Contre l'antisémitisme et contre le sionisme


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À propos de l’article « Les pièges antisémites », par Bali (Groupe Regard Noir de la Fédération anarchiste), paru dans Le Monde Libertaire n°1748 (10-16 juillet 2014)

Cet article a le mérite de mettre l’accent sur la nécessité de combattre explicitement l’antisémitisme, et de souligner l’insuffisance voire la négligence manifestée par la mouvance antifasciste radicale sur ce point ces dernières années. L’auteur a raison : l’expression renouvelée de l’antisémitisme exige des réponses à la hauteur (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai). En particulier, l’expression de positions antisémites dans les manifestations pro-Palestine doit être fermement combattue, tant pour la lutte générale contre le racisme et l’extrême droite que pour la cause palestinienne. L’auteur a également raison de souligner que le silence de l’extrême gauche (au sens large) sur la question ne peut que renforcer la droite et l’extrême droite sioniste chez les Juifs de France.

L’auteur défend cette nécessité de manière bien plus posée et juste que d’autres militants se réclamant également de l’antifascisme, pour qui la moindre expression d’antisémitisme dans les manifestations de soutien à la Palestine doit conduire à s’en retirer. Outre que cette position fait la part belle aux provocateurs de toutes sortes (antisémites soraliens, musulmans intégristes, etc., cf. l’article « Les idiots utiles du sionisme, les vrais », Quartiers libres, 29 juillet 2014) en leur laissant le champ libre, elle revient pratiquement à considérer que le fond du conflit israélo-palestinien doit passer au second plan, et que le positionnement à son égard doit être subordonné à celui des courants antisémites : puisque ces derniers « soutiennent » la Palestine au nom de la lutte « antisioniste », tant qu’ils s’exprimeront et que le ménage ne sera pas fait dans les rangs des manifestants, il ne faudrait pas manifester pour soutenir la Palestine (cf. p.ex. cet article étonnant du site mondialisme.org qui, sans aller jusque-là, renvoie cependant la responsabilité des débordements antisémites aux organisateurs des manifestations pour Gaza). « Au mieux », on a alors un renvoi dos-à-dos de l’État israélien et de la population palestinienne, comme si la domination impérialiste du premier sur la seconde n’existait pas (cf. p.ex. « Gaza, Palestine, Israël : quels enjeux pour les travailleurs ? », site Communismefensch, 15 juillet 2014) ; au pire, certains se positionnent contre le Hamas… en soutien à Israël.

L’article est donc loin de ces positions et c’est tant mieux. On y trouve cependant des éléments contestables, notamment lorsqu’il agite le chiffon Dieudonné-Soral (devrait-on dire la serpillière ?) à propos du positionnement antisioniste de nombre de militants antifascistes, ou plus généralement d’extrême gauche et libertaires.

L’auteur affirme d’une part qu’il faut utiliser le terme d’« antisémitisme » même s’il n’est pas approprié (puisque tous les Juifs ne sont pas sémites et tous les sémites ne sont pas juifs) ; et il affirme d’autre part qu’il faut renoncer à utiliser le terme d’« antisionisme » parce qu’il n’est pas approprié (puisque le sionisme est la lutte pour un État national juif, lutte qui s’est achevée par la fondation de l’État d’Israël en 1948, si bien que le sionisme n’existe plus). C’est un étonnant « deux poids deux mesures ». Est-ce que l’on va vraiment « dans le sens de Dieudonné » en dénonçant le « sionisme », quand beaucoup (y compris des Juifs israéliens pro-palestiniens) comprennent ce terme comme associé non seulement à la fondation de l’État israélien, mais au nationalisme juif et à la continuation impérialiste de la politique de cet État depuis plus de 60 ans ? Est-ce qu’on n’irait pas plus dans le sens de Dieudonné, et dans celui de la droite israélienne, en leur abandonnant le terme d’« antisionisme » pour le voir assimilé à l’antisémitisme ? (voir la lettre ouverte d’Edwy Plenel à Hollande, du 23 juillet 2014).

Passons sur ce débat terminologique. L’auteur a raison d’écrire que la place de la lutte pour la Palestine ne doit pas être démesurée et qu’elle tend parfois à le devenir. Dans le passé d’autres luttes ont joué un rôle emblématique similaire, avec également un impact international, comme la lutte contre la guerre du Vietnam ou celle contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Certains « réflexes militants » conduisent alors à se mobiliser pour la lutte emblématique du moment, et à oublier de nombreuses autres luttes, tout autant légitimes, mais qui restent dans l’ombre. À leur décharge, on doit reconnaître à ces militants ou organisations qu’ils réagissent (et peut-être sur-réagissent) au positionnement des dirigeants de leur propre impérialisme : en France, les prises de position de Hollande et de Valls en soutien à Israël ont suscité un rejet massif et légitime.

On comprend par ailleurs l’intérêt que peuvent avoir les courants antisémites de mettre l’accent sur la cause palestinienne et d’en faire une cause centrale. L’auteur a ainsi raison de dire qu’il est erroné de mettre sur un même plan l’anticapitalisme, l’antifascisme et l’antisionisme, puisque cela revient à faire de la lutte contre l’État israélien une cause aussi centrale que celle contre le capitalisme, et céder ainsi à l’idéologie « antisystème » de Dieudonné-Soral (pour qui les riches, la finance, les médias, les politiciens, les Juifs, les gays, tout ça c’est pareil et c’est l’ennemi).

Mais pour des raisons parallèles à celles qui mobilisent les courants antisémites, on ne peut pas considérer que le soutien à la cause palestinienne soit une position anticoloniale comme une autre, à mettre exactement au même plan. Il ne s’agit pas d’en faire une cause centrale, placée au-dessus des autres, mais de prendre la mesure de son rôle particulier.

1. L’antisémitisme est un racisme particulier. C’est d’ailleurs ce que suppose implicitement l’auteur quand il affirme que l’antifascisme doit reprendre le combat contre l’antisémitisme, alors qu’il pourrait se contenter de dire que l’on doit reprendre le combat contre le racisme en général. L’antisémitisme n’est pas un racisme « supérieur » aux autres. Les nationalistes juifs ont défendu et continuent de défendre cette idée au nom de l’exclusivité de la politique nazie d’extermination des Juifs d’Europe. C’est gommer nombre d’autres génocides, massacres et déportations de masse (Tutsis, Roms, Arméniens, Amérindiens, traite des Noirs…), et c’est évidemment erroné. Poser une hiérarchie entre racismes, c’est adopter une forme de racisme.

La fonction particulière de l’antisémitisme est liée à la place particulière des Juifs en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Le racisme anti-rom ou anti-arabe en France, anti-turc en Allemagne ou anti-pakistanais en Grande-Bretagne, est un racisme dirigé contre une minorité visible, contre les plus pauvres des pauvres. Il permet à la classe dominante de diviser la population, en période de fort chômage et de délitement social, en dirigeant la colère d’une partie de la population contre sa frange la plus fragile. Cela a été le cas de l’antisémitisme en Russie et en Ukraine dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais l’antisémitisme occidental depuis le début du XXe siècle est différent : c’est un racisme dirigé contre une minorité invisible, qui est en partie bien insérée socialement et dont certains représentants apparaissent ostensiblement du côté du système. Il permet à la classe dominante, dans des contextes similaires, de dévoyer la contestation populaire de l’ordre social en racialisant la domination de classe. L’antisémitisme permet de camoufler les rapports d’exploitation et la domination de la bourgeoisie nationale derrière un prétendu complot de l’étranger : les Juifs, invisibles (comme les francs-maçons), apatrides (comme les Roms), et dont certains représentants sont actifs dans le commerce et la finance (pour des raisons historiques), concentrent les qualités idéales pour être jetés en pâture à une contestation antisystème confuse, conspirationniste et autoritaire.

Aujourd’hui, le racisme premier reste dirigé contre les Roms, les Arabes, les musulmans, bref contre les minorités visibles et pauvres, et l’antisémitisme reste marginal. Le FN ne s’y est pas trompé en faisant passer l’antisémitisme au second plan de sa propagande (Marine Le Pen allant même jusqu’à justifier l’existence de la LDJ, cf. Le Monde du 1er août 2014). Avec l’aggravation de la crise du capitalisme et l’exacerbation des contradictions de classes, on peut pourtant pronostiquer que l’antisémitisme va reprendre des forces, simplement parce que le système aura besoin de le réanimer pour détourner sa contestation. Les guignols avant-gardistes Soral et Dieudonné seront peut-être alors concurrencés voire dépassés par d’autres fascistes sur leur propre terrain. Cette fonction spécifique de l’antisémitisme a joué à plein dans l’Europe des années 1930, et elle peut jouer à nouveau. C’est la raison pour laquelle la lutte contre l’extrême droite doit intervenir très explicitement sur le terrain de l’antisémitisme (au même titre et parallèlement à la lutte contre le complotisme et tout ce qui va avec).

2. Il y a une spécificité du colonialisme et de l’impérialisme israélien, parce qu’il y a une spécificité de l’État d’Israël : cet État se veut l’État de tous les Juifs. Non seulement il s’affirme comme tel, mais il est reconnu ainsi par les principaux États impérialistes et aussi par une fraction notable de la population juive dans le monde, qu’il s’agisse de Juifs religieux ou laïcs. Les sionistes (p.ex. le CRIF en France), partisans forcenés d’Israël, comme les antisémites, sont tous partisans de cette assimilation : les premiers pour que tous les Juifs reconnaissent Israël comme leur État, les seconds pour que le rejet de l’État d’Israël et de sa politique soit étendu à tous les Juifs. Pour les uns comme pour les autres, critiquer Israël c’est critiquer les Juifs, autrement dit être antisioniste c’est être antisémite.

Il est donc à la fois difficile et nécessaire de tenir une position claire entre le marteau sioniste et l’enclume antisémite. Certains Juifs israéliens qui soutiennent la cause palestinienne revendiquent aujourd’hui encore un État d’Israël laïque, binational, qui soit l’État de tous les citoyens juifs et arabes résidant en Israël : c’est une manière radicale de rompre avec l’État d’Israël comme État de tous les Juifs. Mais il y a aussi, plus massivement, nombre de Juifs religieux ou laïcs dans le monde qui, pour des raisons diverses, ne reconnaissent pas Israël comme « leur » État. Ces positions antisionistes n’ont évidemment rien à voir de près ou de loin avec l’antisémitisme.

Il reste que la conception dominante est celle de l’État d’Israël comme État de tous les Juifs. Ce qui en découle, c’est la solidarité attendue des Juifs du monde entier avec Israël, donc la responsabilité attribuée aux Juifs du monde entier de la politique criminelle de l’État israélien. Le phénomène est analogue au racisme antimusulman quand il s’appuie sur le rejet des actes commis par Al Qaeda ou d’autres musulmans intégristes – à ceci près qu’il s’étend non seulement aux Juifs religieux, mais à tous les Juifs, laïcs compris.

A cela s’ajoute la position particulière de l’État d’Israël au Proche et Moyen Orient, et la fonction de maintien de l’ordre qu’il remplit pour son propre compte dans la région, mais aussi, de fait, pour le compte des pays occidentaux. L’impérialisme états-unien s’est systématiquement appuyé sur différents régimes (dictatoriaux) arabes pour assurer cette fonction (Arabie saoudite, Iran, Irak…), avec des remous et des ajustements au fil des changements de régime ; seul l’État d’Israël constitue un allié permanent au Proche et Moyen Orient, ce qui explique le soutien indéfectible et continu dont il bénéficie de la part des États occidentaux. Ce soutien occidental à l’État qui se revendique comme État de tous les Juifs favorise inévitablement la théorie du complot, qui retourne l’explication et attribue à Israël et au « lobby juif » mondial l’origine du soutien occidental à l’État israélien.

Les sionistes de même que les antisémites voudraient que tous les Juifs soient solidaires de la politique de l’État d’Israël, notamment de sa politique impérialiste à l’encontre de la population palestinienne. Du fait de la fonction particulière joué par l’antisémitisme, il y a donc un enjeu particulier à combattre le sionisme tout autant que l’antisémitisme. Parce que la conception dominante veut que tous les Juifs soient solidaires d’Israël, il est important de défendre que ce n’est pas le cas : appuyer les initiatives, comme celles de l’UJFP ou d’UAVJ, de militants juifs opposés à la politique d’Israël, ou simplement se démarquant de l’État d’Israël ; mais aussi, au-delà, affirmer un camp clairement antiraciste, qui rejette explicitement tous les racismes donc y compris l’antisémitisme, dans le soutien à la cause palestinienne. Parce que la solidarité avec la Palestine et le combat contre l’État d’Israël est un lieu de convergence des antisémites, il est crucial que les antifascistes radicaux et l’extrême gauche (au sens large), et plus généralement que tous les anti-impérialistes qui rejettent l’antisémitisme ne désertent pas ce combat, mais qu’ils l’investissent de manière offensive.

Le 4 août 2014

Léo Picard

piccard@no-log.org

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