Égypte : la révolution et les islamistes

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L'attention focalisée par les médias occidentaux comme par les islamistes radicaux sur les effets dans les pays arabes et musulmans du film islamophobe donne le sentiment que ce qui se passe dans ces régions du monde ne tourne qu'autour des questions religieuses. Ce qui est très loin d'être le cas. Cette focalisation occulte les luttes profondes et nombreuses qui se développent actuellement dans ces pays autour des questions économiques, sociales et politiques. Nous essaierons de décrypter dans cet article les dernières évolutions en Égypte sur ces terrains.

Plus insidieusement, et sûrement pas involontairement, cette focalisation qui ressemble à une espèce de collusion et en même temps à une contradiction d'intérêts peut donner, surtout en occident, le sentiment que la révolution en Tunisie comme en Égypte y est enterrée, que la guerre civile en Syrie ne peut déboucher que sur un hiver islamiste et que, globalement, la révolution pour ces peuples, mais aussi en général, est un échec, une impasse ou une erreur. On en est pourtant loin.

Cette focalisation révèle par contre un certain « durcissement » autour de la question religieuse. Au-delà des connivences ou des innocences, celui-ci s'explique par les questions économiques et politiques du moment mais aussi par trente ans d'évolutions du monde. Où cela peut-il mener ? C'est ce que nous chercherons à comprendre pour l’Égypte.

Ce sont les régimes militaires de Sadate et Moubarak avec le soutien de l'Occident qui ont fabriqué l'islamisation récente du pays

Avant de voir les raisons actuelles de cette flambée de colère islamiste, il nous faut voir combien l'islam a été instrumentalisé politiquement en Égypte depuis trente ans.

Il n'est pas inutile de rappeler pour ce pays que la constitution qui fait de la charia « la » source principale de la législation ne date que de 1980 et a été imposé par le général et président Anouar-El-Sadate auquel les dirigeants politiques occidentaux n'ont pourtant rien eu à reprocher.

A cette époque, le problème auquel Sadate puis Moubarak ont tenté de faire face en favorisant l'islam, a été le discrédit progressif des courants et des idées indépendantistes dans une période de libéralisme économique montant. Les mythologies d'une économie forte et libératoire dans le cadre national, voire arabe, se sont effondrées à partir de la fin des années 1970. La vague de libéralisme sauvage qui a détruit les protections sociales d’État, a poussé les peuples à une rupture avec les autorités du pays mais aussi dans une franche hostilité à tout ce qui venait de l'occident. En même temps que des millions d'égyptiens trouvaient un travail dans les pays du Golfe enrichis par la manne pétrolière, les islamistes – devant la carence totale de la gauche - savaient donner un écho concret à ces plaintes et souffrances, en remplaçant la fierté nationale par son écho mythifié dans la religion. La révolution iranienne donnait une expression publique à ce courant.

Sadate et Moubarak se sont alors appuyé sur ce nouvel état d'esprit en y voyant la possibilité d'un détournement des aspirations et des colères populaires. Ils virent dans l'islam la possibilité d'introduire dans le psychisme de chacun les règles policières de leurs régimes dictatoriaux au travers d'une police des mœurs librement consentie. Le régime policier ne pouvait être supporté sinon accepté, que par l'espoir d'un grand idéal commun. La religion des mosquées pouvait y servir. Pas celle des confréries soufis si influentes en Égypte, mais trop « bohèmes » et d'esprit trop « libertaires ». Non, il fallait une religion profondément adaptée à cet univers policier, qui soit toute dans les formes, les règlements, n'existant que par les interdits. Et le principal d'entre eux, le contrôle des femmes qui transforme chaque homme en un policier intime et familial.

A partir de la deuxième moitié des années 1970, ils se mirent à islamiser la société de cette manière avec la bénédiction des pouvoirs occidentaux favorisant même l'islam salafiste venu d'Arabie Saoudite pourtant si contraire aux traditions égyptiennes, tout en combattant les ambitions politiques des mouvements musulmans.

Ainsi dans la deuxième moitié des années 1970, les autorités, offrirent aux familles des aides financières pour chaque fille qu'elles voileraient. En 1980, ils firent de la charia le deuxième article de la constitution : « l'islam est la religion de l’État, la charia est la source de la législation ». Depuis 1985, chaque fois qu'une réforme est introduite dans le droit de la famille, il faut l'approbation du Mufti c'est-à-dire du chef du clergé. En 2006, les autorités rendirent obligatoire l'attribution d'une religion sur les cartes d'identité, musulman, chrétien ou juif. On naît musulman, on ne peut pas être athée ou bouddhiste et on ne peut pas renoncer à la religion musulmane sous peine de mort. Même si pour ce dernier point, la justice civile ne condamne qu'à la prison ou à des amendes pour « trouble à l'ordre public », si un imam quelconque au nom de l'interprétation religieuse de la charia, prononce la mort, n'importe quel illuminé de dieu peut s'en prévaloir pour tuer l'apostat. C'est arrivé à un certain nombre d'intellectuels ou artistes.

Dès lors si l'Égypte a adopté le système juridique français, le code Napoléon, cela ne s'appliquait plus aux affaires de la famille qui dépendent de la « charia » et des codes des différentes communautés religieuses. Des tribunaux spéciaux de la famille sont censés veiller à leur application. Un époux peut interdire à sa femme de quitter l'Égypte par une déclaration administrative élémentaire. Il peut répudier sa femme simplement en le lui disant, même si celle-ci ne le veut pas. La polygamie est autorisée. Seuls les enfants musulmans peuvent hériter en cas de familles comportant enfants chrétiens et musulmans. En justice, la parole d'un musulman vaut celles de deux chrétiens, etc.

Dans les années 1980-1990 d'islamisation militaire, la « libéralisation » de l'économie mondiale a entraîné la fermeture des entreprises d'État comme la destruction des services publics provoquant la croissance de la pauvreté d'un côté et de la richesse de l'autre.

Au fur et à mesure que le gouvernement forçait à l'islamisation légale, il abandonnait les secteurs étatiques de l'économie au privé. Les autorités abandonnaient bien des services publics, hôpitaux, écoles, services de ramassage des ordures aux islamistes. Nasser avait interdit la politique aux Frères Musulmans, mais le régime leur abandonnait le social et leur permis de focaliser leurs activités sur les élections des unions estudiantines, des clubs des professeurs universitaires et des syndicats durant les années 1970-1980, puis de disputer les élections de l’ordre des Médecins pour la première fois en 1984 pour en conquérir la majorité en 1992, avant d’investir les syndicats des Ingénieurs et des Pharmaciens. Si bien qu'il ne faut pas imaginer une mosquée comme une église en occident mais comme le centre de tout un réseau d'aides sociales de toutes sortes. Cela permit aux Frères Musulmans de gagner un poids social mais aussi un poids institutionnel certain.

De fait si, au niveau politique, armée et Frères Musulmans étaient opposés, ils étaient complices pour le maintien de l'ordre social capitaliste. C'est ce qui explique que les rivalités parfois très violentes entre l'armée et les Frères Musulmans peuvent très facilement s'estomper devant l'adversaire commun, la classe ouvrière lorsque celle-ci menace. C'est ce que racontent les multiples retournements au sommet qui en ont surpris plus d'un ces derniers temps, du coup d’État institutionnel militaire en juin contre le parlement islamiste au limogeage de ces mêmes militaires en août par le président islamiste élu.

Une islamisation forcée qui est la conséquence de l'évolution économique mondiale de ces trente dernières années mais qui entre en contradiction avec les transformations sociales entraînées par cette dernière

L'islamisation est le fruit d'une volonté politique mais aussi d'une évolution économique. La première est reflétée dans la contradiction relative entre l'armée et les religieux, la seconde par des contradictions plus profondes encore dans la société qui donnent la nature de l'islam actuel, sa trajectoire et la raison des tensions actuelles.

L'islamisation de la société et l'abandon des services publics au profit de la charité religieuse, a rendu la vie des Égyptiens de plus en plus douloureuse, mais pas de moins en moins maîtrisée, au contraire. En effet cette islamisation militarisée s'est heurtée à des forces contradictoires puissantes dont la révolution de 2011 a été une expression. Plus les institutions se crispaient, plus la vie des gens cherchait à s'ouvrir.

La crise de surproduction mondiale conduisant à la libéralisation économique de ces trente dernières années, a déplacé la géographie de la production vers certains pays du tiers-monde, en brisant le peu de protections étatiques issues des indépendances, et familiales ou tribales, de temps plus anciens. Elle a poussé les pauvres à chercher une vie meilleure dans les villes.

Dans le monde arabe en 1950, sur les 100 millions d'habitants, 26 % vivaient en ville, aujourd'hui ils sont 66 % pour les 350 millions actuels. La jungle urbaine et l'émigration détruisent les vieilles solidarités, mais bousculent aussi ce qu'il y a de plus pesant et coercitif dans la tradition et créent ainsi un « espace de liberté ». La « liberté » certes d'un prolétariat féminin et enfantin à être exploité sans limites. Mais en même temps qu'elle devient cette jungle, la ville mixte les traditions et fait sortir ces nouveaux prolétaires de leurs anciennes solidarités pour leur en faire chercher de nouvelles dans ces « villes-monde ». Nous assistons à ces mutations.

Par ailleurs, l'émigration massive des Égyptiens mâles pour trouver du travail à l'étranger à détruit bien des familles, l'autorité traditionnelle du père et poussé bien des femmes à travailler, et, par là, à trouver une certaine émancipation. Un véritable bouleversement souterrain a sapé les assises de ce retour militaire en « charia » et les bases des régimes dictatoriaux militaro-religieux sclérosés fondés tous deux sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la soumission des femmes et un taux de fécondité élevé. L'âge du mariage qui était de 17-18 ans pour les femmes est passé à 23 ans. Ce qui signifie un célibat plus long. La fécondité est passé de 6 à 7 enfants à environ 3. On estime le taux de contraception à près de 60 %. Le nombre d'avortements, encore interdits, explose. L'écart d'âge traditionnellement élevé entre époux diminue comme l'habitude du mariage endogame. La durée du mariage, jadis assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes, s'allonge. La polygamie a quasiment disparu.

Cette évolution de la société elle-même a conduit à des évolutions juridiques. Depuis l'an 2000, l'épouse a un recours juridique possible contre la répudiation. Depuis cette date également, la répudiation pour les hommes est rendue plus difficile. En 2004, la réglementation des tribunaux de la famille a été un peu assouplie en même temps qu'en 2008, l'âge minimum du mariage est passé de 16 à 18 ans.

Cet ensemble d'évolutions a conduit certaines couches moyennes à une contestation politique démocratique à partir des années 2004-2005 au travers par exemple du mouvement Kifaya. La révolution Facebook et l'ouverture sur le monde qu'elle signifie en est un des autres aspects.

En même temps et en sens contraire, au fur et à mesure de ces évolutions, la gendarmisation psychique par la religion qui complétait l'appareil policier maintenant la terreur, s'est elle-même transformée. Ici comme ailleurs, les rapports de force dans la société elle-même déterminent le contenu de la religion et ses courants. Peu à peu, l'ancien ascendant religieux intériorisé, a pris pour beaucoup, dans cette société qui se libère par l'urbanisation, l'aspect d'un contrôle de plus en plus extérieur et pesant, de plus en plus hypocrite, aussi tatillon et fragile que celui de la police. Du fait des transformations sociales, les courants religieux craignant pour leur autorité et leur survie, ont redoublé d'activisme en même temps que certains d'entre eux se sont raidis, arc-boutés sur la règle la plus stricte, le retour aux origines, etc... ce qui explique tout à la fois l'irruption soudaine, avec les révolutions Facebook, de l'islamisme et en même temps de sa version plus rigoriste salafiste lorsque le couvercle militaire a sauté.

Durcissement autour des questions religieuses

Lorsque le régime politique s'est écroulé avec une certaine part policière du système, la question de l'autre part, l'institution religieuse était de fait posée.

L'institution religieuse devait-elle s'engager directement en politique, revendiquer une pleine place pour ce qu'elle était devenue et tenter de suppléer au défaut de police pour sauver l'ensemble du système ou se cantonner dans ses activités sociales ? Le débat a été vite tranché. Frères musulmans et salafistes se sont très rapidement assis sur ce qu'ils racontaient depuis des décennies pour sauver leur place, l'ordre social et... leurs intérêts séculiers très importants. Ils voyaient bien que si la révolution continuait dans le sens de la justice sociale exigée à son début, eux, leurs mensonges et leurs possessions terrestres assez considérables, ne tarderaient pas à passer à la casserole. Après tout, bien des révolutions avaient commencé sous des bannières religieuses pour finir par se saisir des biens religieux et les redistribuer au peuple.

Bien évidemment, les religieux n'ont pas été acteurs de la révolution. Ils ont été surpris par elle et hostiles à son début. Mais, un peu comme l'armée qui a fait un coup d’État au sein de la révolution pour faire tomber Moubarak et tenter d'empêcher par là que la révolution n'aille plus loin, les religieux ont été entraînés dans le tourbillon pour tenter de le freiner et le contrôler.

Au fur et à mesure que la révolution éveillait et entraînait les couches les plus profondes de la population, elle entraînait dans la mêlée la religion et les religieux, seuls relais institutionnels entre le peuple et la politique qui paraissaient honnêtes, non corrompus. Les mosquées (et les stades) étant les seuls endroits où avant la révolution on pouvait presque librement parler politique. Entraînés à leur corps défendant sous peine de perdre leur crédit, notamment auprès des plus jeunes, les religieux essayaient de la chevaucher pour la canaliser. Peu à peu, du fait de leur poids social, ils ont pris le devant de la scène, gagnant largement les législatives de l'hiver 2011, mais par ce fait, exposaient aussi plus nettement leurs contradictions aux yeux de tous.

Toutes les revendications sociales et démocratiques se heurtaient à l'armée et son CSFA qui avait succédé à Moubarak à la tête du pays. Quand l'armée a été discréditée à partir d'octobre 2011, la révolution a demandé aux religieux de s'opposer à l'armée. Cherchant une force structurée pour s'y opposer, on s'est alors souvenu de tous ces militants islamistes persécutés par les militaires. En oubliant -momentanément- leurs nombreuses complicités passées et présentes...

Très rapidement, s'avérant que les islamistes toutes tendances confondues, ne voulaient pas s'opposer à l'armée, en tous cas pour représenter la révolution, avant même la fin des législatives qui se sont déroulées sur trois mois, dès l'ouverture du Parlement, les députés islamistes étaient largement discrédités. La révolution s'était emparée des religieux, les électeurs avaient voté pour eux, pour leur demander de régler les problèmes de l'heure : se débarrasser de l'armée. Tout le monde attendait ça d'eux. Or les Frères Musulmans comme les salafistes ont très rapidement montré qu'ils ne voulaient pas se débarrasser de l'armée et se couchaient au contraire systématiquement devant l'autorité militaire.

Par ailleurs, une des causes mais aussi une des conséquences de la révolution a été la multiplication des grèves dans toutes les professions. Leurs revendications sont économiques, salariales, de conditions de travail mais aussi politiques. Souvent elles exigent la démission des petits Moubarak à tous les niveaux de la société et donc de bien des islamistes, patrons comme responsables dans l'administration. Ces luttes se heurtent aussi à l'institution religieuse – toutes tendances confondues - qui présente la grève comme l’œuvre du diable. Elles se heurtent enfin aux syndicats et associations professionnelles de l'époque du dictateur bien souvent contrôlées par les islamistes.

Au niveau politique, la perte d'influence des islamistes a été extrêmement rapide avec un effondrement électoral spectaculaire au premier tour des élections présidentielles. Mais cet effondrement s'est aussi vu – et c'est lié- dans les associations professionnelles pré-existantes à la dictature puisque, lors des dernières élections, ils y ont perdu la majorité chez les médecins (et même 70 % des sièges). Leur influence a fondu également chez les journalistes, les avocats et les ingénieurs, de même qu'ils sont bousculés chez les professeurs d'université, les étudiants ou les artistes par de nombreuses associations naissantes.

C'était en s'opposant à la grève des médecins – la première dans l'histoire du pays – suivie à 90 % (bien des médecins de base hors du Caire ne gagnent guère plus de 30 euros par mois) qu'ils avaient déjà perdu une partie de leur influence sociale. Un comité de grève nationale a été créé. Les Frères Musulmans affirmant que la demande de démission du ministre de la santé était “irréaliste”, ils ont lâché le mouvement provoquant la division dans leurs propres rangs, certains membres des Frères votant malgré tout pour la grève.

Le conseil syndical actuel des journalistes élu en novembre est le premier conseil élu après la révolution du 25 janvier. Il ne cherche pas à faire plaisir au pouvoir quel qu'il soit alors que plusieurs journalistes ont été dernièrement convoqués devant le Parquet militaire pour justifier leurs propos oraux ou écrits et que, depuis 1996, ils peuvent être mis en détention provisoire pour leurs écrits sans que cela ait été remis en cause par le nouveau pouvoir islamiste. Des publications ont été censurées pour avoir traité des sujets « portant atteinte aux intérêts nationaux » et les bureaux d’au moins trois chaînes privées ont été pris d’assaut par des militaires, les islamistes restant au mieux passifs et maintenant participent directement à la censure directe des médias. Ce qui n'arrange pas leur réputation dans la presse libre et surtout sur internet.

Dans le syndicat des ingénieurs, 475 000 membres, dirigé par les Frères Musulmans depuis 16 ans, les jeunes ont créé une nouvelle association, le Marsad, pour que « le syndicat devienne un outil révolutionnaire pour réaliser les demandes des travailleurs » et qu'il ne serve pas seulement d'assistance auprès de ses membres, comme jusqu'à présent.

Les tribunaux civils où les Frères Musulmans exerçaient une influence certaine sont en train de subir un discrédit équivalent. La lutte contre les petits Moubarak est à la base de nombreux conflits et bagarres physiques. Cela entraîne en conséquence des conflits -parfois violents- entre juges et avocats. Les juges veulent pouvoir infliger jusqu’à cinq ans de prison aux avocats qui auraient insulté un tribunal. Les avocats demandent la révocation des juges compromis avec l'ancien régime et refusent de se présenter dans leurs audiences. Depuis des mois le système judiciaire civil est paralysé. Les avocats qui ont mené plusieurs mouvements de grève prennent peu à peu leurs distances à l'égard des autorités et l'ordre professionnel dominé par les Frères Musulmans.

Les Frères Musulmans avaient toutefois gardé leur majorité chez les enseignants, mais cela est remis en cause à chaque grande grève, car les Frères musulmans s'y opposent systématiquement, comme par exemple en septembre 2011, la première depuis 1951, appelée par leur nouveau syndicat et suivie par près de 70 % des enseignants.

Or le corps des enseignants, notamment des instituteurs, si important pour la population égyptienne et si important pour l'influence des islamistes sur cette population, annonçait dés le mois d'août 2012 qu'il avait prévu une deuxième vague de grève générale à la rentrée des classes le 15 septembre 2012. Rappelons que c'est la première grève générale des instituteurs de septembre 2011 qui avait provoqué la tentative de l'armée d'opposer en octobre 2011 musulmans et coptes. Cette fois, depuis leur position gouvernementale, ce sont les Frères Musulmans qui s'opposent à la grève car cette dernière se fait contre eux.

Toutes ces évolutions font craindre aux islamistes de perdre toute autorité, eux qui n'ont pas d'autre politique sociale que le libéralisme accompagné de la charité. En conséquence, on assiste à des polémiques internes au sein des Frères ou des salafistes mais aussi et surtout à une crispation certaine autour des questions religieuses.

Avec la chute de Moubarak, cet édifice a été seulement ébranlé, la religion guère touchée. Par contre dans la deuxième étape de cette révolution qui se cherche depuis des mois autour de la chute de tous les petits Moubarak et des questions directement économiques et sociales, l'exposition particulière des islamistes au gouvernement, ce sont bien les religieux et les fondements de la religion qui pourraient être abattus. Une évolution qu'on voit également en Tunisie.

C'est cela, associé à d'autres événements sociaux de l'été, qui a eu une influence certaine sur la décision du limogeage des militaires par le gouvernement islamiste en août où sur l'irruption soudaine des manifestations contre le film américain islamophobe en septembre.

Une nouvelle étape provoquée par les événements du 7 août

C'est dans ce cadre d'affaiblissement moral de l'autorité religieuse et de sa surexposition à la critique politique en prenant la présidence qu'à la surprise générale le président égyptien, appartenant aux Frères Musulmans, Mohamed Morsi, élu en juin 2012, a décidé le 12 août de limoger le maréchal Hussein Tantaoui, dirigeant du Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) qui dirigeait le pays jusque là et que Morsi avait, dans un premier temps maintenu comme ministre de défense. Morsi nommait un nouveau ministre de la défense et commandant en chef des forces armées en la personne d’Abdel Fattah Al-Sissi. Le président a aussi démis les principaux chefs des armées, le chef de l’état-major Sami Annan, ceux de l’armée de l’air et de la marine, celui de la défense aérienne et un certain nombre de responsables régionaux. Morsi a aussi annulé la déclaration additionnelle à la Constitution qu’avait adoptée le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) à la veille du second tour de la présidentielle en même temps qu'il dissolvait l' Assemblée législative et prenait ses pouvoirs, ce qu'on pouvait qualifier de coup d’État constitutionnel. En effet, avec cette déclaration additionnelle, le président n’avait plus le pouvoir de révoquer les chefs de l’armée. Par contre le nouveau texte constitutionnel décrété par le président Morsi lui donne l’ensemble des pouvoirs exécutifs et législatifs – en attendant l'élection d'une nouvelle assemblée - ainsi que la capacité de désigner une nouvelle Assemblée constituante. Enfin, Morsi a nommé un vice-président, le juge Mahmoud Mekki connu pour sa participation en 2005 au mouvement des juges égyptiens contre les ingérences du pouvoir politique.

Cela a surpris tout le monde. L'armée semblait avoir tous les pouvoirs après son coup d’État constitutionnel, hésitant longuement, après le second tour de la présidentielle, à en accepter le résultat, la victoire électorale du candidat des Frères Musulmans. Et même si ce dernier était proclamé vainqueur, tout le monde pensait qu'il serait « encadré » par les militaires, sans aucune marge de manœuvre. Ce qui s'est avéré jusqu'au 12 Août.

Alors pourquoi ce revirement ? Comment les Frères Musulmans en perte de vitesse ont-ils pu démettre l'armée ? Comment celle-ci qui avait tous les pouvoirs a-t-elle pu les perdre sans réagir ? Bref, que s'est-il passé ?

Souvenons-nous.

Le premier tour des présidentielles avait été un désaveu flagrant des candidats « officiels », des Frères Musulmans ou de l'armée. La participation au second tour des présidentielles, extrêmement faible, prolongeait l'état d'esprit du premier tour, montrant le peu de crédit des institutions électorales et le peu de légitimité qu'aurait le candidat élu, quel qu'il fut.

Rappelons les scores « officiels »- car les tricheries ont été innombrables - que les quatre principaux candidats ont obtenu au premier tour de la présidentielle : Morsi (candidat des Frères Musulmans), 24,8 % des voix, Ahmed Chafik (candidat de l’ancien régime), 23,6 %, Hamdin Sabbahi (socialiste nassérien), 20,7 %, et Aboul Foutouh (dissident des Frères Musulmans), 17,5 %. Contrairement aux idées reçues, l'islamisme ne séduit pas l'électorat le plus démuni. On assiste à un effondrement: dans un quartier populaire du Caire comme Saïda Zeynab ou dans des quartiers encore plus pauvres comme Al-Khalifa ou Bab Al-Chariya, le score du candidat des Frères ne dépasse pas la barre des 15 % - contre 30 % pour le candidat de la gauche nassérienne. À Alexandrie, ville réputée bastion islamiste, le candidat socialiste fait trois fois plus de voix que le candidat des Frères Musulmans. Il en va quasiment de même dans les grandes quartiers du Caire ou à Port Saïd. Les grandes villes et les quartiers populaires n'ont pas voté islamiste, ils ont voté « révolution » et « socialisme ». 17 des 25 millions d'électeurs qui s'étaient prononcés n'ont pas voté pour les Frères Musulmans.

La révolution sortait vainqueur politique des urnes, même si par les tricheries et leurs moyens considérables, y compris l'achat des votes, ce sont les candidats de l'armée et des Frères Musulmans qui ont été qualifiés pour le second tour. Ce qui fait qu'au second tour, Morsi avait une grande partie de ses voix par défaut. Les électeurs ne votaient pas pour lui mais contre le candidat de l'armée.

Pendant une semaine, en juin, après son coup d’État, et le second tour, l'armée n'a pas poussé son avantage jusqu'au bout en hésitant à proclamer vainqueur Ahmed Chafik, le candidat qu’elle avait soutenu de toutes ses forces. Si elle ne l’a pas fait, ce n’est pas parce qu’elle ne le voulait pas, mais parce qu’elle ne le pouvait pas. Non pas, comme le croient certains, que l'armée était impuissante face à un président élu, face à la démocratie, mais parce qu'elle était impuissante face à la révolution. C'est ce qu'a révélé ce qui s'est passé pendant la semaine où l'armée avait hésité.

Pendant cette semaine d'hésitation du CSFA, tout le monde a craint une reprise en main totale de la situation par l'armée. Il y avait des bruits de bottes, des mouvements de troupes, tout le monde retenait son souffle, craignant le pire. Cependant la résistance – très relative - des Frères Musulmans place Tahrir contre le vol du résultat électoral, allait révéler et cristalliser la très forte opposition populaire à l'armée et au coup d’État. Au fur et à mesure qu'on avançait dans les journées, la place, ou plutôt ses abords, pour ne pas se mélanger et se confondre avec les islamistes, se remplissait d'une foule, pas pro-Morsi mais anti coup-d’État, notamment l'avant garde des militants de rue de la révolution, les clubs de supporters de foot. Ce n'est pas le suffrage universel que craignait l'armée et qui l'a fait reculer mais ce qu'on voyait place Tahrir et alentour, le fait qu'une telle décision aurait sans doute entraîné une nouvelle insurrection populaire.

Le CSFA prenait ainsi acte du fait qu’aucun retour en arrière ne serait accepté par le peuple égyptien. Il prenait acte qu'il ne pouvait pas casser cette révolution qui ne cessait de peser sur la situation. Peut-être a-t-il existé aussi, parmi les officiers, un courant encouragé par les américains, voulant en finir avec Tantaoui, un représentant de l’ancien régime et de sa corruption, pour renouveler l'image de l'armée et chercher à trouver un nouvel équilibre entre l’armée et le pouvoir civil. Quoi qu'il en soit, malgré la répression continue de nombre de mouvements de contestation durant près de 18 mois – avec arrestations arbitraires, jugements de civils devant des tribunaux militaires, emprisonnements, torture, etc. – l’ère du CSFA s’achevait. Dès lors, il fallait pour les autorités – et les américains – penser le pouvoir autrement.

Sans tarder.

L'armée avait montré sa faiblesse devant la révolution et les islamistes étaient en voie de discrédit rapide. Il n'y avait plus d'institutions crédibles pour canaliser le mouvement populaire qui ne cessait pas et dont la conscience grandissait. L'été pouvait amorcer les débuts de l'effondrement du système et pas seulement de ses sommets.

Une alliance de l'armée et des islamistes contre une deuxième révolution -sociale celle-là - menaçant tout le système

En effet le discrédit pouvait être d'autant plus rapide que l'été montrait les signes d'une tension sociale très vive.

En mai, les prix avaient bondi. Les citrons ont augmenté de 94 % en un mois, les fruits de 35 %, les légumes de 25 %, le riz de 17 %, le fromage de 12 %, le lait de 11 %, le bœuf de 10 %... Dans l'été égyptien brûlant, en pleine poussée de la demande électrique pour les climatiseurs, on a assisté à de nombreuses coupures d'électricité et d'eau d'une heure ou plus, par roulement, avec parfois des coupures de plus de 6 heures ou de toute la nuit pour certaines régions. Trois heures par exemple d'arrêt du métro du Caire au milieu août alors qu'il est fréquenté par plus d'un million d'usagers aux heures de pointe. Des quartiers entiers -les plus pauvres bien sûr, mais pas les golfs et les jardins des riches- ont eu l'eau coupée obligeant les femmes à marcher parfois des kilomètres pour aller en chercher.

Ces coupures ont amené une vague de protestations dans tout le pays pourtant en plein ramadan. Pour la seule journée du 1er Août, on comptait – officiellement – 17 grèves et sit-in de protestations. Des routes et voies de chemins de fer ont été coupées. Un des comités révolutionnaires de quartier à Giza occupa l'immeuble gouvernemental affirmant qu'ils y resteraient jusqu'à ce que le problème de l'eau soit réglé. A Alexandrie et d'autres villes, bien des gens ont refusé de payer leurs factures d'électricité. Une campagne nationale « Nous ne paierons pas » commençait à voir le jour. Les autorités pouvaient craindre le pire à l'issue du ramadan et à la rentrée scolaire... D'autant que le pouvoir de Morsi semblait dépassé, en menaçant -vainement - de ne tolérer aucun désordre.

En effet, dés son installation au pouvoir, sans attendre que Morsi n'applique ses promesses de campagne, une vague de grèves avait déjà touché les ouvriers des céramiques, du ciment, des mines d'or ou du textile qui voulaient tester le nouveau pouvoir et tout le monde avait pu constater rapidement que Morsi obéissait lui-aussi aux banquiers et capitalistes. Un « morsimètre » populaire avait été mis en place sur internet mesurant la baisse de popularité de Morsi au prorata des promesses qu'il ne tenait pas, c'est-à-dire aucune.

Après l'échec des militaires, ce qui pouvait rester d'illusions dans les islamistes semblait s'effondrer à une vitesse considérable.

Là dessus, l'annonce par les jeunes démocrates révolutionnaires de leur volonté d'organiser le 24 août une manifestation monstre à la sortie du ramadan pour faire tomber le nouveau pouvoir militaro-religieux. Cela ne laissait pas d'autre issue aux autorités que de tenter de tout changer pour que rien ne change.

Il leur fallait faire vite également car les finances de l’État se dégradent à toute vitesse. Le gouvernement n'avait plus que trois mois de réserves et s’apprête à faire des coupes jusqu'à 27 % pour certains produits subventionnés comme le fuel.

L'attaque le 5 août contre des militaires égyptiens à la frontière à Gaza par un groupe armé islamiste, qui a fait seize morts parmi les gardes-frontières égyptiens a servi de catalyseur. En fait c'est ce qu'a retenu la grande presse en créant une légende, vite reprise ici. Car plus exactement, c'est ce qui s'est passé aux funérailles de ces gardes-frontières le 7 août qui a fait tenter le tout pour le tout aux autorités.

Ce jour-là, des membres des familles des victimes ont jeté leurs chaussures -signe d'insulte et de mépris - à la tête des représentants du gouvernement islamiste les accusant d'être responsables des morts avec l'armée, pour les uns par leurs complaisances à l'égard des jihadistes islamistes, pour les autres parce que trop occupés à la répression interne pour défendre les frontières. Le scandale prenait de grandes proportions. C'était le dernier signal d'alarme pour le gouvernement.

Morsi a alors décidé le 12 août, désignant l'incompétence des militaires, de limoger le chef du renseignement puis Tantaoui et les généraux à sa suite.

Bien sûr, c'était en connivence avec l'armée. Des tractations ont eut lieu. Tantaoui et Annan ont été décorés et nommés conseillers du président. Abdel Fattah Al-Sissi promu ministre de la défense est aussi un général membre du CSFA, particulièrement connu pour avoir justifié les tests de virginité que les militaires faisaient subir aux manifestantes afin de les accuser de prostitution et les condamner à ce titre ! C'est d'ailleurs probablement pour son hostilité publique aux femmes qu'il a été choisi par les islamistes. Les possessions militaires considérables dans l'économie ne sont pas remises en cause, et ils ne seront pas poursuivis pour les crimes qu'ils ont commis. Bref, tout indiquait que les militaires et les Frères Musulmans, sous l'égide des américains, devant l'urgence, ont organisé ce revirement ensemble. Le scandale grandissant du 7 août leur montrait qu'il y avait un risque de jonction entre la lutte des militants révolutionnaires démocrates contre la complicité armée-religieux et le mécontentement social grandissant. Ils ne pouvaient pas empêcher le mouvement social mais ils pouvaient couper l'herbe sous les pieds aux révolutionnaires démocrates qui n'avaient pas d'autre objectif tous ces derniers mois que le retour à un pouvoir civil et le retour des militaires dans les casernes. Les Frères Musulmans volèrent, en complicité avec l'armée, le programme de ces révolutionnaires-là.

Malgré les méfiances et les doutes, le geste de Morsi a agréablement surpris et séduit – ou réduit au silence - tous ceux dont le premier adversaire était l'armée. L'impression - largement orchestrée par les grands médias- était que tout d'un coup Morsi devenait fort et accédait aux demandes de la révolution.

Du coup on a assisté à une série de ralliements. Parmi les premières réactions, celle du révolutionnaire islamiste Abdel Moneim Aboul Foutouh, arrivé en quatrième position au premier tour de l’élection présidentielle, qui a annoncé qu'il soutenait Morsi. La manifestation du 24 août était vidée de l'essentiel de sa substance et n'eut qu'un succès réduit.

En même temps, et inversement, d'autres opposants politiques libéraux, de gauche comme de droite, capitalistes ou anti-capitalistes, comme le socialiste nassérien Sabbahi, qui s'étaient engagés après les présidentielles dans un front commun opposant les libéraux aux islamistes accusés de vouloir monopoliser tous les pouvoirs, se trouvent confortés dans leur logique par la monopolisation de tous les pouvoirs par Morsi. A tel point qu'on pouvait même voir un certain nombres de démocrates révolutionnaires envisager des alliances avec... les électeurs de Shafiq ( le candidat de l'armée) pour les prochaines élections ! Une alliance de tous contre les Frères Musulmans au nom de la laïcité. Exactement la voie contraire à ce que venaient de signifier les électeurs aux présidentielles qui eux n'avaient pas voté sur une ligne de partage islamistes/laïcs mais sur la question sociale et économique. La voie contraire également, ou éloignée en tous cas, des grèves ouvrières en cours et de leurs revendications. En revenant à nouveau sur les oppositions religion/laïcité, en abandonnant le clivage qui s'était focalisé durant un temps pendant ces élections sur les questions sociales et économiques, c'était du pain béni pour les Frères Musulmans... et les tenants de l'ordre établi.

Les démocrates révolutionnaires l'ont immédiatement payé par l'utilisation par les religieux dans les mosquées de l'attaque en Lybie de l'ambassade des USA, présentée comme une réponse au film islamophobe, alors qu'il ne s'agissait que d'une réponse d'Al Quaïda à l'exécution d'un de ses dirigeants locaux. Cela a servi de prétexte pour amplifier la focalisation islamiste/laïc et empêcher la grève des instituteurs de faire la « une » de l'actualité ce qui aurait pu contribuer à coordonner ainsi tous les mécontentements. Le scénario d'octobre 2011 à Maspéro, se renouvelait.

Car en même temps que les instituteurs, l'agitation et les grèves ont gagné les enseignants du secondaire et du supérieur, les étudiants, les conducteurs de bus du Caire et les employés des transports publics, les stewards et hôtesses de l'air et un certain nombre de secteurs ouvriers comme la sidérurgie ou les employés du canal de Suez, sur fond de protestations contre les hausses des prix et les pénuries de produits de base, notamment les bouteilles de gaz, qui continuent toujours. Dans ce contexte où le syndicat des médecins égyptiens appelle à son tour à une grève générale de son secteur à partir du 1er octobre, un incident dramatique, comme le 19 septembre, où un jeune de Mahalla (le Billancourt égyptien) était assassiné par la police et les émeutes que cela a suscité, fait craindre aux autorités qu'une étincelle ne mette le feu aux poudres et cristallise toutes les colères. A tel point que certains ont l'impression – ou craignent - de voir fleurir une deuxième place Tahrir -même si d'autres le contestent – dans l'occupation de l'Université Américaine du Caire.

On est loin de ce qui s’est passé en Iran

Avec le limogeage de certains militaires, les Frères Musulmans ont donc gagné un peu de temps mais n'ont rien réglé.

Bien sûr, surtout de loin, on peut se demander si la révolution égyptienne ne peut pas connaître le même sort que celle de l'Iran avec la dictature théocratique de Khomeiny. On en est loin. Il y a d'énormes différences. Les islamistes égyptiens n'ont joué aucun rôle actif dans la révolution, contrairement aux mollahs iraniens, ils ne font qu'essayer de la contenir. Il y a une forte évolution de la société et des mœurs en trente ans, ce que nous avons vu dans cet article, y compris dans ce que représente la religion. Le contexte international de crise économique mondiale renforce la conscience des questions économiques. Cette révolution égyptienne a, depuis le début, de fortes causes économiques et sociales visibles, les ouvriers et salariés en tant que tels y ont joué un rôle important depuis le début et n'ont pas cessé depuis. Les grandes vagues de grèves ont ponctué la plupart des grands moments de la révolution depuis presque deux ans. Or les islamistes prônent clairement le libéralisme économique et l’économie de marché et ne pourront évidement pas « moraliser la vie économique », comme ils le promettent. Ainsi, les Frères musulmans et les salafistes qui expliquaient qu’un accord avec le Fonds monétaire International était incompatible avec l’islam, expliquent le contraire aujourd’hui. Eux qui dénonçaient l’accord avec Israël l’entérinent. De premiers scandales n'ont d'ailleurs pas tardé à toucher leurs milliardaires comme leurs députés. Les Égyptiens entre 18 et 29 ans qui sont le moteur de la révolution représentent un quart de la population et la moitié vit dans la pauvreté. C’est pour sortir de cette misère et à travers ça retrouver leur liberté et leur dignité que ces jeunes ont renversé Moubarak, et ils ne sont pas près de l’oublier et de s'abandonner à une nouvelle dictature. Les luttes économiques, comme en Tunisie, ne peuvent que jaillir de plus belle.

Même si la tentation de jeter de l'huile sur le feu du communautarisme religieux pour diviser, semble avoir réussi un instant, si relativement peu de manifestants ont pu marquer l'actualité arabe pour toutes les raisons que nous avons vues – et encore plus en occident - il ne faut pas oublier que cette manière de gouverner est une constance des régimes précédents avant la révolution, puis du CSFA après, et, aujourd'hui, des Frères Musulmans. Cependant cette manière de faire qui a permis de régner sous la dictature s'est retournée contre ses auteurs ensuite et cela d'autant plus rapidement qu'il y a une plus grande liberté d'expression qui permet de voir plus facilement et plus rapidement les manipulations. Ce qui est le cas aujourd'hui. Ainsi c'est le 8 octobre 2011, lorsque l'armée a tenté d'opposer musulmans et chrétiens dans la manipulation dite de Maspéro, qu'elle a perdu définitivement tout crédit. Et les évènements récents de Lybie où la population de Benghazi a chassé des milices salafistes, comme des lynchages de ces derniers par la population en Tunisie ou en Égypte – par des femmes pour ce dernier pays - rend compte qu'une large partie de la population perçoit de plus en plus ces salafistes comme de simples bandes de voyous armés au service du pouvoir. C'est d'ailleurs peut-être cette crainte d'un retournement d'opinion qui a fait que les Frères Musulmans en Égypte ont annulé à la dernière minute la grande manifestation qu'ils avaient prévue pour dénoncer le film islamophobe.

Bien sûr, comme en Tunisie, les Frères Musulmans vont tenter de museler la presse, et ils ont commencé, de placer des hommes à eux partout, et ils ont commencé, d'armer des bandes de voyous, salafistes ou non, et ils le font, mais tant qu'ils n'auront pas résolu les contradictions socio-économiques fondamentales ou qu'ils n'auront pas écrasé le monde ouvrier, et ils ne le peuvent pas ou en sont loin -même si on voit d'où cela pourrait venir avec les exactions des bandes salafistes en Tunisie qui s'attaquent aux grèves et militants syndicalistes- ils ne pourront pas arrêter la révolution qui continue sa marche.

La difficulté pour la révolution est toujours la même, la marche séparée du mouvement social et du mouvement démocratique, l'absence de jonction entre les multiples grèves et luttes ouvrières et le camp des jeunes révolutionnaires démocrates les plus conscients dans la perspective d'une autre société débarrassée du capitalisme. On vient de voir au travers des épisodes de la reconstitution de la focalisation laïcs/religieux qu'il y a encore du chemin. Cependant, il y a eu de gros progrès. La conscience révolutionnaire avance, les illusions sur l'armée sont tombées, celles sur la démocratie représentative et les islamistes tombent rapidement. Reste encore la question des préjugés de classe, la plus difficile .

Pourtant, lors des incidents récents autour du film islamophobe, on a vu de très nombreuses voix s'élever dans la presse pour démonter les mécanismes de ce piège et écrire comme l'un d'entre eux : « À ceux qui nous crient islam, islam, islam, nous ne répondons pas laïcité, laïcité, laïcité mais grèves, grèves, grèves. »

Mieux que les médias occidentaux.

Le 28 septembre 2012

Jacques Chastaing

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