Journal de notre bordLettre n°21 (le 24 avril 2002)Bonsoir à toutes et à tous Par l'effet d'un de ces hasards objectifs étonnants, la revue " Pour la Science " de mai signale en couverture, une étude sur " les impacts cataclysmiques ". Ce serait excessif d'employer de tels mots pour caractériser la situation politique française. Pour l'Argentine, le Venezuela et la Palestine, d'accord, mais pour la France, pas encore. Ceci dit, nous vivons incontestablement une crise politique importante et tout à fait inédite. Elle préfigure peut-être une crise sociale. Des manifestations considérables se préparent pour le 1er Mai, journée internationale des travailleurs. Les moments de crise peuvent être féconds. Tout du moins pour celles et ceux qui y puisent une stimulation pour comprendre mieux les causes des changements. L'action concertée, collective et efficace est à ce prix. Comment pourrions-nous peser sur la situation et ouvrir une voie positive sans comprendre d'abord ce qu'ont révélé les résultats électoraux du 21 avril ? __________________________________________________ La mécanique politique en crise Les chiffres et leur interprétation Réalise sociale et fabrique de l'opinion Sans honte et sans regret Un espoir pour la jeunesse et le monde du travail À lire et à écouter __________________________________________________ LA MÉCANIQUE POLITIQUE EN CRISE Tous les experts se penchent avec une mine soucieuse sur les institutions de la cinquième république. Tous les mécanismes étaient usés et rouillés. Ils ont explosé dimanche soir. Pour servir au mieux les intérêts des bourgeois français, la mécanique institutionnelle mise au point par De Gaulle et Debré senior, et reprise avec allégresse par Mitterrand en 1981, était bien huilée. Elle permettait soit l'alternance Gauche-Droite, soit la cohabitation Gauche-Droite. L'alternance permet de duper les électeurs pendant très longtemps. Elle ne met pas le système en crise. C'est le cas, pour l'instant, aux États-Unis, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Quand une équipe gouvernementale est trop discréditée, l'équipe des remplaçants sur la touche revient aux commandes fraîche et dispose. Mais la cohabitation " à la française ", ça va une fois, deux fois, trois fois, mais à force, bien des électeurs des classes populaires finissent par avoir des soupçons sur ce qui distingue la Gauche et la Droite. Les illusions se dissipent. Après vingt et un ans d'alternances et de cohabitations, leur vie et celle de leurs enfants sont toujours plus difficiles et plus précaires. Bref le char de la cinquième république vient de s'embourber face à l'obstacle prévisible de 30,82 % d'électeurs s'abstenant ou votant blanc ou nul. Ce qui retire déjà un gros morceau de crédibilité à un suffrage pseudo universel qui exclut les immigrés. Ajouter à cela, la mauvaise surprise de voir Le Pen coiffer Jospin sur le poteau. Jospin et Chirac avaient le même programme sur le fond comme dans la forme. Il n'est pas si bizarre, dans le cadre du système présidentiel conçu par De Gaulle, que l'un des deux n'ait pas franchi l'obstacle du premier tour. Il y a donc " une crise de la représentation politique ", selon les experts. La solution viendra d'en bas, avec une démocratie contrôlant en permanence tous les élus, une démocratie vivante et la plus directe possible. LES CHIFFRES ET LEUR INTERPRÉTATION Si on veut bien examiner les résultats de dimanche dernier avec un minimum de sang-froid, on constate que le succès de l'extrême droite est beaucoup moins éclatant qu'on ne nous l'assène jour après jour. Si on compare le total des voix de Le Pen et De Villiers en 1995 avec celui de Le Pen et Mégret en 2002, on constate un recul de 541 943 voix. Ce n'est qu'en termes de pourcentage que la progression est nette, puisque que Le Pen et Mégret font ensemble 19,20 % (et non 20% comme disent la plupart des commentateurs pour " arrondir "). Comparons avec les résultats de l'extrême gauche entre 1995 et 2002. Non seulement elle progresse en pourcentage de 5,3 % à 10,4 % mais elle gagne 1 357 987 voix (sur un total de 2 973 640). Soit une progression de 84,05%. Derrière les chiffres, il y a des réalités politiques, militantes et humaines. Fort heureusement l'essentiel de l'électorat de l'extrême droite est passif, trouvant seulement dans les scrutins l'occasion d'exprimer ses préjugés, ses rancoeurs, ses frustrations et ses peurs. L'électorat d'extrême gauche est composé d'hommes et de femmes conscients des causes des injustices sociales et capables d'agir collectivement pour y mettre fin. SONDER N'EST PAS MESURER À défaut de mettre en cause le système de domination de la classe dirigeante, globalement et dans tous ses rouages, certains s'en prennent comme exutoires aux instituts de sondage. Loin de nous l'idée de les défendre. Disons que le travail de la sociologie critique ne date pas d'hier sur les sondages et qu'il est à reprendre sans cesse. Nous avons en mémoire un article de Patrick Champagne dans " Le Monde diplomatique " de juillet 1995 qui s'intitulait " Pour en finir avec les faux débats sur les sondages ". Depuis les sondages rapprochés ont été autorisés. Le plus intéressant à analyser dans le cas des présidentielles de 2002 est que certains sondages évoquaient jeudi dernier, trois jours avant le scrutin, la possibilité que Le Pen passe devant Jospin. Mais les sondeurs eux-mêmes n'ont pas cru à leurs résultats. A fortiori Chirac, Jospin et leurs équipes de campagne qui préparaient leurs interventions du deuxième tour en toute quiétude. Les opinions et aspirations sociales ont leur logique qui échappent aux calculs politiciens. SANS HONTE ET SANS REGRET La progression de l'extrême droite et son succès par défaut sont inquiétants. Mais ils le seraient davantage si nous nous laissions impressionner par tous les effets de dramatisation de ceux qui se situent du côté de la Gauche bourgeoise et gouvernementale. Ces gens-là agitent la menace lepéniste avec d'autant plus de vigueur qu'ils voudraient se refaire une santé électorale en réduisant le poids de l'extrême gauche et en tentant de récupérer ses voix aux législatives. A cause du score de Le Pen, ils ont honte d'être Français. Pour avoir honte d'être Français, il faudrait se considérer comme Français, ce qui n'est pas notre cas. D'ailleurs après les attentats du 11 septembre, nous n'étions pas Américains non plus. Alors ? Nous sommes simplement des homo sapiens résidant momentanément sur la planète Terre. Et nous n'en tirons aucune gloriole par rapport aux girafes, aux campagnols, aux chardonnerets ou aux papillons. Il y a actuellement des " Français républicains " qui se repentent de ne pas avoir voté pour Jospin ; c'est-à-dire pour quelqu'un qui n'a pas voulu relever les minima sociaux, a privatisé à outrance, n'a rien fait contre les plans de licenciements, a subventionné abondamment le patronat, etc. Pour bien nous caler tranquillement à contre courant, précisons que nous ne regrettons pas d'avoir voté extrême gauche. Nous sommes prêts à récidiver parce que l'espoir pour les travailleurs et la jeunesse est politiquement de ce côté-là. UN ESPOIR POUR LA JEUNESSE ET LE MONDE DU TRAVAIL L'espoir suscité par le succès de l'extrême gauche peut être déçu ou porté plus loin. Il peut être transformé en une force accueillant les travailleurs et les jeunes qui n'ont plus confiance dans les partis de la gauche gouvernementale. Depuis 1995 il n'y a pas eu un excès de collaboration entre les composantes d'extrême gauche, c'est un euphémisme. Aujourd'hui il est tard mais il n'est pas trop tard. A chacun de réfléchir à la façon de contribuer à la coordination ou si l'on préfère à la fédération de ces diverses composantes. Des travailleurs assez nombreux y trouveraient leur place de même que de nombreux jeunes qui manifestent aujourd'hui avec beaucoup de détermination contre le milliardaire Le Pen et ses supporters. Une nouvelle force d'émancipation peut émerger rapidement donnant un sens et une cohérence à toutes les luttes sur tous les terrains. À LIRE ET À ÉCOUTER Le n°21 de la revue " Carré rouge " est sorti peu de temps avant le premier tour. Il n'est en rien périmé ! Le meilleur conseil que nous puissions vous donner est de vous abonner à cette revue qui est peu distribuée en librairie (voir les liens de notre site). Au sommaire du dernier numéro, des articles sur la grève des McDo, sur l'impérialisme américain, sur l'Argentine, sur Porto Alegre, sur le livre de Daniel Bensaïd " Les trotskysmes " ; sur la Palestine (dont un article d'Edward Saïd, un texte d'Albert Einstein de 1949 intitulé " Pourquoi le socialisme ? ", etc. Au cours du précédent trimestre, la revue " Sciences Humaines " a publié un numéro hors-série très intéressant sur les sciences cognitives. Nous attirons également l'attention sur la parution du livre très dense d'Angèle Kremer Marietti intitulé " La Philosophie cognitive " (128 pages, éditions L'Harmattan). A signaler enfin que le philosophe Gilles Deleuze décédé en 1995 fait en quelque sorte les 35 heures sur " France Culture " depuis samedi dernier et jusqu'au 3 mai. C'est en effet la durée totale des divers extraits de cours diffusés sur cette antenne à divers moments de la journée. Faites l'expérience d'écouter Deleuze parlant de Leibniz, de Spinoza, de musique ou de cinéma. C'est passionnant et pas toujours clair. Deleuze disait incidemment qu'il n'est pas nécessaire d'être fou pour délirer. Avec Deleuze, pas de dogmatisme. Le questionnement est permanent et c'est un plaisir rare. Bien fraternellement à toutes et à tous. Samuel Holder _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mèl: Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_021_24-04-2002.html |