Comment allons-nous en finir avec le
capitalisme ? Telle est la question à laquelle nous sommes
confrontés avec le dernier livre de John Holloway,
Crack Capitalism (éditions Libertalia, juin 2012,
traduction de José Chatroussat). Par son questionnement,
l’auteur veut contribuer à résoudre ce
problème qui tourmente une grande partie de
l’humanité. Il développe ses
réflexions en 33 thèses, avec une ardeur et une
passion qui rompent avec la réserve académique ou
une froideur militante qui éventuellement en imposent mais
nous laissent de marbre.
Cependant, ce livre qui s’adresse à un large public
mobilise les ressources de la théorie critique et des
sciences humaines. Tout en étant illustré de
nombreux exemples concrets et porté par un style
imagé, il demande indéniablement un effort au
lecteur. Et cela d’autant plus qu’il risque de
heurter certaines cultures politiques et bien des routines
intellectuelles qui perdurent au sein des mouvements
s’affirmant anticapitalistes ou
révolutionnaires.
Ce livre se situe dans le prolongement de
Changer le monde sans prendre le pouvoir, le sens de la
révolution aujourd’hui (éd Syllepse/Lux,
2007) tout en ayant son indépendance propre, un peu comme
une fille par rapport à sa mère pour reprendre
l’image de l’auteur. Revenons un instant sur le
scandale provoqué par la mère. Pour certains, le
titre même suffisait à indiquer le caractère
provocateur ou farfelu de son propos : comment diable pourrait-on
changer le monde sans accéder au pouvoir, soit par la voie
des élections, soit par la voie insurrectionnelle ?
Pour moi-même qui suis responsable de la traduction de son
dernier livre Crack Capitalism, je dois dire que dans un
premier temps, n’ayant pas eu en mains ni la version
originale datant de 2002, ni sa traduction qui n’a
été effectuée qu’en 2007, la critique
de Changer le monde sans prendre le pouvoir par Daniel
Bensaïd m’avait prévenu défavorablement
à l’égard de John Holloway dont je
n’avais encore rien lu.
Toutefois un paradoxe, pour ne pas dire une contradiction,
sautait aux yeux dans la critique par Bensaïd de ce penseur
d’origine irlandaise dont la réflexion était
nourrie par l’expérience des zapatistes. D’une
part il était présenté comme un auteur
plutôt inconsistant, son livre n’étant que le
symptôme d’une crise passagère du mouvement
altermondialiste, une sorte de maladie de croissance
bégnine, d’autre part Bensaïd mettait en garde
contre une argumentation pouvant « désarmer
pratiquement et théoriquement » les militants. La
pensée d’Holloway était à
l’évidence futile (« le degré
zéro de la stratégie ») mais dangereuse tout
de même... De son côté Serge Halimi
écrivait dans Le Monde diplomatique
d’août 2006, soit un an avant la parution du livre de
John Holloway : « Après une dizaine
d’années, la rhétorique des solutions
partielles, des communautés en réseau, du
« changer le monde sans prendre le pouvoir »,
commence à lasser ».
Pourquoi tant de mises en garde avant même que les lecteurs
de langue française aient pu avoir accès au livre
d’Holloway ? Il fallait en juger par soi-même. Ce
livre était incontestablement polémique et visait
à provoquer des débats. La critique du bilan des
révolutions et des organisations du mouvement ouvrier au
XXe siècle pouvait être jugée
expéditive et excessive. Mais au-delà de cet effet
estomaquant, je découvrais avec bonheur que l’auteur
s’inscrivait en fait dans le courant critique des penseurs
de l’école de Francfort qui a pris naissance en
Allemagne dans les années 1920 dans le décours de
la révolution des conseils de 1918 et de son échec.
Adorno, Horkheimer, Benjamin, Marcuse, Ernst Bloch et plus tard
Oscar Negt et Jean-Marie Vincent ont mis en œuvre dans
leurs essais et analyses une pensée critique cherchant
à débusquer les processus aliénants et
mortifères d’identité, d’identification
et de classification générés par la
société capitaliste et relayés par les
théorisations bourgeoises.
Leur « dialectique négative », pour reprendre
le titre d’un ouvrage d’Adorno, se refusait à
parvenir à une impossible synthèse conceptuelle
totale dans la mesure où les expériences sensibles
débordent toujours les formes sociales soumises au
fétichisme de la marchandise. Face à
l’emprise protéiforme du monde bureaucratique
déshumanisant de la valeur d’échange,
l’enjeu est de ne pas s’incliner devant les
« faits établis », de ne pas laisser le
général soumettre ou nier le particulier, de
rechercher et mettre au jour les potentiels de révolte et
de créativité. En suivant, chacun à sa
façon, cette démarche exigeante, ces penseurs
s’en sont pris à la rigidité des concepts et
des représentations élaborés par les
marxismes traditionnels.
Pour sa part, Holloway, dans Changer le monde sans prendre le
pouvoir, ébranlait les certitudes constituant le fond
intellectuel des militantismes sectaires. Il s’appuyait sur
Marx pour mettre en cause toute forme de rhétorique
politique centrée sur l’Etat, qu’elle soit
réformiste ou avant-gardiste révolutionnaire, et
toute forme de déclinaison d’un programme ou
d’une série de recettes anticapitalistes. Au passage
il proposait une critique convaincante des thèses de Hardt
et Negri dans Empire qui, elles par contre, avaient eu
l’honneur d’accéder à l’espace
francophone. Tout en étant d’accord avec eux sur
plusieurs points, il critiquait leur approche anti-dialectique et
anti-humaniste les conduisant à construire un paradigme
simplificateur, en l’occurrence
« l’Empire » versus « la
Multitude », comme deux blocs opposés et
cohérents, chacun à leur façon.
Contrairement à Hardt et Negri, Holloway pense le capital
comme rapport contradictoire, comme lutte de classes.
Dans Changer le monde sans prendre le pouvoir, Holloway ne
se contentait pas de critiquer radicalement l’Etat comme
cristallisant un type de relation sociale capitaliste
particulier. Il remettait en cause les institutions tels que les
partis prétendant à l’exercice du pouvoir,
leur fonctionnement hiérarchique et leur corpus
idéologique tuant dans l’œuf les aspirations
émancipatrices. Cela ne pouvait donc pas transporter de
joie les admirateurs de Chavez, les nostalgiques de
« l’Etat providence » voulant le faire
renaître de ses cendres, ni les théoriciens de la
LCR s’engageant dans la construction d’un Nouveau
Parti Anticapitaliste.
Situons brièvement le parcours de John
Holloway. Il a enseigné à Edimbourg et
participé de la fin des années 1970 au début
des années 1990 à de nombreux débats avec
d’autres penseurs marxistes non conformistes sur la nature
de l’Etat et ses rapports avec le capital. Puis il
s’est installé en 1991 au Mexique où il
enseigne toujours à l’université libre de
Puebla. En 1994 le soulèvement zapatiste éclatait
au Chiapas et allait nourrir et stimuler sa réflexion
ainsi que celle d’un certain nombre d’intellectuels
et de militants de par le monde. Ses thèses ont
été débattues dans de nombreux pays. Ce ne
fut donc guère le cas en France où historiquement,
la croyance en les vertus de l’intervention de l’Etat
pour introduire des changements sociaux, de même que la
croyance dans les vertus d’un parti d’avant-garde
pour guider les prolétaires vers la conquête du
pouvoir, restaient encore très enracinées.
Aujourd’hui le paysage commence à se modifier. La
conception considérant que le prolétariat est a
priori le sujet révolutionnaire par excellence, un sujet
qu’il faudrait tout de même qu’un parti tienne
par la main, a perdu de sa force de conviction. La notion
d’auto-émancipation a parallèlement beaucoup
progressé et se concrétise dans de multiples
expériences, y compris de luttes ouvrières. Le
rejet des formules convenues s’accompagne à nouveau
d’un vif intérêt pour la pensée
critique et notamment pour celle de Marx.
L’accueil favorable que reçoit d’ores et
déjà Crack Capitalism auprès
d’un certain nombre de personnes impliquées dans
diverses luttes et interventions est déjà un indice
que la teneur des débats dans l’espace
français est en train de changer. Il faut dire que
l’impact de la vague révolutionnaire dans les pays
arabes, du mouvement des Indignados en Espagne, du
mouvement des Places en Grèce et d’Occupy Wall
Street aux Etats-Unis par exemple amènent à
reconsidérer notre compréhension du capitalisme et
les voies et moyens de le détruire et de le
dépasser. Le lecteur de Crack Capitalism
appréciera d’autant plus la pertinence des
thèmes abordés que ces thèses ont
été rédigées avant que
n’éclatent ces mouvements.
Si ce livre peut se retrouver en phase avec les
préoccupations actuelles des anticapitalistes, c’est
parce que « l’air du temps » a changé en
quelques années. A présent l’air du temps
sent de plus en plus la poudre, la révolte,
l’indignation, la désobéissance, la
volonté de tout changer et de tout transformer dans nos
relations sociales et dans nos vies quotidiennes.
Le livre commence par un constat : nous voulons
rompre avec le capitalisme, le détruire car il
détruit l’humanité, mais nous ne savons pas
comment faire. C’est cela même qui fonde la
nécessité d’un effort de pensée
théorique pour comprendre comment casser la dynamique du
capital.
L’approche la plus fréquente d’analyse du
capitalisme consiste à mettre au jour ce qui constitue sa
force. Holloway propose une approche inverse consistant à
repérer ses fragilités, ses fissures, ses failles
susceptibles d’être transformées par nos
actions en brèches s’élargissant, se
multipliant et pouvant éventuellement se rejoindre. Il est
clair que ces brèches peuvent aussi se refermer sous le
poids de la répression, du découragement ou des
désaccords internes entre ceux qui les ont ouvertes. Nous
nous heurtons aussi aux obstacles des formes de militantisme qui
pratiquent fort peu une politique de l’écoute des
autres et construisent des petits mondes
autoréférentiels qui ignorent ou
méconnaissent de ce fait les potentiels subversifs
existants dans le monde.
Mais dans certains cas, même si une brèche
s’est refermée, une expérience a eu lieu,
laissant une trace, restant parfois une source
d’inspiration toujours vivante comme la Commune de Paris ou
Mai 68. Les moments de fêtes collectives comme les
épisodes de catastrophes où s’exprime la
solidarité entre les êtres humains
révèlent que d’autres relations sociales
existent qui n’obéissent pas aux lois de la valeur
et de la concurrence entre individus.
Dans la texture globale du capitalisme, il existe donc dès
maintenant des espaces qui sont aussi des moments où nous
ne nous conformons pas à la logique du capital, où
nous exprimons notre profonde inadaptation à cette logique
du toujours plus et du toujours plus vite. Dans ces interstices,
nous agissons contre et au-delà du capital, nous refusons
et nous créons les éléments d’un monde
nouveau. Cela change notre rapport au temps. La révolution
n’est pas reportée à plus tard, dans un futur
indéterminé. Nous avons à la commencer ici
et maintenant, dans notre façon de vivre, de lutter, de
nous organiser, d’affirmer nos dignités et de
créer d’autres relations sociales. John Holloway
rejoint ici Raoul Vaneigem qui parle d’une
« révolution sans nom, comme tout ce qui jaillit de
l’expérience vivante ».
Or autour de nous, dans nos vies-même, nous voyons
qu’il y a de multiples refus individuels ou collectifs. La
jeune fille qui préfère lire un livre dans un parc
plutôt que d’aller au travail ou l’ouvrier qui
à son poste de travail imagine une mélodie ou un
rap qu’il jouera avec ses amis au week-end
n’obéissent pas à la logique du
système. Ces simples refus et créations sont aussi
des brèches. Nous n’avons pas à les classer a
priori par ordre d’importance et à en faire la
théorie au-delà du raisonnable. Les brèches
sont mouvantes et ne tracent pas une voie royale. Elles se
heurtent à des difficultés et des contradictions.
Mais c’est bien sur elles et sur leur compréhension
que nous devons compter. La transformation révolutionnaire
n’est pas une affaire de spécialistes qui savent et
qui se sacrifient. Elle concerne les gens ordinaires qui en
créant des brèches fixent eux-mêmes leur
propre agenda, sans se conformer à celui des gouvernants
et des capitalistes.
La Boétie nous avait prévenus dans son Discours
de la servitude volontaire que le pouvoir qui nous domine
n’existe que grâce à notre obéissance.
L’acte initial de toute émancipation est la
désobéissance à un pouvoir. Et c’est
cette idée forte que Holloway développe pour nous
convaincre que, si nous admettons que nous fabriquons jour
après jour le capitalisme, nous pouvons donc aussi le
défaire.
Nous nous heurtons à une
difficulté majeure qui fait que les brèches
existent au bord de l’impossible et qu’il n’y a
aucun mode d’emploi préétabli à suivre
pour nous débarrasser du capitalisme. Nous refusons les
critères du capitalisme mais nous sommes également
obligés de nous plier au règne de l’argent
pour survivre. Nous intégrons les critères du
capitalisme dans notre tête comme une seconde nature. Le
système nous amène à nous dessaisir de notre
pouvoir de faire les choses autrement, humainement, en un
pouvoir sur nous-mêmes, nous obligeant à
faire et à produire des choses insensés et/ou
nuisibles mais qui valorisent le capital. Ce pouvoir de
domination sur nous se structure en un ensemble
d’abstractions réelles qui semblent ne pas pouvoir
être remises en cause.
La critique théorique s’avère donc
nécessaire pour dévoiler ce qui est caché
derrière ces abstractions, ce qui existe derrière
des formes qui se présentent comme fixes, objectives et
incontestables. Il faut procéder à l’instar
de Marx à la critique de la marchandise, de la valeur, du
travail, de l’argent et de l’Etat. Holloway
écrit par exemple :
« L’Etat se présente comme étant le
point central de la cohésion sociale, mais en fait,
l’Etat dépend de l’argent et a peu
d’influence sur son mouvement.
C’est l’existence de l’argent qui rend le
capitalisme si gélatineux et si spongieux. L’argent
est une fine toile d’araignée dans laquelle nous
sommes pris au piège. Quand nous la frappons, elle ne vole
pas en éclats mais elle enrobe à nouveau notre
poing, se moquant de nous. » (p 122)
Il s’agit de dépouiller l’argent et
l’Etat de leur prestige dominateur et de ne pas perdre de
vue un instant qu’ils ne sont que des produits humains qui
nous nient en tant qu’être autonomes mais que nous
pouvons en retour nier et ne plus produire. Mais comment ce
réseau d’échange de choses et ce tissage de
rapports humains frappés du sceau de l’abstraction
monétaire et que personne ne contrôle se sont-ils
construits historiquement et se perpétuent-ils jour
après jour ?
John Holloway nous invite à lire ou
relire Marx, de ses écrits de jeunesse jusqu’au
livre I du Capital. Il précise à
l’égard d’un public qui pourrait être
réticent que c’est chez Marx qu’on trouvera
les éléments décisifs pour comprendre ce
système de domination très spécifique. Cela
le conduit à s’interroger avec insistance sur le
développement de Marx concernant la double nature du
travail et d’en développer ensuite toutes les
implications.
Que ce soit sur cette question ou sur celle du fétichisme
de la marchandise, bien des commentateurs marxistes ont
rapidement glissé, sans chercher à
pénétrer la signification de ces passages.
Or Marx est explicite dans une lettre à Engels où
il affirme que parmi les meilleurs points qu’il a mis en
évidence dans Le Capital, le premier constituant le
pivot de sa critique est le suivant : « 1. le
caractère double du travail, selon qu’il
s’exprime en valeur d’usage ou en valeur
d’échange (Toute l’intelligence des
faits repose sur cela.) » Pour Marx le travail
n’est ni unitaire, ni une pratique transhistorique. Dans la
mesure où il produit des valeurs d’usage, le travail
est concret, et dans la mesure où il produit des valeurs
d’échange qui vont à leur tour produire le
capital, il est abstrait.
Pour dégager cette double nature du travail, Holloway
décide d’appeler le faire, ce travail concret
et nos activités utiles qui n’ont pas pour fonction
de créer et de valoriser le capital. En
réalité, c’est à peine si ce
faire affleure à la surface et peut être
reconnu et pris en compte par nous, tellement le travail abstrait
aliéné et aliénant envahit tous les recoins
des relations sociales et de notre esprit. Il y a donc une lutte
sourde ou ouverte entre notre faire concret (ou travail
concret) axé sur le qualitatif, le potentiel
créatif, et le travail abstrait, axé sur le
quantitatif et nourrissant le capital. Notre activité
vitale produisant des valeurs utiles ou désirables est
constamment étouffée, refoulée,
placée dans une relation de non-identité,
d’inadaptation et d’antagonisme avec le travail
abstrait.
Je n’ai indiqué que quelques
éléments de la problématique proposée
par Holloway. Le lecteur découvrira comment le processus
d’abstraction des rapports humains et de la nature
considérée comme un objet, de même que le
processus de personnification des choses qui assigne à
chacun un masque de personnage sont des processus propres au
capitalisme qui se sont constitués historiquement et ont
envahi tous les domaines. Ces processus forgent des rôles,
des identités rigides, ce qui entraîne des
séparations, des définitions et des classements
hiérarchiques. Ils créent des formes
déterminées de sexualité, de langage ou de
perception du temps. C’est ce que l’auteur
développe en considérant que « le travail
abstrait enferme à la fois nos corps et nos esprits.
»
En reprenant les recherches d’anthropologues et de
l’historien Edward. P. Thompson, il montre que le temps du
capital est un temps devenu homogène, abstrait et
mesurable par les horloges. C’est le temps de
l’exploitation du travail salarié.
Ces processus constamment renouvelés pour assurer la
pérennité du capital tendent à constituer
une totalité cohésive à laquelle même
le mouvement ouvrier n’a pas échappé dans ses
représentations, en particulier celle du travail. La
théorie marxiste traditionnelle a le plus souvent aboli
l’antagonisme entre le faire (ou travail utile) et
le travail abstrait qui valorise le capital. Ce qui a abouti
à un auto-enfermement du mouvement ouvrier
considérant en soi le travail comme positif et
réduisant la lutte contre le capital à une lutte
entre le capital d’un côté et le travail de
l’autre. Or le travail et le capital sont intimement
liés et ne sont pas concevables l’un sans
l’autre. La crise de l’un est aussi la crise de
l’autre. La crise du travail abstrait s’exprime
très prosaïquement et quotidiennement par le fait que
les travailleurs sont de plus en plus écoeurés par
un travail qui est insensé. Il mine leur santé et
les conduit de plus en plus vers la dépression et parfois
le suicide tandis que tous ceux qui le peuvent, cherchent
à le fuir et essaient de vivre autrement. En
d’autres termes, l’abolition du capital n’est
pas possible sans l’abolition du salariat.
C’est ce qui légitime et même impose une
critique du travail qui aille le plus loin possible et mette en
évidence non seulement toutes les manifestations de la
crise du travail abstrait mais en même temps les
possibilités diverses de création et de
dépassement du capital qu’elle nous offrent.
Le point fort de John Holloway dans son travail
théorique de conceptualisation est de constamment partir
de nous, les êtres humains, qui vivons tous au sein
même du capitalisme et non pas dans un rapport
d’extériorité avec lui comme le pensent en
général les militants anticapitalistes. Le levier
de l’émancipation réside dans le fait que
nous ne convenons pas aux exigences exorbitantes du capital ;
nous sommes inadaptés à ce système de
domination et d’exploitation, ce qui nous donne une chance
d’en finir avec lui, grâce à un flux de
rébellions multiformes et d’autres façons de
faire.
Sa critique ad hominem, partant de nous, gens ordinaires,
permet à la fin à l’auteur d’avancer
des formulations inédites, dérangeantes et
finalement porteuses d’espoir, telles que : « Nous
sommes les forces de production : notre pouvoir est le pouvoir du
faire. Nous sommes la crise du capitalisme et nous
devrions en être fiers. Nous sommes
l’émergence d’un autre monde,
peut-être. »
Mon souhait est bien sûr que ce livre soit
lu, apprécié et discuté car il est un des
rares livres publiés en français depuis cinq ans
qui aborde explicitement les problèmes de
l’auto-émancipation, en s’appuyant à la
fois sur les expériences en cours et sur les ressources
théoriques fournies par Marx et un certain nombre de
penseurs critiques qui ne sont pas toujours très connus en
France. Il suffit de consulter l’abondante bibliographie
pour s’en convaincre.
Que ce livre soit lu et critiqué dans un esprit qui ne
soit pas soupçonneux ou dédaigneux, bref dans un
esprit ouvert et non-sectaire, permettrait d’avancer
ensemble sur les chemins difficiles de
l’émancipation. Chacun appréciera les
thèses d’Holloway à sa convenance, mais en
ayant à l’esprit qu’il n’y a
manifestement pas de solutions détenues par des experts,
des dirigeants ou des organisations spécifiques
qu’il n’y aurait qu’à appliquer.
Holloway reprend la démarche des zapatistes qui
considèrent qu’en nous interrogeant, nous marchons.
Comme il le dit, « il n’y a pas de bonne
réponse, seulement des millions
d’expériences ». Cela fait écho
à cette pensée de Marx qui rompt avec toute mise en
formules a priori de la révolution et de
l’émancipation :
« Pour nous, le communisme n’est pas un
état de choses qu’il convient
d’établir, un idéal auquel la
réalité devra se conformer. Nous appelons
communisme le mouvement réel qui abolit
l’état actuel des choses. »
Le 4 mars 2013
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