Culture & Révolution

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Journal de notre bord

Lettre n°48 (le 1er septembre 2004)

Bonsoir à toutes et à tous,

Il faut bien se faire à l'idée qu'il n'y a plus désormais ni
rentrée sociale ni sortie sociale. D'ailleurs personne cet
été n'a annoncé une rentrée torride. L'histoire étant rusée,
une explosion sociale est donc toujours possible. Les
travailleurs allemands n'ont d'ailleurs pas attendu la
fameuse rentrée pour se mobiliser à la surprise générale.

Mais en ce moment dans l'hexagone, c'est plutôt le grand
patronat qui continue à mener la danse et se paye le luxe de
sermonner Raffarin, cet incapable fort timoré à côté du
social-démocrate Schröder ! Gonflé à bloc, le patron du
Medef, Ernest-Antoine Seillière a déclaré lundi : " Depuis
que M. Raffarin est là, on a rien eu pour l'entreprise ".
Voilà comment il faut parler au petit personnel ! Par ici la
bonne soupe, et vite fait ! Le quotidien La Tribune a trouvé
qu'il y avait un zest d'exagération dans ces propos en
énumérant tous les cadeaux fait par le gouvernement aux
entreprises. La mise sous pression du gouvernement par le
Medef a immédiatement payé. Raffarin a avalé sa cravate et,
tout péteux, a annoncé une série de gros cadeaux fiscaux
pour les sociétés. La semaine dernière La Tribune avait déjà
titré : " Jackpot fiscal pour Vivendi de 3,8 milliards
d'euros ". D'aucuns penseront que cela n'a rien d'étonnant
de la part d'un gouvernement de droite. Certes. Mais ce fut
également normal pour le gouvernement Jospin d'entamer la
privatisation de France Télécom qui vient de recevoir un
coup d'accélérateur. Il est sans doute utile de rappeler que
le célèbre ministre de gauche Fabius avait déjà fait un
cadeau fiscal de 5 milliards de francs à Jean-Marie Messier
lors de la fusion entre l'ex-Générale des Eaux et Seagram
qui a débouché sur la création de Vivendi.

Les patrons luttent efficacement. En cette rentrée scolaire,
les salariés n'ont rien d'autre de meilleur à faire " qu'à
copier " ces gens-là.
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La boîte et les prolos
Réponse à tout
Plus vaste que le ciel
Tchekhov
Kafka
Passion de la littérature
Une vieille histoire
Pastorale
L'exilé du ciel
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LA BOÎTE ET LES PROLOS
La boîte, la turne, la taule, voilà comment les salariés
appellent le lieu où ils gâchent l'essentiel de leur
existence. Le roman " La Boîte " de François Salvaing (Le
Livre de Poche, 2001) a montré de façon vivante comment le
Capital a ratatiné " les ressources humaines " pour " faire
bouger les choses ", en licenciant et en perfectionnant les
méthodes d'exploitation. Le processus est décrit dans ce
roman à partir des hautes sphères de " la boîte " en suivant
la carrière d'un jeune loup dynamique " de gauche " au cours
des années Mitterrand.

Le livre de Daniel Martinez," Carnets d'un intérimaire "
(éditions Agone, 2003, http://www.agone.org/) s'inscrit
dans la suite de ce roman et concernent les années 1994-
1998. C'est un témoignage dont la lecture est indispensable.
Le sociologue Michel Pialoux a préfacé ce livre où Daniel
Martinez dit tout, avec précision, de sa vie d'intérimaire
dans la région de Bordeaux : l'épuisement, les missions
dangereuses, les problèmes et les bons moments avec ses
collègues, les répercutions de la précarité sur sa vie
personnelle, son engouement pour la culture, ses moments de
découragement, sa révolte contre les nantis et tous les
gouvernants...

Certains avancent des généralités du genre " les
travailleurs sont démoralisés ", " la classe ouvrière n'a
plus de conscience collective ", etc. Nous leur conseillons
d'aborder le problème de façon plus concrète et plus
prudente en lisant entre autres " Carnets d'un intérimaire "
qui donne beaucoup à réfléchir sur les travailleurs, sur ce
qu'ils vivent, pensent et ressentent.


RÉPONSE À TOUT
Quelle est la meilleure façon de relancer une conversation
en train de mollir, au risque de déboucher sur un silence
collectif embarrassant ? Comment éviter ce silence dont il
n'est pas si aisé de sortir sans laisser la désagréable
impression que nous étions bel et bien en train de nous
ennuyer ensemble ? La solution est évidente : lancez le
thème des fournisseurs d'accès à la téléphonie mobile ou à
internet. Aussitôt tout un chacun retrouvera de l'allant
pour placer son avis, y compris ceux qui, au grand jamais,
ne veulent avoir un téléphone portable et/ou l'accès à
internet.

Mais si nous sommes dans une période de transition où il est
encore possible d'avoir une attitude débonnaire à l'égard de
ceux qui n'ont pas de portable ou qui n'ont pas accès à
internet, cela ne saurait durer encore bien longtemps. Car
on entend de plus en plus souvent des employés ayant pour
consigne de nous renvoyer sur internet au lieu de nous
fournir en mains propres un formulaire, ou un renseignement
de vive voix. On entend de plus en plus des proches
s'exclamer, avec des intonations stupéfaites proches de
Coluche dans son fameux sketch sur le nouvel Omo (" Quoiii
???!!! Tu n'as pas le nouvel Omo anti-redéposition ? ") :
" Quoi ? Tu n'as pas l'ADSL ? ".

Toutes les questions existentielles, des plus minuscules au
plus considérables, ont désormais une seule et même réponse
imparable : " T'as qu'à chercher sur internet ! ". Avoir
besoin d'informations pour faire un topo sur le système
digestif des ratons laveurs, dénicher un camping sympa pas
trop proche ni trop éloignée d'un cours d'eau, acheter
d'urgence un tournevis cruciforme ou une Trabant en bon
état, se faire des amis, chercher une âme soeur ou le sens de
la vie ? Toutes ces questions appellent une réponse unique :
" T'as qu'à chercher sur internet ! " Bientôt personne ne
voudra plus nous prêter un CD ou un DVD : " T'as qu'à
télécharger sur internet ! ".

Tous les problèmes étant ainsi virtuellement résolus, la
conversation entre les humains sera close. Ce qui finira, si
ce n'est par un grand silence général, tout du moins par le
léger clapotis des touches enfoncées sur nos ordinateurs.


PLUS VASTE QUE LE CIEL
Bien des scientifiques apprécient la poésie. Non par
snobisme mais parce qu'elle ouvre les portes de
l'imagination et résonne parfois en écho avec leurs propres
recherches. On ne s'étonnera donc pas que Gerald M. Edelman,
spécialiste des neurosciences et prix Nobel de médecine ait
mis en exergue à son dernier livre un poème de la poétesse
américaine du 19e siècle, Emily Dickinson. Le titre reprend
les premiers mots de ce poème : " Plus vaste que le ciel "
(sous-titre " une nouvelle théorie générale du cerveau "
éditions Odile Jacob, avril 2004, 216 pages). Ce sont les
dernières avancées scientifiques sur l'étude de la
conscience qu'Edelman tente de mettre à la portée du grand
public. Il écrit dans sa préface : " Une perte de conscience
permanente s'apparente à la mort, même si le corps perdure à
travers ses signes vitaux. " (page 11) Il évite de discuter
longuement de questions métaphysiques : " J'entends plutôt
traiter des explications qui reposent seulement sur une base
scientifique. " Il n'entend pas mener ici de polémiques avec
les autres neuroscientifiques, les philosophes, les
anthropologues ou les psychanalystes. Son livre exprime de
façon concentrée ce qu'on doit savoir sur la façon dont la
conscience apparaît dans les cerveaux complexes, sur ses
relations avec l'évolution, l'émergence du soi, des
sentiments, l'origine et le rôle de la mémoire et du
langage. Les explications sont ponctuées de schémas et de
notes d'une grande clarté. Le glossaire est indispensable
pour comprendre notamment des termes récents utilisés
fréquemment par Edelman. La lecture de ce livre demande un
effort mais on le termine en étant convaincu que nous sommes
proches de pouvoir expliquer scientifiquement ce qui fait de
nous des hommes : la conscience.


TCHEKHOV
Jean-Claude Zylberstein dirige le " domaine étranger " de la
littérature aux éditions 10/18. Il a eu l'excellente idée de
rééditer les " Premières nouvelles " de Tchekhov sur
lesquelles l'édition de la Pléiade avait bizarrement fait
l'impasse. Le jeune Tchekhov a vingt ans lorsqu'il commence
à publier ses premiers récits en 1880. Il fait ses premières
armes comme on dit et l'expression est ici particulièrement
justifiée. D'entrée de jeu, le jeune médecin-écrivain est
d'une férocité incroyable contre divers aspects de la
barbarie ordinaire au sein de la société russe. Ses
histoires qui concernent des milieux très variés sont
censées être humoristiques. L'humour est bien là mais porté
par la révolte et l'exaspération d'un jeune homme au coup
d'oeil formidable pour camper des personnages et pour
débusquer toutes les formes de corruption, d'humiliation et
de cruauté.

Plus tard les moyens artistiques de Tchekhov s'affineront
mais sans le faire changer de cap. Il est mort en 1904, à la
veille d'une première grande révolution qui secoua l'empire
tsarise.


KAFKA
En matière d'ironie et de révolte contre ce qui avilie et
aliène les êtres humains, il me semble qu'il y a un fil
rouge, une affinité entre l'écrivain russe Tchekhov et
l'écrivain pragois Franz Kafka ; par-delà bien sûr la
profonde originalité de l'un et de l'autre. Kakfa est né en
1883 dans autre empire, l'empire austro-hongrois et il a
gagné sa vie comme cadre dans une compagnie d'assurances
traitant les accidents du travail. Son oeuvre a suscité des
commentaires multiples et contradictoires. L'adjectif
kafkaïen est entré dans le langage courant. Dommage que ses
récits et ses romans ne soient pas davantage lus car ils
font partie de cette littérature de portée universelle qui a
encore pour notre temps de fortes vertus émancipatrices.

Le livre érudit de Michael Löwy, " Franz Kafka rêveur
insoumis " (éditions Stock, février 2004, 169 pages)
intéressera beaucoup ceux qui ont déjà lu quelques unes des
oeuvres de Kafka et donnera envie à d'autres de s'y plonger.
Michael Löwy développe plus particulièrement la dimension
politique subversive de l'oeuvre de Kafka. L'auteur du
" Procès " et du " Château " avait connu à Prague des
militants anarchistes et antimilitaristes et il sympathisait
avec leurs idées. Ce fait n'était pas ignoré, en particulier
depuis la publication de " J'ai connu Kafka Témoignages "
(Solin Actes Sud, 1998). Mais il restait à mettre en lumière
le lien entre ce fait et certaines lectures de Kafka avec la
façon dont il met en cause dans ses principales oeuvres le
pouvoir oppressant et aliénant sous ses différentes formes.


PASSION DE LA LITTÉRATURE
La passion des livres et de la littérature peut être
contagieuse. C'est tout le mal que nous vous souhaitons en
vous recommandant un petit livre tonique au drôle de titre
pas spécialement accrocheur, " 84, Charing Cross Road "
d'Helene Hanff (Livre de Poche, 157 pages). Il s'agit de la
correspondance authentique qu'une New-yorkaise a entretenue
avec les employés d'une librairie londonienne entre 1949 et
1969. A partir de commandes de livres sur un ton sobre et
poli, les relations de part et d'autre de l'Atlantique
évoluent sous le signe de l'humour, de l'amitié et de la
solidarité.

Au passage le lecteur est intrigué et attiré par tous ces
auteurs anglais appréciés par Helene Hanff. Chacun aura peut-
être ensuite envie par ricochet de découvrir les poèmes de
John Donne, le savoureux journal d'un bourgeois londonien du
17e siècle, Samuel Pepys, ou le roman déconcertant de
Laurence Sterne qui inspira Diderot, " Tristram Shandy ".


UNE VIEILLE HISTOIRE
Un homme renonce à l'amour d'une femme pour exercer un
pouvoir. C'est une vieille et triste histoire que celle que
nous raconte le poète latin Virgile au livre IV de l'Enéide.
Il est vrai que certains dieux et autres hommes de pouvoir
ont fait des pressions colossales (et inadmissibles) sur le
troyen Enée pour qu'il abandonne la belle Didon, reine de
Carthage. On lui a fait savoir qu'il n'avait pas le droit de
rester dans ses bras, vu qu'il avait une feuille de route à
respecter : fonder Rome et son empire. Lamentable.

Don Quichotte, juge sévèrement le héros de Virgile au
chapitre 68 de l'oeuvre de Cervantès, en parlant de " la
grotte où ce traître d'Enée abusa de la belle et tendre
Didon. "

Le récit de Virgile est beau et émouvant. Plusieurs
compositeurs en ont d'ailleurs fait un sujet d'opéra,
notamment Purcell et Berlioz. Les musicologues sont unanimes
à considérer " Dido and Aenas " de Purcell comme un chef-
d'oeuvre. Pourquoi discuter de ce qui tombe sous le sens et
dans l'oreille ? On en est d'autant plus convaincu à
l'écoute de la remarquable version de l'orchestre Le Concert
d'Astrée sous la direction d'Emmanuelle Haïm, avec Susan
Graham dans le rôle de Didon et Camilla Tilling dans celui
de Belinda, sa suivante (CD Virgin Classics).


PASTORALE
Quand les petits coins de nature tranquilles et harmonieux
auront tous disparus sous le béton, le macadam et diverses
nuisances sonores, il nous restera peut-être la symphonie "
pastorale " de Beethoven comme témoignage de ces espaces-là
et du plaisir qu'on pouvait y prendre à écouter les oiseaux.
Le chef d'orchestre Carlos Kleiber, disparu le 13 juillet
dernier en Slovénie, avait donné une interprétation magique,
aérienne, de cette oeuvre en concert (CD Orfeo). On éprouve
également un sentiment de plénitude à l'écoute de ses
interprétations de la 4e symphonie de Beethoven, de la 3e et
de la 8e de Schubert, de La Traviata de Verdi, du Chevalier
à la rose de Richard Strauss ou du Freischütz de Weber.

Il y aurait beaucoup à dire sur Carlos Kleiber, chef
d'exception ne jouant pas le jeu des médias ni le rôle
convenu d'une star. Le mieux pour les passionnés de musique
classique est de lire le dossier de la revue " Diapason "
de septembre qui lui est consacré. Il y est signalé un site
japonais incontournable (en anglais !) consacré à Carlos
Kleiber et à son père Erich qui était également un grand
chef d'orchestre et avait fui l'Allemagne nazie en 1935 :
http://www.thrsw.com/


L'EXILÉ DU CIEL
Que peut-on avoir de nos jours pour cinq euros ? Un livre
bijou, un petit recueil de textes d'un des plus grands
poètes chinois du VIIIe siècle, Li Po (" Prunier blanc "),
mélancolique et joyeux, marcheur par monts, par vaux et par
cabarets. Ce livre intitulé " L'exilé du ciel " est
agrémenté de calligraphies et comporte des notes bien utiles
(éditions Le Serpent à plumes, 115 pages). Un émerveillement
et une grande bouffée d'air pur.


Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder 

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