Journal de notre bordLettre n°65 (le 1er février 2006)Bonsoir à toutes et à tous, Se plonger dans l'actualité ressemble trop souvent à une plongée dans la chronique des infamies ordinaires ou extraordinaires. Le Paris-Dakar passe en trombe comme d'habitude et des enfants africains sont écrasés, comme d'habitude. Il n'y a pas eu de manifestation demandant l'interdiction du Paris-Dakar. Une jeune manifestante a été tuée par la police en Chine et les autorités ont essayé de faire taire sa famille avec de l'argent pour maquiller ce meurtre en crise cardiaque. Plus récemment on vient d'apprendre que le soldat russe Sytchiov, âgé de 19 ans, a été amputé des deux jambes et des organes génitaux après avoir été torturé par des officiers et soldats de son unité. Les bizutages barbares sont monnaie courante dans l'armée russe et on comprend sans peine comment la population tchétchène peut être traitée par une telle armée. Cette fois une manifestation de protestation de 400 personnes a eu lieu à Moscou et a été brutalement dispersée par la police. L'ordre règne sur l'humanité, l'ordre des barbares des appareils d'Etat et des appareils de la finance. Chacune de leur infamie doit être connue et combattue. Chacune doit renforcer notre volonté de briser cet ordre et de nous en affranchir. _____________________________________ Silence ! Action ! Quel bruit ferons-nous ? Continent sciences Les arbres et nous Neige Musique estivale Splendeurs vénitiennes In situ _____________________________________ SILENCE ! ACTION ! Au début de la mauvaise saison, il a été beaucoup question des " Restos du coeur " et du nombre toujours croissant de celles et ceux qui doivent y avoir recours. Il est temps à présent de parler de ceux qui alimentent par leurs agissements les queues aux restos du coeur. Nous pourrions les appeler les " Restons-sans-coeur " mais, connaissant leur cynisme, ça leur ferait encore trop plaisir. Non, ce sont simplement les agents et les serviteurs zélés du capitalisme, chefs d'entreprise, gros actionnaires, banquiers et gouvernants. Tous les membres de ce petit monde de la haute bourgeoisie sont évidemment de mèche mais ils se comportent de façon différente sur la scène sociale. Les gouvernants par exemple n'arrêtent pas de parler, de commenter, d'annoncer et de s'agiter sur les plateaux télé. Ils tiennent le crachoir et attirent l'attention pendant que les capitalistes détruisent des emplois discrètement, presque silencieusement. Combien de fois sur FR3 n'a-t-on pas entendu ce bref commentaire à la suite d'une annonce de licenciements : " La direction n'a pas souhaité s'exprimer ". Point barre. Affaire classée. Façon de dire " on vous casse et on vous méprise ". Ensuite que d'autres commentent, se lamentent ou fassent semblant de se lamenter. Vagues protestations des élus, cellule de reclassement bidon, tout le monde cause dans le micro. La routine quoi... Les patrons sont déjà passés à d'autres mauvais coups contre d'autres travailleurs. On entendra à nouveau la même phrase passe partout : " La direction n'a pas souhaité s'exprimer ". Il y a peut-être là quelque chose dont nous pourrions nous inspirer dans l'avenir. Préparer nos actions discrètement, faire grève, étendre nos luttes, frapper sans prévenir là où ça fait mal pour les capitalistes, et enfin, ponctuer tout cela d'un commentaire sobre à destination des médias : " Après avoir exproprié leurs patrons, les travailleurs n'ont pas souhaité s'exprimer. " QUEL BRUIT FERONS-NOUS ? L'histoire comme science sociale semble dans une situation inconfortable dans le contexte actuel. A côté des députés et intellectuels réactionnaires prétendant réhabiliter le passé colonial de la France, il y a un tohu-bohu permanent d'appels à " devoir de mémoire " et de commémorations largement marqués au coin de l'hypocrisie. Tandis qu'un président se pavane en habit d'humaniste décrépi pour stigmatiser l'esclavage, ce même président et son gouvernement accélèrent l'expulsion des sans-papiers et préparent des charters de lycéens " pas en règle " pour fin juin, voire avant. En s'attaquant au droit social, les mêmes personnages renforcent la brutalité de la forme moderne d'esclavage qu'est le salariat. L'histoire comme science sociale est donc un domaine de recherche qui peut apporter beaucoup pour que les dominés et les exploités d'aujourd'hui puissent se situer dans le temps et dans les rapports de force, pour développer leur personnalité individuelle et collective et jouer pleinement leur rôle. A sa façon exigeante, l'historienne Arlette Farge y contribue par ses travaux sur les classes populaires et sur les femmes au XVIIIe siècle. " Quel bruit ferons-nous ? " (Les Prairies ordinaires, mars 2005, diffusion Les Belles Lettres) est un recueil d'entretiens de l'historienne avec le compositeur Jean-Christophe Marti qui travaille avec des ensembles de musique contemporaines et pour le théâtre. La démarche d'Arlette Farge est convaincante. Dans son travail sur les classes populaires, elle s'attache aux traces qu'elles ont laissées, à leurs paroles, à leur intériorité, en refusant d'adopter une position pseudo-objective de surplomb. Elle nous parle notamment de sa rencontre avec les oeuvres de Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Elle nous entraîne aussi bien dans le décryptage des archives de la police au XVIIIe siècle que dans ses vives appréciations sur le monde contemporain, les rapports entre parole et écriture, entre histoire, art et cinéma. Un livre engagé au meilleur sens du terme. CONTINENT SCIENCES Nous avons déjà eu l'occasion de dire tout le bien que nous pensions de l'émission de Stéphane Deligeorges sur France- Culture, " Continent Sciences ". Comme sa programmation a changé depuis le début de cette année, nous signalons qu'elle est audible en direct chaque mardi de 14h à 15h et ensuite pendant une semaine sur le site de France-Culture. L'angle de vue est large. Après une émission sur la " dynastie " de physiciens, les Becquerel, une autre a été consacrée au lapin, son origine ibérique, son évolution de la garenne au clapier, ses différences avec le lièvre, etc. La dernière émission consacrée à la nature de la volonté invitait la philosophe Joëlle Proust. La prochaine aura pour thème, " combien de temps faut-il pour faire une espèce " et il y sera question des rongeurs. LES ARBRES ET NOUS Que les lecteurs du quotidien Le Monde ne jettent pas trop vite les suppléments récents de fin de semaine et que ceux qui ne les ont pas s'efforcent de se faire prêter celui du samedi 21 janvier pour lire les pages 18 à 25 concernant le botaniste et biologiste Francis Hallé, spécialiste de l'écologie des grandes forêts tropicales. Dans notre lettre de décembre nous avions recommandé avec enthousiasme son livre, " Plaidoyer pour l'arbre " (Actes Sud). L'interview de ce chercheur dans Le Monde2 donnera peut-être une nouvelle chance à ce livre. L'arbre vit sur terre depuis 380 millions d'années et il est " une créature très inventive sur le plan biochimique. Chaque branche peut posséder son propre génome ". Francis Hallé déclare : " Les forêts constituent les usines d'épuration de l'atmosphère et les destructions qu'on leur inflige font froid dans le dos. Surtout les forêts tropicales parce qu'elles fonctionnent toute l'année, alors que les nôtres n'épurent l'air que quelques mois par an. Notre planète se réchauffant, elle va au-devant de gros problèmes écologiques, à bref délai. " NEIGE L'écrivain turc Orhan Pamuk est sous le coup d'une poursuite judiciaire pouvant se traduire par plusieurs années de prison pour avoir déclaré dans une interview au journal suisse Tageanzeiger : " Un million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais presque personne n'ose en parler. " Son procès prévu en décembre dernier pour " insulte délibérée à l'identité turque " a finalement été reporté. Ohran Pamuk n'est pas seulement un intellectuel courageux. Son dernier roman " Neige " (Gallimard) mérite la lecture pour ne pas rester ignare sur la Turquie d'aujourd'hui. Le héros de son roman est un poète qui a vécu douze ans en exil en Allemagne. A son retour à Istanbul, un journal l'envoie à Kars, près de la frontière avec la Géorgie et l'Arménie, pour couvrir les élections municipales et enquêter sur la multiplication de suicides de jeunes femmes voilées. C'est une plongée à la fois dans l'histoire contemporaine de la Turquie et dans le désarroi de bien des hommes et femmes, entre un pouvoir pratiquant la surveillance et la torture au nom de la laïcité et " les Lumières " et l'attirance ambiguë qu'exerce l'islamisme sur les jeunes, les pauvres et les gens de gauche découragés ou écoeurés. L'intrigue est prenante, peut-être un peu trop chargée en rebondissements, mais ce roman alimente substantiellement notre réflexion sur certains problèmes sociaux, culturels et humains qui ne concernent pas que les populations de l'est de la Turquie. MUSIQUE ESTIVALE En août 1956 et en août 1957 des musiciens de jazz se sont rencontrés pendant une semaine dans une propriété sise au milieu des collines verdoyantes des Berkshire Mountains du Massachusetts. Une des originalités de ces rencontres sans but lucratif résidait dans le fait que les uns s'étaient illustrés dans le style Nouvelle-Orléans ou le style swing tandis que d'autres étaient devenus des maîtres du jazz moderne toutes tendances confondues, be-bop, hard-bop ou west-coast. La méfiance fit rapidement place à l'estime et à l'admiration mutuelles. Outre les échanges d'idées de cette " université d'été ", quelques belles soirées musicales eurent lieu, essentiellement sous l'égide de deux grands musiciens inventifs, John Lewis, pianiste à la tête du Modern Jazz Quartet, et Jimmy Giuffre, clarinettiste et saxophoniste. Ces deux-là, qui étaient compositeurs et arrangeurs, connaissaient bien par ailleurs leur Debussy, leur Ravel et leur Jean-Sébastien Bach. Ils avaient un goût prononcé pour la fugue et le contrepoint. Ils se plurent avec quelques autres à abolir les frontières entre jazz et musique classique, entre jazz hot et jazz cool, et ainsi de suite. " Je refuse de me restreindre à aucune formule " disait John Lewis. On peut à nouveau apprécier leur musique délicate et rêveuse lors de ces rencontres estivales sur un CD : " The Modern Jazz Quartet and Jimmy Giuffre complete recordings " (Lonehill Jazz 10203) . Signalons sur certaines plages la présence du guitariste Jim Hall, du bassiste d'origine nord-indienne Oscar Pettiford, du clarinettiste Pee Wee Russell (dialoguant sur le blues avec Giuffre), du trompettiste Rex Stewart et du flûtiste Herbie Mann. SPLENDEURS VÉNITIENNES Cap à l'ouest. Si vous vivez ou passez par Bordeaux d'ici le 19 mars ou encore si vous vivez ou passez par Caen entre le 1er avril et le 4 juillet, ne manquez pas l'exposition " Splendeurs vénitiennes " qui se tiendra successivement au musée des Beaux-Arts de ces deux villes. La peinture vénitienne des XVIe et XVIIe siècle y est à l'honneur. Le Louvre et une trentaine de musées de province ont prêté leurs toiles des grands maîtres Le Titien, Véronèse, Le Tintoret, Lorenzo Lotto, Cariani et bien d'autres. C'est une peinture qui joue sur la séduction, le faste des couleurs, la langoureuse poésie des visages et des paysages, et parfois le vertige des perspectives comme dans " L'Annonciation " de Bordone. Bassano est plus anecdotique mais intéressant par sa mise en scène ébouriffée du peuple de Venise. Soixante-dix peintures sont présentées ainsi que plusieurs dizaines de dessins. Tout doit se regarder lentement, dans ses détails comme dans ses effets d'ensemble. Avant de quitter l'exposition vers d'autres activités fébriles, on s'en voudrait de ne pas retourner voir Les Titien et les Véronèse. Pour qui veut préparer ou prolonger sa visite en profondeur, on recommandera le livre de John Steer, " La peinture vénitienne " (Thames & Hudson, 1990) et sur Tintoret, le texte de Jean-Paul Sartre, " Le séquestré de Venise " dans " Situations IV ". IN SITU Depuis notre dernière lettre nous avons mis en ligne sur notre site un point de vue sur le roman " Pauvre Blanc " de Sherwood Anderson et un texte intitulé " Comment participer à l'émancipation du prolétariat ? " dans la rubrique " en question ". Bien fraternellement à toutes et à tous Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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