Souvenirs et remarques sur Mai-Juin 68
En février 2016, l’écrivain et traducteur
Mitchell Abidor vivant à Brooklyn est venu en France pour
rencontrer quelques acteurs de Mai 68 afin de concevoir un livre
très vivant et à présent disponible, May
Made Me, An Oral History of the 1968 Uprising in France
(Pluto Press).
Pour préparer notre propre rencontre et mobiliser nos
souvenirs, nous avions rédigé auparavant, chacun de
notre côté, quelques réponses rapides aux
questions qu’il souhaitait aborder avec nous. Ces
réponses, qui se trouvent ci-dessous, recoupent bien
sûr le contenu de l’interview réalisée
et transcrite en anglais par Mitchell Abidor. Elles sont
sensiblement différentes, plus détaillées,
mais n’ont pas le charme des propos spontanés
recueillis par l’auteur dans une ambiance joyeuse et
fraternelle.
Hélène et José Chatroussat
______________________________________
José Chatroussat
1 - Quelle était votre expérience politique
avant les événements ?
Mes parents instituteurs étaient très
engagés depuis leur jeunesse, comme pacifistes,
anticléricaux et adeptes des méthodes
pédagogiques de L’École nouvelle de
Célestin Freinet. Ils avaient été amis ou
proches d’anarcho-syndicalistes et de pacifistes comme
Louis Hobey et Louis Lecoin. Mon père dans sa jeunesse
avait suivi des exposés de Maurice Dommanget sur
l’histoire du mouvement ouvrier. Ses livres se trouvaient
dans la bibliothèque familiale. Mes parents commentaient
librement l’actualité politique devant leurs deux
fils en écoutant les informations. Ils évoquaient
souvent leurs souvenirs militants qui remontaient à 1936.
C’était une sorte de formation politique dans le
cadre familial et des repas avec des amis de mes parents.
J’ai été marqué tout jeune par le
militantisme de mon père contre la guerre
d’Algérie. À partir de 1956, il
détestait Guy Mollet de la S.F.I.O et le PCF qui lui avait
voté les plein pouvoirs et qui en plus cette
année-là traitait de fascistes les insurgés
hongrois. Il était président de la Ligue des Droits
de l’Homme sur Elbeuf (ville ouvrière à 20 km
de Rouen) et faisait venir des orateurs de Paris (je me souviens
de Félicien Challaye et de Lucie Aubrac). Il a
créé un comité Maurice Audin localement et
diffusait sous le manteau des livres interdits comme La
Question d’Henri Alleg, Pour Djamila Bouhired ou
La Gangrène. Je lisais tout cela, de même que
le journal Témoignages et Documents qui
dénonçait les exactions de l’armée
française et dont le responsable était Maurice
Pagat. À la fin de la guerre d’Algérie, ce
dernier a proposé à ses jeunes lecteurs de
participer à un camp en Algérie pour fraterniser
avec les jeunes Algériens et construire avec eux une
Maison de la Paix dans un village près de Skikda.
J’allais vers mes dix-huit ans quand j’y ai
participé, en juillet 1963. Nous étions plus de 200
jeunes de toutes les tendances de gauche et d’extrême
gauche. Nous n’avons pas construit grand chose mais
beaucoup discuté avec des participants et avec de jeunes
Algériens. À la réflexion,
c’était comme un avant-goût de Mai 68.
C’est là que j’ai rencontré un
étudiant lyonnais qui m’a ensuite gagné aux
analyses de Socialisme ou Barbarie.
Au lycée d’Elbeuf en terminale, j’avais
été finalement attiré par Marx grâce
à ma professeure de philosophie qui nous avait
parlé aussi de Freud et de Wilhelm Reich. Lors d’une
réunion à Rouen organisée par les JSU,
j’ai eu l’occasion de porter la contradiction dans un
meeting à Pierre Frank de la IVe Internationale en
reprenant l’analyse de Castoriadis des rapports de classe
en URSS. Je militais aussi aux Auberges de la Jeunesse où
j’ai rencontré des militants trotskistes qui ne
m’ont pas convaincu. Je connaissais aussi des sympathisants
du PCF, dont un instituteur au Havre que
j’appréciais beaucoup sur le plan personnel.
J’avais participé à deux camps de vacances
organisés par Tourisme et Travail et dont il était
responsable de façon très bienveillante. Avec
Hélène, nous avions également
participé à deux camps de travail du Service Civil
International, l’un en Creuse et l’autre en
Tchécoslovaquie. On y a rencontré des jeunes de
différents pays d’Europe de l’Ouest et de
l’Est. Nous étions concernés et
indignés par les mêmes choses, la guerre du Vietnam,
les comportements bureaucratiques et l’ordre moral. La
dérision contre tout cela allait déjà bon
train en 1964, surtout chez les jeunes anglais et
néerlandais que nous avons croisés.
À défaut de groupe local de Socialisme ou
Barbarie, j’ai rejoint la Fédération
Anarchiste où militait également mon frère
aîné qui travaillait à l’usine
Rhône-Poulenc. C’était sympathique mais
à la fin ennuyeux car le groupe ne cherchait pas à
creuser les idées ni à les faire partager à
d’autres, notamment aux travailleurs. Avec un copain en
hypokhâgne qui était également anarchiste,
nous avons décidé d’adhérer à
l’Union des Étudiants Communistes (UEC) par
curiosité et pour y mettre un peu la pagaille, ce que nous
n’avons pas fait en définitive. La plupart des
membres aux réunions faisaient de l’entrisme et
allaient devenir trotskistes ou pro-chinois. Ils évitaient
de faire des vagues (momentanément) car un militant du PCF
était toujours là pour contrôler les
discussions. Au bout de deux mois je suis parti, en envoyant une
lettre de démission au vitriol mettant en cause la
politique du PCF et la soumission de l’UEC au Parti.
En mai 1965 nous avons quitté la Fédération
Anarchiste lors d’une séance houleuse. J’avais
entre temps décidé de suivre les anciens de
Socialisme ou Barbarie que j’avais rencontrés
à Paris qui avaient décidé de
rejoindre Voix Ouvrière (VO) du fait de la
disparition du groupe de Castoriadis. L’idée
était d’acquérir une expérience
sérieuse dans le travail politique en direction de la
classe ouvrière, même si VO ne nous emballait pas a
priori. Un groupe VO de trois ouvriers à l’usine
Fermeture Éclair avait existé quelques mois
auparavant. Mais ils avaient quitté l’usine et la
région à la suite d’une grève qui
s’était mal terminée, en particulier avec la
direction de VO leur reprochant de ne pas avoir soumis la
décision d’arrêter la grève en
assemblée générale.
Hélène et moi avons donc recréé un
groupe VO sur Rouen, en commençant par convaincre des
amis, des étudiants sur le campus, des lycéens,
puis quelques ouvriers en faisant du porte à porte avec
notre journal ou au cours de ventes en centre ville.
À plusieurs reprises nous avons été
confrontés à la violence des staliniens qui
entendaient nous empêcher d’exister : affiches
lacérées, journaux déchirés devant
l’usine Rhône-Poulenc, grande bagarre pour nous
empêcher de tenir un meeting dont le thème sur notre
affiche était : « Pourquoi faut-il construire un
nouveau Parti communiste ? ». Idem lors d’un meeting
organisé par la Jeunesse Communiste Révolutionnaire
(JCR) en l’honneur de Che Guevara où nous
étions venus pour renforcer leur service
d’ordre.
VO avait décidé d’envoyer tous ses militants
pour défendre notre droit d’expression face à
la CGT devant l’usine Berliet de Vénissieux. Les
staliniens nous ont violemment agressés. Je fus à
nouveau blessé, à la fois par les flics qui avaient
rappliqué et me matraquaient et par les staliniens qui me
cognaient dessus et me poussèrent dans le fourgon de la
police, direction un hôpital de Lyon. Ce fut une
expérience politique inégalable qui s’est
inscrite profondément dans ma tête.
2 - Qu'est-ce qui vous a amené à y participer
?
Étant déjà un militant du groupe trotskiste
Voix Ouvrière à Rouen, cela allait de soi que je
participe à ces événements. J’ai
abordé Mai 68 en connaissance de cause des
différents protagonistes politiques.
3 - Quel a été le rôle de la
théorie dans votre engagement ?
Dès l’âge de quinze ans environ, je me posais
beaucoup de questions qu’on peut considérer comme
philosophiques. Je lisais des auteurs comme Kafka, Sartre, Camus,
Brecht, Pirandello, Tchekhov, Freud, Hegel, etc. Mes lectures les
plus déterminantes sur le plan politique entre 1961 et
1963, ont été De prison en prison de Louis
Lecoin, La Guerre ? C’est ça !... de Louis
Hobey, Blanqui à Belle-Île de Dommanget,
Histoire du mouvement anarchiste en France de
Maitron, Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray,
Jeunesse du socialisme libertaire de Daniel Guérin,
Souvenirs d’un révolutionnaire de Victor
Serge et L’Etat et la Révolution de
Lénine. Tous ces livres se trouvaient dans la
bibliothèque de mes parents.
Mes lectures les plus marquantes de 1963 à 1965 ont
été les analyses de Socialisme ou Barbarie,
certains articles de l’Internationale Situationniste, La
fonction de l’orgasme de Wilhelm Reich, Histoire et
Conscience de classe de Lukacs, Marxisme et
Philosophie de Korsch, Thomas Münzer
d’Ernst Bloch et la biographie de Trotsky d’Isaac
Deutscher.
À partir du printemps 1965, lorsque j’ai rejoint
Voix Ouvrière, j’ai commencé à lire
plus systématiquement un grand nombre d’œuvres
marxistes, en plus de celles que j’avais déjà
lues, de Marx, Engels, Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg,
Plekhanov, Boukharine, Victor Serge, Ernest Mandel, Pierre
Broué, etc. Comme j’avais eu l’occasion de
rédiger pas mal d’exposés sur le marxisme et
l’histoire du mouvement ouvrier, je ne peux pas dire que
Mai 68, aussi surprenant qu’a été
l’événement, m’ait pris
complètement au dépourvu. Comme bien d’autres
jeunes révolutionnaires de ma génération et
depuis ma découverte du marxisme via les écrits de
Marx, Victor Serge et Castoriadis entre autres,
j’étais convaincu que le prolétariat
était appelé à jouer un rôle
déterminant et même révolutionnaire dans
l’avenir. Après tout, il ne fallait pas remonter si
loin en arrière pour avoir des exemples
d’interventions majeures ou importantes de la classe
ouvrière sur la scène de l’histoire :
l’insurrection hongroise en 1956, la grève
générale belge durant l’hiver 1960-1961, la
grève des mineurs en France en 1963. À cela
s’ajoutaient des grèves très conflictuelles
qui avaient marqué mon esprit, à Rhodiacéta
près de Grenoble en mars 1967 et à la Saviem
près de Caen en janvier 1968.
La grève générale de Mai 68 est donc
arrivée par surprise pour moi comme pour tout le monde,
mais elle confirmait une de mes convictions théoriques
profondes, à savoir que la classe ouvrière pouvait
ébranler et même abattre le système
capitaliste.
Je me souviens que Pierre Jalée était venu à
Rouen faire une conférence à Rouen en 1965 ou 1966
pour présenter son livre, Le pillage du Tiers
Monde. Au cours du débat, lorsqu’il a
affirmé que le prolétariat ne serait plus jamais
une classe révolutionnaire, ça a été
une levée de boucliers parmi les jeunes marxistes
révolutionnaires dans la salle dont ceux de la JCR, et
j’ai donné l’exemple de la grève belge
de 1960-61 qui avait eu par certains côtés un
caractère insurrectionnel dont il semblait ne pas avoir
entendu parler.
4 - Quelles ont été vos expériences les
plus importantes ?
À Rouen, le groupe Voix Ouvrière comptait
environ une quinzaine de jeunes. Avec mes vingt-deux ans,
j’étais parmi les plus âgés. Il y avait
une institutrice (Hélène), trois étudiants
(dont moi), quatre lycéennes, trois lycéens, un
hospitalier et trois ouvriers. Mon premier souvenir frappant
à été de voir un cortège compact de
lycéens descendant la rue Jeanne d’Arc dans le
centre de Rouen, avec à sa tête un de nos camarades
qui avait été un des créateurs du
comité d’action sur le lycée Corneille.
L’ouvriérisme de notre petit groupe était
donc d’emblée très relatif dans les
faits.
Le lendemain du début de la grève chez
Renault-Cléon, j’ai quitté le campus en
effervescence pour aller voir ce qui se passait devant
Cléon et les usines déjà en grève
dans l’agglomération elbeuvienne, à 20 km de
Rouen. L’usine Cipel où l’on fabriquait des
piles comptait plus de 1 000 salariés dont surtout des
femmes à la production. Les ouvriers et ouvrières
devant l’usine étaient très fiers
d’être la troisième usine en France à
être partie en grève avec occupation (après
Sud-Aviation près de Nantes et juste après
Renault-Cléon). L’ambiance était très
amicale et joyeuse. Il y avait de jeunes ouvrières qui me
dévisageaient en riant et en se donnant des coups de
coude. J’étais décontenancé. Le climat
était plus à la drague et à la fête
qu’aux grandes discussions politiques sérieuses.
Devant l’usine Renault-Cléon qui comptait 4 000
salariés, c’était encore plus festif. Les
grévistes étaient nombreux et euphoriques. Ils
bloquaient le directeur et le chef du personnel dans leur bureau.
« On les nourrit bien, avec des sandwichs au
camembert » me dit hilare un gréviste. Un grand
pantin à l’effigie du directeur avait
été confectionné. Dans
l’hilarité générale, il fut
hissé à un lampadaire au son d’un clairon
qu’un gréviste avait ramené.
Comme les responsables syndicaux et surtout CGT de l’usine
avait cassé l’ambiance au bout de plusieurs jours en
libérant les gens de la direction et en prenant
l’occupation en mains de façon autoritaire, les
jeunes ouvriers de Cléon qui avaient été
à l’origine de la grève
préférèrent fréquenter le cirque de
Rouen occupé par les étudiants et tous les gens
actifs dans le mouvement. C’était un cirque en dur
dans le centre de Rouen où se tenaient habituellement les
congrès, les grands concerts de jazz ou de musique
classique et les grands meetings politiques comme les « Six
heures pour le Vietnam » quelques mois plus tôt). Un
de nos camarades ouvriers qui avait rompu avec le PCF
s’était glissé dans le comité
d’occupation du cirque. D’une manière
générale, tout le monde faisait ce qu’il
voulait dans notre petit groupe VO, ma seule consigne en tant que
« responsable » étant d’essayer de se
lier à des ouvriers et de les gagner à nos
idées.
Le cirque était un lieu de forums quasi permanents,
surtout le soir. C’est là que j’ai
rencontré mon premier jeune ouvrier de Cléon, un
petit blond nerveux habitant le quartier de la Croix-de-Pierre,
réputé pour sa pauvreté et sa
délinquance. Il faisait partie du groupe de jeunes qui
avait lancé la grève sans demander l’avis des
responsables syndicaux. Un gros paquet de tracts de VO venait
d’arriver. Il l’a lu rapidement et m’a dit, sur
un ton décidé, qu’il en prenait un paquet
pour le diffuser. De fil en aiguille et de bonnes discussions, il
s’est lié à moi, m’a fait
connaître des copains à lui. Quelques jours plus
tard, nous pouvions intervenir par tract sur
Renault-Cléon. Je l’ai vu un jour, alors que
j’étais derrière les grilles à
observer une AG des grévistes, interpeler
énergiquement les chefs syndicaux de l’usine, avec
de bons arguments à l’appui. Sa pugnacité et
son courage m’avaient sidéré car sa
« formation » avait été très
rapide.
Je continuais à discuter chaque jour avec un jeune
camarade de notre groupe qui travaillait à l’usine
de sidérurgie CTN (Compagnie des Tubes de Normandie)
d’un millier de salariés. Il discutait beaucoup dans
son usine occupée, où la CGT menait la barque
d’une main ferme ; mais rien ne semblait aboutir, alors que
ses jeunes collègues contestaient la politique et la
mainmise des staliniens, quand un jour, il est venu à
notre café habituel pour m’annoncer, radieux,
qu’il avait vraiment « gagné » deux
camarades. Il nous les a présentés et ensuite, nous
avons créé un bulletin intitulé Drapeau
Rouge et pu intervenir dans une grève importante
quelques temps après Mai 68.
Au cours des journées de Mai, j’ai assisté
à une petite scène amusante et surprenante devant
le Palais de Justice de Rouen où il y avait encore
à l’époque le monument aux morts. Il y avait
un agent de police en tenue avec tout un groupe de passants
autour de lui qui discutaient avec entrain mais paisiblement avec
lui. Le pauvre s’échinait à démontrer
qu’il n’avait rien à voir avec les CRS, que
lui, respectait les gens, était un salarié comme
ceux en grève et qu’il serait bien que la
société fonctionne autrement. D’une
manière générale, et sauf à des
moments de tension particuliers et assez rares, il régnait
à Rouen un climat serein, détendu. On ignorait
tranquillement le pouvoir en place pour refaire le monde dans nos
échanges.
Lorsque nous avons appris que VO faisait partie des dix
organisations gauchistes interdites, j’ai pris cela sur le
mode d’une plaisanterie assez flatteuse plutôt que
comme une mesure de répression dangereuse. Je me suis
refusé, comme d’autres militants
révolutionnaires du coin, à quitter mon domicile ou
à aller enterrer en forêt des documents qui aurait
pu être considérés par la police comme
compromettants. Mais quelques jours plus tard, j’ai pu
constater que la police, elle, prenait au sérieux cette
interdiction.
Nous étions allés à quatre camarades
diffuser devant Renault-Cléon un bulletin que nous avions
appelé La Voix de Cléon au lieu de Voix
Ouvrière. L’accueil des ouvriers avait
été très chaleureux. Ni à
Cléon, ni devant les autres usines, les staliniens ne se
permettaient plus de nous injurier, de déchirer nos tracts
ou de nous frapper comme dans les années d’avant Mai
68. Mais en retournant à ma voiture que j’avais
garée à l’écart par discrétion,
nous fûmes tout à coup encerclés par une
bande de flics très excités, l’un d’eux
nous braquant sous le nez un revolver et un autre un PM (pistolet
automatique). Ils nous ont embarqués au commissariat
d’Elbeuf. Pour nous intimider, ils nous ont demandé
de retirer nos lacets et nos ceintures, comme s’ils
allaient nous incarcérer pour un bout de temps. Comme nous
restions constamment paisibles et silencieux, prétendant
en plus ne pas nous connaître entre nous, ils ont fini par
se calmer, surtout en découvrant certains noms. L’un
des policiers qui était corse comme un des lycéens
de notre groupe a commencé à lui parler très
amicalement. Un autre m’a dit avec un air respectueux
qu’il connaissait bien mon père car il avait
été élève dans l’école
dont il avait été directeur. Il n’y avait
plus qu’à nous libérer sans suite, avec force
recommandations du commissaire de ne pas nous laisser
entraîner dans des actions dangereuses pour nous.
Vers la fin du mouvement à la fac de lettres où
j’étais étudiant en histoire, j’eus une
altercation assez vive avec Jean Favier, le
médiéviste bien connu et futur directeur des
archives de France, qui était déchaîné
contre les acteurs des « événements »
dans le pays. Les étudiants autour de nous se tenaient
coi. C’était vraiment la décrue du mouvement.
L’illustre professeur au sourire carnassier s’est
peut-être souvenu de moi en septembre quand j’ai
essayé d’obtenir avec lui un certificat de licence
sur le Moyen-Âge : je suis probablement un des rares
étudiants à ne pas avoir réussi à
décrocher son examen en 68. Je fus donc obligé de
chercher un travail comme maître auxiliaire dans un
collège technique.
5 - La révolte aurait-elle pu gagner ?
De toute évidence, non. Pour aller plus loin, sans entrer
dans le détail, il aurait fallu que les groupes
révolutionnaires fassent preuve d’une plus grande
intelligence politique. J’ai souscrit tout de suite
à l’appréciation qu’il s’agissait
d’une répétition générale et
qu’on ferait mieux la prochaine fois. Je n’ai donc
pas eu de regrets ou d’amertume après 1968, au
contraire ! Le mouvement avait donné tout ce qu’il
pouvait, et c’était déjà beaucoup.
L’ordre moral a été largement sapé et
le poids des organisations réformistes a été
partiellement affaibli.
Les piliers du pouvoir avaient été secoués,
ébranlés, mais s’étaient
avérés encore très solides. Une bonne partie
de la bourgeoisie, grande, petite et moyenne, avait
été effrayée et allait prendre sa revanche
dans la période suivante. Au sein de la classe
ouvrière, même s’il y a eu quelques
résistances, parfois fortes, à reprendre le travail
et l’affreuse routine de l’exploitation, la grande
majorité des travailleurs a suivi les consignes de
« reprise du collier » des dirigeants syndicaux.
Même si le pouvoir personnel de De Gaulle a montré
qu’il était usé jusqu’à la
corde, les structures de la Ve République n’ont pas
été minées et ont perduré
jusqu’à aujourd’hui.
6 - Quel a été son effet sur vous ?
Son effet a été durable jusqu’à
aujourd’hui, et je l’espère pour le restant de
ma vie. Le fait que d’autres relations humaines soient
possibles à une autre échelle que celles que
génère la domination du capital,
n’était plus seulement une belle idée
éclairant l’avenir mais une réalité
momentanée certes mais tangible. Je l’avais
vécue intensément, avec des centaines de milliers
de personnes, pendant presque deux mois. À chaque fois
qu’un épisode de mobilisation comme celui de la
Puerta del Sol en Espagne, de la place Syntagma en Grèce,
d’Occupy Wall Street aux Etats-Unis, de la Taksim en
Turquie ou de Notre-Dame-des-Landes en France voit le jour, je me
dit que l’esprit de Mai 68 est toujours à
l’œuvre. Ce sont des moments où l’on vit
autrement, où les participants tournent le dos aux
impératifs du travail abstrait et de la consommation de
marchandises, où toutes les hiérarchies semblent se
diluer. L’égalité et la fraternité
sont alors des notions qui prennent tout leur sens.
7 - Quel a été son impact sur la France ?
Mai 68 a déchiré un voile d’hypocrisie et
d’autoritarisme qui recouvrait toute la
société. Désormais la contestation des
pouvoirs, des positions établies et des conformistes
étouffants devenait légitime. Cette contestation
multiforme a permis des avancées importantes dans de
nombreux domaines. Les droits des femmes ont progressé.
Les idées révolutionnaires n’ont plus
été le fait d’infimes groupuscules. Toute une
mémoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire a
refait surface. Des formes de syndicalisme plus
démocratique et plus combatif n’ont pas cessé
d’exister dans les décennies qui ont suivi.
L’internationalisme a repris une certaine vigueur. Dans les
années suivantes, il y aura beaucoup de manifestations de
solidarité avec le peuple vietnamien, les opposants
à Franco, les opposants à Pinochet, etc. Toute une
génération marquée par Mai 68 se sentait
concernée par le racisme et luttait contre, protestait
contre les interventions militaires françaises en Afrique.
Nombre de personnes qui ont connu cette expérience et
l’ont fait vivre se retrouvent encore aujourd’hui
impliquées dans des organisations de défense des
chômeurs, des sans abri, des migrants et des sans
papiers.
Ceux qui ont tourné leur veste et fait carrière
dans les entreprises, les universités, les médias ou
les partis gouvernementaux sont très visibles et fortement
médiatisés. Mais à mon avis, ils ne sont
qu’une infime minorité par rapport à celles
et ceux qui ont mené et mènent toujours des combats
progressistes ou émancipateurs.
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Hélène Chatroussat
1 - Quelle était votre expérience politique
avant les événements ?
Mes parents étaient instituteurs dans un village du
Pays-de-Bray en Seine-Maritime. Mon père était
antimilitariste, « libre penseur » et « citoyen
du monde ». Il avait été exclu des Jeunesses
socialistes en 1938 quand il était à
l’École Normale et avait rejoint le PSOP de Marceau
Pivert. Il avait une correspondance en esperanto dans tous les
coins du monde. Ma mère était orpheline mais
était très liée à un de ses
frères, ouvrier chez Michelin à Clermont-Ferrand,
qui avait été dans la Résistance. Mes
parents étaient des adeptes des techniques de Freinet.
Cette pédagogie libertaire convenait bien à ma
personnalité rebelle. Elle m’a ouvert sur le monde
grâce en particulier à une correspondance scolaire
que nous avions avec des enfants touareg. J’ai eu aussi une
bonne connaissance du monde des paysans de mon village et une
grande curiosité pour tout ce qui concernait la
nature.
À 17 ans j’ai rencontré mon compagnon,
José, qui comme moi cherchait à orienter sa vie en
faisant des choix non conformistes et dans le sens de la
transformation du monde. Il était très
politisé et m’a influencée. Avant de le
rencontrer, j’avais lu avec beaucoup
d’intérêt Simone Weil et je lisais
déjà beaucoup de romans qui aidaient à mon
émancipation.
Nous avons cherché à comprendre ensemble comment
changer le monde. Nous sommes allés aux réunions
des Auberges de la Jeunesse et nous avons participé
à deux camps de jeunes internationaux. Il m’a fait
lire des revues, notamment Socialisme ou Barbarie. Ma
revue préférée était Front
Noir de Louis Janover.
2 - Qu'est-ce qui vous a amenée à y participer
?
Après notre expérience à la
Fédération Anarchiste, nous avons rejoint
Voix Ouvrière. J’avais 19 ans. Pour nous
implanter dans la classe ouvrière, nous étions
amenés à rencontrer beaucoup de gens, en porte
à porte, sur les marchés. Je tenais chaque semaine
une permanence publique dans un café où les gens
pouvaient nous contacter ou discuter avec nous. Elle était
indiquée dans le journal. J’ai participé
à différentes manifestations, contre
l’armement nucléaire à l’appel du
Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), contre la
guerre du Vietnam ou, à Paris, pour obtenir la
libération du dirigeant paysan trotskiste Hugo Blanco.
Nous avions aussi beaucoup discuté avec les jeunes du PSU
(la JSU) comme Patrick Choupaut, qui ont créé
ensuite la JCR avec d’autres jeunes issus du PC et de
l’UEC comme Gérard Filoche. Participer au mouvement
en 68 coulait de source. C’est le genre
d’événements que nous espérions
tous.
3 - Quel a été le rôle de la
théorie dans votre engagement ?
Voix Ouvrière était un groupe exigeant sur
la culture politique. En Mai 68, j’avais ainsi lu des
dizaines de romans et de livres théoriques ainsi que les
articles de la revue théorique bilingue de VO, Lutte de
Classe. Les discussions étaient vives et
élaborées sur tout ce qui concernait
l’actualité et l’histoire du mouvement
ouvrier. J’ai participé à des stages de
formation de VO où j’ai rencontré tous les
responsables et militants qui avaient tous et toutes de fortes
personnalités. Je devais faire des exposés pour nos
sympathisants à Rouen. Nous allions aussi
régulièrement aux meetings de VO à Paris,
les Cercles Léon Trotsky. Cohn-Bendit est venu une
fois nous porter la contradiction avec beaucoup
d’humour.
4 - Quelles ont été vos expériences les
plus importantes ?
En mai 68 j’allais avoir 22 ans. J’occupais mon
premier poste comme institutrice. J’avais la classe des
petits à qui j’apprenais à lire,
écrire et compter. Mon école était juste en
face de la grande usine Fermeture Éclair à
Petit-Quevilly, une commune ouvrière tenue par le PCF. Je
connaissais bien les mamans de mes élèves qui
étaient ouvrières dans cette usine et venaient voir
leur enfant à la récréation sur leur temps
de pause.
Je n’ai que des souvenirs heureux de Mai 68, aussi bien sur
le plan professionnel, militant que personnel. Des cantines
gratuites avaient été organisées pour les
enfants de grévistes et j’ai participé
à des animations pour ces enfants avec d’autres
collègues. À la fin du mouvement j’ai eu une
altercation avec mon directeur qui était stalinien et se
méfiait de moi. Quand VO a été dissout avec
les autres organisations « gauchistes », il m’a
balancé froidement que « la bourgeoisie était
parfois sévère avec les petits bourgeois qui
servent ses intérêts ». Mais pendant le
mouvement, ça s’était plutôt bien
passé, même avec lui.
Avec ma 2 CV, j’étais chargée d’aller
à Paris pour récupérer dans la cour de la
Sorbonne les journaux et les tracts de VO pour notre groupe
rouennais. J’ai donc été aussi partiellement
dans le coup de ce qui se passait à Paris. J’ai
été enthousiasmée par l’ambiance de
discussions fraternelles qui régnait dans tous les coins
de la Sorbonne avec des gens de toutes tendances et de tous
âges. Chaque groupe d’extrême gauche avait son
stand, mais ce qui m’a le plus marquée, c’est
la richesse et le nombre d’expressions artistiques
révolutionnaires : poètes, chanteurs,
affiches… Une fois, j’ai dû reculer rapidement
devant une manifestation brutale, avec mes 3 000 tracts dans les
bras pour rejoindre ma voiture et rentrer à Rouen.
J’ai eu la chance de participerer à deux grandes
manifestations avec des dizaines de milliers
d’étudiants, de jeunes ouvriers et de personnes plus
âgées : la marche sur l’ORTF pour
dénoncer la propagande mensongère qui coulait
à flot contre les étudiants et les
grévistes ; la manifestation sur Renault-Billancourt
où Jean-Paul Sartre a tenté de s’adresser aux
ouvriers. Nous avons tous chanté l’Internationale
dans la rue tandis que les ouvriers juchés sur les murs
levaient le poing avec nous malgré les
cégétistes qui faisaient barrage.
À Rouen je ne suis pratiquement pas allée à
la faculté sur les hauteurs de la ville. L’endroit
le plus vivant, le cœur du mouvement, se situait au cirque
que les étudiants avaient rapidement occupé et qui
était ouvert à tout le monde, à tous les
débats, dans une joyeuse ambiance. C’est là
que passaient les informations, que se diffusait le
matériel militant et que s’organisaient les
actions.
Il y a eu très peu d’épisodes violents sur
notre agglomération. L’épisode le plus grave
a été un coup de fusil tiré par un fasciste
du groupe Occident à la fac qui aurait pu tuer un des
militants de la JCR.
5 - La révolte aurait-elle pu gagner ?
Je ne sais pas. Les ouvriers de Renault-Billancourt auraient pu
par exemple enfoncer le barrage des staliniens pour rejoindre le
cortège des étudiants et des jeunes ouvriers qui
était devant leur usine. Mais ils n’étaient
pas prêts à le faire. Ils n’étaient pas
organisés dans des comités ou des conseils bien
à eux. Les « comités de grève »
étaient en général constitués de
responsables syndicaux qui voulaient garder le contrôle sur
la grève.
6 - Quel a été son effet sur vous ?
L’expérience de mai 68 m’a aidée
à participer pleinement à d’autres
mouvements. Comme enseignante en grève en
novembre-décembre 1995, j’ai participé
activement au mouvement qui était particulièrement
profond à Rouen où les cheminots étaient
nombreux et en pointe. L’expérience de 1968 et de
1995 m’a aussi aidée à m’impliquer dans
la grève des ouvriers et ouvrières de Ralston
(ex-Cipel) en 1998. Ils ont occupé les portes et
créé un comité de grève élu en
assemblée générale et rendant des comptes
chaque jour à l’AG. Mai 68 nous avait donné
un avant-goût concret des capacités des travailleurs
quand ils sont en mouvement. De ce point de vue, c’est eux
qui nous ont formés et nous leur avons emboîté
le pas dès que l’occasion se présentait.
7 - Quel a été son impact sur la France ?
L’impact s’est réduit avec le temps, mais cela
a fait trembler la bourgeoisie sur le moment.
Les staliniens ont beaucoup moins employé la violence
physique contre les gauchistes. Ils l’ont encore
employée après, contre une camarade qui
était ouvrière à l’usine Baroclem et
contre une camarade institutrice qui collait des affiches en
banlieue de Rouen. Mais leur nuisance dans les usines s’est
surtout manifestée sous forme de calomnies et de
dénonciations auprès de la direction, ce qui a valu
à certains militants de LO d’être
licenciés. Comme ils étaient toujours
fâchés avec la démocratie syndicale, des
années plus tard nous avons été
amenés à organiser un débrayage à
Renault-Cléon pour imposer la présence d’un
de nos militants sur la liste des délégués
du personnel, et à créer deux syndicats
démocratiques indépendants avec des salariés
qui nous faisaient confiance, à l’usine Renault-CKD
et à l’hôpital Charles Nicolle.
Mai 68 ne nous a pas permis d’en finir avec les
comportements bureaucratiques ni avec les comportements de petits
chefs dans les organisations se prétendant
révolutionnaires.
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