Paroles d’« Indigné »

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Rencontre avec Etienne qui nous explique comment il voit « l’indignation »
Entretien réalisé par Hélène Chatroussat et Nadine Floury

Nadine : Bonjour Etienne, on s’est rencontré l’autre jour au café citoyen d’Attac, tu étais là en tant qu’ « Indigné », est-ce que tu peux nous dire comment tu as pris ce nom d’ « Indigné » ?

Etienne : Comment j’ai pris ce nom d’ « Indigné » ? Comment dire… Moi j’ai découvert ce mouvement à Lille, j’en avais déjà entendu un peu parler dans les médias, un jour en me baladant dans Lille j’ai vu qu’il y avait un camp qui s’était mis sur la place de la République ; c’était au moment du premier lancement des occupations en France, et là il y avait plein de panneaux, plein de messages militants et du coup je me suis intéressé, j’ai vu qu’il y avait du monde. Le week-end d’après, je les ai rencontrés à nouveau à la braderie où ils tenaient un stand, c’est là où j’ai commencé à entrer dans le mouvement, à m’intéresser,

N : Jusque là tu n’avais milité nulle part ?

E : Non, nulle part, mais j’étais plutôt partisan de la gauche ; je ne me mobilisais pas du tout, mais j’échangeais des idées avec mes amis, cela n’allait pas plus loin

N : Tu disais que tes parents, eux, étaient engagés politiquement mais que, pour toi, les idées qui venaient d’en haut, ça ne te plaisait pas

E : C’est ce dont je me suis rendu compte après, oui. Sinon c’est par ma famille, par mes parents que peu à peu je me suis forgé une idéologie. Moi je suivais sans suivre mes parents, leurs idées me ressemblaient aussi mais je n’avais pas creusé plus loin. En entrant dans des mouvements comme les Indignés j’ai vu qu’il y avait des outils participatifs, où tout le monde avait droit à la parole, ça m’a rendu confiant dans mes choix, dans mes déterminations, ça a fait de l’ordre dans mes idées. Petit à petit je me suis rendu compte que beaucoup de gens qui se rassemblaient dans ces mouvements-là étaient a-partisans, qu’ils ne votaient plus ; à force de parler avec eux j’ai compris pourquoi ; je me suis intéressé à d’autres journaux, j’ai cherché d’autres sources que celles venant des partis politiques. Je me suis rendu compte que dans les partis politiques tout n’était pas dit, c’était un peu trié. On ne retrouve pas ça dans le mouvement des Indignés, qui au contraire ouvre sur un monde de liberté dans les choix des décisions

N : Donc tu restes très méfiant vis-à-vis des partis politiques, pour toi être Indigné ce n’est pas un acte de militantisme comme pour les militants de « l’ancien temps », comment tu vois ça ?

E : Si, je pense que c’est un acte de militantisme, on s’indigne parce qu’on sait qu’il y a quelque chose qui ne va pas, après où est la barrière entre le militantisme et le non militantisme ? C’est difficile à dire. Pour moi le militantisme c’est au moins déjà d’essayer de parler autour de soi, de convaincre des gens, des amis, pour moi ça fait partie du militantisme, ça ; moi c’est comme ça que j’ai commencé ; avec les Indignés ça m’a permis d’avoir un tremplin pour aller un peu plus dans l’action ; oui, je pense qu’en tant qu’ « Indigné » on est militant

Hélène : Moi il y a deux choses qui m’ont intéressée, tu as dit qu’on discute de façon démocratique au sein des indignés alors qu’apparemment dans d’autres partis la qualité de la discussion n’est pas la même ; mon problème, c’est ça, comment vous prenez la parole, comment vous vous réunissez, quelle est la taille de vos groupes, est-ce que vous choisissez de faire des groupes limités où tout le monde vient ? Deuxièmement comment vous vous emparez de la parole ? Chacun votre tour ? Est-ce qu’il y a des gens qui gèrent la prise de parole ? Parce que c’est démocratique mais si tout le monde parle ensemble ça va être dur et puis la troisième chose qui m’intéresse c’est la liberté de choix des Indignés, le choix d’agir, comment vous exprimez votre liberté de choix ? Ce sont ces trois choses là qui m’ont happée dans ce que tu as dit

E : Je ne peux répondre que pour moi, je ne représente pas tout le mouvement des Indignés. D’ailleurs dans ce mouvement, il n’y a pas une directive, il n’y a pas une ligne de conduite à suivre et donc chacun agit comme il l’entend. Ca dépend des villes aussi, je sais qu’il y a des villes qui fonctionnent différemment. Je vais parler de ce que j’ai vu, de ce que je connais personnellement. Quand j’ai commencé à Lille, ils faisaient des assemblées où on a été jusqu’à 50, après des manifs ; après la marche des Espagnols qui passaient à Lille pour aller à Bruxelles on était même plus de 200. Donc comment ça se passe ? Pour les assemblées générales on prépare, en amont, des sujets, des points à aborder, soit on le fait la veille soit on le fait une heure avant, enfin peu importe, une liste de sujets est donc préparée. Parfois en début d’assemblée on faisait un point info pour demander s’il y avait un point à rajouter à l’ordre du jour. Pour le déroulement, on a adopté ce que les Espagnols ont déjà mis en place, (je ne sais pas si c’est vraiment eux, il y en a qui disent que ça été fait avant, enfin bref, ce n’est pas important), c’est la facilitation. La facilitation, il y a plusieurs manières de la faire ; dans les assemblées générales, à Lille, c’était avec des signes, des gestes avec les mains qui correspondent à ce qu’on veut dire : par exemple, il y avait ce geste-là qui voulait dire bravo, on est d’accord ; il y avait ce geste là qui montrait que ce qui est dit n’est pas intéressant, qu’il faut passer à autre chose ; il y avait plusieurs autres signes. Cela permet de garder le silence et en même temps d’avoir un visuel, de savoir ce que les gens veulent aussi, comment ils réagissent à ce qui est exprimé. Il y a un tour de parole avec un donneur de parole, le principe c’est de se mettre en rond de manière que tout le monde puisse se voir ; le but c’est que tout le monde puisse prendre la parole alors que, avec les partis, il y a toujours une tribune, il y a toujours des têtes pour diriger la réunion ; là on divise les tâches entre des volontaires, il y a un meneur, un facilitateur, un preneur de parole, il y a quelqu’un qui règle le temps de parole ; on peut diviser les tâches comme on veut, plus on divise plus c’est gérable, il y a plusieurs arbitres en somme.

H : Ces gens-là, ils émergent comment ?

N : Au début de l’assemblée ?

E : On demande qui veut, on se propose ; c’est ce que l’on fait avec le collectif ; la facilitation, on la propose, on l’organise à la fin de la réunion pour la réunion suivante

N : Alors ça tourne ?

E : Il faut que ça tourne parce que le but c’est de participer, de montrer aussi que ce n’est pas forcément facile de faciliter

N : Quel est le rôle du facilitateur ? J’aime bien ce mot

E : Facilitateur, il y en a plusieurs : il y a celui qui va mesurer le temps du tour de parole qui va dire « voilà ça fait 20 minutes, il faut passer à autre chose » ; il y a celui qui va prendre les noms pour les tours de parole, qui va distribuer la parole, « c’est à ton tour, à ton tour » ; il y a le meneur qui doit suivre les sujets qui étaient donnés, si ça part trop en pagaïe il dit « stop, tout le monde s’écoute », voilà il doit recadrer le sujet ; puis on peut diviser encore en plusieurs types de facilitation, ça dépend du contexte de la réunion, comment ça se déroule parce que c’est modulable ; je parle des assemblées, des réunions mais je pense que ça peut être mis en pratique dans la rue comme ça, quand il y a des décisions à prendre ; moi je ne l’ai jamais fait mais je suis sûr que c’est possible de se mettre d’accord, de faire le consensus, avec cet outil-là

H : Ca y est, tu as dit le mot : consensus ; le but ce n’est pas qu’il y en ait un qui donne des ordres, c’est qu’il y ait un consensus du groupe

E : Quand il y a des décisions à prendre, oui

H : Ca change tout

E : Ca change tout oui, peut-être que ça met beaucoup plus de temps par rapport à des réunions dirigées par quelques personnes qui savent à l’avance ce qu’il faut faire, dans quel sens ils veulent aller. Nous, avec cette manière de faire, je pense que nous prenons plus de temps, mais moi je pense que ce n’est pas plus mal parce que prendre le temps du temps c’est bien, ça donne le temps de réfléchir, de ne pas aller trop vite, de piocher des idées

N : C'est-à-dire qu’il y a consensus à partir d’idées qui peuvent être complètement différentes ?

E : À Lille on parlait des heures et des heures sur des tas de sujets. Je me suis rendu compte que c’était bien de confronter ses idées à celles des autres, à force de faire des tours et des tours de parole, on évolue, on s’aperçoit de ses erreurs, on réalise qu’il y a plusieurs autres manières de dire et de faire les choses. A vouloir camper sur sa position, sans échange, on reste seul. Et puis c’est une bonne façon de faire quand il y a beaucoup de gens, quand il y a 200 personnes, ça marche. Bien sûr faire une réunion pour prendre des décisions, c’est un peu dur à plus de 200 personnes mais on l’a fait en assemblée populaire. C’est important les tours de parole libre, c’est important que les gens osent prendre la parole parce qu’ ils ont envie de s’exprimer et ça c’est très sympa de voir que les gens sont contents de cet outil-là, de voir que les gens s’écoutent, qu’ils prennent le temps de s’écouter

N : Qui participent à ces assemblées, un peu tout le monde ?

E : Je me souviens qu’un jour, après une manifestation, il y avait des syndicalistes, des gens des partis qui étaient venus : ils sont curieux, ils écoutent, ils participent

N : Vous ressentez une curiosité de la part des partis ? Est-ce que vous n’avez pas peur qu’ils essaient un peu de récupérer votre mouvement ?

E : Si, il y a toujours la peur d’être récupéré mais moi j’ai toujours été confiant car ce système là, c’est impossible à récupérer parce qu’il n’y a pas un meneur, il n’y a pas quelqu’un qui dit ce qu’on doit faire ou pas ; il faut que tout le monde soit d’accord pour prendre une décision, donc si tout le monde n’est pas d’accord alors personne ne peut récupérer le truc ; puis en plus chacun parle en son nom ; si la décision d’une action n’a pas été prise par consensus, si elle n’a pas été dite au nom du mouvement, il ne peut pas y avoir de récupération

H : Moi je pense que le consensus c’est très respectueux des gens, c’est mon point de vue, qu’est-ce que tu penses de ce que je dis là ? Je pense que ça intègre des personnes de tous les genres, de tous les métiers, de toutes les couches sociales ; il n’y a plus ces barrières et ces mythologies qui se sont instaurées dans le passé, qu’est-ce que tu en penses ?

E : Oui, je suis tout à fait d’accord, parce qu’on prend les idées de tout le monde, on va écouter celui qui est cadre, celui qui est ouvrier, celui qui est chômeur, on mélange tous les points de vue et on en fait quelque chose. Ce n’est pas juste celui qui a bac + 10 qui va décider pour tout le monde parce que lui il n’a jamais été chez un hôtelier, il ne sait pas comment ça se passe à l’usine, il ne sait pas ce que c’est que la galère d’être chômeur

H : D’être sans abri

E : D’être sans abri oui, donc c’est très respectueux le consensus, parce qu’on met sur un pied d’égalité les diverses façons de voir les choses, les diverses façons de les exprimer, on fusionne les idées

N : Tu avais dit l’autre jour que tu en arrivais parfois à être gêné qu’on vous désigne comme Indigné, parce que ça remettait des étiquettes, et que, si un jour, on ne vous appelait plus les Indignés, tu t’en fichais complètement

E : Oui parce que l’important c’est de se rassembler pour construire quelque chose. Aujourd’hui on le voit avec les partis politiques, chacun se range sous une bannière. Même lorsqu’ils se battent pour un objectif commun, ils ne supportent pas le désaccord. Pour moi, le but ce n’est pas d’être sous une bannière et de gommer les désaccords. Le but c’est justement de rencontrer des gens. Si on était tous d’accord sur tout, le monde, ça y est, on le referait, ça serait terminé, on en aurait fini depuis longtemps ; le but c’est donc justement de se confronter avec d’autres, de trouver des consensus, de mettre en commun. Qu’on soit Indigné, qu’on soit NPA, qu’on soit Front de gauche, on s’en fiche, le principal c’est qu’on ait envie de changer un monde en train d’être massacré, de passer à quelque chose d’autre. Si on fait partie d’un de ces mouvements- là, c’est qu’on veut, quelque part, un grand changement ; ce n’est donc pas l’étiquette, le nom que porte notre parti, notre association, notre mouvement qui est important : ce n’est pas le nom qui va faire que ça va changer, c’est la mobilisation des gens, c’est la volonté des gens qui va faire que ça va changer. Parfois oui ça me dérange qu’on me mette dans ce panier d’Indignés, parce que je n’en ai pas envie, je ne suis pas que Indigné. D’autant plus que souvent, pour beaucoup, « Indignés » ça s’arrête à Indignés, à un nom, ils ne mettent rien d’autre derrière. Moi je n’aime pas être mis dans cette case. On voit bien que les gens ont encore du mal à se dégager du schéma des partis politiques : ils pensent que lorsqu’ on est, par exemple, au Front de gauche, on est que ça, Front de gauche. Ils réagissent pareil pour le mouvement des Indignés. Ils voudraient qu’on leur explique la ligne de conduite des Indignés alors que il n’y en a pas ! Ils n’arrivent pas à comprendre, ils nous disent : « mais vous n’avez pas de programme ? ». Eh bien non, on n’a pas de programme, on échange des idées, on laisse faire les choses, c’est le débat qui nous pousse en avant. Mais voilà beaucoup de gens ont besoin d’associer un nom avec une idée ou un programme. Mais comme nous, nous n’avons pas d’idées déjà toute faites, nous ne pouvons nous mettre ni derrière un nom ni derrière une bannière. Pour moi, plus important que les bannières, c’est le rassemblement. On est en train de le voir avec Notre- Dame- des- Landes, avec tous ces collectifs qui sont en train d’émerger de partout en France, ça rassemble des tas de personnes de tous les milieux, on a Europe écologie, on a le Front de gauche, on a le NPA, on a des Indignés, on a des citoyens tout court, on a des associations . On utilise l’outil de la facilitation et on en est très content. Pour le moment il n’y a personne qui a imposé une idée ou du front de gauche, ou du NPA, on n’a absolument pas vu ça, On est tous égaux, tout le monde s’est rendu compte que déposer les drapeaux ça rassemble encore plus, ça renforce encore plus, c’est pourquoi Notre dame des landes c’est en train de prendre une très grande ampleur. Les militants, je parle surtout des militants de base pas de ceux qui sont en haut, s’en sont rendus compte. On voit bien là le fossé qui est en train de se créer entre des militants bien ancrés dans la politique, dans les partis, tout en haut, et ceux qui sont tout en bas, sur le champ de bataille ; le fossé se creuse de plus en plus parce que il y a une différence de discours. Les militants de base réalisent que défendre un parti et se mettre sous son drapeau, ce n’est pas forcément le bon truc. De plus en plus de personnes se posent des questions, même au sein de ma famille : j’ai ma sœur et mon beau-frère qui étaient à fond dans l’Huma, à ne lire que ce journal-là, maintenant ils commencent à se rendre compte que « l’Huma » brasse la même chose qu’à la télé, qu’il n’y a pas de fond, pas d’idées pour avancer, ça revient toujours à défendre un modèle économique, à rester dans le même. Avec ce qui se passe sur le terrain, avec des gens qui sont vraiment dans l’action, là ils voient qu’il y a un fossé, qu’il y a des gens qui sont en train de se mobiliser, qui ne se disent d’aucun parti, qui ne se mettent sous aucune bannière et malgré cela ils arrivent à faire ensemble des trucs et ça ressemble à une révolution ; alors que eux, derrière leur journal qui se dit révolutionnaire, ils brassent du bla bla, il n’y a rien qui se passe, ça n’ avance pas.

N : Tu y es allé toi à Notre-Dame-des-Landes ?

E : Oui j’y suis allé. Là-bas c’était génial, c’était des personnes âgées, des jeunes, des familles, c’était mélangé. Moi je n’avais jamais vu ça dans les manifs ; en plus là ça avait du sens : on avait à construire quelque chose, il y avait les occupations, tout le monde avait une planche, un marteau à la main ; il se passait quelque chose, il y avait un but, il ne s’agissait plus de marcher dans une ville, de crier une phrase, un slogan et puis arrivés à la fin on rentre chez soi ; ça m’a toujours fait bizarre ces trucs là.

H : J’ai vu aussi des paysans avec leurs tracteurs

E : En plus oui, il y avait plus de 200 tracteurs

H : Ca c’est intéressant, ces gens-là ne bougent pas souvent

E : Non ils ne bougent pas souvent mais s’ils n’avaient pas été là ça n’aurait pas pris l’ampleur que ça a pris

H : Donc en définitive on a aussi à apprendre de gens âgés, de gens qui ne bougent jamais

E : Je pense qu’on a à apprendre de tout le monde, chacun a une expérience différente ; un agriculteur s’il ne bouge jamais c’est parce qu’il n’a pas le temps tout simplement, il est très occupé, il ne peut pas se le permettre, surtout avec la situation d’ aujourd’hui … Je pense que oui on a à apprendre des agriculteurs parce qu’ils ont un savoir faire qu’il ne faut pas perdre, ce sont les mieux placés pour parler de la terre ; mais nous aussi on a quelque chose à leur apprendre, on voit peut-être mieux une nouvelle façon de faire de l’agriculture, parce que, eux, ils n’ont pas forcément le temps de chercher ailleurs et ils restent dans un même concept. Nous, en allant discuter avec eux, on ouvre un débat qui peut faire émerger des idées en eux et faire évoluer leur façon de faire

N : Notre-Dame-des-Landes c’est donc là où le mouvement des indignés a émergé en France, non ?

E : Non ça a émergé bien avant ; les Indignés c’est surtout parti d’Espagne, en mai 2010, si je ne me trompe, il y a eu un grand rassemblement à Madrid, à Barcelone ; c’est là où ils ont commencé à mettre ces outils en place et toutes les semaines il y avait des réunions qui se tenaient comme ça en utilisant ces outils de facilitation dont on a parlé.

N : Vous êtes allés en Espagne de temps en temps ?

E : Moi non, mais j’ai pas mal de copains qui y sont allés, qui ont participé au mouvement ; après j’ai rencontré, notamment sur les marches à Paris, beaucoup d’Espagnols qui gèrent le truc là bas ; donc c’est parti surtout de là bas, juste après le printemps arabe, après ça a continué en Espagne, au Portugal, en Grèce, ça a commencé à grimper en France

N : Aux États-Unis aussi

E : Aux États-Unis aussi, depuis Wall Street, un peu partout finalement, au Canada, partout, avec des degrés divers, en France c’est bof, en Espagne c’est énorme

H : Dans les pays arabes c’est dur, c’est la guerre, c’est saignant

E : Oui mais ils ne sont pas du tout dans le même concept que nous : eux, ils essaient de réclamer une démocratie comme nous en France alors que nous en France on n’en veut plus

H : On n’est pas dans la même optique, pas encore

E : Ils réclament ce que nous on a en France alors que nous en France on ne veut plus de ça, on veut autre chose

N : On ne veut plus de cette démocratie-là

E : Voilà, donc ils ne sont pas du tout encore à penser comme nous, ils veulent le modèle français alors que nous on n’en veut plus, on dit qu’il faut dépasser ce modèle-là. Des Indignés comme nous, il n’y en a pas beaucoup par là-bas mais je pense qu’il y en a quand même

H : Ca ne s’appelle pas comme ça, mais d’après le copain qui écrit dans Carré Rouge et qui a des antennes là bas, il y a quand même des grèves dures, il y a des entraides médicales, la place Tahrir est occupée de façon extraordinaire

N : Oui c’est vrai que l’occupation de la place Tarhir évoque ce qui s’est fait ailleurs

E : Oui, ça évoque ce qui s’est fait à Madrid, en Grèce…Il y a certainement des gens qui sont conscients qu’il faut passer à quelque chose d’autre, à un autre système que le nôtre en France mais ça doit être une minorité

H : Ils sortent d’une dictature épouvantable qui dure depuis très longtemps, c’est un processus là qui est en cours, c’est tout à fait différent, tout est à faire, c’est passionnant

E : Oui, c’est différent, ce n’est pas comparable, avec ce qui se passe en Europe, aux États-Unis, pas du tout. Il n’y a pas eu la même ouverture culturelle, pas la même prise de conscience.

H : Mais par contre il y a un engagement terrible parce qu’ils en sont même à se « cramer »

E : Ah oui, ça c’est sûr, ils sont tout à fait conscients qu’ils sont dans une dictature. En France aussi il y a des gens qui veulent le changement mais qui continuent à défendre le système actuel, ils savent très bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas et qu’il faut aller vers un changement mais ils ne savent pas comment

H : Ca chemine

E : Ca chemine, de toute manière même chez nous, la solution parfaite on y travaille aussi

N : Donc, sur Rouen, vous êtes un petit groupe qu’on a rencontré l’autre jour (au café d’Attac). Mais comment vous vous êtes connus, comment ça a pu se faire puisque tu dis que ce n’est pas dans les manifs ? Par les réseaux sociaux ?

E : Oui je pense que ça s’est fait surtout par les réseaux sociaux, il y a eu un appel sur Facebook, ou autre qu’importe, des gens sont venus voir, ils étaient curieux. À Lille il y avait des étudiants de Rouen qui m’ont dit qu’il y avait un mouvement à Rouen. Le 14 avril 2011, j’ai fait une mobilisation avec le Dal devant le palais de justice, c’est là que pour la première fois que j’ai rencontré ceux de Rouen

H : Les copains du Dal ils sont complètement dans le coup du mouvement des Indignés ?

E : Moi je ne les connais pas trop mais je sais que de temps en temps il y a des gens qui passent, dès qu’on fait une action dans la rue, il y a de tout, par exemple l’autre soir au café d’Attac, il y avait pas mal de gens du collectif, c’était cool, on pensait qu’on serait entre nous et Attac, finalement il y a eu des échanges dans notre collectif et beaucoup sont venus, intéressés par le sujet

N : Pour moi vous étiez « des têtes nouvelles », c'est-à-dire, dans le milieu militant de Rouen, on arrive à tous se connaître et là j’ai vu des nouvelles têtes, ça m’a fait plaisir, on s’est dit il y a du relais, les idées elles vont un peu dans tous les sens, elles ne meurent pas, elles sont là, elles se disent autrement. J’ai vu qu’il y avait toi qui es soudeur, une copine prof, une autre étudiante, après je ne savais pas, je n’ai pas demandé, mais c’était « mélangé » ; et tu as trouvé intéressant cette réunion ?

E : Oui super, on avait un peu peur du déroulement parce qu’on se disait qu’il fallait quand même que ça soit nous qui menions le débat, sachant que d’un autre côté on ne voulait pas mener, on voulait que tout le monde participe, et ça a été le cas, moi je suis super content

H : Est-ce que tu n’as pas l’impression que c’est le fait que vous vouliez ne pas mener qui a permis que tout le monde parle ? Est-ce que tu as l’impression que les gens sentent que, lorsqu’il y a quelqu’un qui mène, ils « la ferment » ?

E : Oui, oui, c’est ce qu’on s’est dit, le fait de ne pas prendre le truc en main, ça joue ; si tu donnes aux gens la possibilité de parler, ils prennent la parole ; ça prouve une nouvelle fois que cet outil-là, ça marche

H : Ils n’ont pas peur du silence

E : Ils n’ont pas peur du silence. Même moi qui n’ai pas l’habitude de m’exprimer devant autant de gens, bah là ça m’a donné envie de m’exprimer

N : Tu te sentais à l’aise, c’est important ça, même devant les militants aguerris qui ont l’habitude de parler et bien parler !

E : Une fois j’ai voulu participer à une réunion du Front de gauche, il y avait un tour de parole mais avec une tribune, ils laissaient le micro tourner, j’avais envie de parler de ce qu’on faisait, de comment on faisait, j’avais envie de donner mon grain de sel, mais je ne l’ai pas fait parce que je ne me sentais pas à l’aise, je ne me sentais pas du tout à ma place, il n’ y avait pas la place à ça quoi, on voyait qu’il y avait une directive, des gens qui menaient le truc. Pour eux je pense que ce n’était pas intéressant, peut-être pour des gens dans le public, oui, ça aurait pu mais pas pour ceux qui étaient à la tribune ; pour moi ils voulaient potasser leur sujet à eux, faire un tour de parole pour faire un tour de parole, point barre

N : Tu dis que tu ne te sentais pas à ta place, c’est intéressant cette remarque, alors que tu étais avec des gens qui étaient censés aller dans le même sens que toi, qui veulent changer le monde, qui ne sont pas satisfaits de la façon dont ça fonctionne et tu n’étais quand même pas à ta place

E : Oh non pas du tout, la réunion n’était pas organisée de manière que les gens puissent prendre la parole aussi facilement, ce n’était pas le but de la réunion même s’ils faisaient tourner le micro ; le cadre n’était pas fait pour qu’il y ait un échange en fait, ça se ressent ; non, ça ne m’a pas du tout donné envie de prendre la parole, je ne me sentais pas confiant du tout comme je le suis dans nos réunions avec les outils de facilitation

N : Il y a à la fois l’échange puis l’écoute

E : Oui c’est surtout ça finalement, parce que il faut échanger mais si personne n’écoute… C’est ça en fait, si on parle et si finalement, eux, ils s’en foutent parce que eux ils ont leur truc, leur idée derrière la tête, ça se ressent, ils vont écouter les gens parce qu’ils doivent écouter mais ils vont écouter d’une oreille, il n’y aura pas de réel échange en fait

H : Est-ce que tu penses que internet, les différents sites, peuvent t’apprendre plus que la télé, la radio, est-ce que le fait de naviguer sur internet t’ouvre sur le monde ? C’est un bon instrument ou pas ?

E : Oui, oui, mais il faut savoir l’utiliser

H : Voilà c’est ça qui m’intéresse

E : Parce que il y a tout et n’importe quoi sur internet, on retrouve ce qu’il y a à la télé, si on pioche n’importe quoi sans savoir d’où vient la source ça peut être dangereux ; oui il faut savoir l’utiliser ; il ne faut pas s’arrêter qu’à ça, moi je lis aussi des journaux

N : Qu’est-ce que tu lis comme journaux ?

E : Là en ce moment je suis beaucoup sur « la Décroissance », « le Monde libertaire », « Offensive », « Fakir », ils traitent de pas mal de choses et en profondeur, pour moi ce sont de vrais articles ; ça me parle tout à fait tandis que si j’ouvre « l’Huma » j’ai l’impression d’allumer ma télé ; moi quand je lis, j’arrive à me construire une idée , j’arrive à me façonner un point de vue ; la Décroissance et Fakir j’aime bien lire les deux à la suite parce que c’est complémentaire, « Fakir » qui voit un peu plus large et « la Décroissance » ça va chercher dans les détails, ça creuse un peu plus ; le « Monde libertaire », c’est déjà un peu plus radical. Tout ça, ce sont mes idées, donc je paie ces journaux-là parce que ce sont mes idées, mais je ne vais pas m’arrêter qu’à ça, je vais lire aussi sur internet, parce que là c’est gratuit, je peux lire pas mal d’articles ; je m’intéresse aussi de temps en temps, pas tout le temps, à d’autres revues, par exemple le Figaro parce que c’est important de savoir ce que, eux, ils disent, pour voir la différence. Pour s’informer, il faut lire un peu de tout, internet, la télé, bon, moi la télé j’ai arrêté, de temps en temps je regarde Arte, ce sont les seuls à traiter des sujets dont les autres chaînes ne parlent pas, je ne dis pas qu’ils en parlent forcément très bien mais au moins ils en parlent ; il y a des débats sur Arte le mardi soir, sur tout ce qui est écologie, il y a eu pas mal de choses à un moment sur Monsanto , il y a des émissions ludiques, scientifiques, donc ça c’est bien, pour moi ça fait partie de l’information. Mais surtout, pour s’informer, il faut aussi se déplacer, être sur le terrain, c’est important de voir ce qui se passe sur place, si on n’est pas sur place on ne verra l’évènement que sous forme d’écriture. Comme pour Notre-Dame-des-Landes ; maintenant on peut lire partout qu’il y a des cabanes, qu’il y a ci, qu’il y a ça, mais comment trancher pour savoir qui ont été les plus virulents, les plus violents, les flics ou les gens qui sont sur place ? Pour moi maintenant qui suis allé sur place, qui ai appris à connaître certaines personnes, qui ai fait des manifs, j’ai vu comment les flics réagissent, maintenant je sais qui est dans le vrai. Je sais qu’il y a certaines personnes qui sont à Notre Dame des landes qui squattent, qui ne sont pas tendres, mais pour moi c’est légitime de balancer des cailloux aujourd’hui sur les flics, vu la force qu’ils emploient pour déloger les opposants. Aller sur place, ça permet de comprendre pourquoi chez les activistes il y a aussi une part de violence, alors que si on ne lit que les journaux, on ne le comprendra pas forcément ; le 17 novembre on a bien vu qu’il y avait d’un côté les flics et de l’autre des gens avec un marteau et une planche à la main pour construire quelque chose tous ensemble ; lors des charges des flics, ces gens-là ont balancé des cailloux mais lorsqu’il y a une mobilisation, ils sont là pour l’échange et le partage ; alors que les flics ils sont dans un unique sens, c’est dramatique, il n’y a pas d’échange, pas de partage avec eux, on ne peut tout de même pas partager des coups ! Voilà pourquoi c’est important d’être sur place, de voir comment ça se passe pour se faire sa propre idée.

À Rouen, le 11 décembre 2012

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