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Journal de notre bord

Lettre n°103 (le 8 mars 2009)

Bonsoir à toutes et à tous,

La crise, quelle histoire, que de discours, que de
reportages inquiétants, que de supputations ! Certains sont
terriblement lassés qu'on en parle à tire larigot et on les
comprend. Sauf qu'on n'en est qu'au début de cette crise, de
ses ravages, des commentaires et des témoignages sur elle.
On en prend peut-être pour dix ans, voire plus. Et il n'y
aura pas de remise de peine même si on se tient bien : pas
grévistes, pas révoltés, assommés, démoralisés, à bout de
nerfs mais repliés sur nous-mêmes... Combien de dizaines de
millions de chômeurs de plus à la fin de l'année 2009 sur
cette pauvre terre polluée qui n'en peut plus de toutes les
dévastations visant à faire du fric ? Le Bureau
international du travail prévoit entre 210 et 240 millions
de chômeurs dans le monde fin 2009. D'après le BIT il y aura
par ailleurs 200 millions de travailleurs extrêmement
pauvres supplémentaires. On n'est pas obligé de croire le
BIT car ce sera peut-être pire, lui-même rectifiant ses
évaluations à la hausse au fil des mois. Aux États-Unis,
rien qu'en janvier et février, 1,3 million d'emplois ont été
supprimés.

Dans ces conditions d'une crise s'accélérant, les plans de
relance annoncés ne peuvent rien relancer du tout en termes
d'emplois et de pouvoir d'achat. La crise de surproduction
accomplit son oeuvre d' " assainissement " du système, en
dévalorisant les capitaux, les entreprises, les marchandises
et la force de travail, et en endettant formidablement les
États, certains étant déjà menacés par la faillite. C'est
une oeuvre formidablement destructrice devant laquelle les
dirigeants politiques et économiques mondiaux sont en fait
impuissants, comme " des lapins pris dans les phares d'une
voiture " pour détourner une image parlante d'un dirigeant
du Medef. Le philosophe Castoriadis parlait déjà il y a
vingt ans avec à-propos de la  " paupérisation
intellectuelle absolue " des oligarchies occidentales
dirigeantes. Sauf qu'elles s'efforceront que ce soit nous
qui soyons écrasés, comme dans les années trente et quarante
du siècle dernier.

Le problème qui se pose à nous est de refuser leur pouvoir
dans tous les domaines et de liquider la propriété privée
afin que toute l'économie mondiale soit un vaste service
public conçu et contrôlé par les peuples et pour les
peuples.
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Vivre ensemble
Précaire professionnel
Dans la vallée perdue
Un ancien de chez Ford
Contes de la musique et du cerveau
Temps disparus
Hymne à la vie
In situ
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VIVRE ENSEMBLE
Vous imaginez quinze millions de personnes descendant dans
la rue en France à partir du 19 mars et ne voulant pas
reprendre le travail avant d'avoir arraché au Medef et à
l'État une série de concessions substantielles concernant
des revendications vitales pour notre pouvoir d'achat, notre
emploi, notre logement et nos droits ? Rêve utopique ?

C'est celui-là même qui a commencé à se concrétiser à
l'échelle de la Guadeloupe, ensuite en Martinique et
maintenant à la Réunion. Des pays qui pouvaient nous sembler
aux marges du monde se retrouve au centre du monde parce
qu'ils donnent à voir sur un autre avenir possible.

Bien des éléments forcent l'admiration dans le mouvement en
Guadeloupe. La population a eu la détermination et le talent
d'amener 49 organisations syndicales, politiques et
associatives à prendre totalement en compte leurs
aspirations bien avant la grève et à accepter son contrôle y
compris pendant les négociations. Elle a eu la force d'aller
jusqu'au bout de ses possibilités qui ne sont d'ailleurs pas
épuisées, sans que cette unité incarné par le LKP ne soit
lézardée ou sabotée par des notables, des bureaucrates, des
peureux trahissant le mouvement à la première difficulté ou
des sectaires faisant bande à part.

Tout mouvement profond pose inévitablement de grandes
questions : comment vivre ensemble, comment mieux vivre,
comment redonner sens à nos vies ? Et cela en prenant tout
de suite dans la mesure du possible des mesures pratiques
pour y répondre dès maintenant. En Guadeloupe s'est
construit et développé un mouvement qui n'était pas
seulement revendicatif même si cette dimension était au
combien nécessaire et légitime mais un mouvement prouvant
qu'on voulait se passer des riches, qu'on voulait et qu'on
pouvait vivre mieux ensemble en s'affranchissant des leurres
du monde marchand et des concurrences interpersonnelles sur
lesquelles il repose. " Du pain et des roses ", un monde de
solidarité, un monde plus heureux : ce n'est qu'un début...


PRÉCAIRE PROFESSIONNEL
L'expression " capitalisme sauvage " est ce qu'on appelle un
pléonasme, comme aiguille pointue ou flamme brûlante. S'il
s'agit du capitalisme, c'est forcément sauvage. Ceux qui en
douterait, ont tout intérêt 1) à regarder vraiment ce qui se
passe autour d'eux, 2) à écouter ou lire plus attentivement
les informations 3) à lire " Les tribulations d'un précaire "
de Iain Levison (éd Liana Levi, collection Picolo, 187 pages).
Du même auteur, nous avions déjà eu l'occasion de
conseiller " Un petit boulot " (même éditeur) dans le genre
polar grinçant et blagueur à froid sur la société
américaine. Cet autre livre n'est pas moins agressif et
éclatant (de rires salutaires).

L'auteur, muni d'une licence de lettres qui ne lui sert
jamais à rien, part à la recherche d'un travail quelconque
lui permettant de vivre. En fait il va expérimenter dans
différents secteurs, grande surface, déménagements, dépeçage
du poisson ou de crabes en Alaska, comment il doit " se tuer
pour survivre " ; ou encore comment on vous arnaque d'une
coquette somme sous prétexte de vous donner une formation
mirifique. C'est un récit bien affûté à l'égard de tout ce
qui est bête et ignoble dans la sphère du travail exploité.
Sauf en de fugitives circonstances, cela ne respire pas la
grande fraternité entre salariés, ce en quoi Iain Levison
regarde en face la réalité des rapports quotidiens au
travail.


DANS LA VALLÉE PERDUE
" Le Convoi de l'eau " éd Actes Sud, janvier 2009, 174 pages)
de Akira Yoshimura (1927-2006) est un roman japonais
où il est question de construire un barrage dans une vallée
perdue où vit une population ancestrale de paysans. Ils
vivent discrètement, obstinément dans leurs habitations
couvertes de couches de mousse épaisses. Ils sont attachés à
leurs rites et ne semblent pas se douter des malheurs qui
vont s'abattre sur eux. Leur comportement inquiète les
responsables du chantier mais aussi les ouvriers qui en plus
ne s'attendaient pas à rencontrer un environnement naturel
aussi hostile. Le héros principal a un passé lourd qui l'a
poussé à rejoindre ce chantier de nulle part où l'on peut
facilement perdre sa vie ou son âme.

Tout ce qui va arriver dans cette vallée encaissée, baignant
dans la brume ou frappée par de violentes pluies est d'un
réalisme brutal et d'une poésie fantastique prégnante.
Un récit prenant, à la fois beau et implacable.


UN ANCIEN DE CHEZ FORD
En savourant un plat italien, j'ai entendu quelques
remarques d'une grande justesse d'un ami sur le dernier film
de Clint Eastwood, Gran Torino. Elles m'ont poussé à aller
voir impérativement cette oeuvre puissamment dramatique et
d'une grande richesse thématique.

Dans une banlieue de Detroit gangrenée par des gangs, un
vieux retraité irascible d'origine polonaise, un ancien
ouvrier de chez Ford, vit entouré de sa chienne, de ses
armes, de ses canettes de bière et de ses outils bien
rangés. Walt Kowalski vient de perdre sa femme. Le blabla du
jeune curé sur le bon côté de la mort qui conduit au salut a
tendance à l'irriter sévèrement. D'ailleurs presque tout
l'irrite à outrance, son fils, un cadre commercial qui roule
dans une voiture non américaine, sa belle-fille qui voudrait
le caser dans une résidence pour vieux et récupérer sa
maison, ses petits-enfants mal élevés et sans scrupules qui
ont déjà des visées sur sa belle voiture, une Gran Torino
modèle 72 qu'il a eu la fierté de fabriquer chez Ford.

Ce vétéran de la guerre de Corée est d'un racisme compulsif,
particulièrement à l'égard des Asiatiques. Pas de chance
pour lui, les voisins immédiats de sa maison qui viennent de
s'installer sont une famille traditionnelle d'origine hmong.
Hostilité et incompréhension mutuelles totales. Sauf de la
part de la fille aînée de cette famille. Cette étudiante
Hmong crée un pont grâce à sa spontanéité décontractée "
typiquement américaine " pourrait-on dire avec humour car ce
film ne manque pas d'épisodes drôles jouant sur les clichés
et les préjugés.

Ce qui explique ensuite l'évolution étonnante des relations
et aussi l'engrenage dramatique provoqué par un
environnement social invivable, ce n'est pas seulement le
facteur humain. Avec finesse, Clint Eastwood et son
scénariste Stephen Schenk ont ciblé quelque chose qui va
plus loin, le facteur prolétarien, profondément ancré dans
la personnalité du vieil homme, son penchant à réparer ce
qui marche mal, son goût pour les choses bien faites, bien
en place, bien confectionnées (comme des plats hmong !) et
aussi bien nickel, en l'occurrence sa Gran Torino. Un goût
tellement fort qu'il pourrait même le transmettre à un jeune
Asiatique, à condition qu'il ait les qualités pour
évidemment.


CONTES DE LA MUSIQUE ET DU CERVEAU
Une lectrice qui participe activement à ce site a lu pour
vous de bout en bout le dernier livre du neurologue Oliver
Sacks, " Musicophilia, La musique, le cerveau et nous " (éd
du Seuil, 476 pages). Ce médecin, pédagogue et chercheur a
eu déjà dans le monde de nombreux lecteurs depuis la
publication de " L'homme qui prenait sa femme pour un
chapeau ", " Des yeux pour entendre ", " Un anthropologue
sur Mars ", " Migraine ", etc.

Le rapport du cerveau humain au langage est assez évident
mais celui du cerveau à la musique ne l'est pas moins. Sauf
que les recherches approfondies sur la question sont
relativement récentes. Oliver Sacks nous prévient dès le
début que " Nous autres humains sommes une espèce musicale
non moins que linguistique. "

Ce livre passionnant est déconseillé aux hypocondriaques.
Il y est question entre autres des malades atteint de la
maladie de Parkinson ou d'Alzheimer. Il présente des cas de
dysfonctionnement ou d'hyperfonctionnement du cerveau par
rapport à la musique mais aussi des cas où la musique
soigne, soulage ou transfigure la vie de personnes ayant un
déficit neuronal et un problème existentiel qui lui est lié.

Il est certes préférable d'avoir quelques connaissances de
base sur la musique et le fonctionnement du cerveau mais, à
défaut, foncez car ce livre est accessible grâce à la
méthode qu'affectionne Oliver Sacks comme dans ses
précédents livres consistant à nous raconter des " contes
cliniques " captivants, s'appuyant sur de nombreux comptes-
rendus médicaux, témoignages directs, lettres mais aussi sur
son propre cas. C'est à la suite d'un grave accident où
l'une de ses jambes a été paralysée qu'Oliver Sacks a
découvert intimement le rôle que pouvait jouer la musique
dans un tel contexte. Une des raisons principales qui
empêche de lire rapidement ce livre qui est celui d'un
scientifique humaniste réside dans le fait que les cas
présentés provoquent une empathie chez le lecteur, lequel
ressent donc de fortes émotions tout en avançant dans la
compréhension de ce domaine.


TEMPS DISPARUS
Une amie m'a écrit dernièrement : "  Dans la lettre de
Culture et Révolution, ne pourrais-tu pas épingler cette
manie qui affecte aujourd'hui toutes les personnes
s'exprimant à la radio ou à la télévision, de toujours
raconter un événement (passé) en utilisant le temps présent :
"je suis dans ma voiture et soudain j'entends...alors je
pense... etc." : qu'est ce qui se cache ou se révèle
derrière cette disparition des temps, cet infini présent ? "

Je vais donc tenter de proposer plusieurs interprétations
évidemment sujettes à caution. Le temps, c'est de l'argent.
Plusieurs temps de conjugaison nous font perdre du temps car
il faut les apprendre et les pratiquer. C'est ainsi que le
subjonctif est passé à la trappe, suivi ensuite par le passé
simple. Il a suffi de dire que le subjonctif et le passé
simple étaient des snobs, des prétentieux ridicules et leur
sort était scellé. Le passé simple eut beau plaider qu'il
était " simple ", nous lui fîmes la peau au profit de
l'imparfait et du passé composé. Ces deux temps-là croyaient
garder une position durablement douillette. Mais pas
question ! Le passé est dangereux pour le désordre
antisocial actuel (capitalisme). On peut prendre appui sur
des éléments du passé pour le combattre et en sortir.

Le passé est lourd de culture, d'expériences historiques
genre Démocratie athénienne, clubs parisiens de la
Révolution française, Commune de Paris de 1871, conseils
ouvriers allemands de 1918, soviets russes de 1905 et 1917,
conseils ouvriers hongrois de 1956, etc. Le passé est gorgé
de souvenirs et témoignages subversifs ou gênants pour ceux
qui ont besoin de mentir et de raconter n'importe quoi. Le
passé est chargé d'une littérature obsolète genre Marcel
Proust, un dilettante à la recherche du temps perdu, ce qui
ne colle pas du tout avec les impératifs de productivité
clamés par Florence Parisot et Carlos Ghosn.

Pour ces gens-là et leurs amis aux commandes des grands
médias, l'histoire étant terminée, le passé étant dépassé et
décomposé, l'imparfait et le passé composé verront désormais
leur temps d'antenne réduit au strict nécessaire.

Passons donc au présent. Problématisons le présent (c'est
toujours agréable de problématiser à notre époque). Il y a
deux sortes de présent. Un présent plat, sous pression,
rempli de soucis et de futilités. C'est un présent immédiat,
c'est-à-dire sans médiations, sans liens ni avec le passé ni
avec le futur. Ce présent-là nous écrase car il dévore à la
fois le passé et le futur. Il est le réceptacle d'un vide,
d'une excitation perpétuelle et d'un mal-vivre.

L'autre présent n'est pas toujours facile à vivre loin de là
mais il est toujours alimenté par des éléments significatifs
du passé et des projections sur l'avenir. Le défi réside
dans le fait que, simultanément, ce présent-là ne néglige
rien de ce qui est important dans l'instant même, au
contraire. Si tout cela n'est pas très clair, la suite de
cette lettre donne une illustration musicale.


HYMNE À LA VIE
La musique allemande aura porté dans de nombreuses oeuvres
une sérénité, une confiance dans l'humanité et un optimisme
solaire ou pétillant pendant un siècle et demi, de la fin du
XVIIe siècle aux premières décennies du XIXe siècle. Les
compositeurs allemands concernés s'appellent Jean-Sébastien
Bach et ses fils, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven et
Mendelssohn. C'est une des raisons qui nous les rendent si
précieux, si indispensables dans le contexte anxiogène
actuel.

Depuis le début de l'année la Messe en si de Jean-Sébastien
Bach a été joué en public plusieurs fois notamment sous la
direction de Michel Corboz  à Nantes et de Philippe
Herreweghe à Rouen et à Paris pour le plus grand bonheur des
auditeurs.

Quand on ne connaît pas ce chef-d'oeuvre, son titre et sa
durée peuvent avoir un côté rébarbatif : " une messe en si
mineur qui dure près de deux heures, ça doit être plutôt
plombant pour le moral, non ? " Or c'est tout l'inverse en
fait. L'oeuvre est tonique, d'une variété sidérante et tout à
fait euphorisante. D'ailleurs seul le début est dans la
tonalité de si mineur. Signalons que Bach n'a écrit que
cette grande messe excédant la durée d'un office, ce qui au
demeurant n'était pas très catholique pour un luthérien. Le
but de la manoeuvre était pour lui initialement de décrocher
un poste à Dresde en la dédiant au nouveau souverain
Frédéric-Auguste II car il en avait plus qu'assez de ses
employeurs, les notables incultes et mesquins de Leipzig.
Ultérieurement  Bach a continué à composer des morceaux
complémentaires au Kyrie et au Gloria et divers
embellissements, faisant dialoguer voix et instruments
solistes, choeur et orchestre dans une effusion créative qui
ne laisse aucun moment de répit à l'auditeur qui en
redemande.

Parmi les très belles interprétations au disque, on
recommandera celle de Gustav Leonardt avec La Petite Bande
(2 CD Harmonia Mundi) et tout aussi vivement celle de
Philippe Herreweghe et du Collegium Vocale Gent toute
récente (2 CD Harmonia Mundi).


IN SITU
Depuis la lettre du mois dernier nous avons mis en ligne un
point de vue sur le roman de Juli Zeh, " La fille sans
qualités " et nous avons actualisé nos liens.

Pour apprécier tout ce que le mouvement en Guadeloupe a
apporté, une visite s'impose sur le site de
www.carre-rouge.org où l'on pourra lire le témoignage de
Sadi Sainton, étudiant à l'Université Antilles-Guyane,
le texte d'écrivains antillais Manifeste pour les " produits "
de haute nécessité, un appel de Combat ouvrier et la plate-
forme de l'Alliance contre l'exploitation outrancière (LKP).

On trouvera également sur le site www.alencontre.org
plusieurs textes intéressants sur la Guadeloupe, notamment
l'interview d'Elie Domota publiée le 4 mars dans le
quotidien l'Humanité.


Bien fraternellement à toutes et à tous,

Samuel Holder 

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