. Ce père possessif s’opposa à son mariage avec
Robert pendant des années avec des procédés parfaitement
odieux. Clara et Robert devront porter l’affaire devant les
tribunaux pour avoir enfin le droit de vivre ensemble.

Le deuxième livre « Journal intime » comprend également des
lettres mais aussi le journal intime que ces deux êtres plus
amoureux que jamais une fois mariés ont rédigé en
alternance. Avant les épisodes et l’issue tragique qui
frappèrent Robert Schumann, le couple connu des années
heureuses avec des soucis d’argent, des succès éclatants,
des déconvenues, des promenades, des visites et de chaudes
amitiés dans le milieu musical. À la lecture de ces deux
livres, on apprend beaucoup sur ces deux personnalités
d’exception et sur leur époque.


IN SITU
Vous trouverez sur notre site un texte mis en ligne
récemment sur l’excellent film de Thierry Michel, « Katanga
Business ».

Un de nos amis nous encourage à aller voir le dernier film
de Ken Loach « Looking for Eric » qui a été traité avec une
certaine condescendance par le critique du « Monde » à
Cannes Jean-Luc Drouin (« c’est un Ken Loach aux petits
pieds » concluait-il son article). Notre ami nous dit :
« En fait il s'agit d'un film politique, d'autant plus gênant
pour un journaliste du Monde que Loach choisit le "mode
mineur" et la parabole. Mais comment ne pas être sensible au
fait qu'on a affaire à un homme qui a capitulé il y a très
exactement trente ans devant son père quincaillier, auquel
un français, footballeur mais aussi prolo et rebelle,
apprend à dire Non !, à un film qui se termine non par une
défaite mais par une toute, toute petite victoire, fruit de
la solidarité de classe et de l'auto-organisation. »

Incitatif, non ?


Bien fraternellement à toutes et à tous,

Samuel Holder
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  mèl : Culture.Revolution@free.fr 
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