Journal de notre bordLettre n°74 (14 novembre 2006)Bonsoir à toutes et à tous, Ouf, le CAC 40 est remonté à son plus haut niveau depuis 2001 la semaine dernière ! L'Etat français a fêté à sa manière cette bonne nouvelle pour les gros actionnaires en envoyant 300 CRS et gendarmes, avec tout l'attirail de matraques, masques à gaz, boucliers et flash-balls, pour agresser la poignée de travailleurs qui occupaient l'usine de l'équipementier automobile Thomé-Génot à Nouzonville dans les Ardennes. Les 320 salariés de cette entreprise qui sont licenciés osent réclamer une modeste indemnité de 30 000 euros à la suite de la liquidation de leur entreprise il y a trois semaines. Après avoir exercé son activité d'exploiteur sur ces travailleurs depuis 2004, le fonds d'investissement américain Catalina capital advisors a mis le cap vers d'autres proies, laissant le soin à l'État de mater les salariés en colère. Deuxième bonne nouvelle : les valeurs boursières européennes s'envolent ! Et il a suffi qu'on ait la géniale idée de couper une ligne à haute tension pour laisser passer un bateau de croisière, un de ces monstres coûteux et inutiles permettant à de riches rentiers de tuer le temps et claquer leur argent dans les plus beaux endroits du monde, pour que dix millions d'Européens soient privés d'électricité pendant près d'une heure. Il y aura d'autres pannes nous promet un éditorialiste du quotidien " Les Echos ". Ce coup de semonce est censé nous aider à nous préparer à un black-out général. Ce qui prime est la privatisation de l'énergie qui permet à des groupes en concurrence de rafler des profits sans faire de dépenses dans des investissements nécessaires et surtout dans des emplois pourtant vitaux. Troisième bonne nouvelle : les valeurs à Wall street (Dow Jones et Nasdaq) se portent à merveille tandis qu'à Abidjan, capitale d'un des pays les plus riches d'Afrique et qui comptent cinq millions d'habitants, aucune usine d'incinération des ordures n'existe tandis que les entreprises occidentales y laissent leurs déchets. À tous les niveaux, locaux, nationaux, continentaux et transcontinentaux, le capitalisme nous administre sa rude pédagogie selon le principe : " Vive la croissance (des profits), à bas le progrès (social) ". Car toutes ces exactions du système qui nous sautent à la figure, d'Oaxaca à l'Afrique en passant par l'Union Européenne, démontrent que le capitalisme a une logique d'ensemble. Les classes populaires ne s'en sortiront pas sans lui opposer impitoyablement leur propre logique d'ensemble. _________________________________ Arabe et israélien Message personnel Votez Fields ! Vive les perdants ! Vous reprendrez bien un peu de Woody Allen ? Continent sciences Kath la magique _________________________________ ARABE ET ISRAÉLIEN On ne peut tout simplement pas comprendre certaines situations actuelles, sans certains romans. Les meilleurs reportages ou livres de sciences sociales peineront toujours à nous faire comprendre de l'intérieur la complexité des existences déchirées par l'histoire. C'est ce qui donne beaucoup de valeur au roman de l'écrivain turc Ohran Pamuk, " Neige " ou du roman de l'écrivain américain Russell Banks, " American Darling ", dont nous avons déjà eu l'occasion de parler. L'écrivain arabe israélien Sayed Kashua se situe sur plusieurs lignes de fracture. Il vit dans un quartier palestinien près de Jérusalem et il écrit dans un hebdomadaire de Tel Aviv. Ses deux romans écrits en hébreu, " Les Arabes dansent aussi " (10/18) et " Et il y eut un matin " (éd de l'Olivier) qui lui fait suite, nous mettent face à une réalité peu connue, celle de la vie des Arabes israéliens aujourd'hui. La société israélienne ne veut pas les intégrer et crée une discrimination entre ceux présents en 1948 et ceux annexés après la guerre de 1967. En plus, bien des Palestiniens des territoires occupés les considèrent comme des privilégiés et des faux frères. Comment peut-on être à la fois Arabe et Israélien ? Impossible d'acquérir une identité acceptée par les autres et même par soi-même. Sayed Kashua dit tout du racisme, de la répression et des humiliations sécrétées par l'Etat hébreu et la société israélienne. Mais en même temps, il dit tout du ressentiment des jeunes et des femmes arabes aspirant à plus de liberté, du caractère mesquin et oppressant des familles arabes qui reculent vers des coutumes d'un autre temps, se replient sur la religion et se déchirent entre elles.. MESSAGE PERSONNEL Nous sommes quelques ami(e)s qui souhaitons faire passer avec discrétion un message auprès de nos proches qui auraient l'intention de nous offrir un roman en fin d'année : " S'il vous plaît, ne nous offrez pas le dernier Goncourt, " Les Bienveillantes " de Jonathan Littell. " Rien ne peut couper le solide appétit des jurés et fins lettrés du Goncourt qui ont l'oeil braqué sur la ligne bleue des ventes de la maison d'éditions qu'ils représentent et qui se partagent le marché des best-sellers à l'amiable. Mais nous, nous sentons bien que nous n'allons pas réussir à digérer ce pavé d'une pseudo autobiographie d'un pseudo SS. Il paraît que rien n'y est vrai mais que tout y est vraisemblable. " Nuit et bouillasse " a écrit à ce propos un critique de "Libération ". Il est bien possible qu'il ait raison. Nous n'avons pas le coeur à vérifier en entrant dans ce monde romanesque-là. De plus, notre savoir vivre nous interdirait d'essayer de revendre ce Goncourt sur Internet après la nuit de la Saint Sylvestre. Ce qui du reste s'avérera peut-être difficile pour ceux dénués de scrupules. VOTEZ FIELDS ! Dans le cadre des nobles institutions de la Cinquième République qui, quels que soient les résultats, permettront aux actionnaires et aux réactionnaires de continuer à se la couler douce, il est important de ne pas plaisanter avec la question des élections présidentielles. Il est donc peut- être préférable de sauter les paragraphes qui vont suivre. Ils sont susceptibles d'entamer le moral des troupes électorales et dénotent chez leur auteur un esprit de moquerie, de dénigrement et même de mépris à l'égard des institutions susmentionnées pour cette simple raison qu'elles aident à pérenniser les injustices sociales et qu'elles n'ont qu'un rapport lointain avec ce qu'on peut décemment appeler démocratie. Néanmoins, loin de me désintéresser des élections présidentielles, j'interviens dans le débat pour dire quel est le candidat qui a momentanément ma préférence : Fields. Oui, votez pour le citoyen Fields ! Vous ne le connaissez pas parce que la France n'est pas un pays aussi cultivé et politisé qu'on veut bien le dire. W.C. Fields n'a pas besoin de 500 parrainages. Ce citoyen américain décédé le jour de Noël en 1946 commença sa carrière comme vendeur ambulant de fruits et légumes, la poursuivit au music-hall et ensuite au cinéma comme acteur et scénariste. La réédition de certains de ses films en DVD serait la bienvenue. Fields nous a laissé quelques aphorismes comme : " Un homme qui déteste les bébés et les chiens ne peut pas être foncièrement mauvais " ou encore : " Bon sang, je n'ai jamais voté pour personne. J'ai toujours voté contre. " En 1940, en pleine campagne présidentielle aux États-Unis, W.C. Fields se proposa pour remplacer F.D. Roosevelt selon ses termes au " poste de plus grand comédien du monde. " Son programme (avec proposition finale de voter " trop " pour lui en bourrant les urnes) se trouve exposé dans " Votez Fields ! " (édité en français aux éditions Cartouche en 2005, avec une chronologie à ne pas rater). Il est le grand maître de l'humour loufoque et de l'impertinence vacharde. C'est un peu comme Desproges, ça passe ou ça casse, on aime ou on n'aime pas. Tout débat électoral ou autre est superflu en la matière. VIVE LES PERDANTS ! Le succès du film américain " Little Miss Sunshine " de Jonathan Dayton et Valerie Faris a quelque chose d'extrêmement réjouissant. Comme il se situait dans la catégorie des " petits films indépendants ", une promo matraquante et dévoilant trop de scènes nous a été épargnée. Il traduit probablement une saine réaction contre cette idéologie destructrice de la compétition dans tous les domaines. À supposer que le concept de famille moyenne ait le moindre sens, la famille Hoover dont il est question dans ce film est moins que moyennement en forme si on en juge par l'état de certains de ses membres. Le père survolté et sur la brèche pour vendre sa méthode " Parcours vers le succès en 9 étapes " insupporte tout le monde par ses prêches sur la division du monde entre gagnants (qui ont fait ce qu'il fallait), et les perdants (qui sont responsables de leur échec). Le grand père s'est fait virer de sa maison de retraite pour consommation d'héroïne. L'oncle homosexuel spécialiste de Marcel Proust vient de faire une tentative de suicide suite à un chagrin d'amour. Le fils ado, fervent lecteur de Nietzsche, a fait voeu de mutisme intégral depuis des mois dans l'espoir de piloter un jour un jet. La petite dernière, Olive, d'une craquante spontanéité, a décidé de gagner un concours de beauté pour enfants organisé chaque année en Californie. Autant dire que la mère a bien du courage et un tact merveilleux pour que la famille n'explose pas par tous les bouts à chaque instant. La morale qu'on peut dégager de cette histoire est que l'esprit de compétition nous rend dingue et ratatine les sentiments quand il ne les étouffe pas. A l'inverse, dès qu'on se fiche d'être le plus fort, le plus beau, le plus riche, le plus intelligent et ainsi de suite, les relations entre les gens peuvent reprendre des couleurs normales et même pimpantes. VOUS REPRENDREZ BIEN UN PEU DE WOODY ALLEN ? On aura beau dire (au choix) que le dernier, l'avant-dernier ou le prochain film de Woody Allen n'est pas terrible, on y va voir, irrésistiblement. Tout comme un gourmand qui ne peut s'empêcher de visiter les différentes strates d'une boîte de bons chocolats. " Mouais, celui-là n'est pas terrible. Je vais quand même en essayer un autre..." Ainsi de suite. Revenons au dernier film de Woody Allen, " Scoop ", qui s'installe à nouveau et sans façons dans le milieu de la haute aristocratie londonienne. Le critique du Figaro a trouvé cette comédie superficielle, ce qui est son droit selon la formule convenue. Je me contenterai de répondre que cette superficialité-là me plaît. Les personnages évoluent comme sur une patinoire, avec une grâce et une fantaisie qui font beaucoup de bien en cette saison. D'ailleurs peut-on qualifier de superficiel un vieil et fringant illusionniste de Brooklyn qui déclare d'un air faussement embarrassé : " A l'origine, j'étais de confession hébraïque mais ensuite, je me suis converti au narcissisme. " CONTINENT SCIENCES Notre émission scientifique préférée à la radio a changé de jour à la rentrée de septembre. L'émission " Continent Sciences ", animée par Stéphane Deligeorges avec compétence et clarté sur France Culture, est à présent diffusée le lundi de 14h à 15h. On peut l'entendre ultérieurement en consultant le site de France Culture. La formule a légèrement évoluée. Après un entretien de quarante minutes toujours passionnant avec un invité, quelques brèves préparées par d'autres intervenants attirent l'attention sur des découvertes, des recherches, des polémiques en cours ou quelques livres. La dernière émission nous a donné envie de lire le petit livre de la physicienne Françoise Balibar sur Marie Curie qui vient de paraître dans la collection Découvertes Gallimard. KATH LA MAGIQUE La chanteuse anglaise Kathleen Ferrier avait une voix de contralto qui n'était comparable à aucune autre. Comme pour le pianiste Dinu Lippati dont nous évoquions la figure le mois dernier, on est subjugué par son talent hors norme allié à une personnalité d'une grande générosité. Le petit livre de Ian Jack, " Klever Kaff " (Kath la futée) aux éditions Allia nous offre un portrait drôle et émouvant de cette chanteuse d'une vitalité formidable. Elle dut travailler dès l'âge de quatorze ans et pendant neuf ans comme standardiste à la compagnie des téléphones de Blackburn (Lancashire) avant de pouvoir entamer son exceptionnelle et brève carrière artistique sur les plus prestigieuses scènes du monde. Kathleen Ferrier est morte d'un cancer en 1953 à l'âge de quarante et un ans. Il y a quelque chose d'énigmatique dans le chant de Kathleen Ferrier qui peut donner le frisson, réconforter ou faire monter des larmes aux yeux. Il faut en juger par soi-même en l'écoutant dans Haendel, Bach, Gluck, Brahms, Schumann ou Schubert. Pour être d'emblée conquis, peut-être faut-il commencer par son interprétation du " Chant de la Terre " de Gustav Mahler avec le chanteur Julius Patzak et l'Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction de Bruno Walter. Le dernier mouvement (Der Abschied) est sublime (CD Decca). Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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