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Journal de notre bord

Lettre n°66 (le 5 mars 2006)

Bonsoir à toutes et à tous,

Entre sommeil et réveil, on fait parfois des rêves étranges.
Je vous en raconte un. Dans ce rêve, le porte-avion
Clemenceau avait été transformé en espace de confinement du
gouvernement, du MEDEF, des députés, des sénateurs, des
états-majors des grandes entreprises et des grands corps de
l'État. Tous les dirigeants syndicaux raisonnables se
trouvaient également à bord. Il fallut s'organiser. Les
" élites " voulurent les expédier illico aux machines, en
cuisine et au nettoyage des cabines. Elles invoquèrent
l'intérêt national et l'ordre républicain. Après l'esquisse
d'une négociation pour la forme, les dirigeants syndicaux
s'inclinèrent devant des principes aussi sacrés.

Pendant ce temps-là, sur la terre ferme, la colère grondait
dans certaines banlieues (Neuilly, Auteuil, Passy, etc.) :
" Nos proches risquent de mourir du cancer de l'amiante comme
de simples prolos ! Le " Clem " navigue non loin de la zone
où sévit le chikungunya ! ". On les rassura en leur
remontrant que l'amiante était de fabrication française et
que la Réunion étant territoire français, les moustiques
l'étaient aussi. Villepin ayant tout prévu de longue date,
ils pouvaient dormir sur leurs stocks d'actions. Pour les
apaiser complètement, on fit valoir qu'aucune OPA hostile
étrangère n'avait été lancée pour racheter le Clemenceau et
que tout ce petit monde pouvait continuer sa croisière en
toute quiétude. Même les oiseaux restaient à distance
prudente du rafiot, ayant déjà suffisamment de soucis avec
la grippe aviaire.

Dans ce rêve, les citoyens travailleurs avaient déjà eu le
temps de supprimer les dépenses militaires, ce qui permit de
tripler les minima sociaux, de doubler le smic et
d'embaucher massivement dans les services publics.

Quand tout à coup la déferlante des mauvaises nouvelles à la
radio a dissipé ce rêve. Il était temps de songer à faire du
7 mars, non pas une nième journée d'action sans suite mais
le début d'une offensive de grand style contre le
gouvernement et le patronat.
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Issus de...
Après la guerre
Les mange-pas-cher
Glissades et retournements
Ravel, le roman
Ravel et ses idées
La musique de Ravel
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ISSUS DE...
Une expression a fini par se généraliser concernant
spécifiquement les filles et fils d'immigrés venus en France
du Maghreb et d'Afrique noire : " jeunes issus de
l'immigration ". Beaucoup sont en plus des petites-filles et
des petits-fils d'immigrés. Et au train où vont les choses,
dans l'avenir, leurs enfants, petits enfants, arrière petits
enfants seront éternellement désignés comme " issus de
l'immigration ". Cette dénomination qui se veut "
politiquement correct " indique en fait un refus de les
considérer comme citoyens français à part entière.

" Issus de l'immigration " ! On a envie de demander :
" C'est quoi comme région, comme pays ou comme continent,
l'Immigration ? ". Qu'en pensent les adorateurs de la
République (" française ", avec sa " Liberté " de plus en
plus rabougrie, son " Egalité " qui cache hypocritement une
foule d'inégalités, sa " Fraternité " qui brille de tous ses
feux particulièrement dans les prétoires, les prisons, les
commissariats de police et les entreprises qui licencient) ?

Il serait plus conforme à la réalité de dire que les
immigrés maghrébins et africains, leurs enfants et leurs
petits enfants, sont issus non pas de l'immigration mais du
colonialisme, ce qui leur vaut de subir diverses formes de
mépris et de discriminations, notamment à l'embauche.

Pour reprendre tout ce dossier sur des bases solides, la
lecture des analyses du sociologue Abdelmalek Sayad décédé
en 1998 s'impose. En 2001 les éditions de la Découverte
avaient publié " La double absence, Des illusions de
l'émigré aux souffrances de l'émigré " avec une préface de
son ami Pierre Bourdieu. La réédition d'autres études de
Sayad par " Raisons d'agir " est particulièrement la
bienvenue. Un premier tome s'intitule " L'immigration ou les
paradoxes de l'altérité. L'illusion du provisoire. "

APRÈS LA GUERRE
Aucune guerre ne cesse quand les armes se taisent. Les
peuples qui en ont fait les frais doivent vivre avec les
souvenirs et les conséquences destructrices et imprévisibles
de la guerre. La guerre imprègne leur quotidien et prétend
oblitérer leur avenir. La romancière vietnamienne Duong Thu
Huong rend compte de cela dans " Terre des Oublis " (éd.
Sabine Wespieser). A-t-on encore droit au bonheur après la
guerre du Vietnam ? Ce roman s'annonce comme une grande
oeuvre émouvante traduisant les tensions sociales entre le
monde du village et celui de la ville, les déchirements et
espoirs de quelques hommes et femmes du Vietnam
d'aujourd'hui.

Duong Thu Huong a été membre du Parti communiste mais son
esprit critique et sa lutte pour la démocratie lui ont valu
de sérieux problèmes avec le régime. Elle a été emprisonnée
sept mois en 1991 et depuis, la publication de ses romans
est interdite au Vietnam. On lira avec beaucoup d'intérêt
l'entretien qu'elle a accordé à Jean Chesneaux dans le
dernier numéro de La Quinzaine littéraire (n°918).


LES MANGE-PAS-CHER
Le dernier roman de l'écrivain autrichien Thomas Bernhard
publié en français a pour titre " Les Mange-pas-cher "
(Gallimard, mai 2005). Ceux qui ignorent ce qu'est la
physiognomonie n'en sauront sans doute pas beaucoup plus à
la fin mais ils auront passé un moment de lecture
délectable.

Notre ignorance nous a poussé à ouvrir le grand dictionnaire
Robert qui indique que la physiognomonie, vieux terme
utilisé par Ronsard en 1562, a pour objet la connaissance du
caractère d'une personne d'après les traits de son visage.
Koller, le vieux héros de Thomas Bernardt, a décidé
d'appliquer avec frénésie sa " science " en physiognomonie
en étudiant de près ses commensaux dans une cantine
populaire de Vienne où on mange pour pas cher. D'où le titre
de ce roman qui n'a rien à voir avec une chronique
misérabiliste. Thomas Bernardt nous fait tourner en rond,
nous égare et nous embarque vers on ne sait où, en portant
au passage quelques coups bien appuyés contre diverses
formes d'hypocrisie et de moralisme.


GLISSADES ET RETOURNEMENTS
Les scientifiques se lancent des défis auxquels on ne
penserait pas a priori. Pourquoi la glace est-elle glissante ?
D'après un article du New York Times (voir le supplément
du Monde du 4 mars), les physiciens et les chimistes en
débattent et n'ont pas encore trouvé une réponse simple à
cette question. On peut considérer qu'une très fine couche
d'eau recouvre une couche de cristaux de glace. La seule
pression des patins est insuffisante pour provoquer le
réchauffement rapide nécessaire à la glissade. La seule
chaleur produite par la friction des patins ne peut pas
expliquer pourquoi la glace est glissante même quand un
patineur ne s'est pas encore mis en mouvement. En 1850
Faraday estimait déjà que la glace avait une surface liquide
spécifique permettant à deux cubes de glaces de se coller
l'un à l'autre. Des expériences beaucoup plus récentes ont
mis en évidence un genre de film liquide intrinsèque à la
glace composé de molécules d'eau incapables de se
transformer en cristaux solides. N'allons pas plus loin au
risque de nous casser la tête, un bras ou une jambe alors
qu'une autre tâche nous attend : retourner notre matelas.

Dans le numéro de mars de " Pour la Science ", Brian Hayes
estime que cette opération de retournement de matelas pour
raisons d'hygiène et de confort se prête à une analyse
mathématique intéressante. Comment retourner un matelas
" complètement " ? L'auteur y a réfléchi pendant ses nuits
d'insomnie. Il faut compter mais encore faut-il savoir
comment car il faut considérer qu'il y a deux faces, quatre
tranches, huit coins et en plus des enchaînements
d'opérations de retournement. Après lecture de cet article,
un petit somme s'impose... dans un bon fauteuil.


RAVEL, LE ROMAN
Cela commence ainsi : " On s'en veut quelquefois de sortir
de son bain. D'abord il est dommage d'abandonner l'eau tiède
et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles
parmi les cellules de peau frictionnée, pour l'air d'une
maison mal chauffée. " Ravel prend son bain.

Jean Echenoz n'a pas eu besoin de plus de 124 pages pour
évoquer dans son dernier roman, " Ravel " (éd. de Minuit,
janvier 2006) les dix dernières années de la vie du
compositeur du fameux Boléro, né en 1875 et mort en 1937.
Peu de pages donc mais rien que de belles pages d'un style
séduisant et surprenant, à l'instar de certaines oeuvres
musicales de Ravel où tout a été distillé et décanté, les
motifs enrichis, retaillés et refondus. Pas de pathos, pas
de délayage. Des pointes d'agacement, des pointes d'humour
et de facétie dignes du personnage, et une grande sobriété
dans l'évocation des signes de sa maladie.

Ce roman fondé sur une érudition considérable laisse à Ravel
de l'air et de l'espace pour vivre. Le récit a un tempo
impeccable. Il faut dire que Jean Echenoz est amateur de
jazz, tout comme l'était Ravel d'ailleurs. Cela se sent dans
plusieurs oeuvres de Ravel, par exemple dans son concerto
pour la main gauche ou, de façon avouée, dans le second
mouvement de la sonate pour piano et violon qu'il a intitulé
blues.

En se refusant les effets psychologiques faciles de trop de
romans biographiques, le romancier respecte les domaines
secrets et inquiets du compositeur.


RAVEL ET SES IDÉES
Il serait dommage de s'en tenir à la lecture du roman de
Jean Echenoz et de quitter Ravel trop vite. La biographie du
compositeur par Marcel Marnat (Fayard, 1987) livre une foule
de documents d'un grand intérêt sur Ravel et son époque. On
y apprend que Ravel fit scandale en 1920 en refusant le
ruban de la Légion d'honneur. L'homme avait de solides
convictions. Manuel Rosenthal en a témoigné en 1985 (page
674) : " Il était abonné au journal de Léon Blum, le
Populaire. Il avait des idées qu'on dit aujourd'hui de
gauche, c'est-à-dire, c'était un homme absolument opposé à
toute inégalité sociale. À Montfort-l'Amaury, il était adoré
des petites gens car immédiatement il était à leur niveau.
Il ne faisait pas de paternalisme, il savait leur parler
leur langage car lui-même se considérait comme un ouvrier,
comme un artisan [...]. Il ne se considérait pas comme un
artiste, un intellectuel : ces mots le mettaient hors de
lui. "

Manuel Rosenthal ajoute que Ravel qui avait écrit des Chants
hébraïques, a consacré des sommes importantes pour aider des
juifs exilés d'Allemagne hitlérienne qui frappaient à sa
porte.

Dans son livre (pages 612-622), Marcel Marnat a reproduit le
texte d'une conférence captivante de Ravel à Houston (Texas)
en 1928. C'est le seul texte où il se soit exprimé
longuement sur la musique, la composition et ses confrères.


LA MUSIQUE DE RAVEL
Le succès au long cours du fameux et somptueux " Boléro " de
Ravel ne doit pas cacher le reste d'une oeuvre variée et
surprenante. Il composa pour les Ballets russes de
Diaghilev, " Daphnis et Chloé ". A plusieurs reprises,
Pierre Boulez a bien mis en relief la modernité de cette
partition. La musique pour piano de Ravel a été
magnifiquement interprétée par Vlado Perlemuter, par
Dominique Merlet mais aussi par Samson François, notamment
dans le concerto pour la main gauche, et par Martha
Argerich, en particulier dans le concerto en sol, Gaspard de
la nuit et la Sonatine.

Dans le domaine de la musique de chambre, on s'attachera
plus particulièrement à l'unique quatuor de Ravel, à sa
sonate pour violon et piano et à son trio pour piano, violon
et violoncelle.

Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder
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