Journal de notre bordLettre n°80 (5 avril 2007)Bonsoir à toutes et à tous, Est-ce le début d'un printemps de luttes ? Des manifestations et des grèves commencent à essaimer chez PSA, Alcatel-Lucent, Airbus... et à présent Clear Channel. Les travailleurs en grève de cette entreprise refusent de coller les affiches électorales officielles si leurs patrons refusent d'augmenter leurs salaires de 200 euros mensuels. Trop dur pour les électeurs qui sont déjà terriblement anxieux et hésitants sur leur choix ! Du côté du manche, on s'active beaucoup. On sécurise la retraite des députés qui ne retrouveraient pas leur siège (qu'au demeurant ils n'occupent guère). A l'Élysée on place en catastrophe tous ses petits copains (coquins ?) à des postes stratégiques et bien rémunérés. Fin de règne sur fond de luttes sociales qu'on espère en pleine ascension. Quant à la campagne électorale, que peut-on en dire pour faire court et ne pas lasser ? Dans une petite tribune en bas de page du quotidien Le Monde daté du 22 mars dernier, en page 23, une étudiante en lettres modernes a donné son sentiment avec vigueur à propos du projet de Sarkozy d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale. Elle s'appelle Fourate Chahal-Rekaby. Elle est de trois origines, libanaise, irakienne et française. " Je n'ai jamais eu à adopter de nouvelles valeurs qui soient entrées en conflit avec d'anciennes, à croire que les vraies valeurs sont apatrides. " Mais elle n'accepte pas un Liban passant l'été sous les bombes et s'enfermant dans le communautarisme, un Irak où " l'hégémonie américaine impose sa vision de la liberté à coups de bombes et d'occupations ", une France " en pleine révolution de droite ", " où il faudrait supporter l'idée qu'il y ait des brûlés vifs dans des logements sociaux délabrés. " Elle conclut : " Ce que je pense de l'élection présidentielle en France ? Franchement ? Je m'en contrefiche, c'est le monde entier qui me dérange. " L'état du monde entier est effectivement dérangeant. Il suffit de se sentir cosmopolite, internationaliste ou citoyen du monde pour être saisi par le caractère dérisoire et choquant d'une campagne qui respecte toute cette machinerie présidentielle antidémocratique made in France, qui ne prend en compte que l'État français, la République française, l'argent qu'il y a " en France ", qui n'envisage de solutions aux problèmes sociaux que dans le cadre de la France et ainsi de suite. Le regard n'arrive même pas à se porter au niveau du continent européen qu'il faudrait inviter tous les travailleurs à refaçonner dans le sens des intérêts des classes populaires. Certes nous agissons et nous luttons là où nous sommes, dans une ville, une région, un pays. Mais il est urgent de porter notre esprit au-delà de cadres étroits et de poser les problèmes à une autre échelle (comme le fait le MEDEF pour les patrons !) afin de ne pas se laisser endormir par un discours protectionniste et étatique social-démocrate sans contenu et qui ne mène nulle part. Croire à un tel discours en comptant sur les pressions sur l'État pour limiter la casse sociale, ce serait laisser un boulevard à un protectionnisme de droite ou d'extrême droite qui lui a un contenu terriblement réactionnaire, comme les sans papiers l'éprouvent déjà quotidiennement. Les travailleurs en Europe et ailleurs ne peuvent se protéger qu'eux-mêmes, par leurs propres forces collectives. ____________________________________ Les LIP, l'imagination au pouvoir L'utopie est morte ! Vive l'utopie ! En poche Les mystères du rectangle Toutes les réactions en nous In situ ____________________________________ TON PATRON A BESOIN DE TOI, TU N'AS PAS BESOIN DE LUI Courrez voir le film documentaire de Christian Rouaud, " Les LIP, l'imagination au pouvoir ". Sa sortie en pleine campagne électorale est opportune et fait du bien. Eh oui, on peut se passer des capitalistes ! Bien plus, il faut absolument qu'on se prépare dès maintenant à se débarrasser des capitalistes, quelle que soit leur " identité nationale ". Revenons au film. À LIP près de Besançon, des travailleurs ont montré concrètement en 1973 qu'on pouvait se passer d'un patron. Pendant des mois ils n'ont pas cédé face au patronat et au gouvernement qui voulaient en finir avec LIP et dissuader ainsi le reste de la classe ouvrière de s'inspirer de leur exemple. En haut lieu, on tenta de les faire craquer en envoyant les CRS et en les mettant en permanence sous surveillance policière. La riposte des travailleurs a consisté à occuper leur usine, à produire des montres, à les vendre et à se payer leurs salaires avec les sommes collectées. L'agencement des témoignages de syndicalistes, d'ouvriers et d'ouvrières qui ont joué un rôle important dans cette lutte est remarquable et tient en haleine pendant deux heures. Le film dépoussière les idées toutes faites qu'on peut se faire d'une lutte. Le collectif en lutte n'est pas un tout homogène suivant un leader charismatique. Il y a des désaccords, des hésitations, une diversité de points de vue, des idées qui germent dans une tête et passe ensuite dans une autre. On voit à l'oeuvre une démocratie inventive en action, prouvant dans le mouvement son efficacité. " Cette aventure annonce la fin d'une époque " a écrit le critique de Pariscope. Certes. Après ce fut la récession de 1974. L'offensive de la bourgeoisie à l'échelle planétaire contre les travailleurs allait affaiblir leurs défenses et créer un chômage de masse. Mais LIP n'est pas périmé pour autant. L'histoire est truffée d'évènements qui ferment une époque : la révolution espagnole, la Commune de Paris, la révolte de Spartacus et ainsi de suite. Ensuite les exploités sont toujours amenés à ouvrir une nouvelle époque en s'inspirant des expériences passées, grandioses ou modestes, où ils ont pris leur sort en mains. L'UTOPIE EST MORTE ! VIVE L'UTOPIE ! De nombreux militants plus ou moins âgés connaissent le nom de Denis Langlois puisque précisément il avait écrit en 1972 un " Guide du Militant " et en 1980 un " Guide du citoyen face à la police ", livres fort utiles pour se dépatouiller avec l'appareil judiciaire ou l'appareil policier. Denis Langlois fut objecteur de conscience dans sa jeunesse. Il est un ancien de Mai 68 qui continua à se battre sans désemparer contre toutes sortes d'injustices. Il pourrait se contenter, si l'on ose dire, de continuer à le faire dans son coin. Mais non, ce n'est pas son style. Dans " L'utopie est morte ! Vive l'utopie ! " (éd Michalon, avril 2005), Denis Langlois soulève des questions qui peuvent fâcher ou ébranler de confortables certitudes. Mais c'est plus fort que lui, il ne peut pas s'empêcher d'exprimer sa révolte en termes non convenus. Il avoue d'entrée de jeu qu'il est un révolutionnaire déçu. De là à renoncer au rêve de ce qu'il appelle l'utopie révolutionnaire, pas question ! Il imagine donc un grand meeting à la salle de la Mutualité réunissant ses " complices d'espérance, les révoltés de la Sociale, les anciens et anciennes de Mai 68, les combattants de toutes les causes perdues, ceux qui n'ont pas trahi, mais qui déçus, se sont retirés dans leur coin. " Au cours de ce meeting imaginaire, l'orateur se livre à toutes sortes de variations souvent moqueuses, parfois poétiques sur le thème de l'utopie révolutionnaire, sur les grandes idées émancipatrices mais aussi sur les symboles et les poncifs qui y sont liés. Évidemment tel ou tel lecteur ne sera pas d'accord avec tout ce que dit cet orateur. Encore heureux ! Pourquoi devrions-nous être d'accord sur tout. Untel a bien le droit de préférer Bakounine à Marx ou l'inverse. On ne va pas se fâcher sur ce point. L'essentiel n'est-il pas de s'emparer ensemble du contenu des paroles de L'Internationale et d'aller de l'avant, que nous soyons révolutionnaires déçus ou pas ? Aux lecteurs jeunes qui se demanderaient si Denis Langlois n'agite pas des vieilleries, le mieux est de citer un des passages de sa conclusion : " Mais enfin, en admettant que l'utopie soit indispensable à l'être humain, pourquoi exalter celle qui vise à la révolution ? Pourquoi elle plutôt qu'une autre ? Je ne ferai qu'une réponse : Parce qu'elle a davantage d'allure, de gueule, de trempe. Parce qu'elle est plus passionnée, plus haletante, plus complice, plus insoumise, plus fruitée, plus cocasse. [...] Parce qu'elle est indestructible, car elle est la fiction totale, l'affirmation des droits de l'imaginaire sur la réalité. " EN POCHE Parmi les rééditions de romans en poche les plus importantes de ces dernières semaines, on relèvera " American Darling " (éd Babel) de l'écrivain américain Russell Banks qui nous projette dans l'univers infernal du Libéria en guerre (voir le point de vue sur notre site) et " Neige " de l'écrivain turc Orhan Pamuk (éd Folio). Celui-ci a réussi à marier de façon extraordinaire la politique et la poésie, la peinture sociale et le destin des individus. Un journaliste d'Istanbul est envoyé à Kars, une ville délabrée à l'Est du pays pour enquêter sur les raisons du suicide de jeunes filles voilées. Une plongée impressionnante dans la Turquie d'aujourd'hui avec ses immigrés géorgiens, ses militants de gauche ayant retourné leur veste, ses militaires, ses nationalistes, ses musulmans intégristes et ses habitants désemparés, pris entre deux feux, tenaillés par la misère et l'ennui. " La route d'Ithaque " (éd 10/18) de l'écrivain uruguayen Carlos Liscano est un roman d'une actualité brûlante. Il nous plonge dans l'univers d'un immigrant uruguayen à Stockholm puis à Barcelone, sans papiers. Carlos Liscano a passé treize ans dans une prison appelée " Libertad " (ça ne s'invente pas) du temps de la dictature des militaires dans son pays de 1972 à 1985. Son roman met en cause de façon impitoyable cette Europe des nantis qui a provoqué les guerres les plus sanglantes, qui a pillé et exploité le monde depuis des siècles, et qui continue à le faire en croyant détenir le monopole des principes moraux et démocratiques les plus élevés. LES MYSTÈRES DU RECTANGLE La romancière américaine Siri Hustvedt aime passionnément la peinture ce qui est une condition nécessaire mais non suffisante pour bien en parler. Pour notre bonheur de lecture, elle porte un regard d'une attention intense et originale sur des tableaux de maîtres anciens comme Giorgione, Vermeer, Chardin ou Goya, tout aussi bien que sur des oeuvres d'artistes contemporains comme Giorgio Morandi, Joan Mitchell ou Gerhardt Richter. Pour nos lecteurs qui pensaient à juste titre savoir déjà beaucoup de choses en ayant lu les études de Gombrich, Daniel Arasse ou Meyer Shapiro, nous pouvons les assurer qu'ils vont encore faire de multiples découvertes grâce à Siri Hudsedt. Quant aux autres lecteurs qui ne savent rien ou presque rien de certains peintres ci-dessus mentionnés, ils seront tout autant séduits car les développements de l'auteure sont accessibles, vivants et d'une intelligence pénétrante. Plutôt que critique d'art, elle est une chercheuse d'art qui mobilise pleinement sa subjectivité et son savoir pour aller à la rencontre des oeuvres. C'est ce que firent en leur temps des amateurs de peinture au sens fort comme Diderot, Baudelaire ou Marcel Proust. Les essais de Siri Hustvedt sont réunis sous le titre " Les Mystères du rectangle " (éd Actes Sud, octobre 2006). Les illustrations sont de qualité et bien en phase avec le texte. Elle termine ses remerciements en fin d'ouvrage par ces mots : " je veux dire à Paul Auster que son constant enthousiasme vis-à-vis de mes errances verbales dans les oeuvres d'art et son inaltérable foi en moi ont laissé leur marque sur chaque page. " Belle déclaration d'amour à un homme avec qui elle partage sa vie depuis longtemps à Brooklyn. TOUTES LES RÉACTIONS EN NOUS Le temps d'un week-end si vous vous trouvez dans le Nord- Ouest de la France d'ici la fin du mois d'avril, faites un crochet par le Musée Malraux du Havre où se tient une belle exposition de peintres abstraits importants de la deuxième moitié du XXe siècle. Aucun ne ressemble à un autre. Parmi les artistes exposés dont les oeuvres proviennent de collections publiques normandes se trouvent l'américaine Joan Mitchell au lyrisme puissant et délicat, Olivier Debré, Judit Reigl, Simon Hantaï, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki et Hans Hartung. Ce dernier brisait les préjugés à l'égard des peintres dits improprement " abstraits " par des propos de vaste portée : " Nous avons toutes les réactions en nous. Je pense que tout être a droit de se formuler. Tout a droit à la parole. " IN SITU Depuis la dernière lettre nous avons mis en ligne un article intitulé " Les chemins difficiles de l'émancipation " paru dans le dernier numéro 38 de la revue Carré Rouge. Vous trouverez également en ligne un texte intitulé " Où va l'extrême gauche ? ". Ce texte est disponible sous forme de brochure que nous pouvons envoyer en en faisant la demande sur notre site ou auprès des deux rédacteurs (prix de revient d'impression d'une brochure : 1,35 euro). Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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