Les choses évoluent vite et il me semble que le débat sur la
grève générale tel qu'il se posait dans les premières semaines date un
peu maintenant. Il y a eu un moment pour penser dans certains milieux militants "grève
générale" pour le retrait du projet de loi, point final mais de manière
purement propagandiste (et risquer de se retrouver dans le mouvement réel avec un pseudo
"succès" pour avoir le droit de partir à 60 ans mais en cotisant 41,5 annuités
c'est-à-dire un recul).
Mais aujourd'hui, pour ce que je peux constater, le mot d'ordre "grève
générale" parce qu'il est très largement repris par de nombreux secteurs
militants très variés et par bien des gens dans les manifestations recouvre me
semble-t-il quelque chose de bien différent. La question des retraites est peut-être
même en train de passer au second rang par rapport à un ensemble de problèmes
plus variés qui émergent peu à peu, l'avenir des jeunes posé par le
mouvement lycéen très marqué par les lycées professionnels,
l'exploitation en général toujours posé par ces jeunes, les conditions de
travail, le chômage, les salaires qui sont posés par bien des salariés
déjà en lutte sur ces sujets ou encore l'hostilité au gouvernement, ses
méthodes policières, son mépris, ses attaques contre le droit de grève,
un irrespect enfin du parlement et du sénat dont on on envisage de ne pas respecter les
décisions, avec le sentiment que c'est la rue qui doit faire la loi... Lorsque les
manifestants ou grévistes s'emparent du mot d'ordre de grève générale,
ils lui donnent peu à peu un autre contenu.
On a assisté à différents endroits, par exemple au Mans ou à Amiens,
à des blocages de zones industrielles, qui ont non seulement réunis les militants
"habituels" les plus décidés, mais bien des militants ou de simples salariés
débrayant pour l'occasion, qui faisaient se rencontrer sur les piquets de "blocage" des
centaines des salariés variés, infirmières, transporteurs routiers,
métallos, enseignants, cheminots, lycéens, ouvriers de l'auto, étudiants,
etc., etc. Et les échanges ne portent pas tant sur la retraite que sur tout. Le mot d'ordre
"grève générale" recouvre alors l'idée d'une espèce de Mai 68
(il n'y a jamais aucune référence à 2003 ou 1995) conçu comme un "rien
ne va", il faut tout changer, voire chez les plus jeunes l'idée de révolution. Ce
n'est qu'en germe, mais autant quand des militants criaient "grève générale",
il y a quelque temps dans les manifestations, ce n'était pas ou peu repris, autant
aujourd'hui c'est très, très largement repris et on sent bien que lorsque les gens
crient grève générale ce n'est pas pour cotiser 41,5 annuités ou
même avoir le retrait du projet de loi sur les retraites, mais pour bien plus, pour dire que
c'est tout qui ne va pas et qu'il faut changer. C'est l'espoir d'un tel mouvement et d'une telle
libération qu'on entend dans "grève générale". Un exemple : Olivier
Besancenot a dit dans un média qu'il faudrait un nouveau Mai 68, eh bien cette
déclaration a circulé dans les milieux ouvriers comme jamais.
Le retrait de la réforme, je ne dirais pas que tout le monde s'en fiche, non, mais il y a
autre chose qui est en train de se lever, le rêve de quelque chose d'autre. Les mots d'ordres
sur la retraite sont maintenus, tout le monde y tient bien sûr, mais plus comme le moyen
aujourd'hui de maintenir ensemble la mobilisation, plus un prétexte à se mobiliser
pour aller vers autre chose qu'un objectif par lui-même. On sent qu'on peut très bien
passer à autre chose, que c'est latent. Il y a des initiatives qui partent de partout,
commençant à faire craquer les barrages syndicaux. Le mot d'ordre contre ces barrages
syndicaux et contre la limitation à la question des retraites me semble être
aujourd'hui "grève générale". Mais pas tant grève
générale pour le retrait, que grève générale tout court. Ils ne
veulent rien entendre en haut, de nos cris et nos souffrances ? Eh bien nous, on leur répond
par la grève générale. Bien sûr il faudra remplir cette formule d'un
contenu et être très attentif à ce qui se passe, se dit... Car ce n'est pas
nous qui allons inventer le contenu, nous allons seulement le prendre dans la vie et l'aider
à prendre force (la fameuse histoire des "accoucheurs" de révolution pas des faiseurs
de révolution), ça va émerger du mouvement lui-même, des slogans, des
pancartes et des banderoles spontanées qu'on voit fleurir à nouveau, des
évènements...
Les directions syndicales craignent cette politisation du mouvement et tentent de contrôler
le mouvement en alliant le radicalisme de certains milieux militants et le fait que la grande masse
des travailleurs n'est pas entré dans la grève tout à la fois par des
manifestations massives répétées mais usantes et sans objectif et par des
actions "coup de poing" minoritaires coupés des autres, n'essayant pas d'entraîner les
salariés dans la lutte et se contentant de revendiquer des négociations pour une
autre réforme. Mais à part les directions syndicales, plus personne n'a cela en
tête et si c'est encore dit dans certaines AG de base, ça n'intéresse personne
et plus guère n'osent le faire, en tous cas dans ce qu'on voit autour de nous. On voit une
colère grandissante contre la volonté des organisations syndicales d'empêcher
toute démocratie dans le mouvement à travers leur volonté d'empêcher
toute coordination des actions. Chez nous, autour de Mulhouse et Colmar, il y a parfois
jusqu'à 4 ou 5 opérations coups de poings par jour faites dans l'ignorance les unes
des autres... Il me semble qu'aujourd'hui il ne faut pas opposer la politisation à la
"grève générale" et même que le slogan de "grève
générale" est aujourd'hui la forme que prend la politisation. Aujourd'hui. Demain ce
peut être autre chose. Bien autre chose.
Le blocage/diffusion de tracts de l'usine pendant deux heures le 15/10 par une
centaine de militants CGT (plus quelques militants CFDT ) pour appeler les ouvriers de PSA à
rejoindre le mouvement a eu énormément de succès auprès des
salariés de l'usine. Les ouvriers hésitaient encore à quitter leurs voitures
dispersées sur plusieurs km de bouchons ou à trop s'éloigner durablement de
leurs bus pour rejoindre les piquets même si on voyait bien des jeunes hésiter
à le faire. Plusieurs centaines de salariés des bus les plus proches des piquets
l'ont fait pour venir dire leur soutien aux piquets mais sans vraiment la volonté de
s'installer durablement à part peut-être quelques jeunes. La situation était
délicate pour la police pour débloquer les piquets en présence de plusieurs
milliers d'ouvriers qui auraient pu rejoindre le mouvement en cas d'affrontements.
Après, dans l'usine c'était l'euphorie. Les camarades de l'usine qui avaient
bloqué se sont fait ensuite applaudir en rejoignant leurs postes de travail. Même ceux
en contre-tournée qui étaient bloqués dans l'usine et ne pouvaient pas rentrer
chez eux après leur journée de travail étaient très contents. Depuis
les discussions entre ouvriers sont de plus en plus nombreuses. Les ouvriers hésitent encore
mais il y en a de plus en plus pour se rapprocher du moment où tout peut basculer. Ils
espèrent et attendent encore un petit déclic... Par ailleurs, les militants qui ont
participé au blocage de PSA trouvaient que c'était ce qu'ils avaient fait de mieux et
dont ils étaient le plus contents. Ils ne faisaient pas "ch..." les usagers mais le grand
patronat. D'autant plus que PSA annonce que tout va bien pour lui. Et il était clair au
contact des ouvriers qui venaient parler avec les piquets, que ce dont ils parlaient, ce
n'étaient pas que les retraites, loin de là, mais tout ce qu'on subit depuis des
années, d'un nouveau mai 68 pour balayer tout ça et que si on allait vers ça,
ils en seraient. Tout ça pour dire à propos des blocages que si on bloque il me
semble qu'il faut essayer de le faire pour s'adresser le plus directement possible aux
salariés pour aller vers une grève générale tous azimuts (pas seulement
se limiter aux retraites) alors que les directions syndicales essaient surtout d'organiser des
blocages d'abord destinés à regagner la confiance de leurs militants qu'ils avaient
perdu au printemps 2009 et dont l'objectif est plus de "bloquer l'économie", de s'adresser
seulement "indirectement" aux travailleurs, voire de se substituer à un mouvement d'ensemble
plus que de gagner les travailleurs à ce mouvement d'ensemble tous azimuts et pour des
"revendications" qui apparaissent de plus en plus décalées, "des
négociations", "une autre réforme"... Les deux types de blocage peuvent se
mêler mais nous avons intérêt à nous battre pour ceux qui s'adressent
directement aux travailleurs, pour toutes les revendications, avec une tonalité
générale très anticapitaliste, contestataire, une autre société,
etc. Il nous faut continuer à agir pour des AG interpro, mais comme pour le moment elles ont
bien du mal dans la situation actuelle à réunir beaucoup de militants - en tous cas
dans la région -, essayons dans les blocages de viser directement les usines, les zones
industrielles, les salariés plus que les routes ou les aéroports, sur des objectifs
plus larges, même si tout ça peut se combiner... On a vu cette différence entre
ce à quoi aspirent les gens et ce que proposent les directions syndicales dans les
manifestations à l'occasion de deux journées d'action où nous avons
entraîné deux fois (et demi) à Mulhouse et Colmar des milliers de manifestants
à bloquer les gares en vue d'AG où on décide tous ensemble malgré la
forte hostilité des directions syndicales alors que ces mêmes organisations bloquent
les mêmes voies ferrées la veille ou le lendemain à quelques dizaines de
militants sans que ce soit discuté nulle part sinon en tout petit comité.
Mulhouse, le 21 octobre 2010
Jacques Chastaing
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