Les attentats de janvier 2015 à Paris ont ravivé un
clivage important, qui était déjà apparu
à l’occasion des affaires du voile, au sein des
collectifs antifascistes et des organisations libertaires et
d’extrême gauche. D’un côté les
tenants intransigeants de la laïcité, voire de
l’anticléricalisme et de l’athéisme
militant, défenseurs sans concessions du féminisme
et des libertés ; de l’autre les
« islamo-gauchistes » selon leurs
détracteurs[1], partisans d’une modulation des
discours antireligieux, pour qui « il importe de ne pas
stigmatiser celles et ceux qui le sont déjà pour
leurs origines et surtout leur statut social. »[2] Si le
débat en était resté là, on aurait pu
l’oublier.
Le fait est qu’il va plus loin quand une partie de la
frange « islamo-gauchiste » a trouvé une
nouvelle cause prioritaire avec le combat contre
l’islamophobie. On en a eu une illustration avec le meeting
contesté contre l’islamophobie le 6 mars à
Paris[3], mais aussi avec l’apparition de
collectifs ou la polarisation de certains discours militants
accordant une place à part à l’islamophobie,
dans le contexte d’une médiatisation importante de
cette question par la parution récente d'ouvrages à
gauche comme ceux d’E. Todd ou E. Plenel.
Là il y a danger pour nos collectifs et pour la
santé idéologique de notre camp. Celui d’une
grande confusion qui s’exprime notamment au travers
d’une hiérarchisation des antiracismes, qui
n’est que le revers d’une hiérarchisation des
racismes. Avec d’un côté les inconditionnels
de l’islamophobie, et de l’autre les inconditionnels
de l’antisémitisme. En bref, le piège
identitaire. C’est l’objet du présent
texte.
Il faut une clarification préalable sur
le terme même d’« islamophobie ». Pour
certains courants de nos adversaires, toute critique de
l’islam (croyance ou religion) ou de l’islamisme
(courant politico-religieux) relèverait de
l’islamophobie. On ne peut évidemment pas accepter
ce type d’assimilation. On ne rejettera pas ici la critique
de la religion, des croyances, encore moins celle de
l’islamisme, bien au contraire. « Ceux qui
pointent le fait qu’il y a un risque de pervertir le terme
d’islamophobie pour faire taire toute critique de la
religion musulmane ont raison sur le fond. Mais est-ce le terme
ou certains de ses usages qui posent problème ?
Faudrait-il alors bannir tous les mots susceptibles
d’être instrumentalisés ? » [4]. Ce
qu’il faut distinguer et combattre très
explicitement, c’est l’islamophobie au sens du
racisme antimusulman, c'est-à-dire
l’infériorisation et le rejet des musulmans,
réels ou supposés, du fait de leur religion.
C’est avec ce sens que le terme est employé par
nombre de militants sensibles à la montée du
racisme en France, et c’est avec ce sens qu’il est
employé dans ce texte.
Même une fois d’accord sur ce que l’on veut
dire, l’utilisation du terme est discutable. N’est-ce
pas faire une concession aux courants islamistes et les appuyer
que de dénoncer le racisme antimusulman plutôt que
le racisme anti-arabe[5] ? Pour les islamistes, notamment pour les
pouvoirs dictatoriaux islamistes dans de nombreux pays, assimiler
les Arabes à l’islam, c'est-à-dire
dénier le droit aux Arabes d’adopter une autre
religion ou d’être athées, voire
d’être homosexuels ou simplement partisans de
mœurs plus libres, c’est un objectif politique de
contrôle et de sujétion de la population à
leur autorité, et qualifier
d’« islamophobe » toute expression de racisme
anti-arabe apporte de l’eau à leur moulin.
L’islamophobie ne recouvre pas le racisme anti-arabe mais
elle constitue, de fait, une forme de racisme qui s’est
développée avec la croissance de l’expression
publique de la religion musulmane. Son émergence
correspond également à une mutation du racisme,
passé d’une conception biologisante (haine des races
inférieures qui menacent la pureté biologique de
l’homme blanc) à un racisme culturel (haine des
cultures inférieures qui menacent la culture occidentale).
On ne peut pas nier que les attaques contre les mosquées
ou contre des femmes voilées se sont multipliées
ces dernières années, que les propos hostiles aux
musulmans se multiplient, de la part de politiciens et
d’intellectuels, abondamment relayés par les
médias, sur Internet et sur les réseaux sociaux, ni
que ces attaques relèvent d’attitudes racistes.
C’est le racisme anti-arabe remis au goût du jour,
quand une partie de la population arabe et de ses
représentants politiques met en avant son appartenance
à la religion musulmane. Mais bien entendu, si on veut
éviter les risques d’instrumentalisation, il faut
dénoncer à la fois l’islamophobie, le racisme
antimusulman, et la xénophobie, qui inclut le racisme
anti-arabe.
Dénoncer l’islamophobie est une
nécessité. En faire un combat à part, voire
une priorité, c’est une autre affaire. Du
côté des nouveaux opposants à
l’islamophobie dans notre camp (on ne parle pas ici des
islamistes), on voit pourtant poindre une attitude étrange
qui peut s’apparenter, dans certains cas, à ce
qu’il faut bien qualifier d’islamophilie.
C’est étrange quand on le rapporte à nos
repères habituels qui sont de l’ordre de la
solidarité de classe plutôt que de la
solidarité communautaire, qui plus est quand la
communauté concernée est religieuse. On peut
l’expliquer et le critiquer comme un nouvel avatar de
l’ouvriérisme paternaliste : une posture morale
empreinte d’un complexe de supériorité
à l’égard des opprimés qui glisse
progressivement de la solidarité au soutien, puis au
suivisme. La religion reste une aliénation, on
n’entrera pas ici dans de longues explications sur le
sujet. Trouver cette aliénation plus tolérable
parce qu’elle touche les plus opprimés, c’est
presque avoir renoncé par avance au combat politique
contre l’oppression.
Derrière la priorisation de l’islamophobie, il y a
le constat que les personnes stigmatisées pour leur
confession musulmane, réelle ou supposée, sont
majoritairement issues des milieux immigrés et des
quartiers populaires. Il y a aussi le constat que le racisme
anti-arabe et antimusulman, historiquement hérité
du colonialisme, imprègne aujourd’hui encore les
esprits et les institutions, notamment la police et la justice,
et qu’il est de ce fait entretenu par l’État.
De ce double constat parfaitement juste, certains infèrent
l’idée que les musulmans seraient les victimes
principales voire exclusive du racisme, et que de ce fait les
victimes de l’islamophobie seraient à
défendre en priorité. Le racisme antimusulman
n’est pourtant pas le seul à s’exprimer de
façon grandissante depuis trente ans, et à se
traduire en actes : racisme anti-Roms, racisme anti-Noirs,
antisémitisme vont également bon train. Ce qui est
ressenti par les victimes des différentes variantes de
racisme est difficilement comparable et encore moins
mesurable.
Même s’il n’est absolument pas relayé
par l’appareil d’État, on observe ainsi un
regain de l’antisémitisme, lié à la
crise du capitalisme comme à la recomposition de
l’extrême droite aux marges du Front national, avec
des zéniths remplis de supporters de Dieudonné et
des millions de vues des vidéos de Soral : c’est le
retour du « socialisme des imbéciles » suivant
l’expression d’August Bebel[6],
l’antisémitisme ayant pour fonction historique de
détourner la contestation sociale et politique des milieux
populaires contre des boucs-émissaires juifs. Ces
dernières années, les juifs sont également
les seuls qui ont été victimes de crimes de sang
explicitement du fait de leur religion (Ilan Halimi il y a
quelques années, l'école juive de Toulouse en 2012,
l'Hyper Casher en janvier 2015). Le nombre d'agressions
antisémites rapporté au nombre de juifs en France
est globalement du même ordre de grandeur que le nombre
d'agressions islamophobes rapporté au nombre de
musulmans[7]. Cette résurgence de
l’antisémitisme suffit manifestement à
encourager les candidats à l’émigration en
Israël[8].
Le fait que les musulmans soient majoritairement issus de la main
d'œuvre immigrée donc des milieux populaires, tandis
que les Juifs seraient socialement bien insérés,
serait une très mauvaise raison de considérer que
la judéophobie et plus généralement
l'antisémitisme sont moins graves que l'islamophobie, ou
même simplement que les Juifs subissent moins que les
musulmans. En Allemagne dans les années 30, les Juifs
étaient également socialement très bien
intégrés. Plus proche de nous, les Tutsis au Rwanda
étaient considérés comme appartenant
plutôt à l'élite, à l'inverse des
Hutus. Les deux situations ont conduit à des
génocides.
Il y a une hiérarchie dominante qui place
l’antisémitisme au-dessus des autres racismes. Cela
s’exprime souvent, régulièrement, dans les
médias comme de la part des politiciens[9]. Cette
hiérarchie résulte d’une histoire (issue de
la seconde guerre mondiale), elle est renforcée par des
considérations géopolitiques (le soutien à
l’impérialisme israélien) et par certains
soutiens communautaristes (la ligne du CRIF). Cette
hiérarchie est inacceptable[10]. Mais c’est une
très grave erreur de retourner la hiérarchie des
racismes, et de remplacer la hiérarchie dominante par une
hiérarchie inverse, qui place l'islamophobie
au-dessus des autres racismes. C’est ni plus ni
moins que remplacer un communautarisme par un autre. Il n'y a pas
de racisme plus grave qu'un autre de même qu'il n'y a pas
d'oppression plus grave qu'une autre. Il ne faut pas retourner la
hiérarchie des racismes, il faut la supprimer : combattre
ensemble et systématiquement tous les racismes, notamment
l’antisémitisme et l’islamophobie[11].
Charlie hebdo a été
perçu comme dérivant vers l'islamophobie. Mais cela
ne signifie pas que ses journalistes ont effectivement
dérivé dans ce sens-là. Charlie hebdo
n'est pas un parti avec une seule ligne politique, mais un
journal avec une variété de journalistes et
d'opinions dont celles, contestables, de Philippe Val. Mais il
est clair que le journal est globalement resté antiraciste
et antifasciste. De nombreux militants anticapitalistes, des
anarchistes de différents groupes, des syndicalistes, des
soutiens aux sans-papiers, etc. ont eu des combats communs avec
des personnalités de Charlie hebdo sans jamais
considérer qu'ils dérivaient vers une forme ou une
autre de racisme. On peut trouver que dans un contexte de
montée des racismes, certaines de leurs Unes n'ont pas
été très bienvenues quand elles ont
ciblé exclusivement la religion musulmane puisqu'elles ont
alors prêté le flanc à une
interprétation islamophobe. Mais manifestement, leur
intention n'était pas celle-là.
Là où il y a un vrai problème, c'est quand
des gens assimilent la critique de la religion avec la
stigmatisation des croyants de cette religion. Ceux qui ne
supportent pas la critique et la discussion de leurs positions
sont mûrs pour le fascisme sous une forme ou une autre.
C'est la ligne des intégristes de tous bords, et plus
généralement de ceux qui considèrent que
leur religion doit régir toute la vie sociale (la
politique, la famille, la sexualité,
l'école…). C'est notamment la ligne de l'islamisme,
la conception politique selon laquelle l'islam doit régir
toute la vie sociale. Il ne faut pas se retenir de critiquer les
religions, toutes les religions – même si on peut
être d'accord que la forme de cette critique doit
être adaptée pour éviter qu'elle soit mal
interprétée. Laisser des gens dire qu'il ne faut
pas critiquer leurs idées (sur Dieu, sur la nation, sur
les femmes, sur les races...) parce que « chacun ses
idées », « respect », etc., c'est
à l'opposé extrême de tous les principes qui
semblent défendables dans une perspective
d’émancipation. Sous couvert de
« respect » de la religion, on vise en effet à
faire taire les athées et les anticléricaux, comme
si la liberté d’expression devait être
réservée aux croyants. À l’inverse, le
droit à la discussion et à la critique, le droit
à ce que certains considèrent comme du
blasphème sont des droits essentiels à
défendre becs et ongles aujourd’hui comme hier.
Un aspect souvent négligé concernant Charlie
hebdo est que leurs Unes ont été
publiées dans un contexte où l'islamisme a pris du
poids. À partir de la fin des années 1980,
notamment suite au développement du FIS en Algérie,
un travail d'implantation militante systématique a
été entrepris de la part de ce courant en France.
L'islamisme s'est développé en miroir avec le FN :
les deux se sont implantés au fur et à mesure du
recul de l'implantation militante ouvrière syndicale et
politique, principalement du PCF et de ses organisations de
jeunesse. L'islamisme a réussi à peser sur certains
secteurs musulmans, mettant le voile au goût du jour
(jusque-là absent ou ultra-minoritaire), et
défendant une conception de la religion que l’on
peut qualifier d'identitaire : la religion n'est pas
considérée comme une dimension parmi d'autres de la
vie des croyants, mais comme la dimension la plus
déterminante, celle devant laquelle les autres dimensions
doivent plier. Partager cette religion et ses interdits,
c’est faire partie d’une communauté
liée à l’identité arabe :
l’Arabe non musulman devient alors suspect. Il y a bien eu
des initiatives contre le développement de l'islamisme
avec de vraies actions dans les quartiers, comme « Ni putes
ni soumises », mais instrumentalisées par le PS,
elles n'ont pas débouché. À l’inverse,
d’autres initiatives ont renforcé les islamistes,
comme celles du pouvoir sarkozyste qui a vu en eux à
partir des émeutes de 2005 un gendarme possible pour les
banlieues, favorisant leur implantation et peu à peu leur
contrôle sur les populations immigrées des quartiers
populaires. Ainsi la représentation institutionnelle de
l'islam en France, aidée par les pouvoirs publics,
a-t-elle été confiée aux plus
réactionnaires de ses courants.
Ce qui fait que les Unes de Charlie hebdo ont
porté, et qu'elles ont pu être appuyées par
bon nombre de gens se situant à gauche ou à
l’extrême gauche, c'est que dans ce contexte elles
ont été et sont apparues comme une critique de
l'islamisme autant voire plus que de l'islam[12]. C'est
certainement comme cela qu'elles ont été
perçues par nombre de personnes de culture arabo-musulmane
qui ont pu apprécier Charlie hebdo, et qui avaient
des raisons politiques, personnelles ou familiales de haïr
l'islamisme. Mais le contexte de montée de
l’islamisme explique aussi que les Unes Charlie
hebdo ont pu être considérées comme
insupportables par des musulmans en phase de repli
identitaire.
La croissance de l'islamisme depuis la fin des années 1970
au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde, comme
l’irruption des révolutions anti-islamistes depuis
le « printemps arabe » en 2011, constitue le point
aveugle de nombreuses analyses, qui empêche de mesurer
tous les facteurs qui contribuent à la montée de
l'islamophobie et donc aussi tous les leviers pour la
combattre[13]. L’islamisme est un courant
politique réactionnaire, fascisant[14], historiquement
appuyé par les puissances occidentales, et qui doit
être clairement combattu[15]. Les premières
victimes de l’islamisme radical dans le monde sont les
musulmans, comme le révèlent les massacres
répétés par Daech, Al Qaida ou Boko Haram.
Mais il n’y a pas que l’islamisme radical, certaines
versions modérées de l’islam politique ne
valent guère mieux. Notre solidarité doit
être sans faille et visible avec toutes les femmes, tous
les homosexuels, tous les athées qui dans le monde
musulman, sont aux prises avec l’oppression, les
persécutions et la répression imposées par
les islamistes.
Les « printemps arabes » ont non seulement
renversé des régimes autocratiques militaires
réactionnaires mais également, pour la
première fois dans l'histoire, des régimes
islamistes tout autant réactionnaires. Ils ont ainsi
ouvert la voie à une libération des peuples et des
mœurs pour cette région du monde inimaginable il y a
seulement quelques années. Ce faisant, ces peuples qui ont
osé chercher leur émancipation et ont servi
d'exemple ailleurs dans le monde (avec les mouvements
Occupy) ont été férocement combattus
par les impérialismes et par leurs représentants
sur place, les forces les plus réactionnaires de ces pays,
militaires, grands propriétaires et religieux,
menacés de perdre leur autorité, donnant lieu au
chaos et à la barbarie qui règnent
aujourd’hui au Moyen Orient. Ne pas affirmer sa
solidarité avec les Arabes de tradition musulmane qui
tentent de s'émanciper de toutes les tutelles y compris
islamistes ou religieuses, c'est risquer de se trouver du
côté de ceux qui essaient d'écraser toute
forme d'émancipation dans ces milieux plutôt que
d'affirmer sa solidarité avec les plus pauvres ici. Ce
sont les plus pauvres, les jeunes, les femmes du monde musulman
qui subissent aujourd'hui le plus frontalement l'islamisme, mais
surtout, qui le combattent au prix de leur vie :
révolution contre le régime des Frères
musulmans en Égypte en 2013, chute d’Ennahdha en
Tunisie, lutte de la population contre la mainmise de l'AKP en
Turquie... S’il y a une solidarité à avoir,
c'est avant tout avec ces combats et ces combattants et non avec
ceux qui, se dissimulant derrière l'islam, visent à
faire revenir les peuples dans l'esclavage.
En Europe aussi, nous devons combattre l’islam politique.
Il ne s’agit pas de céder aux peurs
organisées face au « danger terroriste »,
encore moins d’accepter de renoncer à nos
libertés ou d’approuver de nouveaux dispositifs
sécuritaires au nom de la lutte contre le terrorisme. Le
danger le plus important ne réside pas tant dans le fait
que quelques centaines de jeunes soient partis faire le jihad en
Syrie ou ailleurs, même si leur trajectoire est
évidemment celle qui va au bout de la logique islamiste,
quand la religion est imposée comme « un dogme
qui ne peut mener qu’à la sécession, à
la “désintégration” des
sociétés qui se réclament de la sortie des
religions, des Lumières, des mouvements ouvriers, des
courants féministes. »[16] Le danger fondamental
de l’islamisme se situe ailleurs. En France,
l’islamisme est le cousin du lepénisme. Les deux
sont des idéologies communautaristes c'est-à-dire
identitaires, mutuellement hostiles, mais sur le fond tout
à fait convergentes. Fondées sur la division et la
hiérarchisation, elles se renforcent mutuellement,
conduisent à la haine et à l’exclusion. Elles
sont diamétralement opposées à toute
perspective de convergence des exploités pour une
émancipation collective. C’est à ce titre
qu’elles doivent être combattues.
Comme pour toutes les religions il y a
finalement trois niveaux à distinguer avec soin : les
musulmans (les croyants), l'islam (religion), et l'islamisme
(politique). Il semble que si nous devons avoir une position
collective et partagée dans nos collectifs militants,
cette position peut et doit être déclinée
selon ces trois niveaux :
1. Le rejet sans équivoque de l'islamophobie,
c'est-à-dire du racisme antimusulman, au même titre
que les autres racismes (racisme contre les Noirs, anti-Roms,
antisémitisme…) ;
2. L'indifférence à l'égard de l'islam,
autrement dit des croyances et pratiques individuelles, en
étant bien d'accord que les droits de croire, de
pratiquer, de ne pas croire, de critiquer, de
« blasphémer », doivent être
respectés ;
3. Le combat contre l'islamisme, qui est une idéologie
politique réactionnaire et va à l'encontre de
l'émancipation individuelle et collective, au même
titre que tous les intégrismes (juif,
catholique…).
C’est à cette condition que nous pourrons converger
avec des personnes de culture arabo-musulmane, construire
ensemble des fronts de lutte, et faire reculer les clivages
identitaires. C’est concernant la religion, prendre acte du
fait que la situation n’est pas la même qu’il y
a un demi-siècle car l’athéisme militant a
perdu du terrain[17], et qu’elle constitue une
composante non négligeable dans la vie de nombreuses
personnes de culture arabo-musulmane (et pas seulement). Mais
c’est aussi, au fond, transposer un principe de
laïcité à nos luttes : la religion est
affaire personnelle, qui peut s’exprimer publiquement mais
n’a pas à interférer avec nos engagements
collectifs. On peut bien sûr être croyant voire
pratiquant et partisan du patriarcat le plus strict et de
l’application intégrale des textes sacrés ;
mais on peut aussi être croyant voire pratiquant et
partisan de l’égalité et de
l’émancipation[18].
Le port du voile islamique a suscité de nombreuses
disputes et divisions dans nos collectifs depuis 1989, date de la
première affaire du voile. Sans reprendre ce débat
dans son ensemble, toutes les positions étant
défendues avec sincérité et
honnêteté par des militants de notre camp
(féministe et antiraciste), on peut mesurer à quel
point il a pu cristalliser des clivages sur des questions
finalement relativement secondaires, pour le plus grand profit
des nationalistes franchouillards et des communautaristes
musulmans. Un quart de siècle a passé, et notre
camp a reculé. De nombreuses femmes musulmanes portent
aujourd’hui le voile dans des contextes et avec des
motivations très variés.
On appréciera sur cette question la position
défendue par Émile Carme : « celle de la
ligne de crête. Tenir les deux bouts de la corde, en somme.
C'est-à-dire : reconnaître, contrairement à
certaines franges militantes radicales, que le voile n'est pas un
objet neutre, anodin ou sacro-saint et qu'il constitue, au
regard de la tradition féministe (on se souvient de la
socialiste indépendantiste égyptienne Huda Sharawi
ôtant publiquement son voile en 1923), l'un des multiples
marqueurs de la domination masculine (puisque personne ne songe
une seule seconde à le prescrire aux hommes et que cette
singularité atteste à elle seule de son
caractère sexiste) et de la prépotence des hommes
(leurs lois, leurs imaginaires, leur désirs, leurs
frustrations, leurs attentes et leur empire) tout en
reconnaissant, d'un même élan, qu'il est
attentatoire à la liberté de pensée et de
conscience de forcer une femme à l'ôter (de la
même façon qu'il l'est de la forcer à le
porter) et que l'attention délirante dont il est l'objet
– inversement proportionnelle à celle que l'on porte
d'ordinaire aux luttes féministes – relève
avant tout du racisme anti-musulman.[19]»
Car ce qui importe, plus que le port du voile, ce sont les
convictions idéologiques et politiques qui
l’accompagnent : s’agit-il d’une manière
de vivre sa religion voire sa culture ? Avec celles qui sont dans
ce cas, nous aurons des désaccords et nous pourrons en
débattre. S’agit-il d’une adhésion
à l’islamisme, à l’idée que la
religion prend le pas sur tout le reste et qu’elle doit
régir le monde ? Là, le désaccord est
essentiel, il n’y a rien à débattre,
simplement une idéologie politique à combattre.
Articuler le combat contre l’islamophobie et contre
l’islamisme suppose de rejeter toutes les tentatives
d’instrumentalisation des deux côtés, par les
islamophobes comme par les islamistes. On ne peut pas
défendre les libertés, la laïcité et le
féminisme contre l’islamisme, avec les islamophobes
avérés qui se camouflent (ou pas) derrière
les « valeurs de la République »[20]. Mais on ne
peut pas non plus lutter contre le racisme antimusulman avec les
islamistes, promoteurs du communautarisme musulman, de la haine
contre les Juifs (les « sionistes ») et les
chrétiens (les « croisés »), et de
l’homophobie. Le combat pour la laïcité est
ainsi exemplaire des instrumentalisations multiples dont peuvent
être l’objet certaines de nos revendications : parce
qu’elle est brandie contre les musulmans par
l’extrême droite (Riposte laïque, Front
national), certains islamophiles considèrent qu’il
ne faut plus la défendre… pour le plus grand
bonheur des islamistes et de l’extrême droite[21].
À l’inverse, il faut travailler de manière
explicite et délibérée contre les discours
et les pressions exercées par les uns et les autres, dans
nos luttes comme dans nos vies.
Combattre tous les racismes dont
l’islamophobie, combattre tous les fascismes dont
l’islamisme, ce sont des combats que nous devrons conduire
avec le plus grand nombre et notamment avec les personnes de
culture arabo-musulmane. Comme l’écrit Badiou dans
un article paru quelques jours après les attentats de
janvier, il s’agit « d’agir en commun avec
le plus possible de jeunes prolétaires de ces banlieues,
le plus possible de jeunes filles, voilées ou non, cela
n’importe pas, dans le cadre d’une politique neuve,
qui ne se réfère à aucune identité
(“les prolétaires n’ont pas de patrie”)
et prépare la figure égalitaire d’une
humanité s’emparant enfin de son propre
destin »[22].
La question posée avec une acuité
renouvelée, et qui est plus large que celle de la lutte
contre le racisme et le fascisme, est celle de ce pour
quoi nous pouvons combattre aujourd’hui. Le
maoïste Badiou y répond en brandissant
l’étendard du drapeau rouge contre celui de la
République, ce qui est à la fois totalement juste
et totalement abstrait[23]. Nombre de groupes militants de
différentes obédiences (maos, trotskystes,
libertaires) brandissent de la même manière des
étendards qui avaient un sens selon les repères du
passé : quand il y avait une conscience de classe plus
aiguisée, un athéisme, un anticléricalisme
et un antiracisme massivement assumés, on savait où
on allait. Il reste que ce passé nous a conduits au
présent, et qu’il nous faut aujourd’hui faire
face à un paysage éclaté.
Répéter les slogans universalistes du passé
a du bon mais ce n’est certainement pas suffisant.
L’universalisme semble cependant avoir mauvaise presse
auprès d’une partie de l’extrême gauche.
C’est particulièrement vrai du côté des
opposants fervents à l’islamophobie pour qui
l’universalisme n’est que l’expression de la
domination occidentale (européenne, chrétienne,
blanche), et doit être sinon combattu, du moins
abandonné comme perspective progressiste. Cela ressort
ainsi clairement des prises de positions récentes de
Jacques Rancière : « On invoque souvent
l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais
justement l’universalisme a été
confisqué et manipulé. Transformé en signe
distinctif d’un groupe, il sert à mettre en
accusation une communauté précise, notamment
à travers les campagnes frénétiques contre
le voile. (…) Les grandes valeurs universalistes –
laïcité, règles communes pour tout le monde,
égalité homme-femme – sont devenues
l’instrument d’une distinction entre
“nous”, qui adhérons à ces valeurs, et
“eux”, qui n’y adhèrent pas[24]. »
Saïd Bouamama est également explicite dans la
critique de l’universalisme. Dans un article
republié récemment[25], il oppose, sans aller au
fond des choses, « l'absolutisation de la pensée
des Lumières », élément de
l'hégémonie culturelle de la classe dominante, aux
quartiers populaires et leurs habitants[26]. L'article ne va pas
au fond des choses parce qu'il évite de dire si les
idées des Lumières en tant que telles
(« un appel à la rationalité et le combat
contre l'obscurantisme ») méritent d'être
défendues ou pas. Il rappelle la critique qu'en ont faite
Marx et Engels, alors que ces derniers proposaient d'aller
beaucoup plus loin.
Le fond du débat, c'est donc l'opposition entre
universalisme et communautarisme. C'est un débat
biaisé parce que les termes en ont été
posés par certains de nos adversaires. Ces adversaires
considèrent qu'il y a d'un côté
l'universalisme « républicain » porté
par l'Occident (démocratie, droits de l'homme et
laïcité imposés à coups de matraque),
et de l'autre les communautarismes (nationaux, linguistiques,
religieux, voire ethnique), c'est-à-dire les
stratégies identitaires. Il n'est évidemment pas
anodin de poser l'opposition dans ces termes. Certains,
opposés à juste titre à la domination
occidentale, sont alors tombés dans le piège,
dénonçant l'universalisme et défendant, ou
au moins faisant preuve de « compréhension »
à l’endroit des communautarismes défensifs,
contre le communautarisme dominant mal camouflé
derrière « l’universalisme ». Il y a des
glissements dans ce sens de la part des Indigènes de la
République[27], et la position de Saïd Bouamama
n'en est pas loin.
La question mérite d’y réfléchir
à deux fois : sommes-nous d'accord ou non que certains
principes doivent être universellement
défendus ? Par exemple, sur le droit des femmes
à disposer de leur corps et de leurs vies : pensons-nous
qu'il s'agit de principes intangibles, qui ont une valeur
universelle donc pour lesquels il faut lutter
partout – ou bien pensons-nous qu'il s'agit de
principes engendrés par certaines sociétés,
qui doivent y rester contingentés, et finalement que les
femmes de communautés extérieures à ces
sociétés n'ont pas à y accéder ? Dans
le premier cas on est sur une position universaliste, dans le
second sur une position communautariste. Adhérer à
une position universaliste n’implique absolument pas de
rallier le camp des Républicains et des
impérialismes dominants : comme l’indique Badiou, on
peut rejeter le drapeau tricolore et brandir le drapeau
rouge.
Contre les replis identitaires qui menacent de nous conduire
à la catastrophe, il faut s’atteler à la
construction d’un nouvel universalisme
émancipateur. Il y a nombre de principes sur lesquels
nous tomberons tous d'accord, parce qu’ils constituent le
fond commun de nos collectifs militants, celui sur lequel nous
nous mobilisons continûment : égalité des
droits pour les femmes, les homosexuels, les minorités,
libertés de circulation et d’installation,
libertés de pensée et de croyance (même
religieuse !), laïcité, refus de l'exploitation et
des autres formes de domination, égalité sociale et
solidarité internationale. Personne ne dira que ces
principes ne valent pas pour les gens sous d'autres latitudes ou
longitudes. Ces principes sont autant de briques pour bâtir
un nouvel universalisme.
Il s’agit bien, au travers de cela, de reconstruire un
front de classe, c'est-à-dire notre camp social et notre
monde face au capitalisme sur le déclin. Cela
signifie-t-il que nous ayons une démarche identitaire face
à d’autres démarches identitaires ? Ce serait
se méprendre sur le sens du clivage de classe. Notre
identité sociale de travailleurs avec ou sans emploi ne
vient pas subordonner nos identités d’homme ou de
femme, d’homosexuel, de migrant, de Noir, de supporteur de
telle équipe de foot, d’athée ou de musulman.
Les processus identitaires écrasent les aspects multiples
des personnes au profit d’une identité unique,
conduisant à l’hostilité voire à la
haine à l’encontre de ceux qui ne la partagent
pas[28]. À l’inverse,
l’identité de classe comprise comme
l’appartenance au camp de l’émancipation peut
s’ouvrir à la richesse des identités
personnelles sans en écraser aucune. C’est
même à cette condition que nous pourrons avancer
ensemble, et faire reculer la barbarie qui vient.
[Merci à Delphine, Elisabeth, Fred, Jacques,
José, Stéphane, Sylvie, Sylvie, Yann, pour leurs
commentaires et suggestions sur une version antérieure,
ainsi qu’à tout/es les camarades antifascistes et
révolutionnaires pour les discussions nombreuses et
parfois houleuses qui m’ont conduit à écrire
ce texte.]
Léo Picard
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