Formation politique et intervention militante avant, pendant et après Mai 68


Témoignage de José Chatroussat
Mai 2018

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J’avais 22 ans en Mai 68 et j’étais étudiant en histoire. Je défendais des idées révolutionnaires depuis près de six ans ans. En 1962, je me disais anarchiste. Ayant grandi dans une famille d’instituteurs qui étaient des militants anticléricaux, pacifistes et anticolonialistes, je me suis donc toujours senti politisé, au sens où toutes les injustices petites ou grandes dans le monde ou sous mes yeux me révoltaient. La guerre d’Algérie était l’injustice majeure. Je me demandais pourquoi elle durait depuis si longtemps, avec un mouvement d’opposition aussi faible en France.

J’ai commencé à connaître sérieusement les idées de Marx au lycée d’Elbeuf, une ville ouvrière proche de Rouen. Ma professeure de philosophie était une marxiste non-dogmatique, soutenant la lutte du peuple algérien et me faisant découvrir Wilhelm Reich aussi bien que les présocratiques. Bien des jeunes de ma génération ayant eu la chance d’aller au lycée, ont souvent découvert Marx par le biais d’un professeur de philosophie.

En 1963, juste un an après l’indépendance de l’Algérie, j’ai participé près de Skikda à un camp de plus de deux-cents jeunes français où tout le spectre des tendances de gauche et d’extrême gauche était représenté, de l’UEC, l’organisation étudiante du PCF, à Socialisme ou Barbarie en passant par le PSU et divers groupes trotskistes. C’était un forum presque permanent où des discussions passionnées portaient aussi bien sur les chances de l’Algérie de devenir un État socialiste ou d’avoir un gouvernement ouvrier et paysan (je n’avais aucune illusion à ce sujet) que sur la « bonne interprétation » des analyses de Marx. Je me souviens d’une discussion collective acharnée à laquelle je n’avais rien compris sur le livre Marx, penseur de la technique de Kostas Axelos qui venait de paraître. Ce que j’ai par contre très bien compris en parlant avec de jeunes paysans ou pêcheurs algériens de mon âge, pour la plupart analphabètes mais très lucides, c’est qu’ils n’avaient aucune confiance en Ben Bella et dans les gens du FLN au pouvoir. Ils me donnèrent des exemples concrets de leur corruption. Eux qui s’étaient battus dans le djebel pour l’indépendance, ne rêvaient que d’une chose : partir en France pour trouver du travail.

Je m’étais fait un ami en Algérie qui était étudiant à Lyon et militait à Socialisme ou Barbarie puis à Pouvoir Ouvrier. J’avais déjà évolué de l’anarchisme au marxisme libertaire en lisant notamment Jeunesse du socialisme libertaire de Daniel Guérin. Mon ami me fit découvrir des numéros de l’Internationale situationniste, de la revue Front noir animé par Louis Janover et du bulletin Informations Correspondances ouvrières (ICO). Une militante parisienne de Voix Ouvrière avait réussi à abonner mon père à ce journal trotskiste sans jamais réussir à me rencontrer. Toutes ces publications m’intéressaient beaucoup, mais ce sont les analyses de Socialisme ou Barbarie qui me semblaient les plus nourrissantes et les plus convaincantes. Bien que lisant énormément pour être au fait de toutes les analyses et ayant entamé la lecture de Marx, Lénine, Lukacs, Korsch, Ernst Bloch et Debord, j’avais constamment l’impression d’être à la traîne, de ne pas être à la hauteur d’un mouvement révolutionnaire marxiste complexe et en constante évolution. Cela provoqua une rupture d’un an avec mon ami. Je lui avais écrit pour lui dire de ne pas perdre son temps avec moi car je n’arrivais plus à comprendre tout ce qu’il m’expliquait.

En attendant de trouver ma voie, je militais à la Fédération anarchiste qui finit par me décevoir pour son manque d’intérêt pour les idées y compris des grands penseurs anarchistes que j’avais consciencieusement étudiés par moi-même. Personne dans notre groupe à Rouen ne se souciait de les faire partager aux travailleurs. Être anarchiste m’apparaissait comme une posture confortable, pas comme une façon de vouloir changer le monde. De plus, la Philosophie de la misère de Proudhon m’avait ennuyé et semblé bien obscure tandis qu’à ma grande surprise la riposte de Marx, Misère de la philosophie, m’apparaissait claire et convaincante. La biographie de Bakounine par Hanns-Erich Kaminski avait aussi refroidi mon enthousiasme pour cette figure importante de l’anarchisme.
En 1964, j’ai adhéré brièvement à l’Union des Étudiants Communistes (UEC) pour observer comment ça fonctionnait de l’intérieur. Nous étions sous la tutelle vigilante d’un militant du PCF. Je découvris au passage le caractère sommaire et très métaphysique du marxisme dans sa version stalinienne théorisée avant-guerre par Georges Politzer et à ce moment-là par Garaudy, Cogniot et Kanapa. Ce marxisme-là et l’électoralisme du PCF (« la voie pacifique vers le socialisme ») provoquaient l’hilarité ou l’indignation cachée de mes camarades qui étaient comme moi en hypokhâgne et à l’UEC, et qui allaient peu de temps après rejoindre la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine ou l’UJCml maoïste.
Aux Auberges de la Jeunesse, j’avais fait la connaissance parmi d’autres d’un militant trotskiste du Parti Communiste Internationaliste (tendance Pierre Franck) qui essayait de gagner des jeunes. Il ne réussit pas à me convaincre mais renforça mon intérêt pour Trotsky dont la biographie par Isaac Deutscher venait de sortir. Les trois tomes me passionnèrent, de même que les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge.

Ne perdant pas de vue Socialisme ou Barbarie (S ou B) pour autant, j’avais commandé la collection complète des numéros de cette revue, car je voulais militer avec ce groupe en consolidant d’abord ma connaissance de leurs analyses. Je reçus bientôt un paquet de leurs publications disponibles, mais accompagné d’un mot me signalant que le groupe avait cessé d’exister. Le rédacteur de cette note avait peut-être un peu anticipé la fin de SouB qui fut effective au cours de l’été 1965. J’étais déçu. J’avais défendu avec fougue l’analyse des rapports de production en URSS de SouB dans un débat à Rouen m’opposant à Pierre Franck de la IVe Internationale qui avait été invité par le groupe des jeunes du PSU. Où aller pour tenter de défendre les bonnes idées révolutionnaires ?

C’est à ce moment-là que l’ami que j’avais connu en Algérie m’a recontacté. Je l’ai retrouvé en avril 1965 à Paris avec un autre militant encore plus cultivé politiquement que lui. Il avait connu de près Castoriadis à qui il reprochait de tourner le dos à Marx et même à la classe ouvrière. Lui et mon ami avaient milité ensuite à Pouvoir Ouvrier (PO). Mais, selon eux, PO n’offrait pas de perspective, de même qu’ICO. De mon côté, ayant fait l’expérience de la Fédération anarchiste, je n’étais pas tenté non plus par un groupe marxiste trop passif, trop attentiste, produisant des analyses « en chambre », ou se contentant de publier des témoignages sur l’exploitation et les luttes des travailleurs, sans chercher activement et méthodiquement à gagner des ouvriers aux idées révolutionnaires. Les analyses « capitalistes d’État » m’avaient profondément et durablement marquées, mais leur pertinence m’apparurent moins évidente à partir du moment où elles pouvaient conduire à une attitude distanciée ou contemplative de la lutte de classe comme semblait l’indiquer la nouvelle orientation de Castoriadis et de ses proches.
Mes deux amis proposèrent de tenter de militer dans un groupe trotskiste « ayant des déformations bureaucratiques », mais se donnant réellement les moyens d’une activité au sein de la classe ouvrière. C’est ainsi que j’ai été convaincu par eux, ainsi qu’un petit groupe de jeunes intellectuels parisiens venant de PO et qu’on appelait « la bande à Edouard », de rejoindre le groupe Voix Ouvrière (VO). Cette organisation avait une réputation de sérieux et intervenait dans un certain nombre de grandes entreprises. Non seulement ses militants n’avaient pas peur de s’affronter aux staliniens pour défendre leurs idées auprès des travailleurs, mais ils faisaient grand cas d’une formation théorique poussée, complétée par la lecture de nombreux romans. Tout cela me convenait parfaitement, d’autant plus qu’aucun régime se disant socialiste sur la planète, y compris celui de Cuba, ne trouvait grâce aux yeux de VO.
Avec ma compagne Hélène, nous avons également pu entendre et apprécier les plus anciens militants de VO issus du groupe Barta qui avaient milité pendant la Deuxième guerre mondiale et joué un rôle décisif dans la grève de Renault-Billancourt en 1947. C’est donc avec enthousiasme que, dès septembre 1965, nous avons entrepris tous les deux de construire un groupe VO sur Rouen, avec l’aide d’une militante parisienne de 25 ans qui nous rendait visite régulièrement.

Le succès du marxisme avant mai 68
Dans les années qui ont suivi la guerre d’Algérie, tous les jeunes qui ont rejoint une organisation se disant révolutionnaire (et y compris ceux militant à l’UEC ou aux JC) se réclamaient du marxisme et considéraient le prolétariat comme la classe potentiellement émancipatrice. Nous étions tous, d’une manière ou d’une autre, marxistes ouvriéristes. Les anarchistes qui, par exemple autour du Monde Libertaire de Maurice Joyeux, rejetaient Marx en bloc ne pouvaient pas faire recette dans ces années-là. Tout le monde se devait d’avoir un bagage théorique assez conséquent pour ne pas avoir l’air idiot dans les nombreux débats et discussions entre groupes et tendances. Toutes les œuvres de Marx et Engels étaient publiées et largement diffusées par les Editions Sociales du PCF. Tous les auteurs qui étaient ou se disaient marxistes attiraient l’attention et provoquaient des discussions. Des jeunes de l’UEC se sentirent obligés de lire le Traité d’économie marxiste d’Ernest Mandel paru en 1962 dont la lecture était incontournable, ne serait-ce que pour en dire du mal.
Qu’on soit pour ou contre à l’époque, les écrits les plus connus de Lénine ne pouvaient être ignorés par personne. Je me souviens d’une discussion houleuse au Mans en 1966 avec de jeunes ouvriers des JC voulant justifier la stratégie électoraliste du PCF de « la voie pacifique au socialisme » en se référant à un texte de Lénine de 1917 où il expliquait que cela était possible d’accéder au pouvoir sans violence. Militant désormais à VO, je connaissais ce texte beaucoup mieux qu’eux et dans quel contexte très particulier Lénine l’avait écrit. Mais bien sûr, aucun argument ne les ébranla. Cette anecdote est révélatrice. Le fait de se réclamer du PCF et d’avoir un mince vernis de marxisme et de léninisme permettait à de jeunes ouvriers staliniens de se sentir très sûrs d’eux en toutes circonstances.

À la gauche du PCF, le marxisme ouvriériste trouvait sa justification concrète dans des expériences qui n’étaient pas si lointaine dans le temps, comme la création de conseils ouvriers lors de l’insurrection hongroise de 1956, la grève générale belge de l’hiver 1960-61 et la grève des mineurs en France en 1963. Pour qui avait étudié ces évènements et avaient lu en abondance sur l’histoire du mouvement ouvrier international depuis ses origines avec le Chartisme en Angleterre, les grandes grèves qui ont éclaté en France en 1967, à la Rhodiaceta près de Grenoble, aux chantiers navals de Saint-Nazaire ou en janvier 1968 à la Saviem à Caen, ces grèves confortaient l’idée, qu’en dépit du carcan des organisations réformistes et avant tout staliniennes, la classe ouvrière détenait toujours un potentiel révolutionnaire. Cela constituait aussi des arguments forts contre les groupes et intellectuels tiers-mondistes pour qui il n’y avait plus rien à attendre de la classe ouvrière « embourgeoisée » des pays impérialistes.

L’hégémonie du PCF sur la classe ouvrière
La région où nous avions entrepris de construire un groupe VO était très industrielle, avec une forte implantation du PCF dans toutes les grandes entreprises. Les staliniens étaient à la tête de plusieurs municipalités autour de Rouen. Il était influent dans l’enseignement secondaire et à l’université.
Lorsque nous avons organisé notre première réunion publique en 1967, plus de soixante-dix dirigeants locaux et figures actives du PCF sont venus pour l’empêcher de se tenir. Parmi eux, il y avait aussi bien des dockers pour nous virer que des professeurs de l’université venus se distraire du spectacle. La confrontation a été violente et c’est nous qui les avons expulsés avec l’appui décisif de camarades parisiens venus en renfort. Quelques semaines plus tard, les gros bras du PCF revenaient en force pour empêcher la tenue d’un meeting de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) en l’honneur de Che Guevara qui venait d’être assassiné. Nous avons organisé un service d’ordre commun et empêché qu’ils ne pénètrent dans la salle. La confrontation a cette fois été plus verbale que violente.

Lorsque nous faisions du porte à porte dans les immeubles populaires pour proposer notre journal et discuter avec des travailleurs à leur domicile, l’un de nous commençait par le haut de l’escalier et l’autre par le bas pour pouvoir faire face ensemble à un éventuel incident désagréable avec un membre du PCF si nous entendions des éclats de voix. Avec le recul, il peut sembler incompréhensible que l’extrême gauche marxiste n’ait pas eu plus de succès en mai 68 auprès de la classe ouvrière. Il faut donc bien peser l’importance que constituait l’obstacle du PCF, qui impressionnait par sa force et son influence bien au-delà de ses rangs. Le PCF prenait toutes les mesures nécessaires (y compris les calomnies et les interventions violentes bien sûr) pour ne pas être critiqué et contesté sur sa gauche. Il ne voulait pas qu’on existe, tout simplement. La classe ouvrière était sa chasse gardée.
En France, à ma connaissance, les deux seuls groupes (trotskistes) qui osaient diffuser des tracts devant des usines en leur nom étaient l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI lambertiste), et Voix Ouvrière. Ces deux organisations avaient d’ailleurs collaborées un certain temps à la publication de bulletins d’entreprise communs au début des années 1960. A la veille de mai 68, VO était présente dans une soixantaine de grosses entreprises dont une quarantaine d’usines. Si on ajoute l’implantation un peu plus conséquente de l’OCI, quelques étudiants maoïstes « établis », une poignée d’anarchosyndicalistes et quelques rares militants conseillistes, on constate que, à l’échelle de la France, la présence des révolutionnaires au sein du prolétariat était extrêmement réduite. Cette faiblesse ne décourageait personne mais doit être prise en compte dans toute appréciation de ce qu’aurait pu faire et n’ont pas fait les groupes d’extrême gauche en mai-juin 1968.
Faute d’avoir rencontré et apprécié des militants révolutionnaires, les salariés ne pouvaient que rarement objecter aux staliniens que les gauchistes n’étaient pas des « fils à papa », des « provocateurs », des énergumènes irresponsables « faisant le jeu de la bourgeoisie ».

Comme nous avons réussi à Rouen, comme dans d’autres villes de province, à gagner un petit nombre d’ouvriers, d’employés et d’hospitaliers, malgré notre jeunesse et notre expérience réduite, nous avions la preuve qu’on pouvait faire partager les idées révolutionnaires directement ; c’est-à-dire, ni en faisant de l’entrisme dans le PCF (comme le PCI de Pierre Franck), ni en faisant embaucher des camarades étudiants dans les usines (comme commençaient à le faire les maoïstes enthousiastes de « Révolution culturelle »), ni en attendant que les travailleurs s’intéressent spontanément un jour aux idées révolutionnaires ou s’empare du programme préparé pour eux (position des bordiguistes par exemple).

Se former avec Marx, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg
Tout en ayant une activité de terrain importante, en collant des affiches qui reproduisaient l’éditorial de la semaine, en multipliant les ventes publiques et les contacts avec des salariés, des lycéens, des étudiants, notamment à l’occasion des meetings de soutien au peuple vietnamien, nous poursuivions bon train notre formation et celle des camarades autour de nous sous forme de lectures et d’exposés.
Nous faisions lire Travail salarié et capital, Salaires, prix, profit et la version condensée du Capital par Otto Rühle et préfacée par Trotsky (Le marxisme et notre époque). Quelques courageux à VO ont lu la version condensée par Julien Borschardt du Capital qui comptait près de 500 pages. Ce n’était pas négligeable. Pour ma part, j’avais en plus entrepris dès 1964 la lecture du livre I dans la traduction Maximilien Rubel dans l’édition de la Pléiade. En annexe, il y avait l’Enquête ouvrière de Marx de 1880 qui m’avait impressionné par son souci du détail des conditions de travail et de vie des ouvriers. Cela confortait la validité de notre démarche à VO d’être attentifs à tous les aspects de l’exploitation dont nous faisaient part les salariés avec qui nous confectionnions nos bulletins d’entreprise. Nous étions en mesure de dénoncer vigoureusement, parfois avec humour, les différentes facettes de l’exploitation dans une entreprise. C’est sur cette base-là où la CGT n’osait pas s’aventurer que nous suscitions l’intérêt des lecteurs de nos bulletins et souvent leur sympathie.
Cependant, ce sont les écrits politiques de Marx et Engels et les biographies de Riazanov et de Nilolaïevski et Maenchen-Helfen les montrant avant tout comme des militants et pas seulement comme des théoriciens qui constituaient le fond le solide de notre « marxisme ».
Tous les groupes trotskistes faisaient grand cas des brochures de Lénine et en particulier Que faire ?, chacun en ayant sa lecture propre justifiant sa pratique. Je me souviens des JCR se moquant de nos « feuilles volantes » à propos de nos bulletins d’entreprise tandis que nous les critiquions de rester dans le milieu étudiant et de ne pas déployer beaucoup d’efforts pour se lier aux travailleurs du rang. Seuls les syndicalistes trouvaient grâce à leurs yeux, ayant d’emblée une « conscience de classe » supérieure aux autres travailleurs.

Dans la galaxie des militants et penseurs marxistes, en dehors de Lénine et Trotsky dont nous lisions tous les écrits disponibles, Rosa Luxemburg tenait une place importante. Nous avions lu et faisions lire sa biographie par Paul Frölich publiée par Maspero, Réforme sociale ou révolution, Grève de masses, parti et syndicats et son texte écrit en prison sur La Révolution russe. Mais avant 1968, peu d’autres textes d’elle ou sur elle existaient en français.

Construire un parti pour l’auto-émancipation des travailleurs…
Tout en n’ayant aucun doute à l’époque sur la nécessité de construire un parti de type bolchevique, nous appartenions à une organisation marxiste qui accordait plus d’importance que d’autres aux organes autonomes créés et susceptibles d’être créés dans l’avenir par les travailleurs. Nous ne concevions pas que des camarades d’entreprise puissent jouer un rôle dirigeant dans une grève autrement que dans le cadre d’un comité de grève élu en assemblée générale, même s’ils étaient parvenus, ce qui était rarissime, à occuper une responsabilité syndicale. Une grève dirigée par une intersyndicale enlevait automatiquement aux travailleurs la possibilité de contrôler leur grève et de faire preuve d’initiative. Je signale au passage que cette orientation a été maintenue par Lutte Ouvrière jusque dans les années 1980, et a ensuite été progressivement abandonnée, à mesure que les militants d’entreprise de LO accédaient à des responsabilités syndicales dans la CGT.

Dans notre esprit, tout ce qui pouvait émerger de la classe ouvrière en dehors du contrôle des appareils syndicaux (avant tout celui de la CGT), était le bienvenu et l’indice que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Le fait de vouloir construire un parti, un instrument qui aide et permette cette émancipation, ne nous apparaissait pas contradictoire, car cela nous semblait être illustré positivement par le succès initial de la Révolution russe de 1917 et, négativement, par les échecs de la Révolution allemande de 1918 et de la Révolution espagnole de 1936.

Mai 68, un coup d’essai prometteur
J’avais donc la tête pleine d’exemples d’expériences révolutionnaires du passé et, bien sûr, des luttes impressionnantes en cours que ce soit celles qui se déroulaient au Vietnam, aux États-Unis, ou des diverses contestations étudiantes dans le monde.
Comme VO tournait tous ses efforts vers les entreprises et ne cherchait pas à jouer un rôle dans le mouvement étudiant, c’est surtout l’éclatement de la grève avec occupation à Renault-Cléon lancée par de jeunes ouvriers qui, localement, m’a enthousiasmé. C’était la deuxième usine à partir en grève après celle de Sud-Aviation de Nantes.

Un sentiment surprenant a surgi chez de nombreux ouvriers après les affrontements au Quartier latin : ils n’étaient pas seulement indignés par les violences des CRS, ils avaient de la sympathie et une certaine admiration pour ces étudiants qui s’étaient battus sur les barricades et défiaient le pouvoir en place. Ce sentiment allait à l’encontre de l’image négative du mouvement étudiant que le PCF et la CGT cherchaient à imposer dans les esprits. Ce courant de sympathie ouvrait une brèche dans laquelle se sont engouffrés les ouvriers des premières entreprises à se mettre en grève avec occupation.
Il était logique que ce soit en province où l’emprise de la CGT était relativement plus faible que dans la région parisienne que des initiatives spontanées puissent se produire.
Mais rapidement, le CGT a compris le danger de contamination des idées contestataires des étudiants aux travailleurs ayant envie d’entrer en lutte. C’est pourquoi la CGT a rapidement généralisé la grève pour garder le contrôle de la classe ouvrière. Un journaliste de droite lucide a employé une image très parlante : « La CGT emballe sa monture pour mieux la contrôler ». Dans un premier temps, la CGT est donc apparue comme renforçant et développant le mouvement. A Cléon, la grève avec occupation a été vivante pendant quelques jours. Mais dès que la CGT a décidé de libérer le directeur et ses cadres, des ouvriers ont commencé à être déçus et à rentrer chez eux. Par contre, dans les différentes entreprises où de jeunes travailleurs voulaient participer au mouvement, ils ont rejoint le campus ou le cirque de Rouen occupé par les étudiants. C’est là que j’ai pu avoir des discussions très riches avec de jeunes ouvriers. Certains s’emparaient de nos gros paquets de tracts pour aller les distribuer avant même qu’on leur ait demandé de la faire.

Il est incontestable qu’une frange de jeunes travailleurs voulaient aller plus loin.
Derrière les grilles de l’usine Renault-Cléon à la fin du mouvement, j’ai assisté à une scène presqu’aussi poignante que celle de l’ouvrière révoltée de chez Wonder ne voulant pas rentrer dans « la tôle ». Un jeune ouvrier que j’avais convaincu hurlait contre un groupe de bureaucrates syndicaux et argumentait pied à pied avec beaucoup de courage. Après la reprise du travail, il a quitté l’usine.
Il y a eu incontestablement des jeunes grévistes qui ont été terriblement déçus que le mouvement s’arrête brutalement. Pour eux, c’était un peu l’aube d’une nouvelle vie et donc un rêve qui se brisait. La CGT leur disait d’être raisonnable et d’estimer qu’une grande victoire avait été remportée, ce qui n’était pas du tout le cas. Et nous, à VO, nous leur proposions de patiemment construire un parti ouvrier révolutionnaire dans leur usine. Certains ont été motivés pour le faire, environ jusqu’en 1978. Ils ont été en pointe dans les nombreuses grèves dures qui ont éclaté jusqu’à cette date. D’autres ont tout laissé tomber et nous ne les avons pas revus. Dans les premiers tracts que nous avons rédigés pour les diffuser à Renault-Cléon, un jeune ouvrier de l’usine voulait souvent qu’on exprime les choses de façon plus radicale que je ne le proposais.

Pour autant, du fait de notre formation à VO et des exemples historiques que nous avions étudiés, nous n’avons jamais cru que nous étions à l’aube d’une situation révolutionnaire ou d’une sorte de 1905. Même si l’arrêt de la grève décidé par la CGT s’est heurté assez souvent à de fortes résistances, on était bien obligé de constater qu’il n’y a pas eu une volonté forte et durable de passer outre. Des opportunités de construire un parti révolutionnaire semblaient s’offrir à nous, mais la classe ouvrière n’a pas pour autant exprimé des aspirations à renverser le pouvoir en place et à changer la société.

Mai-juin 68 m’est apparu alors comme un coup d’essai prometteur qui serait peut-être suivi par des mouvements encore plus importants, ce qui n’a pas été le cas. Il a seulement écorné l’influence du mouvement stalinien, ce qui a été important pour que les idées révolutionnaires pénètrent plus largement au sein de la classe ouvrière et que des marges plus importantes d’autonomie existent pour les salariés dans toutes les grèves importantes qui se sont produites en France au cours de la quinzaine d’années suivantes. Aujourd’hui, il me semble que mai 68 ne pouvait pas produire plus que ce qu’il a donné comme poussée émancipatrice. Je le garde en mémoire comme un moment de bonheur, où tout ce qui est aliénant et détestable dans la société capitaliste a été mis entre parenthèses pendant quelques semaines.

Le retour de Marx, mais pas du prolétariat
La dernière expérience importante de lutte à laquelle j’ai participé comme militant trotskiste a été le mouvement de novembre-décembre 1995 où les cheminots ont été en pointe et, à Rouen, ont gardé le contrôle démocratique de leur grève qui avait entraîné d’autres secteurs de salariés.
Après mon exclusion de LO en mars 1997 et après ma rupture avec la tendance Voix des Travailleurs fin 1999, je suis resté lié et même ami avec quelques ouvriers, ce qui m’a permis de suivre de près les mobilisations les plus importantes. Mais en même temps, le mouvement trotskiste m’est apparu plus que jamais comme épuisé de sa substance vivante, inacceptable dans son fonctionnement interne, prisonnier de sa routine électorale et incapable d’analyser les transformations qui ont affecté le prolétariat à partir des années 1990.

En fait, le déclin des organisations trotskistes a accompagné celui du PCF. LO s’en est momentanément mieux sorti pendant quelques années, mais pour finalement s’ossifier, se replier sur elle-même, compter avant tout sur sa présence dans les campagnes électorales plus que sur l’énergie combative et les initiatives des travailleurs. Elle est plus que jamais devenue une organisation perpétuellement auto-satisfaite, se prétendant la seule révolutionnaire. Elle s’est débarrassée des militants posant des questions gênantes risquant de perturber le petit ronron de ses activités traditionnelles et de sa propagande minimale répétée en boucle. Je résumerais la posture de LO ainsi : « Répétons toujours la même chose, en attendant que le niveau de conscience de la classe ouvrière remonte et nous permette de jouer le rôle d’experts éclairés. » Cette position élitiste, condescendante à l’égard des travailleurs, élude des faits auxquels les organisations traditionnelles d’extrême gauche ne tiennent pas à se confronter.
L’un des plus importants est que, comparativement à la situation en 1968 et jusqu’au milieu des années 1970, les forces et les ressources du prolétariat se sont affaiblies. Des millions de personnes sont au chômage partiel ou total ; la précarité, la flexibilité, l’épuisement, le harcèlement au travail ont pris une ampleur impressionnante et démoralisante pour les intéressés ce qui handicape la possibilité de luttes de grandes ampleurs. Pour surmonter de tels obstacles, il faut au minimum admettre qu’ils existent et reformuler ses analyses et son intervention politique en en tenant compte.

L’étude critique de Marx, l’approfondissement de la compréhension des révolutions passées ou récentes, de mouvements comme celui de mai 68 et des transformations qualitatives des rapports sociaux capitalistes sont inutiles aux organisations telles que LO et le NPA. Depuis les vingt dernières années, l’intérêt pour ces questions cruciales, et notamment pour les écrits de Marx, s’est davantage retrouvé chez de jeunes chercheurs en sciences sociales ou chez des militants qui ont rompu avec les organisations d’extrême gauche et animent des revues ou des sites web.
Personnellement, j’ai repris l’étude de la place du prolétariat dans la société, du rôle des partis et des structures et expériences démocratiques sous un autre angle critique, en lisant des auteurs comme Jean-Marie Vincent (Un autre Marx et Critique du travail), Oskar Negt (L’espace public oppositionnel), Günther Anders (L’obsolescence de l’homme) ou John Holloway (Crack Capitalism).
Par ailleurs, ce à quoi nous incite l’intérêt que l’on peut porter aujourd’hui à mai 68, c’est de redonner une vitalité et un nouveau contenu à l’internationalisme. Et cela passe bien sûr par la confrontation internationale et fraternelle des points de vue.

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Ce texte est une contribution au numéro spécial sur le rôle des idées de Marx en Mai 68 dans le monde, publié par le bulletin électronique Insurgent Notes qui est animé par des camarades des États-Unis. Il a été traduit en anglais par leurs soins dans leur dernière publication, Issue 17. Nous conseillons à nos lecteurs lisant l’anglais de découvrir toutes les autres contributions en provenance de différents pays et qui sont d’un grand intérêt sur leur site : insurgentnotes.com

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