Journal de notre bordLettre n°79 (14 mars 2007)Bonsoir à toutes et à tous, " C'est chose tendre que la vie et aisée à troubler " écrit Montaigne dans ses Essais (Livre troisième, chapitre IX). Nous en faisons chaque jour l'expérience. Une vilaine facture est arrivée dans notre boîte. Nous avons vu un reportage sinistre à la télévision. Un problème de santé traîne et ne s'arrange pas. On nous a reproché au travail de ne pas être " à la hauteur ", d'être " nul "... Tout cela entame aisément notre vie, à moins de parvenir à cette insensibilité qui n'est pas enviable car elle nous fait glisser du statut de personne à celle de chose manipulable et corvéable, indifférente à tout. Résister à la poussée déshumanisante de cette société exige un combat de tous les instants que l'on peut perdre complètement. Tel a été le cas des quatre salariés qui se sont suicidés récemment, trois au Technocentre de Renault à Guyancourt et un autre à l'usine PSA de Charleville Mézières. Un ingénieur, deux techniciens et un ouvrier de maintenance. Ils avaient entre 31 et 44 ans. " La force de l'âge " comme on disait autrefois. Une force que la course au profit a écrasé sans même ralentir un instant. Ces suicides ne sont pas des accidents du travail mais des crimes du capital. Il y en aurait 3 à 400 par an sur le lieu de travail. L'imprécision est révélatrice. Le suicide est un sujet déplaisant car il nous renvoie toujours à notre capacité plus ou moins défaillante à être lucide et responsable. On y va avec des pincettes : " Peut- être qu'il y avait autre chose, qu'ils avaient des problèmes personnels... " Leur problème personnel était qu'ils ne supportaient plus la douleur d'être traités comme des choses, comme des esclaves. Ils sont passés à l'acte parce qu'ils se sentaient dans la plus totale solitude face à cela. De même que nombre de jeunes femmes de par le monde préfèrent se suicider que d'être un objet soumis à un propriétaire à qui on les a mariées de force. Se tuer exprime bien souvent le refus d'une existence indigne. Les révoltes individuelles, y compris quand elles prennent cette forme, ne doivent pas être sous-estimées ou passées sous silence. Elles doivent être comprises et entendues comme des appels à notre révolte collective contre un système inhumain. ______________________________________ Insondable L'histoire comme combat Secret de la salamandre Gravures japonaises Rencontre au sommet In situ ______________________________________ INSONDABLE En dépit de ses opinions qui n'avaient rien de progressistes, l'écrivain Gustave Flaubert avait épinglé avec une gourmandise vacharde les bêtises, hypocrisies et platitudes de son époque. On en trouve des exemples dans son " Dictionnaire des idées reçues " qui se trouve en annexe de son roman " Bouvard et Pécuchet ". Pour l'actualiser, il faudrait sans conteste y ajouter le mot sondage et proposer le commentaire suivant. " Sondage : affecter de ne pas y croire mais les suivre avec passion. Clamer avec hauteur que le seul sondage qui vaille est le vote. On nous cache les vrais sondages. On le verra encore si Bayrou et Le Pen sont au deuxième tour... Il faudrait sonder les sondeurs. Il faudrait faire des sondages sur les sondages. Mais les résultats seraient tout aussi flous. " Dans le touillage actuel d'opinions instables, les bookmakers des instituts de sondages s'efforcent de jouer aux oracles pour répondre aux attentes des gros concurrents misant beaucoup. En vain. Ils sont en train d'attraper la migraine plutôt que la grosse tête. L'électorat est insondable. Il semblerait qu'un malin génie non identifié soit en train de faire sombrer la Ve République et tous ceux qui veulent y tenir un rôle dans la dérision la plus échevelée. L'HISTOIRE COMME COMBAT L'historien Pierre Vidal-Naquet est disparu l'été dernier au début de l'offensive israélienne sur le Liban. Il s'était insurgé contre cette agression, lui qui se considérait comme un juif de la diaspora. Cet homme était un historien et anthropologue de la Grèce ancienne tout autant qu'un historien rigoureux du monde contemporain. Il a mené des combats courageux et justes, que ce soit contre l'État français pratiquant la torture en Algérie sous les gouvernements de gauche comme de droite, ou contre ceux qui nient l'existence des chambres à gaz dans le génocide des Juifs par les nazis. Deux livres passionnants permettent de suivre l'itinéraire intellectuel et les combats de Vidal-Naquet comme citoyen et comme historien. " Le Choix de l'Histoire " (éd arléa, 127 pages) est un recueil de quelques-uns de ses exposés : " Pourquoi et comment je suis devenu historien ", " Esquisse d'un parcours anticolonialiste ", " L'Affaire Audin par les tracts ", " Sur une commémoration ". " L'histoire est mon combat " (éd Albin Michel, 220 pages) est un recueil d'entretiens avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré. Vidal-Naquet y développe avec fougue ses points de vue sur de nombreux sujets. Il y exprime sans retenue tout le mal qu'il pense de certaines personnes, et aussi son attachement et son admiration pour d'autres notamment Jérôme Lindon, Robert Bonnaud, Jean-Pierre Vernant, Madeleine Rebérioux, François Maspero ou Georges Steiner. Ce livre bouillonnant apporte des éclairages précieux aussi bien sur la guerre d'Algérie, sur la tragédie grecque, sur le judaïsme ou sur le rapport entre mémoires (contradictoires) et l'Histoire qui doit être au plus près de la vérité et où l'État n'a pas à légiférer selon Vidal-Naquet. SECRET DE LA SALAMANDRE Pour nos lectrices et lecteurs qui aimeraient ne pas être définitivement perdus par rapport aux progrès dans le domaine de la médecine, de la biologie et en particulier de la génétique, une amie nous recommande une excellente séance de rattrapage : " Le secret de la salamandre, La médecine en quête d'immortalité " d'Axel Kahn et Fabrice Papillon (éd Pocket, 372 pages). L'un a été médecin et est un biologiste réputé. L'autre est un journaliste spécialiste de la génétique. Le propos des auteurs est à la fois très actualisé et replacé dans une perspective historique depuis les origines de l'homme et les origines de la théorie de l'évolution. Les techniques scientifiques actuelles permettent d'envisager la régénération d'une partie du corps humain et de guérir certaines maladies comme le diabète, la maladie d'Alzheimer ou la maladie de Parkinson. Le livre présente les travaux passés ou en cours sur les cellules souches, le clonage, etc. La recherche est prise dans un réseau de pressions contradictoires : volonté de découvrir et de guérir, pressions commerciales des grands groupes, pressions des préjugés réactionnaires, préoccupations éthiques...Une aventure passionnante mais aussi inquiétante dans l'état actuel de la société. GRAVURES JAPONAISES Jusqu'au 7 avril la Maison de la culture du Japon à Paris, quai Branly, présente une exposition de gravures souvent aquarellées d'un artiste du XXe siècle, Munakata Shikô (1903- 1975). On sait que l'art japonais a eu une influence majeure sur les peintres impressionnistes et post-impressionnistes. L'esthétique des estampes japonaises est très présente dans les compositions, les cadrages et l'utilisation d'aplats de couleur chez Gauguin et Van Gogh. Par un choc esthétique dans l'autre sens, vers le Japon, Van Gogh a eu une influence sur Munakata Shikô qui vénérait ce peintre au plus haut point. Ses gravures ont une grande fraîcheur d'inspiration. Elles font parfois songer à Chagall, à Paul Klee ou à des artistes populaires. Mais l'art de Munakata Shikô était original. Il nous charme toujours, qu'il grave des divinités bouddhiques ou légendaires plutôt cocasses, des femmes, des paysages ou divers animaux, hiboux, renard, loup ou carpes. La qualité des reproductions dans le catalogue (à un prix raisonnable) est à signaler. RENCONTRE AU SOMMET Les amateurs de musique classique comme les amateurs de jazz finissent toujours par trouver sur leur route le pianiste viennois Friedrich Gulda (1930-2000). Après une brillante carrière internationale dans le grand répertoire allant de Mozart à Brahms, vers la trentaine, notre homme a renoncé aux fastes et aux honneurs guindés des salles classiques pour passer avec armes et piano dans la sphère des boîtes de jazz et des rencontres les plus improbables avec par exemple Cecil Taylor ou Chick Corea. Pour autant Gulda n'a jamais renoncé à glisser une pièce de Bach ou de Mozart entre deux improvisations. De quoi se faire mal voir des deux côtés. Signalons que Gulda n'a accepté de donner de leçons qu'à une seule élève, la jeune pianiste en provenance de Buenos- Aires, Martha Argerich. Avant qu'il ne soit épuisé, nous recommandons à tous les amateurs de musique de voir et d'écouter deux concerts exhumés par andante-naïve et reproduits à la fois sur DVD et sur CD dans un seul coffret. En 1964 Friedrich Gulda interprète la Fantaisie et fugue chromatique de Bach et en 1966 le cinquième concerto dit " Empereur " de Beethoven avec l'orchestre philharmonique de Vienne sous la baguette de Georg Szell. Il y a quelque chose d'un peu invraisemblable dans la rencontre entre ce chef autoritaire et pointilleux et ce pianiste non-conformiste. C'est peu de dire que l'entente est parfaite. Elle est magique. Ce qui ajoute à notre plaisir est l'intelligence avec laquelle les réalisateurs de la télévision autrichienne ont filmé ce concert en osmose avec la partition. IN SITU Depuis la dernière lettre, nous avons mis sur le site un point de vue sur le livre autobiographique de Franck Mc Court, " Teacher Man ". Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_079_14-03-2007.html