J’avais 22 ans en Mai 68 et j’étais
étudiant en histoire. Je défendais des idées
révolutionnaires depuis près de six ans ans. En
1962, je me disais anarchiste. Ayant grandi dans une famille
d’instituteurs qui étaient des militants
anticléricaux, pacifistes et anticolonialistes, je me suis
donc toujours senti politisé, au sens où toutes les
injustices petites ou grandes dans le monde ou sous mes yeux me
révoltaient. La guerre d’Algérie était
l’injustice majeure. Je me demandais pourquoi elle durait
depuis si longtemps, avec un mouvement d’opposition aussi
faible en France.
J’ai commencé à connaître
sérieusement les idées de Marx au lycée
d’Elbeuf, une ville ouvrière proche de Rouen. Ma
professeure de philosophie était une marxiste
non-dogmatique, soutenant la lutte du peuple algérien et
me faisant découvrir Wilhelm Reich aussi bien que les
présocratiques. Bien des jeunes de ma
génération ayant eu la chance d’aller au
lycée, ont souvent découvert Marx par le biais
d’un professeur de philosophie.
En 1963, juste un an après l’indépendance de
l’Algérie, j’ai participé près
de Skikda à un camp de plus de deux-cents jeunes
français où tout le spectre des tendances de gauche
et d’extrême gauche était
représenté, de l’UEC, l’organisation
étudiante du PCF, à Socialisme ou Barbarie en
passant par le PSU et divers groupes trotskistes.
C’était un forum presque permanent où des
discussions passionnées portaient aussi bien sur les
chances de l’Algérie de devenir un État
socialiste ou d’avoir un gouvernement ouvrier et paysan (je
n’avais aucune illusion à ce sujet) que sur la
« bonne interprétation » des analyses de Marx.
Je me souviens d’une discussion collective acharnée
à laquelle je n’avais rien compris sur le
livre Marx, penseur de la technique de Kostas Axelos qui venait
de paraître. Ce que j’ai par contre très bien
compris en parlant avec de jeunes paysans ou pêcheurs
algériens de mon âge, pour la plupart
analphabètes mais très lucides, c’est
qu’ils n’avaient aucune confiance en Ben Bella et
dans les gens du FLN au pouvoir. Ils me donnèrent des
exemples concrets de leur corruption. Eux qui
s’étaient battus dans le djebel pour
l’indépendance, ne rêvaient que d’une
chose : partir en France pour trouver du travail.
Je m’étais fait un ami en Algérie qui
était étudiant à Lyon et militait à
Socialisme ou Barbarie puis à Pouvoir Ouvrier.
J’avais déjà évolué de
l’anarchisme au marxisme libertaire en lisant
notamment Jeunesse du socialisme libertaire de Daniel
Guérin. Mon ami me fit découvrir des numéros
de l’Internationale situationniste, de la revue Front noir
animé par Louis Janover et du bulletin Informations
Correspondances ouvrières (ICO). Une militante parisienne
de Voix Ouvrière avait réussi à abonner mon
père à ce journal trotskiste sans jamais
réussir à me rencontrer. Toutes ces publications
m’intéressaient beaucoup, mais ce sont les analyses
de Socialisme ou Barbarie qui me semblaient les plus
nourrissantes et les plus convaincantes. Bien que lisant
énormément pour être au fait de toutes les
analyses et ayant entamé la lecture de Marx,
Lénine, Lukacs, Korsch, Ernst Bloch et Debord,
j’avais constamment l’impression d’être
à la traîne, de ne pas être à la
hauteur d’un mouvement révolutionnaire marxiste
complexe et en constante évolution. Cela provoqua une
rupture d’un an avec mon ami. Je lui avais écrit
pour lui dire de ne pas perdre son temps avec moi car je
n’arrivais plus à comprendre tout ce qu’il
m’expliquait.
En attendant de trouver ma voie, je militais à la
Fédération anarchiste qui finit par me
décevoir pour son manque d’intérêt pour
les idées y compris des grands penseurs anarchistes que
j’avais consciencieusement étudiés par
moi-même. Personne dans notre groupe à Rouen ne se
souciait de les faire partager aux travailleurs. Être
anarchiste m’apparaissait comme une posture confortable,
pas comme une façon de vouloir changer le monde. De plus,
la Philosophie de la misère de Proudhon m’avait
ennuyé et semblé bien obscure tandis
qu’à ma grande surprise la riposte de
Marx, Misère de la philosophie, m’apparaissait
claire et convaincante. La biographie de Bakounine par
Hanns-Erich Kaminski avait aussi refroidi mon enthousiasme pour
cette figure importante de l’anarchisme.
En 1964, j’ai adhéré brièvement
à l’Union des Étudiants Communistes (UEC) pour
observer comment ça fonctionnait de
l’intérieur. Nous étions sous la tutelle
vigilante d’un militant du PCF. Je découvris au
passage le caractère sommaire et très
métaphysique du marxisme dans sa version stalinienne
théorisée avant-guerre par Georges Politzer et
à ce moment-là par Garaudy, Cogniot et Kanapa.
Ce marxisme-là et l’électoralisme du PCF
(« la voie pacifique vers le socialisme »)
provoquaient l’hilarité ou l’indignation
cachée de mes camarades qui étaient comme moi en
hypokhâgne et à l’UEC, et qui allaient peu de
temps après rejoindre la Jeunesse communiste
révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine ou
l’UJCml maoïste.
Aux Auberges de la Jeunesse, j’avais fait la connaissance
parmi d’autres d’un militant trotskiste du Parti
Communiste Internationaliste (tendance Pierre Franck) qui
essayait de gagner des jeunes. Il ne réussit pas à
me convaincre mais renforça mon intérêt pour
Trotsky dont la biographie par Isaac Deutscher venait de sortir.
Les trois tomes me passionnèrent, de même que les
Mémoires d’un révolutionnaire de Victor
Serge.
Ne perdant pas de vue Socialisme ou Barbarie (S ou B) pour
autant, j’avais commandé la collection
complète des numéros de cette revue, car je voulais
militer avec ce groupe en consolidant d’abord ma
connaissance de leurs analyses. Je reçus bientôt un
paquet de leurs publications disponibles, mais accompagné
d’un mot me signalant que le groupe avait cessé
d’exister. Le rédacteur de cette note avait
peut-être un peu anticipé la fin de SouB qui fut
effective au cours de l’été 1965.
J’étais déçu. J’avais
défendu avec fougue l’analyse des rapports de
production en URSS de SouB dans un débat à Rouen
m’opposant à Pierre Franck de la IVe Internationale
qui avait été invité par le groupe des
jeunes du PSU. Où aller pour tenter de défendre les
bonnes idées révolutionnaires ?
C’est à ce moment-là que l’ami que
j’avais connu en Algérie m’a
recontacté. Je l’ai retrouvé en avril 1965
à Paris avec un autre militant encore plus cultivé
politiquement que lui. Il avait connu de près Castoriadis
à qui il reprochait de tourner le dos à Marx et
même à la classe ouvrière. Lui et mon ami
avaient milité ensuite à Pouvoir Ouvrier (PO).
Mais, selon eux, PO n’offrait pas de perspective, de
même qu’ICO. De mon côté, ayant fait
l’expérience de la Fédération
anarchiste, je n’étais pas tenté non plus par
un groupe marxiste trop passif, trop attentiste, produisant des
analyses « en chambre », ou se contentant de publier
des témoignages sur l’exploitation et les luttes des
travailleurs, sans chercher activement et méthodiquement
à gagner des ouvriers aux idées
révolutionnaires. Les analyses « capitalistes
d’État » m’avaient profondément
et durablement marquées, mais leur pertinence
m’apparurent moins évidente à partir du
moment où elles pouvaient conduire à une attitude
distanciée ou contemplative de la lutte de classe comme
semblait l’indiquer la nouvelle orientation de Castoriadis
et de ses proches.
Mes deux amis proposèrent de tenter de militer dans un
groupe trotskiste « ayant des déformations
bureaucratiques », mais se donnant réellement les
moyens d’une activité au sein de la classe
ouvrière. C’est ainsi que j’ai
été convaincu par eux, ainsi qu’un petit
groupe de jeunes intellectuels parisiens venant de PO et
qu’on appelait « la bande à Edouard »,
de rejoindre le groupe Voix Ouvrière (VO). Cette
organisation avait une réputation de sérieux et
intervenait dans un certain nombre de grandes entreprises. Non
seulement ses militants n’avaient pas peur de
s’affronter aux staliniens pour défendre leurs
idées auprès des travailleurs, mais ils faisaient
grand cas d’une formation théorique poussée,
complétée par la lecture de nombreux romans. Tout
cela me convenait parfaitement, d’autant plus
qu’aucun régime se disant socialiste sur la
planète, y compris celui de Cuba, ne trouvait grâce
aux yeux de VO.
Avec ma compagne Hélène, nous avons
également pu entendre et apprécier les plus anciens
militants de VO issus du groupe Barta qui avaient milité
pendant la Deuxième guerre mondiale et joué un
rôle décisif dans la grève de
Renault-Billancourt en 1947. C’est donc avec enthousiasme
que, dès septembre 1965, nous avons entrepris tous les
deux de construire un groupe VO sur Rouen, avec l’aide
d’une militante parisienne de 25 ans qui nous rendait
visite régulièrement.
Le succès du marxisme avant mai 68
Dans les années qui ont suivi la guerre
d’Algérie, tous les jeunes qui ont rejoint une
organisation se disant révolutionnaire (et y compris ceux
militant à l’UEC ou aux JC) se réclamaient du
marxisme et considéraient le prolétariat comme la
classe potentiellement émancipatrice. Nous étions
tous, d’une manière ou d’une autre, marxistes
ouvriéristes. Les anarchistes qui, par exemple autour du
Monde Libertaire de Maurice Joyeux, rejetaient Marx en bloc ne
pouvaient pas faire recette dans ces années-là.
Tout le monde se devait d’avoir un bagage théorique
assez conséquent pour ne pas avoir l’air idiot dans
les nombreux débats et discussions entre groupes et
tendances. Toutes les œuvres de Marx et Engels
étaient publiées et largement diffusées par
les Editions Sociales du PCF. Tous les auteurs qui étaient
ou se disaient marxistes attiraient l’attention et
provoquaient des discussions. Des jeunes de l’UEC se
sentirent obligés de lire le Traité
d’économie marxiste d’Ernest Mandel paru en
1962 dont la lecture était incontournable, ne serait-ce
que pour en dire du mal.
Qu’on soit pour ou contre à l’époque,
les écrits les plus connus de Lénine ne pouvaient
être ignorés par personne. Je me souviens
d’une discussion houleuse au Mans en 1966 avec de jeunes
ouvriers des JC voulant justifier la stratégie
électoraliste du PCF de « la voie pacifique au
socialisme » en se référant à un texte
de Lénine de 1917 où il expliquait que cela
était possible d’accéder au pouvoir sans
violence. Militant désormais à VO, je connaissais
ce texte beaucoup mieux qu’eux et dans quel contexte
très particulier Lénine l’avait écrit.
Mais bien sûr, aucun argument ne les ébranla. Cette
anecdote est révélatrice. Le fait de se
réclamer du PCF et d’avoir un mince vernis de
marxisme et de léninisme permettait à de jeunes
ouvriers staliniens de se sentir très sûrs
d’eux en toutes circonstances.
À la gauche du PCF, le marxisme ouvriériste trouvait sa
justification concrète dans des expériences qui
n’étaient pas si lointaine dans le temps, comme la
création de conseils ouvriers lors de l’insurrection
hongroise de 1956, la grève générale belge
de l’hiver 1960-61 et la grève des mineurs en France
en 1963. Pour qui avait étudié ces
évènements et avaient lu en abondance sur
l’histoire du mouvement ouvrier international depuis ses
origines avec le Chartisme en Angleterre, les grandes
grèves qui ont éclaté en France en 1967,
à la Rhodiaceta près de Grenoble, aux chantiers
navals de Saint-Nazaire ou en janvier 1968 à la Saviem
à Caen, ces grèves confortaient
l’idée, qu’en dépit du carcan des
organisations réformistes et avant tout staliniennes, la
classe ouvrière détenait toujours un potentiel
révolutionnaire. Cela constituait aussi des arguments
forts contre les groupes et intellectuels tiers-mondistes pour
qui il n’y avait plus rien à attendre de la classe
ouvrière « embourgeoisée » des pays
impérialistes.
L’hégémonie du PCF sur la classe
ouvrière
La région où nous avions entrepris de construire un
groupe VO était très industrielle, avec une forte
implantation du PCF dans toutes les grandes entreprises. Les
staliniens étaient à la tête de plusieurs
municipalités autour de Rouen. Il était influent
dans l’enseignement secondaire et à
l’université.
Lorsque nous avons organisé notre première
réunion publique en 1967, plus de soixante-dix dirigeants
locaux et figures actives du PCF sont venus pour
l’empêcher de se tenir. Parmi eux, il y avait aussi
bien des dockers pour nous virer que des professeurs de
l’université venus se distraire du spectacle. La
confrontation a été violente et c’est nous
qui les avons expulsés avec l’appui décisif
de camarades parisiens venus en renfort. Quelques semaines plus
tard, les gros bras du PCF revenaient en force pour
empêcher la tenue d’un meeting de la Jeunesse
communiste révolutionnaire (JCR) en l’honneur de Che
Guevara qui venait d’être assassiné. Nous
avons organisé un service d’ordre commun et
empêché qu’ils ne pénètrent dans
la salle. La confrontation a cette fois été plus
verbale que violente.
Lorsque nous faisions du porte à porte dans les immeubles
populaires pour proposer notre journal et discuter avec des
travailleurs à leur domicile, l’un de nous
commençait par le haut de l’escalier et
l’autre par le bas pour pouvoir faire face ensemble
à un éventuel incident désagréable
avec un membre du PCF si nous entendions des éclats de
voix. Avec le recul, il peut sembler incompréhensible que
l’extrême gauche marxiste n’ait pas eu plus de
succès en mai 68 auprès de la classe
ouvrière. Il faut donc bien peser l’importance que
constituait l’obstacle du PCF, qui impressionnait par sa
force et son influence bien au-delà de ses rangs. Le PCF
prenait toutes les mesures nécessaires (y compris les
calomnies et les interventions violentes bien sûr) pour ne
pas être critiqué et contesté sur sa gauche.
Il ne voulait pas qu’on existe, tout simplement. La classe
ouvrière était sa chasse gardée.
En France, à ma connaissance, les deux seuls groupes
(trotskistes) qui osaient diffuser des tracts devant des usines
en leur nom étaient l’Organisation Communiste
Internationaliste (OCI lambertiste), et Voix Ouvrière. Ces
deux organisations avaient d’ailleurs collaborées un
certain temps à la publication de bulletins
d’entreprise communs au début des années
1960. A la veille de mai 68, VO était présente dans
une soixantaine de grosses entreprises dont une quarantaine
d’usines. Si on ajoute l’implantation un peu plus
conséquente de l’OCI, quelques étudiants
maoïstes « établis », une poignée
d’anarchosyndicalistes et quelques rares militants
conseillistes, on constate que, à l’échelle
de la France, la présence des révolutionnaires au
sein du prolétariat était extrêmement
réduite. Cette faiblesse ne décourageait personne
mais doit être prise en compte dans toute
appréciation de ce qu’aurait pu faire et n’ont
pas fait les groupes d’extrême gauche en mai-juin
1968.
Faute d’avoir rencontré et apprécié
des militants révolutionnaires, les salariés ne
pouvaient que rarement objecter aux staliniens que les gauchistes
n’étaient pas des « fils à
papa », des « provocateurs », des
énergumènes irresponsables « faisant le jeu
de la bourgeoisie ».
Comme nous avons réussi à Rouen, comme dans
d’autres villes de province, à gagner un petit
nombre d’ouvriers, d’employés et
d’hospitaliers, malgré notre jeunesse et notre
expérience réduite, nous avions la preuve
qu’on pouvait faire partager les idées
révolutionnaires directement ; c’est-à-dire,
ni en faisant de l’entrisme dans le PCF (comme le PCI de
Pierre Franck), ni en faisant embaucher des camarades
étudiants dans les usines (comme commençaient
à le faire les maoïstes enthousiastes de
« Révolution culturelle »), ni en attendant
que les travailleurs s’intéressent
spontanément un jour aux idées
révolutionnaires ou s’empare du programme
préparé pour eux (position des bordiguistes par
exemple).
Se former avec Marx, Lénine, Trotsky et Rosa
Luxemburg
Tout en ayant une activité de terrain importante, en
collant des affiches qui reproduisaient l’éditorial
de la semaine, en multipliant les ventes publiques et les
contacts avec des salariés, des lycéens, des
étudiants, notamment à l’occasion des
meetings de soutien au peuple vietnamien, nous poursuivions bon
train notre formation et celle des camarades autour de nous sous
forme de lectures et d’exposés.
Nous faisions lire Travail salarié et capital, Salaires,
prix, profit et la version condensée du Capital par Otto
Rühle et préfacée par Trotsky (Le marxisme et
notre époque). Quelques courageux à VO ont lu la
version condensée par Julien Borschardt du Capital qui
comptait près de 500 pages. Ce n’était pas
négligeable. Pour ma part, j’avais en plus entrepris
dès 1964 la lecture du livre I dans la traduction
Maximilien Rubel dans l’édition de la
Pléiade. En annexe, il y avait l’Enquête
ouvrière de Marx de 1880 qui m’avait
impressionné par son souci du détail des conditions
de travail et de vie des ouvriers. Cela confortait la
validité de notre démarche à VO
d’être attentifs à tous les aspects de
l’exploitation dont nous faisaient part les salariés
avec qui nous confectionnions nos bulletins d’entreprise.
Nous étions en mesure de dénoncer vigoureusement,
parfois avec humour, les différentes facettes de
l’exploitation dans une entreprise. C’est sur cette
base-là où la CGT n’osait pas
s’aventurer que nous suscitions
l’intérêt des lecteurs de nos bulletins et
souvent leur sympathie.
Cependant, ce sont les écrits politiques de Marx et Engels
et les biographies de Riazanov et de Nilolaïevski et
Maenchen-Helfen les montrant avant tout comme des militants et
pas seulement comme des théoriciens qui constituaient le
fond le solide de notre « marxisme ».
Tous les groupes trotskistes faisaient grand cas des brochures de
Lénine et en particulier Que faire ?, chacun en ayant sa
lecture propre justifiant sa pratique. Je me souviens des JCR se
moquant de nos « feuilles volantes » à propos
de nos bulletins d’entreprise tandis que nous les
critiquions de rester dans le milieu étudiant et de ne pas
déployer beaucoup d’efforts pour se lier aux
travailleurs du rang. Seuls les syndicalistes trouvaient
grâce à leurs yeux, ayant d’emblée une
« conscience de classe » supérieure aux autres
travailleurs.
Dans la galaxie des militants et penseurs marxistes, en dehors de
Lénine et Trotsky dont nous lisions tous les écrits
disponibles, Rosa Luxemburg tenait une place importante. Nous
avions lu et faisions lire sa biographie par Paul Frölich
publiée par Maspero, Réforme sociale ou
révolution, Grève de masses, parti et syndicats et
son texte écrit en prison sur La Révolution russe.
Mais avant 1968, peu d’autres textes d’elle ou sur
elle existaient en français.
Construire un parti pour l’auto-émancipation des
travailleurs…
Tout en n’ayant aucun doute à l’époque
sur la nécessité de construire un parti de type
bolchevique, nous appartenions à une organisation marxiste
qui accordait plus d’importance que d’autres aux
organes autonomes créés et susceptibles
d’être créés dans l’avenir par
les travailleurs. Nous ne concevions pas que des camarades
d’entreprise puissent jouer un rôle dirigeant dans
une grève autrement que dans le cadre d’un
comité de grève élu en assemblée
générale, même s’ils étaient
parvenus, ce qui était rarissime, à occuper une
responsabilité syndicale. Une grève dirigée
par une intersyndicale enlevait automatiquement aux travailleurs
la possibilité de contrôler leur grève et de
faire preuve d’initiative. Je signale au passage que cette
orientation a été maintenue par Lutte
Ouvrière jusque dans les années 1980, et a ensuite
été progressivement abandonnée, à
mesure que les militants d’entreprise de LO
accédaient à des responsabilités syndicales
dans la CGT.
Dans notre esprit, tout ce qui pouvait émerger de la
classe ouvrière en dehors du contrôle des appareils
syndicaux (avant tout celui de la CGT), était le bienvenu
et l’indice que l’émancipation des
travailleurs sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes. Le fait de vouloir construire un parti, un
instrument qui aide et permette cette émancipation, ne
nous apparaissait pas contradictoire, car cela nous semblait
être illustré positivement par le succès
initial de la Révolution russe de 1917 et,
négativement, par les échecs de la
Révolution allemande de 1918 et de la Révolution
espagnole de 1936.
Mai 68, un coup d’essai prometteur
J’avais donc la tête pleine d’exemples
d’expériences révolutionnaires du
passé et, bien sûr, des luttes impressionnantes en
cours que ce soit celles qui se déroulaient au Vietnam,
aux États-Unis, ou des diverses contestations
étudiantes dans le monde.
Comme VO tournait tous ses efforts vers les entreprises et ne
cherchait pas à jouer un rôle dans le mouvement
étudiant, c’est surtout l’éclatement de
la grève avec occupation à Renault-Cléon
lancée par de jeunes ouvriers qui, localement, m’a
enthousiasmé. C’était la deuxième
usine à partir en grève après celle de
Sud-Aviation de Nantes.
Un sentiment surprenant a surgi chez de nombreux ouvriers
après les affrontements au Quartier latin : ils
n’étaient pas seulement indignés par les
violences des CRS, ils avaient de la sympathie et une certaine
admiration pour ces étudiants qui s’étaient
battus sur les barricades et défiaient le pouvoir en
place. Ce sentiment allait à l’encontre de
l’image négative du mouvement étudiant que le
PCF et la CGT cherchaient à imposer dans les esprits. Ce
courant de sympathie ouvrait une brèche dans laquelle se
sont engouffrés les ouvriers des premières
entreprises à se mettre en grève avec
occupation.
Il était logique que ce soit en province où
l’emprise de la CGT était relativement plus faible
que dans la région parisienne que des initiatives
spontanées puissent se produire.
Mais rapidement, le CGT a compris le danger de contamination des
idées contestataires des étudiants aux travailleurs
ayant envie d’entrer en lutte. C’est pourquoi la CGT
a rapidement généralisé la grève pour
garder le contrôle de la classe ouvrière. Un
journaliste de droite lucide a employé une image
très parlante : « La CGT emballe sa monture pour
mieux la contrôler ». Dans un premier temps, la CGT
est donc apparue comme renforçant et développant le
mouvement. A Cléon, la grève avec occupation a
été vivante pendant quelques jours. Mais dès
que la CGT a décidé de libérer le directeur
et ses cadres, des ouvriers ont commencé à
être déçus et à rentrer chez eux. Par
contre, dans les différentes entreprises où de
jeunes travailleurs voulaient participer au mouvement, ils ont
rejoint le campus ou le cirque de Rouen occupé par les
étudiants. C’est là que j’ai pu avoir
des discussions très riches avec de jeunes ouvriers.
Certains s’emparaient de nos gros paquets de tracts pour
aller les distribuer avant même qu’on leur ait
demandé de la faire.
Il est incontestable qu’une frange de jeunes travailleurs
voulaient aller plus loin.
Derrière les grilles de l’usine Renault-Cléon
à la fin du mouvement, j’ai assisté à
une scène presqu’aussi poignante que celle de
l’ouvrière révoltée de chez Wonder ne
voulant pas rentrer dans « la tôle ». Un jeune
ouvrier que j’avais convaincu hurlait contre un groupe de
bureaucrates syndicaux et argumentait pied à pied avec
beaucoup de courage. Après la reprise du travail, il a
quitté l’usine.
Il y a eu incontestablement des jeunes grévistes qui ont
été terriblement déçus que le
mouvement s’arrête brutalement. Pour eux,
c’était un peu l’aube d’une nouvelle vie
et donc un rêve qui se brisait. La CGT leur disait
d’être raisonnable et d’estimer qu’une
grande victoire avait été remportée, ce qui
n’était pas du tout le cas. Et nous, à VO,
nous leur proposions de patiemment construire un parti ouvrier
révolutionnaire dans leur usine. Certains ont
été motivés pour le faire, environ
jusqu’en 1978. Ils ont été en pointe dans les
nombreuses grèves dures qui ont éclaté
jusqu’à cette date. D’autres ont tout
laissé tomber et nous ne les avons pas revus. Dans les
premiers tracts que nous avons rédigés pour les
diffuser à Renault-Cléon, un jeune ouvrier de
l’usine voulait souvent qu’on exprime les choses de
façon plus radicale que je ne le proposais.
Pour autant, du fait de notre formation à VO et des
exemples historiques que nous avions étudiés, nous
n’avons jamais cru que nous étions à
l’aube d’une situation révolutionnaire ou
d’une sorte de 1905. Même si l’arrêt de
la grève décidé par la CGT s’est
heurté assez souvent à de fortes
résistances, on était bien obligé de
constater qu’il n’y a pas eu une volonté forte
et durable de passer outre. Des opportunités de construire
un parti révolutionnaire semblaient s’offrir
à nous, mais la classe ouvrière n’a pas pour
autant exprimé des aspirations à renverser le
pouvoir en place et à changer la
société.
Mai-juin 68 m’est apparu alors comme un coup d’essai
prometteur qui serait peut-être suivi par des mouvements
encore plus importants, ce qui n’a pas été le
cas. Il a seulement écorné l’influence du
mouvement stalinien, ce qui a été important pour
que les idées révolutionnaires
pénètrent plus largement au sein de la classe
ouvrière et que des marges plus importantes
d’autonomie existent pour les salariés dans toutes
les grèves importantes qui se sont produites en France au
cours de la quinzaine d’années suivantes.
Aujourd’hui, il me semble que mai 68 ne pouvait pas
produire plus que ce qu’il a donné comme
poussée émancipatrice. Je le garde en
mémoire comme un moment de bonheur, où tout ce qui
est aliénant et détestable dans la
société capitaliste a été mis entre
parenthèses pendant quelques semaines.
Le retour de Marx, mais pas du prolétariat
La dernière expérience importante de lutte à
laquelle j’ai participé comme militant trotskiste a
été le mouvement de novembre-décembre 1995
où les cheminots ont été en pointe et,
à Rouen, ont gardé le contrôle
démocratique de leur grève qui avait
entraîné d’autres secteurs de
salariés.
Après mon exclusion de LO en mars 1997 et après ma
rupture avec la tendance Voix des Travailleurs fin 1999, je suis
resté lié et même ami avec quelques ouvriers,
ce qui m’a permis de suivre de près les
mobilisations les plus importantes. Mais en même temps, le
mouvement trotskiste m’est apparu plus que jamais comme
épuisé de sa substance vivante, inacceptable dans
son fonctionnement interne, prisonnier de sa routine
électorale et incapable d’analyser les
transformations qui ont affecté le prolétariat
à partir des années 1990.
En fait, le déclin des organisations trotskistes a
accompagné celui du PCF. LO s’en est
momentanément mieux sorti pendant quelques années,
mais pour finalement s’ossifier, se replier sur
elle-même, compter avant tout sur sa présence dans
les campagnes électorales plus que sur
l’énergie combative et les initiatives des
travailleurs. Elle est plus que jamais devenue une organisation
perpétuellement auto-satisfaite, se prétendant la
seule révolutionnaire. Elle s’est
débarrassée des militants posant des questions
gênantes risquant de perturber le petit ronron de ses
activités traditionnelles et de sa propagande minimale
répétée en boucle. Je résumerais la
posture de LO ainsi : « Répétons toujours la
même chose, en attendant que le niveau de conscience de la
classe ouvrière remonte et nous permette de jouer le
rôle d’experts éclairés. » Cette
position élitiste, condescendante à
l’égard des travailleurs, élude des faits
auxquels les organisations traditionnelles d’extrême
gauche ne tiennent pas à se confronter.
L’un des plus importants est que, comparativement à
la situation en 1968 et jusqu’au milieu des années
1970, les forces et les ressources du prolétariat se sont
affaiblies. Des millions de personnes sont au chômage
partiel ou total ; la précarité, la
flexibilité, l’épuisement, le
harcèlement au travail ont pris une ampleur
impressionnante et démoralisante pour les
intéressés ce qui handicape la possibilité
de luttes de grandes ampleurs. Pour surmonter de tels obstacles,
il faut au minimum admettre qu’ils existent et reformuler
ses analyses et son intervention politique en en tenant
compte.
L’étude critique de Marx, l’approfondissement
de la compréhension des révolutions passées
ou récentes, de mouvements comme celui de mai 68 et des
transformations qualitatives des rapports sociaux capitalistes
sont inutiles aux organisations telles que LO et le NPA. Depuis
les vingt dernières années,
l’intérêt pour ces questions cruciales, et
notamment pour les écrits de Marx, s’est davantage
retrouvé chez de jeunes chercheurs en sciences sociales ou
chez des militants qui ont rompu avec les organisations
d’extrême gauche et animent des revues ou des sites
web.
Personnellement, j’ai repris l’étude de la
place du prolétariat dans la société, du
rôle des partis et des structures et expériences
démocratiques sous un autre angle critique, en lisant des
auteurs comme Jean-Marie Vincent (Un autre Marx et Critique du
travail), Oskar Negt (L’espace public oppositionnel),
Günther Anders (L’obsolescence de l’homme) ou
John Holloway (Crack Capitalism).
Par ailleurs, ce à quoi nous incite
l’intérêt que l’on peut porter
aujourd’hui à mai 68, c’est de redonner une
vitalité et un nouveau contenu à
l’internationalisme. Et cela passe bien sûr par la
confrontation internationale et fraternelle des points de
vue.
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