Journal de notre bordLettre n°93 (12 mai 2008)Bonsoir à toutes et à tous, Sous les pavés, les pages, beaucoup de pages et de tapage médiatique. Déluge d'émissions, de livres, d'articles et de débats sur Mai 68. L'événement est vendeur puisqu'une publicité nous prévient que " l'esprit de mai est à la fnac ! ". Cet engouement éditorial et médiatique n'est évidemment pas sans rapport avec la crise financière, écologique et sociale qui frappe déjà des millions de gens ruinés ou tenaillés par la faim. Sur internet, à la télévision ou dans les librairies, on tombe sur le meilleur et le pire, le pertinent, le bavard, le frimeur nostalgique, le sentencieux, le désabusé et l'énervé réactionnaire. Il y a du côté des tenants du système capitaliste pléthore de gens pour traiter et maltraiter Mai 68, pour le désamorcer, le folkloriser et le rejeter vers une " autre époque ". Il y a un fond d'inquiétudes chez ces gens-là : " Et si les étudiants et les travailleurs d'aujourd'hui comme ceux nombreux qui sont obligés d'être à la fois étudiant et travailleur avaient un peu trop envie de s'inspirer à leur façon de Mai 68 pour repartir d'un pied ferme dans la voie des luttes individuelles et collectives émancipatrices ? " Un collectif de personnes et de publications ont créé un site pour contrecarrer l'opération de banalisation, de dévitalisation de Mai 68 et pour organiser une série de manifestations sur la base d'un appel : " Mai 68, ce n'est pas qu'un début ". On trouvera le texte de cet appel et toutes les informations nécessaires sur le site http://www.mai-68.org/. Dans les meilleures contributions en 2008, deux points émergent enfin avec une certaine vigueur. Tout d'abord le caractère international de la contestation de l'ordre établi, celui que maintenaient et se partageaient à l'époque les bourgeoisies et les bureaucraties staliniennes de Berkeley à Prague, de Berlin à Mexico, de Varsovie à Dakar. Ensuite les formes de l'intervention des travailleurs et l'importance de la grève générale en France et l'année suivante en Italie. Au-delà de ces deux constats accompagnés de coups de chapeaux, qu'avons-nous l'intention de penser et de faire à partir de là pour ne pas déboucher involontairement sur un bel enterrement de première classe de Mai 68 ? Il faut donc insister davantage sur une des spécificités de Mai 68 qui forme un violent contraste avec ce qu'est la " vie " politique actuelle. Des anonymes prenaient la parole. Des inconnus se parlaient. Des gens de différentes générations étaient au coude à coude dans les manifestations. Des salariés jeunes et moins jeunes préféraient discuter avec des étudiants contestataires que de s'ennuyer ou se faire rembarrer par des bureaucrates syndicaux. Les acteurs les mieux concernés par le mouvement avaient aboli le mépris entre étudiants et travailleurs, hommes et femmes, jeunes et vieux et même les différents groupes d'extrême gauche avaient (momentanément) aboli le mépris et la concurrence entre eux. Décidément Mai 68 était un truc utopique d'une puissance incroyable, non ? Un espace public oppositionnel se dilatait jour après jour. Il prenait des proportions inhabituelles, occupant les facs, les salles de spectacles et les trottoirs. Un espace public oppositionnel qui était aussi un espace propositionnel. Bien des acteurs en Mai 68 qui sont restés fidèles à leur jeunesse ont souvent un trou de mémoire ou de vagues souvenirs sur ce point. A savoir que bien des discussions parmi les plus passionnantes, fusant de partout, portaient sur l'après capitalisme, le socialisme à l'échelle mondiale, la liberté et l'émancipation pour toutes et pour tous, sur comment produire différemment, comment utiliser différemment les richesses créées par le travail vivant et fournies par la nature, sur les vrais besoins et les faux besoins, sur comment éviter de retomber dans les ornières de la trahison et de la bureaucratisation au cours d'une révolution, comment empêcher les appareils d'État d'exister et de se perpétuer, etc. En ayant soulevé toutes ces questions, Mai 68 est encore devant nous, en avant-garde si on veut. Pendant quelques semaines, dans la rue et toutes sortes de lieux, une démocratie vivante était en action avec des participants se considérant comme des égaux. Tel est le point d'appui obligé à tout projet de transformation de la société. ___________________________________ Femmes en Chine et au Tibet Femmes en Palestine À lire En 1958 In situ ____________________________________ FEMMES EN CHINE ET AU TIBET Pour accéder à une meilleure compréhension de l'évolution sociale de la Chine contemporaine, certains écrivains chinois se révèlent précieux. C'est le cas de Xinran, une journaliste devenue romancière qui a quitté son pays en 1997 pour vivre en Angleterre. Pendant des années, elle a recueilli de nombreux témoignages de femmes dans le cadre d'une émission de radio dont elle a tiré le recueil " Chinoises " (éd. Picquier, 2003). Un autre récit de vie particulier a donné lieu à " Funérailles célestes " (éd. Picquier, 2005). L'histoire se passe au Tibet au début des années cinquante. Comme chacun sait, l'État chinois s'y comporte depuis les années cinquante comme une puissance coloniale. Comme chacun sait, les médias occidentaux et des politiciens de gauche et de droite se disent émus par le sort du peuple tibétain tandis que trois émissaires de Sarkozy sont allés faire les lèche- bottes à Pékin pour préserver les intérêts des grands groupes capitalistes français dans l'eldorado chinois. Sans le statut de grand sage octroyé au chef religieux le Dalaï Lama, il y a gros à parier que ces médias et ces hommes politiques s'intéresseraient au Tibétains autant qu'au peuple tchétchène ou au peuple kurde, c'est-à-dire pas du tout ! Revenons à " Funérailles célestes ". Le récit de Xinran nous en apprend beaucoup sur la société tibétaine et ses croyances, les incompréhensions mutuelles entre Chinois et Tibétains et le caractère âpre et sanglant des relations depuis l'occupation chinoise. Mais Xiran a voulu d'abord retranscrire l'histoire de deux jeunes étudiants en médecine amoureux. Trois semaines après leur mariage, le mari est envoyé avec une armée au Tibet où il trouvera rapidement la mort. Sa femme partira à sa recherche pendant des années et se liera à une Tibétaine victime également des affrontements dans son pays. Une postface de Claude B. Levenson met en cause la naïveté de l'auteure qui nous aurait conté une trop belle histoire pour être totalement vraie. Comme il ne nous fournit guère d'éléments pour étayer ses réserves, le lecteur est également en droit d'apprécier ce récit étonnant où de rares personnes de civilisations différentes ne cherchent pas à s'affronter mais à se comprendre. Signalons la parution récente d'un autre roman de Xiran d'un grand intérêt documentaire sur la Chine de ces dernières années. Là encore, elle s'est appuyée sur des récits authentiques et émouvants. Dans " Les Baguettes chinoises " (éd. Picquier), nous suivons le parcours difficile, avec parfois des moments comiques, de trois soeurs ayant quitté la pauvreté et l'oppression de leur village pour tenter de gagner leur vie dans la grande ville de Nankin. FEMMES EN PALESTINE Le film israélien " Les citronniers " de Eran Riklis nous place sur la ligne de partage entre la Cisjordanie et Israël, celle où un mur monstrueux déchire et emprisonne le peuple palestinien et d'une façon certes moins pénible le peuple israélien aussi. Salma (formidablement interprétée par Hiam Abbass) est une veuve palestinienne qui persiste à prendre soin de la plantation familiale de citronniers avec l'aide d'un vieux travailleur qui la considère comme sa fille. Le fils de Salma travaille dans un fast-food aux États-Unis. Pour le malheur de Salma, le ministre de la Défense israélien devient son voisin. Il fait installer une superbe demeure avec tout l'arsenal sécuritaire de rigueur, barbelés, miradors, gadgets électroniques, etc. Le délire paranoïaque sécuritaire étant sans limites, les services de l'armée estiment que cette plantation de citronniers pourrait constituer un camouflage à des terroristes palestiniens pour perpétrer un attentat contre le ministre. Ils estiment qu'il faut arracher les citronniers. Salma ne va pas se laisser faire. Avec l'aide d'un jeune avocat palestinien, elle va défendre son bon droit jusqu'à la Cour suprême israélienne. Le réalisateur a délibérément joué sur le registre des nuances ce qui donne beaucoup de force émotionnelle et d'intérêt à son film. La femme du ministre de la Défense est en réalité choquée par la décision de raser le verger de sa voisine palestinienne. Un face à face muet entre les deux femmes qui portent chacune leur propre joug montre à l'évidence que l'intelligence et le sens de l'humain est de leur côté. Ministre, militaires et juges israéliens ne peuvent être que sottement répressifs, quoi qu'il en coûte par moment à certains. Quant aux notables palestiniens, ils engrangent volontiers à leur bénéfice le courage de Salma, tout en pesant de façon menaçante sur sa vie personnelle. Elle n'est pour eux qu'une femme voilée censée rester fidèle à la mémoire de son mari, au mépris de son propre bonheur. À LIRE Bonne nouvelle : plusieurs numéros de la revue " Variations " fondée par Jean-Marie Vincent sont désormais téléchargeables gratuitement sur le site http://www.theoriecritique.com/. La dernière livraison est un " numéro spécial Mai 68 au présent " qui sort des sentiers battus par d'autres. On n'y trouvera donc pas un énième récit ou analyse des événements de 68. Le dossier coordonné par Lucia Sagradini a pour titre " Ici et maintenant, la Beauté est dans la rue ". Bien des pages pourront sembler déroutantes, ce qui est une bonne chose car les parcours balisés qui mènent à l'ennui sont sans intérêt et contraire à l'esprit de Mai 68. Le n°2 de la revue " Carré Rouge/La Brèche " est très substantiel. Pour comprendre la crise politique italienne en liaison avec les déséquilibres et fragilités propres au capitalisme italien, l'analyse de Pietro Tresso est très éclairante. Un dossier abondant sur la France permet de mieux comprendre l'insertion du capitalisme français dans l'économie mondiale (Claude Serfati) et d'approfondir la réflexion sur la nature du régime sarkozyste (contributions de François Chesnais et d'Henri Wilno). Un entretien avec des cheminots rouennais illustre quelques aspects du mouvement de l'automne dernier sur la défense des retraites et un article montre comment a été perçu par des salarié(e)s de la grande distribution, le mouvement de grève en février dernier dans ce secteur. Le dossier écologie est constitué de contributions d'un universitaire espagnol, José Manuel Naredo, procédant à une analyse critique serrée de la notion de " croissance durable ". Enfin Alexandre Martins rend compte de façon détaillée de l'ouvrage de Xavier Vigna, " L'insubordination ouvrière dans les années 68. " La revue " À Contre-Courant " (voir nos liens) a publié pendant plusieurs mois des articles d'Alain Bihr analysant à la fois avec rigueur et causticité les mots essentiels utilisés par les maîtres du monde actuel : capital humain, charges sociales, dette publique, État, flexibilité, insécurité, marché, réforme... Ces articles ont été retravaillés et regroupés par Alain Bihr dans un livre intitulé " La Novlangue néolibérale, La rhétorique du fétichisme capitaliste " (Éditions Page deux, 237 pages). Le terme novlangue a été emprunté à George Orwell qui avait forgé ce terme dans son roman " 1984 " pour caractériser le langage politique mensonger au service d'un ordre totalitaire. En analysant les manipulations intellectuelles et les mensonges du discours de la classe dominante, Alain Bihr met en évidence la réalité des rapports d'exploitation, réifiés et déifiés par le truchement de ces fétiches brandis et assénés quotidiennement par cette novlangue néolibérale. En 1958 Ils sont cinq, très posés, cravatés, avec costume sombre et feu de plancher, sur la scène du Palais des Beaux Arts à Bruxelles. Nous sommes le 30 novembre 1958. La télévision belge a placé ses caméras très judicieusement pour filmer pendant 55 minutes un concert exceptionnel. Pas de laissez aller ou de démagogie, ni de la part de ces cinq musiciens, ni de la part des spectateurs. Il en ressort d'autant mieux que les cinq membres de cette formation s'appelant les Jazz Messengers ont beaucoup de choses à dire puisqu'il s'agit du grand et explosif percussionniste Art Blakey, du jeune trompettiste très en verve Lee Morgan, du saxophoniste ténor et compositeur Benny Golson, du pianiste Bobby Timmons et du bassiste Jimie Merritt (DVD " Live in '58 " Jazz Icons, TDK). Ce courant de jazz définitivement moderne et inventif à chaque instant n'intéressait pas du tout la télévision française, contrairement à ce qui se passait en Belgique, au Danemark, en Suède ou en Allemagne avec le critique Joachim Berendt. Dans l'hexagone il fallait veiller tard sur Europe 1, aller à l'Olympia ou encore dans une cave parisienne comme le Club St Germain pour avoir le bonheur d'entendre Art Blakey et ses Jazz Messengers. Pour revenir au concert tourné en Belgique, il faut dire que pour une fois les images en noir et blanc apportent vraiment quelque chose de plus à la musique, de même que le livret riche en informations qui accompagne le DVD. IN SITU Comme annoncé dans la dernière lettre, nous avons mis en ligne un entretien de l'anthropologue Emmanuel Terray réalisé par la revue politique électronique suisse À l'encontre. On trouvera également cet entretien avec une présentation modifiée et des notes complémentaires sur le site de cette revue : http://www.alencontre.org/. Également en ligne sur notre site un texte incisif sur la manière dont TF1 et France 2 ont couvert l'affaire du voilier de luxe le Ponant, " pris en otage " dans le Golfe d'Aden. Bien fraternellement à toutes et à tous, Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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