Rouvrir le dossier de l’internationalisme en 2012 ne va pas sans
difficultés et sans risque de ridicule. « L'internationalisme » est devenu un mot
désuet, un peu bizarre. Peu de gens semblent avoir envie d'en parler. Soit il relève
d’un arrière plan politique considéré comme allant de soi, ne
nécessitant aucune précision ou actualisation particulière, ce qui se
résume par cette évidence banale : il faut être solidaires des luttes qui se
déroulent de par le monde. Soit il semble inapproprié aux problèmes de notre
époque parce qu’évocateur des défuntes Internationales du mouvement
ouvrier. Il fait partie des zones d'ombre ou d'oubli qui rendent floues ou embarrassantes certaines
notions largement employées au XXe siècle.
Ce qui réactualise la question mais pas nécessairement le mot « internationalisme »,
c'est la reprise et la floraison d'explosions sociales et de mobilisations diverses depuis un peu
plus d'un an, du Caire à Athènes, de Madrid à Auckland. La
réactualisation s’opère aussi sous la pression du regain des pulsions
protectionnistes, nationalistes et xénophobes, tout particulièrement en Europe.
Les formes de regroupements internationalistes depuis plusieurs décennies
n’ont pas réussi à échapper à une forme
d’institutionnalisation organisationnelle accompagnée d’une décoloration,
d’une perte de substance des préoccupations internationalistes de ses membres.
C’est en particulier le cas des organisations issues du mouvement trotskyste. Le faible
intérêt suscité par les soulèvements au Maghreb et au Machrek comme par
le mouvement des places en Grèce par exemple en sont des exemples éloquents. Par
ailleurs les tentatives de reconstruire une IVe Internationale ou d’en construire une Ve ont
fait long feu, même si on se garde de le dire ou d’en expliquer les raisons.
Si le mouvement trotskyste n’est pas parvenu à maintenir son intérêt
passionné pour les luttes dans le monde, s’il n’a pas su s’y connecter, se
renouveler sous le rapport de sa théorie comme de sa pratique, il fut pendant longtemps un
des plus actifs, en dépit de ses errements, à maintenir la continuité de
l’internationalisme et à faire vivre à son niveau cette perspective
auprès de nouvelles générations militantes. Le courant trotskyste aura
joué le rôle d’un passeur essentiel dans la transmission des idées et
préoccupations internationalistes.
La vitalité d’un certain nombre de revues et de travaux de recherche dépassant
les étroitesses nationales atteste d’ailleurs toujours de l’apport transmis par
ce courant. Pour rester fidèle au meilleur de ce qu’il a défendu dans des
conditions difficiles, il est désormais nécessaire de s’affranchir de son
étroitesse politique et théorique et de réévaluer cet héritage
en le confrontant aux transformations de notre époque.
Il en va d’ailleurs de même des courants internationalistes libertaires ou
conseillistes. Aujourd’hui, ils ne peuvent encore être une source d’inspiration
que dans la mesure où l’on ne s’en tient pas aux prises de positions des
diverses organisations conseillistes, anarchistes ou libertaires, et néanmoins rivales. Un
constat semblable pourrait sans doute être fait à propos de traditions militantes
issues du maoïsme ou du guevarisme.
Il y a une crise, disons une perte de sens, de l’internationalisme traditionnel,
organisé par en haut. En voici un autre symptôme qui évoquera quelques
souvenirs à certains de nos lecteurs. Il est un vieil exercice qui se perpétue dans
des organisations se disant révolutionnaires : celui de faire annuellement (ou quand des
événements exceptionnels se produisent dans d’autres pays) un « rapport
sur la situation internationale ». Rapport obligé, prioritaire et essentiellement de
bonne conscience, suscitant peu de passion et d’intérêt et qui s’articule
peu ou mal au « rapport » qui compte vraiment, celui sur « la situation
intérieure », c’est-à-dire nationale où se déploie
l’activisme des militants. Faute d’avoir prise sur le cours des luttes politiques et
sociales à une vaste échelle, chaque organisation s’emploie à tenir sa
place, de fait restreinte, en participant aux luttes revendicatives et aux joutes
électorales dans son cadre national respectif.
On peut bien sûr objecter qu’il existe toujours des embryons de rassemblements
militants à une plus vaste échelle que nationale, ce qui est indubitable. Des liens
plus ou moins formels existent entre diverses sections reliées en général
à une section mère basée à Londres, Paris ou New York. Laquelle
définit (plus ou moins) l’orientation et les pratiques de ses composantes. Ces
regroupements internationaux n’apparaissent pas comme des organismes vivants, offrant une
perspective, des analyses renouvelées et adaptées. Les membres de ces regroupements
ne bénéficient d’ailleurs pas toujours de l’apport des pratiques parfois
importantes des organisations sœurs dont l’activité est suivie par certains
dirigeants et constitue une sorte de domaine réservé.
Les organisations qui se réclament du marxisme révolutionnaire ou de
l’anarchisme peinent en fait depuis longtemps à penser le monde actuel à la
fois dans ses fragmentations multiples et dans sa cohésion marchande imposée par les
processus de valorisation du Capital. Pendant toute une période, le mouvement
altermondialiste aura semblé combler un vide et répondre au besoin de
compréhension du monde dans sa globalité et ses singularités. Il s’est
présenté comme une promesse de réponse aux aspirations à intervenir sur
une vaste échelle.
A défaut de cadres militants internationaux accueillants, comme le
mouvement trotskyste aurait pu en être un en comprenant les changements en cours et en
opérant une sorte de révolution interne, on a vu l’émergence d’un
mouvement altermondialiste vivant et dynamique dans la dernière décennie du XXe
siècle et les premières années du XXIe. Sous les coups de la
contre-révolution néolibérale, le problème de créer des liens
entre acteurs des luttes contre le capitalisme mondialisé relevait d’une
nécessité ressentie largement dans de nombreux pays.
L’intention ici n’est pas de faire le bilan de ce mouvement mais seulement de relever
deux points importants. Tout d’abord, en dépit de ses limites et de ses faiblesses, ce
mouvement a permis à une nouvelle génération révoltée par les
ravages provoqués par le capitalisme à l’échelle mondiale, de jouer un
rôle actif dans de nombreuses luttes locales et aussi lors des manifestations dynamiques
à l’occasion « sommets » mondiaux ou européens. Ce mouvement leur a
permis de réfléchir concrètement à la transformation du monde au
travers des forums sociaux mondiaux et régionaux. Elle a permis à des militants plus
anciens qui ne trouvaient plus leur place dans les organisations traditionnelles de gauche et
d’extrême gauche de jouer à nouveau un rôle actif, d’exprimer leurs
idées et de transmettre leur expérience avec des bonheurs divers.
Là encore, bien des organisations d’extrême gauche ont pour la plupart perdu
l’occasion de jouer un rôle positif spécifique à l’égard de
ce mouvement, soit en s’en tenant à l’écart et en dénonçant
une forme nouvelle et pernicieuse de réformisme (par exemple Lutte Ouvrière),
soit en s’adaptant à ce mouvement sans être capable d’y proposer des
pratiques et des analyses permettant de dépasser ses limites et ses faiblesses (par exemple
la Ligue Communiste Révolutionnaire).
Le deuxième point saillant du mouvement altermondialiste est qu’il a fini par
s’enliser dans une forme d’institutionnalisation inoffensive et dans la ritualisation
de ses modes d’intervention. Chaque contre-sommet a été suivi de la
préparation très prévisible d’un autre contre-sommet. Le mouvement
s’adaptait finalement à l’agenda des sommets du G8 et du G20. La seule inconnue
était de savoir comment gérer les éventuels débordement des mouvances
de type Black Block. D’un autre côté les Forums sociaux mondiaux à Porto
Alegre ou ailleurs s’avérèrent de plus en plus sous le contrôle de
porte-parole et organisateurs liés à des institutions officielles, étatiques
ou internationales. Pour bien des politiciens sociaux-démocrates, des intellectuels
médiatiques ou pour des responsables syndicaux, tous gens fort peu enclins à la
subversion radicale du capitalisme, les Forums sociaux mondiaux devenaient l’endroit
où il était finalement de bon ton d’intervenir ou de se montrer, tandis que les
mouvements sociaux radicaux y étaient de moins en moins les bienvenus.
Quoiqu’il en soit, le mouvement altermondialiste ne peut être considéré
comme une parenthèse sans prolongement. Il aura réactivé à une large
échelle une préoccupation fondamentale (changer le monde), défriché des
questions, créé des liens internationaux, proposé des analyses permettant de
résister à la pression de l’offensive réactionnaire
néolibérale. En pratique, le partage des idées et des expériences dans
le cadre de ce mouvement, lui a permis de rebondir sous d’autres formes, celle du mouvement
des Indignados dans divers pays et celle d’une myriade de mobilisations
concrètes et de réseaux vivants par delà les frontières.
Dès que nous ouvrons notre ordinateur pour voir nos messages, des luttes
marquantes dans le monde s’invitent chez nous. Quelqu’un de nos amis ou camarades nous
a envoyé de précieuses informations sur une grève générale en
Inde, une mobilisation réprimée en Russie, une occupation d’usine en Argentine,
des manifestations d’étudiants au Québec, un mouvement de paysans au
Pérou voulant sauver leur environnement, une rencontre internationale de syndicalistes
à Bamako contre la privatisation des gares et des chemins de fer, etc. Des sites, des blogs,
des réseaux sociaux, syndicaux, politiques ou de recherche théorique sont à
l’écoute permanente des turbulences et des fractures du monde capitaliste et
s’en font l’écho.
A côté de ces informations et interventions sur internet, il y a des romans, des films
et des enquêtes indépendantes et critiques qui apportent une connaissance des autres,
ici ou à l’autre bout du monde. Ces créations provoquent une empathie, une
transmission éventuelle d’expériences et d’idées. Ainsi se
reconstruit de façon dense mais aussi discontinue et fragmentaire, une perception
internationale et une possibilité d’intervenir déjà sur des
problèmes qui dépassent toutes les frontières nationales : les dettes
étatiques, le nucléaire, le sort réservé aux immigrés, les
attaques transnationales contre les salariés, l’oppression contre des peuples, les
interventions guerrières impérialistes, etc.
Les informations largement diffusées sur ces questions débouchent souvent sur des
campagnes de protestation ou de solidarité active qui dépassent très largement
le cadres des groupes politiques alors que bon nombre de leurs militants s’y impliquent.
Pour qu’il soit clair qu’en dépit de nos efforts de lecture et
de nos échanges, nous sommes mal informés de l’état des contestations en
cours de la domination des forces du capital, prenons l’exemple d’une lutte
récente qui n’a eu pratiquement aucun écho en France.
En Corée du Sud dans le port de Busan (3, 6 millions d’habitants), un mouvement
s’est produit qui a duré onze mois. Il a commencé aux chantiers navals de
Hanjin où l’entreprise HHIC avait décidé un plan de licenciement massif
en décembre 2010. Une des raisons patronales était d’affaiblir le syndicat
coréen des métallurgistes (KCTU). La section locale de ce syndicat a appelé
à la grève. Une des responsables syndicales qui est grutière,
âgée de 51 ans et s’appelle Kim Jin-Suk a décidé d’occuper
sa grue nuit et jour jusqu’à obtenir un recul de la direction. Son action
individuelle, insérée dans une mobilisation collective, aura duré finalement
309 jours et suscité une large admiration et sympathie. Elle a du être
hospitalisée en redescendant de sa grue CT 85, dont l’appellation est devenue le
symbole de la résistance à une injustice majeure qui frappe un peu partout : le
licenciement collectif.
La mobilisation s’est élargie à des secteurs de la jeunesse et des milieux
artistiques. Des manifestations, dont l’une culminant jusqu’à 15 000 personnes
à Busan, ont été organisées avec, comme cela est fréquent en
Corée, une répression policière soutenue.
Des manifestants ont sillonné d’autres régions et sont venus par bus à
Busan pour exprimer leur solidarité avec Kim Jin-Suk. Ce mouvement « Bus of
Hope » a beaucoup compté pour raffermir la détermination des travailleurs.
Finalement cette lutte qui s’est terminée en novembre 2011 aura permis un recul
partiel de la direction qui a accepté de réembaucher pendant un an 94 travailleurs
licenciés. Mais la victoire a été surtout morale au sens fort en ce
qu’elle a mobilisé toutes sortes de gens contre les agissements des capitalistes. La
dimension symbolique internationale réside dans le fait que dans la dernière phase de
cette mobilisation se développait le mouvement Occupy Wall Street. De sa grue, la
syndicaliste a pu envoyé un message de soutien par téléphone en octobre pour
saluer les manifestants du Zucotti Park de New York et dialoguer avec eux. Il faut signaler au
passage la présence de manifestants coréens vivant à New York car par le biais
des diasporas (et pas seulement par Twitter ou Facebook), une lutte est connue, soutenue et
l’esprit de rébellion se propage.
Ce sont de tels moments intenses d’une lutte qui ouvrent à chacun d’autres
perspectives que celle de subir ou de désespérer, ce qui d’ailleurs a failli
être le cas de Kim Jin-Suk.
Un autre exemple significatif concerne la grève de la faim du député russe,
Oleg Shein. Là encore, on peut constater que la détermination individuelle nourrie
par l’action collective peut aussi attiser des engagements collectifs. Les faits ont
été relatés par Carine Clément dans son article « Pourquoi le
mouvement à Astrakhan contre les fraudes électorales est plus fort que celui de la
place Bolotnaia ? » (mis en ligne sur le site de Carré Rouge).
Les expériences d’aujourd’hui peuvent être utilement
comprises à la lumière des luttes du passé. Nous ne sommes pas obligés
de tout repenser et reconstruire à partir d’une table rase.
Nous n’avons pas à rechercher dans le passé du mouvement ouvrier international
des justifications, des plaidoyers pro domo (d’autant moins qu’il n’y a
plus de boutique à défendre). Nous devons réinvestir ce terrain riche en
expériences utiles pour les luttes présentes et futures mais qui est très
encombré par des positions, voire des mythologies qui glorifient ou dénigrent
superficiellement. A titre d’exemple, il est plus commun de savoir qu’il y a eu une
rude confrontation d’idées et de conceptions entre Marx et Bakounine que d’avoir
connaissance des actions menées par l’Association Internationale des Travailleurs
conjointement entre sa section française et sa section anglaise pour contrecarrer les
manœuvres patronales dans le secteur du textile.
Le nouveau, l’inédit qui surgit dans les événements présents est
d’autant plus compréhensible et appréhendable que nous le confrontons
d’un œil neuf à des luttes et formes d’organisation passées. Nous
avons besoin de ce regard critique et rigoureux qui fut celui de militants ou d’historiens
impliqués comme le furent Franz Mehring il y a un siècle, Alfred Rosmer dans
l’entre-deux guerres, Georges Haupt dans ses travaux sur la IIe Internationale ou Pierre
Vidal-Naquet qui a renouvelé avec d’autres l’approche de la Grèce
antique.
Le terrain théorique qu’il nous faut investir pour repenser une perspective
internationaliste est considérable. Quelle que soit la composition sociale des
mobilisations, l’intensité des luttes, l’ampleur des grèves, des
révoltes et des révolutions, nous n’avons que peu de chance d’en finir
avec le système de domination actuel sans comprendre comment il fonctionne dans toute sa
complexité et finalement quel rôle nous y jouons.
Cela implique un travail critique incessant sur de nombreux sujets sur lesquels nous ne pouvons pas
nous contenter de répéter des formules toutes faites. Ce sont des sujets dont la
compréhension est toujours problématique : le travail, la valeur, l’argent,
l’Etat, la lutte des classes, la configuration de la bourgeoisie, le rôle de la classe
ouvrière, etc.
Quel peut être justement le rôle de la classe ouvrière
internationale dans la refondation d’un nouvel internationalisme ?
L’histoire vivante n’est pas une instance transcendante qui, au nom d’une
théorie intangible, lui assignerait un rôle prédéterminé :
« Prolétaires, ayez une conscience de classe, unissez-vous et libérez
l’humanité de ses chaînes en renversant le capitalisme ! ». Ce point de
vue téléologique classique des militants qui assignent au prolétariat le
statut de classe élue, en avant-garde des autres classes populaires est devenue
difficilement tenable. Donner a priori ce fondement à l’internationalisme ne lui
assure pas des bases solides pour autant.
D’ailleurs dans leurs pratiques quotidiennes et dans leurs textes, ces militants ne cherchent
pas à faire vivre cette position. Ils considèrent la classe ouvrière comme une
classe protestataire, une classe devant se défendre contre les attaques du patronat et en
aucune manière comme une classe potentiellement révolutionnaire.
Leur rhétorique sur la répartition des richesses et sur le droit au travail recueille
un écho bienveillant. Elle semble relever du bon sens évident. Elle est
anticapitaliste dans la mesure où elle s’oppose aux intérêts des
capitalistes. Elle ne l’est pas dans la mesure où ces axes ne préparent pas
à la disparition du capitalisme qui passe nécessairement par l’abolition du
salariat.
La revendication d’une « autre répartition des richesses » aurait
sonné agréablement aux oreilles du « socialiste » Sismondi (1773-1842).
Elle est un démenti de toute la percée théorique critique accomplie par Marx,
en particulier dans Le Capital. Pour lui, les contradictions de la société
capitaliste émanent des rapports sociaux et en particulier des rapports de production (qui
sont des rapports sociaux). Ces contradictions ne sont pas solubles par « une autre
répartition des richesses » mais par leur dépassement au travers de
l’abolition du salariat. Ce que du reste Marx et ses amis défendaient explicitement,
sans aucune édulcoration dans le cadre de l’AIT, la Première
Internationale.
Le paradoxe apparent est que certains militants exhibent d’autant plus leur
ouvriérisme qu’ils ont renoncé à défendre auprès des
travailleurs la perspective de l’abolition du salariat. Ils ne font pas confiance en
réalité au prolétariat pour être une force révolutionnaire,
oeuvrant à sa propre abolition ; à l’instar des esclaves en différentes
circonstances et pays qui ont lutté pour l’abolition de leur condition
d’esclaves, avec d’autres gens qui ne partageaient pas cette condition mais la
considéraient comme intolérable.
L’analogie avec l’esclavage peut éventuellement éclairer la situation
actuelle des prolétaires dans le monde actuel. Beaucoup d’esclaves ont souhaité
pendant longtemps avoir des maîtres moins brutaux, plus respectueux, être affranchis
individuellement mais pas nécessairement lutter pour la liberté de tous les esclaves.
Certains esclaves mieux lotis que d’autres tournaient leur mépris davantage contre les
esclaves en dessous d’eux qu’ils n’orientaient leur colère contre les
propriétaires d’esclaves. Une classe dominée est une classe divisée et
en grande partie aveuglée.
Comme on le sait amplement par expérience et par de nombreux témoignages et
études sociologiques, les conditions d’exploitation de la classe ouvrière ont
eu fortement tendance à s’aggraver depuis trente ans, y compris dans les pays
impérialistes où des droits avaient été accordés ou conquis dans
la période antérieure. Si on s’en tient à quelques
généralités, la classe ouvrière mondiale est un ensemble d’hommes
et de femmes fortement précarisées, avec des composantes relativement stables et
d’autres très mobiles, passant rapidement du stade de salarié à celui de
chômeur, de mendiant ou de travailleur « indépendant » mais
néanmoins pauvre ou en difficulté.
Dans cette classe, les traditions internationalistes ne se sont transmises que marginalement. Les
secteurs où des traditions de solidarité sont vivaces ne dépassent
guère les limites d’une entreprise, d’une région et par moment d’un
pays face à des attaques initiées par un gouvernement. D’autre part on doit
prendre en compte l’hétérogénéité de la dynamique des
différents secteurs du prolétariat. Certains sont en pleine décomposition dans
tous les sens du terme : chômage partiel ou total sur une longue durée, vieillissement
et démoralisation de nombreuses personnes, succès grandissants des thématiques
racistes et xénophobes. Dans d’autres secteurs où le capitalisme industriel est
encore en forte croissance, des secteurs plus jeunes et plus nombreux comme dans plusieurs pays
asiatiques, la configuration se présente autrement mais n’entraîne pas ipso
facto une conscience internationaliste d’appartenir à une même classe cherchant
à s’émanciper.
Il serait absurde et défaitiste de considérer le prolétariat comme une classe
globalement déchue et dont on ne pourrait rien attendre, surtout quand on a à
l’esprit par exemple le poids décisif qu’ont eu les grèves
ouvrières pour parvenir à « dégager » Ben Ali et Moubarak. Mais la
mise en concurrence de nombreux salariés à l’échelle mondiale a eu des
conséquences désorganisatrices et délétères indéniables
et de longue portée.
Ce sont donc plutôt des configurations particulières et relativement
hétérogènes socialement et en termes de générations qui voient
le jour à notre époque, comme la mobilisation du LKP en Martinique en janvier 2010,
les soulèvements en Tunisie et en Égypte en 2011, les mobilisations en Grèce
de 2008 à aujourd’hui, le mouvement Occupy Wall Street à l’automne 2011,
les mobilisations multiformes en Espagne depuis un an ou le mouvement « Hope Bus »
à Busan l’an dernier.
Ce que montre avec évidence ces mouvements suffisamment profonds pour redonner espoir
à des jeunes comme à des anciens, c’est que l’alliance de
salariés, de chômeurs, de retraités, de paysans, d’artistes ou
d’étudiants pour lutter et instaurer un autre monde fondé sur d’autres
relations sociales, est une réalité qui est tangible dans différents lieux de
la planète.
Il est clair que, pour l’instant, ces mouvements ne parviennent que difficilement à
perdurer et à faire tache d’huile. Mais les expériences de cet ordre sont assez
nombreuses pour être des sources de réflexion et d’inspiration pour contribuer
à l’émergence de nouvelles formes d’internationalisme.
Le 4 mai 2012
Samuel Holder
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