Cet article a le mérite de mettre
l’accent sur la nécessité de combattre
explicitement l’antisémitisme, et de souligner
l’insuffisance voire la négligence manifestée
par la mouvance antifasciste radicale sur ce point ces
dernières années. L’auteur a raison :
l’expression renouvelée de
l’antisémitisme exige des réponses à
la hauteur (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai). En
particulier, l’expression de positions antisémites
dans les manifestations pro-Palestine doit être fermement
combattue, tant pour la lutte générale contre le
racisme et l’extrême droite que pour la cause
palestinienne. L’auteur a également raison de
souligner que le silence de l’extrême gauche (au sens
large) sur la question ne peut que renforcer la droite et
l’extrême droite sioniste chez les Juifs de
France.
L’auteur défend cette nécessité de
manière bien plus posée et juste que d’autres
militants se réclamant également de
l’antifascisme, pour qui la moindre expression
d’antisémitisme dans les manifestations de soutien
à la Palestine doit conduire à s’en retirer.
Outre que cette position fait la part belle aux provocateurs de
toutes sortes (antisémites soraliens, musulmans
intégristes, etc., cf. l’article «
Les idiots utiles du sionisme, les vrais », Quartiers libres, 29
juillet 2014) en leur laissant le champ libre, elle revient
pratiquement à considérer que le fond du conflit
israélo-palestinien doit passer au second plan, et que le
positionnement à son égard doit être
subordonné à celui des courants
antisémites : puisque ces derniers
« soutiennent » la Palestine au nom de la lutte
« antisioniste », tant qu’ils
s’exprimeront et que le ménage ne sera pas fait dans
les rangs des manifestants, il ne faudrait pas manifester pour
soutenir la Palestine (cf. p.ex.
cet article étonnant du
site mondialisme.org qui, sans aller jusque-là, renvoie
cependant la responsabilité des débordements
antisémites aux organisateurs des manifestations pour
Gaza). « Au mieux », on a alors un renvoi
dos-à-dos de l’État israélien et de la
population palestinienne, comme si la domination
impérialiste du premier sur la seconde n’existait
pas (cf. p.ex. «
Gaza, Palestine, Israël : quels
enjeux pour les travailleurs ? », site Communismefensch, 15
juillet 2014) ; au pire, certains se positionnent contre le
Hamas… en soutien à Israël.
L’article est donc loin de ces positions et c’est
tant mieux. On y trouve cependant des éléments
contestables, notamment lorsqu’il agite le chiffon
Dieudonné-Soral (devrait-on dire la serpillière ?)
à propos du positionnement antisioniste de nombre de
militants antifascistes, ou plus généralement
d’extrême gauche et libertaires.
L’auteur affirme d’une part qu’il faut utiliser
le terme d’« antisémitisme » même
s’il n’est pas approprié (puisque tous les
Juifs ne sont pas sémites et tous les sémites ne
sont pas juifs) ; et il affirme d’autre part qu’il
faut renoncer à utiliser le terme
d’« antisionisme » parce qu’il
n’est pas approprié (puisque le sionisme est la
lutte pour un État national juif, lutte qui s’est
achevée par la fondation de l’État
d’Israël en 1948, si bien que le sionisme
n’existe plus). C’est un étonnant « deux
poids deux mesures ». Est-ce que l’on va vraiment
« dans le sens de Dieudonné » en
dénonçant le « sionisme », quand
beaucoup (y compris des Juifs israéliens pro-palestiniens)
comprennent ce terme comme associé non seulement à
la fondation de l’État israélien, mais au
nationalisme juif et à la continuation impérialiste
de la politique de cet État depuis plus de 60 ans ? Est-ce
qu’on n’irait pas plus dans le sens de
Dieudonné, et dans celui de la droite israélienne,
en leur abandonnant le terme d’« antisionisme »
pour le voir assimilé à
l’antisémitisme ? (voir la
lettre ouverte
d’Edwy Plenel à Hollande, du 23 juillet 2014).
Passons sur ce débat terminologique. L’auteur a
raison d’écrire que la place de la lutte pour la
Palestine ne doit pas être démesurée et
qu’elle tend parfois à le devenir. Dans le
passé d’autres luttes ont joué un rôle
emblématique similaire, avec également un impact
international, comme la lutte contre la guerre du Vietnam ou
celle contre le régime d’apartheid en Afrique du
Sud. Certains « réflexes militants »
conduisent alors à se mobiliser pour la lutte
emblématique du moment, et à oublier de nombreuses
autres luttes, tout autant légitimes, mais qui restent
dans l’ombre. À leur décharge, on doit
reconnaître à ces militants ou organisations
qu’ils réagissent (et peut-être
sur-réagissent) au positionnement des dirigeants de leur
propre impérialisme : en France, les prises de position de
Hollande et de Valls en soutien à Israël ont
suscité un rejet massif et légitime.
On comprend par ailleurs l’intérêt que peuvent
avoir les courants antisémites de mettre l’accent
sur la cause palestinienne et d’en faire une cause
centrale. L’auteur a ainsi raison de dire qu’il est
erroné de mettre sur un même plan
l’anticapitalisme, l’antifascisme et
l’antisionisme, puisque cela revient à faire de la
lutte contre l’État israélien une cause aussi
centrale que celle contre le capitalisme, et céder ainsi
à l’idéologie
« antisystème » de Dieudonné-Soral
(pour qui les riches, la finance, les médias, les
politiciens, les Juifs, les gays, tout ça c’est
pareil et c’est l’ennemi).
Mais pour des raisons parallèles à celles qui
mobilisent les courants antisémites, on ne peut pas
considérer que le soutien à la cause palestinienne
soit une position anticoloniale comme une autre, à mettre
exactement au même plan. Il ne s’agit pas d’en
faire une cause centrale, placée au-dessus des autres,
mais de prendre la mesure de son rôle particulier.
1. L’antisémitisme est un racisme particulier.
C’est d’ailleurs ce que suppose implicitement
l’auteur quand il affirme que l’antifascisme doit
reprendre le combat contre l’antisémitisme, alors
qu’il pourrait se contenter de dire que l’on doit
reprendre le combat contre le racisme en général.
L’antisémitisme n’est pas un racisme
« supérieur » aux autres. Les nationalistes
juifs ont défendu et continuent de défendre cette
idée au nom de l’exclusivité de la politique
nazie d’extermination des Juifs d’Europe. C’est
gommer nombre d’autres génocides, massacres et
déportations de masse (Tutsis, Roms, Arméniens,
Amérindiens, traite des Noirs…), et c’est
évidemment erroné. Poser une hiérarchie
entre racismes, c’est adopter une forme de racisme.
La fonction particulière de l’antisémitisme
est liée à la place particulière des Juifs
en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Le racisme
anti-rom ou anti-arabe en France, anti-turc en Allemagne ou
anti-pakistanais en Grande-Bretagne, est un racisme dirigé
contre une minorité visible, contre les plus pauvres des
pauvres. Il permet à la classe dominante de diviser la
population, en période de fort chômage et de
délitement social, en dirigeant la colère
d’une partie de la population contre sa frange la plus
fragile. Cela a été le cas de
l’antisémitisme en Russie et en Ukraine dans la
seconde moitié du XIXe siècle, mais
l’antisémitisme occidental depuis le début du
XXe siècle est différent : c’est un racisme
dirigé contre une minorité invisible, qui est en
partie bien insérée socialement et dont certains
représentants apparaissent ostensiblement du
côté du système. Il permet à la classe
dominante, dans des contextes similaires, de dévoyer la
contestation populaire de l’ordre social en racialisant la
domination de classe. L’antisémitisme permet de
camoufler les rapports d’exploitation et la domination de
la bourgeoisie nationale derrière un prétendu
complot de l’étranger : les Juifs, invisibles (comme
les francs-maçons), apatrides (comme les Roms), et dont
certains représentants sont actifs dans le commerce et la
finance (pour des raisons historiques), concentrent les
qualités idéales pour être jetés en
pâture à une contestation antisystème
confuse, conspirationniste et autoritaire.
Aujourd’hui, le racisme premier reste dirigé contre
les Roms, les Arabes, les musulmans, bref contre les
minorités visibles et pauvres, et
l’antisémitisme reste marginal. Le FN ne s’y
est pas trompé en faisant passer
l’antisémitisme au second plan de sa propagande
(Marine Le Pen allant même jusqu’à justifier
l’existence de la LDJ, cf.
Le Monde du 1er août
2014). Avec l’aggravation de la crise du capitalisme et
l’exacerbation des contradictions de classes, on peut
pourtant pronostiquer que l’antisémitisme va
reprendre des forces, simplement parce que le système aura
besoin de le réanimer pour détourner sa
contestation. Les guignols avant-gardistes Soral et
Dieudonné seront peut-être alors concurrencés
voire dépassés par d’autres fascistes sur
leur propre terrain. Cette fonction spécifique de
l’antisémitisme a joué à plein dans
l’Europe des années 1930, et elle peut jouer
à nouveau. C’est la raison pour laquelle la lutte
contre l’extrême droite doit intervenir très
explicitement sur le terrain de l’antisémitisme (au
même titre et parallèlement à la lutte contre
le complotisme et tout ce qui va avec).
2. Il y a une spécificité du colonialisme et de
l’impérialisme israélien, parce qu’il y
a une spécificité de l’État
d’Israël : cet État se veut l’État
de tous les Juifs. Non seulement il s’affirme comme tel,
mais il est reconnu ainsi par les principaux États
impérialistes et aussi par une fraction notable de la
population juive dans le monde, qu’il s’agisse de
Juifs religieux ou laïcs. Les sionistes (p.ex. le CRIF en
France), partisans forcenés d’Israël, comme les
antisémites, sont tous partisans de cette assimilation :
les premiers pour que tous les Juifs reconnaissent Israël
comme leur État, les seconds pour que le rejet de
l’État d’Israël et de sa politique soit
étendu à tous les Juifs. Pour les uns comme pour
les autres, critiquer Israël c’est critiquer les
Juifs, autrement dit être antisioniste c’est
être antisémite.
Il est donc à la fois difficile et nécessaire de
tenir une position claire entre le marteau sioniste et
l’enclume antisémite. Certains Juifs
israéliens qui soutiennent la cause palestinienne
revendiquent aujourd’hui encore un État
d’Israël laïque, binational, qui soit
l’État de tous les citoyens juifs et arabes
résidant en Israël : c’est une manière
radicale de rompre avec l’État d’Israël
comme État de tous les Juifs. Mais il y a aussi, plus
massivement, nombre de Juifs religieux ou laïcs dans le
monde qui, pour des raisons diverses, ne reconnaissent pas
Israël comme « leur » État. Ces positions
antisionistes n’ont évidemment rien à voir de
près ou de loin avec l’antisémitisme.
Il reste que la conception dominante est celle de
l’État d’Israël comme État de tous
les Juifs. Ce qui en découle, c’est la
solidarité attendue des Juifs du monde entier avec
Israël, donc la responsabilité attribuée aux
Juifs du monde entier de la politique criminelle de
l’État israélien. Le phénomène
est analogue au racisme antimusulman quand il s’appuie sur
le rejet des actes commis par Al Qaeda ou d’autres
musulmans intégristes – à ceci près
qu’il s’étend non seulement aux Juifs
religieux, mais à tous les Juifs, laïcs compris.
A cela s’ajoute la position particulière de
l’État d’Israël au Proche et Moyen
Orient, et la fonction de maintien de l’ordre qu’il
remplit pour son propre compte dans la région, mais aussi,
de fait, pour le compte des pays occidentaux.
L’impérialisme états-unien s’est
systématiquement appuyé sur différents
régimes (dictatoriaux) arabes pour assurer cette fonction
(Arabie saoudite, Iran, Irak…), avec des remous et des
ajustements au fil des changements de régime ; seul
l’État d’Israël constitue un allié
permanent au Proche et Moyen Orient, ce qui explique le soutien
indéfectible et continu dont il bénéficie de
la part des États occidentaux. Ce soutien occidental
à l’État qui se revendique comme État
de tous les Juifs favorise inévitablement la
théorie du complot, qui retourne l’explication et
attribue à Israël et au « lobby juif »
mondial l’origine du soutien occidental à
l’État israélien.
Les sionistes de même que les antisémites voudraient
que tous les Juifs soient solidaires de la politique de
l’État d’Israël, notamment de sa
politique impérialiste à l’encontre de la
population palestinienne. Du fait de la fonction
particulière joué par l’antisémitisme,
il y a donc un enjeu particulier à combattre le sionisme
tout autant que l’antisémitisme. Parce que la
conception dominante veut que tous les Juifs soient solidaires
d’Israël, il est important de défendre que ce
n’est pas le cas : appuyer les initiatives, comme celles de
l’UJFP ou d’UAVJ, de militants juifs opposés
à la politique d’Israël, ou simplement se
démarquant de l’État d’Israël ;
mais aussi, au-delà, affirmer un camp clairement
antiraciste, qui rejette explicitement tous les racismes donc y
compris l’antisémitisme, dans le soutien à la
cause palestinienne. Parce que la solidarité avec la
Palestine et le combat contre l’État
d’Israël est un lieu de convergence des
antisémites, il est crucial que les antifascistes radicaux
et l’extrême gauche (au sens large), et plus
généralement que tous les anti-impérialistes
qui rejettent l’antisémitisme ne désertent
pas ce combat, mais qu’ils l’investissent de
manière offensive.
Le 4 août 2014
Léo Picard
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