Certains ingrédients d'une crise du régime sarkozyste ont
commencé à se cristalliser depuis l'éclatement de l'affaire Woerth-Bettencourt
en juin dernier. La tentative de diversion xénophobe et sécuritaire montée
pour détourner l'attention du public de cette fâcheuse affaire a échoué.
Elle a amplifié les critiques contre Sarkozy dans différents secteurs de la
société, y compris au sein de la droite qui se trouve d'autant plus sous tension
qu'elle a perdu les élections régionales et s'inquiète pour les
présidentielles de 2012.
Ce début de crise dans les sphères du pouvoir a renforcé dès le
début du mois de septembre des éléments d'une crise sociale probablement de
longue durée. Les grandes manifestations n'en sont que la partie émergée la
plus visible.
Même si ce texte cherche à dégager ce qui est spécifique et nouveau dans
la situation en France, il faut avoir d'emblée à l'esprit que dans plusieurs pays
européens, des problèmes de gouvernance internes existent, attisées par des
contestations politiques et sociales. Les vieilles recettes par temps de crise de la
xénophobie d'État et du renforcement des méthodes policières se
généralisent à l'échelle européenne. Sarkozy ne se distingue sur
ces terrains réactionnaires que par sa volonté d'apparaître spectaculairement
à l'avant-garde de ses collègues. Le volet policier, anti-immigrés et
xénophobe des politiques des États européens constitue l'emballage de rigueur
pour faire passer les plans d'austérité antisociaux nécessaires entre autres
au sauvetage des banques et à la sécurisation de leurs profits.
L'affaire Woerth-Bettancourt n'aura pas seulement été un
révélateur mais aussi un élément important de la crise politique et
sociale en cours. Une querelle de famille (une famille particulièrement fortunée)
s'est transformée en une affaire d'Etat. A l'origine d'une crise dans une famille, un parti
ou une institution, il y a toujours une personne (parfois plusieurs) qui « ne marche plus
», qui transgresse les règles, qui se révolte contre les mensonges et les
non-dits pour une raison ou une autre. En l'occurrence ce fut le majordome de Liliane Bettencourt.
Ensuite quelques journalistes suffisamment indépendants, au premier chef ceux de
Médiapart, ont publié une partie des bandes enregistrées et ont poussé
l'enquête plus loin.
Selon un vieil adage marxiste révolutionnaire, les masses n'apprennent pas dans les livres
mais au travers de leur propre expérience. Les gens en auront entendu assez à la
radio et à la télévision sur cette affaire pour être convaincus que dans
le petit monde des Bettencourt, Sarkozy et Woerth, on se gave pendant qu'eux ils en bavent.
L'affaire Woerth-Bettencourt aurait pu tomber à plat comme bien d'autres mais elle a
éclaté dans un contexte où la richesse de la haute bourgeoisie apparaît
particulièrement révoltante dans la mesure où les gouvernants à leurs
services font partie du même monde et agressent sévèrement les classes
populaires par une série de mesures, dont celles sur les retraites. Au train où vont
les choses tout le monde comprend que être un gouvernant, c'est aussi fréquemment
être un avocat d'affaires et de toute façon un avocat du capitalisme.
Si un cinéaste ou un romancier avait imaginé il y a quelques mois une fiction
où un ministre du budget, étant en même temps trésorier du parti de
droite majoritaire au parlement, allait chercher depuis des années, y compris en Suisse, des
sommes conséquentes auprès de la première fortune du CAC 40 pour alimenter la
caisse de campagne du candidat à la présidence qui a été élu,
les critiques les mieux intentionnés auraient peut-être trouvé ce
scénario excessivement caricatural. Surtout s'il avait ajouté que le même
ministre avait placé sa femme dans l'affaire l'Oréal et avait arrangé les
affaires fiscales de Mme Bettencourt de façon très avantageuse.
La réalité caricaturale de cette affaire est apparue d'autant plus éclatante
quand on a appris que Sarkozy, lui-même lié à Woerth et à Liliane
Bettencourt par des liens d'argent, a nommé un magistrat, le juge Courroye au nom
prédestiné, chargé de mettre un coude sur le dossier pour empêcher de
plus amples investigations. L'affaire elle-même est plus parlante et implacablement
démonstrative des liens mafieux entre capitalistes et gouvernants et la connivence d'une
partie de l'appareil judiciaire qu'un lourd argumentaire militant.
Les partis de la gauche gouvernementale se sont bien gardés de dire que le
roi, à défaut d'être nu, était outrageusement revêtu de l'or du
CAC 40 et qu'il était discrédité comme chef d'État supposé
être impartial. Les preuves de la corruption du régime en place sont de
notoriété publique mais ils ne le disent pas. Pas question de parler de Sarkogate.
Ils n'ont même pas réclamé la démission de Woerth comme ministre du
Travail. Les appareils syndicaux encore moins. Thibault, Chérèque et les autres
dirigeants se sont alarmé au contraire des difficultés occasionnées par cette
affaire au négociateur avec qui il s'entendait plutôt bien, à savoir
Éric Woerth. Ils se sont bornés à déplorer qu'il ait « la
tête ailleurs que dans le dossier des retraites ».
La confrérie des gouvernants et des très riches est sous les feux de la rampe. Elle
est en difficulté politiquement. Avec un fair play tout à fait
révélateur, les dirigeants syndicaux et les dirigeants de la gauche se sont bien
gardés d'exploiter ces difficultés. Ils n'ont réclamé récemment
la démission que d'un sous-fifre, Bernard Accoyer, le président du Parlement qui, sur
ordre de l'Élysée, a mis fin brutalement aux débats portant sur les
retraites.
La couardise des politiciens de gauche étant intrinsèquement ce qu'elle est, Sarkozy
a eu un peu de marge de manœuvre au cours de l'été pour tenter sa diversion
xénophobe avec ses comparses Hortefeux et Besson. La burqa ne pouvant plus beaucoup leur
servir, ils ont pris pour cible les Roms.
Cette campagne s'inscrit dans une campagne raciste et xénophobe de longue haleine, campagne
idéologique et campagne de répression, avec de nombreuses expulsions
d'immigrés et de leurs enfants. Déjà depuis des mois l'équipe de
Sarkozy cherchait à développer ce qui existe dans ce domaine à un état
plus ou moins latent au sein de toutes les classes sociales (« les étrangers, les gens
pas comme nous, sont des délinquants ») en agitant le thème d'une «
identité nationale » des plus factice. La première phase a fait relativement un
flop. Celle contre les Roms a suscité de multiples prises de position indignées. La
surenchère de Sarkozy sur ce terrain n'a fait qu'aggraver la crise politique en
créant des divisions au sein de son électorat et des prises de distances dans son
camp politique. On ne peut pas considérer pour autant qu'à moyen ou à long
terme cette offensive n'aura pas des effets sociaux et pas seulement électoraux en
renforçant le Front National et l'aile la plus réactionnaire de l'UMP. En soufflant
sur les braises du racisme et de la xénophobie, les gens de ce régime attisent des
divisions, des hostilités et des haines bien réelles qui préparent des drames
majeurs.
Les manifestations du 4 septembre pour protester contre cette xénophobie
d'État ont été plus importantes que ce à quoi la plupart des militants
s'attendaient. Malgré la proximité des dates, elles n'ont pas nui au succès de
celles du 7 septembre, au contraire. Le nombre des manifestants le 7 dans 230 villes ainsi que le
23 septembre et le 2 octobre est étonnamment important, si on a en mémoire certaines
séquences antérieures de grandes manifestations à l'appel des syndicats.
Les manifestations du printemps 2003 et celle de l'hiver et du printemps 2009 se sont
terminées dans les deux cas par des fiascos délibérément
organisés par les centrales syndicales ne voulant pas transformer ces essais. Elles ont
laissé un fort ressentiment dans les secteurs du salariat les plus combatifs.
Néanmoins en ce mois septembre qui vient de s'achever, en dépit également de
sévères défaites dans plusieurs secteurs face à leurs patrons, des
salariés sont revenus dans la rue en nombre encore plus important à l'appel de ces
mêmes centrales. Ils ne l'ont pas fait en traînant les pieds mais plutôt avec un
air réjoui sur les visages. Bien des militants en France nous ont suffisamment rebattus les
oreilles sur la démoralisation des travailleurs et la baisse de leur « niveau de
conscience de classe » pour qu'on se permette de souligner ce paradoxe, qui en
définitive n'est pas trop difficile à expliquer.
La question de la contre-réforme des retraites ne peut pas expliquer à elle seule le
nombre et la bonne humeur des manifestants, même s'il est bien sûr une raison
fondamentale de faire grève et de descendre dans la rue. Un grand nombre de salariés
(bien au-delà de ceux qui ont manifesté) et des secteurs de la jeunesse
lycéenne et étudiante, ont associé dans leur esprit toutes les raisons
légitimes de manifester contre un président et un gouvernement
discrédités, perçus à juste titre comme exclusivement au service des
banques et des riches. Il est donc réducteur et absurde d'attribuer à ces
manifestations un contenu purement revendicatif, sans dimension politique, comme le souhaiteraient
les leaders syndicaux. Il en est de même pour les leaders du Parti socialiste qui
s'attribuent à eux-mêmes une place de choix dans le champ politique « noble
», le terrain électoral institutionnel, les conduisant à préparer les
élections de 2012 en essayant de faire le moins de remous possible et en cajolant les
manifestants qui constituent pour eux « des parts de marché » électoral
sur lesquels ils espèrent faire main basse le temps venu.
Les réflexions et les pancartes individuelles de certains manifestants sur le thème
des retraites est au demeurant révélateur d'une volonté de mettre en cause
notre condition humaine dans cette société où règne la dictature du
fric. Tel ouvrier du bâtiment affirmait simplement sur sa pancarte : « Je ne veux pas
mourir sur le chantier ! ». Des manifestants disent à leur façon avec humour ou
avec colère ce que beaucoup ressentent : « Nous n'allons pas tenir le coup. Nous
allons tomber malade (ou mourir au travail). Nous n'allons plus être en mesure d'aider nos
enfants (qui n'ont pas tous un emploi stable et un bon salaire). Nous n'aurons ni le temps ni les
moyens de nous occuper de nos petits enfants. Donc notre vie va perdre encore un peu plus de son
sens. » Ce n'est pas seulement l'espérance pour certains de quelques années de
relatif bonheur comme retraités qui s'envole. Les bases même de l'existence où
les liens et solidarités entre les générations au sein des familles jouent un
grand rôle sont attaquées.
L'état de crise d'une société ne se mesure pas seulement aux
aspects visibles, médiatisées telles que les grèves et les manifestations avec
leur niveau quantitatif de participation. Les résistances, les désobéissances
individuelles ou collectives, mais aussi les dégoûts et les formes de
découragement et d'apathie (ces différents éléments pouvant se combiner
ou alterner) ne sont pas quantifiables ni aisément repérables. Il est impossible de
saisir à l'aide de formules schématiques, généralisantes, une situation
politique et sociale volatile et en rien homogène. Ainsi certains salariés qui
viennent de faire grève ou de participer à une manifestation peuvent par ailleurs
penser le plus grand mal des Roms ou des jeunes « issus de l'immigration ». Il est donc
stérile de sélectionner les faits qui nous arrangent pour conforter une vision soit
optimiste, soit pessimiste de la situation.
Ce qui est frappant malgré tout, c'est l'intensification depuis quelques semaines des
interventions critiques dans la presse, sur internet ou sur la scène culturelle mettant en
cause le régime de Sarkozy, les conditions de travail, la précarité, le
comportement du système financier, la politique sécuritaire à l'égard
des immigrés, des jeunes et en général des citoyens (notamment avec les gardes
à vue massives). Les prises de position critiques et indignées des «
économistes atterrés », de sociologues, de chercheurs, d'artistes, de
journalistes, de juges et d'avocats, de soignants, de psychiatres et psychanalystes se multiplient
ainsi que les œuvres cinématographiques, théâtrales ou romanesques
dénonciatrices. Ce symptôme est d'autant plus à prendre en compte que toutes
ces œuvres et prises de position suscitent un intérêt de plus en plus vif et
alimentent débats et réflexions.
Par contraste la pauvreté des analyses, déclarations et propositions émanant
des partis et organisations politiques ayant pignon sur rue est frappante. Elle explique en grande
partie la désaffection des jeunes et même des moins jeunes à leur
égard.
De nombreux jeunes se politisent au travers de leur expérience personnelle et celle de leurs
ami(e)s, en allant chercher leur miel sur internet, en écoutant des émissions de
radios et pour certains en voyant des films, en lisant des livres de critiques politiques,
sociologiques ou philosophiques. A quelques rares exceptions, ils ne passent plus par les
écoles de formation des partis et organisations politiques de gauche et d'extrême
gauche. C'est ainsi. Il n'y a pas matière à être nostalgique du bon temps
où les formateurs politiques disaient ce qu'il fallait lire, ce qu'il fallait penser et
comment il fallait se comporter dans la vie. Politisés de façon radicale à
gauche ou non, beaucoup de jeunes craignent le formatage et tiennent à leur autonomie. Ce
n'est pas une mauvaise nouvelle dans une perspective de luttes multiformes pour
l'émancipation de tout le monde.
Face aux difficultés qu'il a à affronter et à celles qu'il
s'est créées lui-même, Sarkozy a pratiqué la surenchère et un
mode de décision arbitraire provoquant diverses perturbations. Tout homme de pouvoir porte
nécessairement en lui une certaine dose de délire paranoïaque. On ne cherchera
pas trop ici toutes les raisons ou même la rationalité des actes d'un tel homme. Le
pouvoir incarne une déraison par rapport aux aspirations émancipatrices. Mais il faut
examiner les perturbations en cours.
Par son comportement, Sarkozy contribue à ruiner une fiction nécessaire pour la bonne
marche des affaires de la bourgeoisie, à savoir l'objectivité de l'Etat se situant
au-dessus des classes et censé être utile à tout le monde. D'où les
protestations de certains hauts fonctionnaires, universitaires, hommes politiques ou notables
garant de la mystification de l'État comme instance objective et respectable par tous.
L'autre perturbation concerne les relations entre les dirigeants syndicaux, avant tout de la CGT et
de la CFDT avec le sommet de l'État. Depuis l'arrivée de Sarkozy au pouvoir, les
relations étaient bien établies et bien huilées par l'entremise du conseiller
aux affaires sociales de l'Élysée Raymond Soubie. Les dossiers chauds ont tous
été traités ensemble par ces gentlemen pour les saboter en douceur, notamment
le mouvement des cheminots de l'automne 2007 et la montée en puissance de la mobilisation
salariale de janvier à mars 2009. A cette occasion Soubie avait même explicitement
salué « l'esprit de responsabilité » des dirigeants de la CGT, de la
CFDT, de la FSU, de l'UNSA et de FO, bien d'accord pour émietter le mouvement.
Chérèque et Thibault ont donc actuellement de vrais motifs pour obliger Sarkozy
à revenir à cette synergie dont tout le monde a eu à se féliciter, sauf
les salariés. En l'occurrence Sarkozy a pris pour l'instant la posture de Thatcher face au
mouvement des mineurs et il n'est pas sûr qu'il en sorte gagnant même s'il parvient
comme cela est probable à faire passer sa contre-réforme sur les retraites. Reste
à savoir à quel prix politique.
Du côté des salariés les dirigeants syndicaux ne sont pas pour l'instant
inquiétés par une vigoureuse volonté d'en découdre et d'aller
au-delà des journées d'action programmées. Les réunions locales sur
divers secteurs n'ont pas indiqué une volonté large de débordement. Le
chômage et la menace de tomber dans la misère pèsent d'un grand poids qu'il
serait ridicule de nier. Cette donnée a un caractère paralysant et c'est pourquoi il
est trop unilatéral et à terme générateur de déceptions de tout
miser sur la perspective d'une grève générale.
Une grande partie de la population est aux abois sur son avenir proche, ses capacités
à « gagner sa vie », à payer son loyer et ses factures. Le monde des
chômeurs interpénètre au sein même des familles celui des
salariés. La précarité de l'emploi et du salaire frappent ou menacent tout le
monde.
Notre capacité de création politique et sociale doit donc aller au-delà de la
grève générale. Diverses formes de contestation concrète de la
société capitaliste qui surgissent sans prendre garde nous y invitent, même
dans des lieux aussi improbables que la ville de Stuttgart avec son projet pharaonique de
construction d'une nouvelle gare, et sans avoir été prévues et
préformatées par aucune avant-garde.
Le mouvement actuel en France est déjà suffisamment fort pour entamer un fort
sentiment d'impuissance et pour donner davantage l'envie de ne pas se laisser faire quel que soit
sa position dans la société.
Des exigences d'ordre général s'expriment aussi dans les
manifestations actuelles, en particulier celle d'une autre répartition des richesses. Le
capital sous sa forme personnalisée (Bettencourt, Bolloré, Pinault, Arnault, Tapie,
etc) active évidemment cette idée de prendre dans les coffres de ces gens-là
pour améliorer les salaires, les pensions et la sécurité sociale. On ne peut
qu'approuver s'il s'agit de cela et pas seulement d'une taxation ne faisant qu'égratigner
leurs fortunes. Mais outre la question « qui le fera ? », il est aussi important de
voir que les richesses se répartissent inégalement à la suite d'un processus
d'exploitation et de refoulement de nombreuses personnes dans la condition de chômeurs.
Il est donc important d'examiner la question en amont, là où le capital sous sa forme
abstraite et anonyme et en particulier financière, se déploie sans s'arrêter
aux frontières, s'épanouit pour accumuler des profits en détruisant au passage
des existences et notre environnement.
Le moment est peut-être propice pour lancer quelques fusées utopiques, ouvrant une
brèche vers un futur possible. Soyons pour notre propre compte et pour
l'intérêt de toute la société, « sans tabou et
décomplexés ». Considérons par exemple que pour ne pas être
définitivement écrasés par le talon de fer du capital financier et du capital
en général, nous devrons prendre le contrôle des banques et autres
établissements financiers, que en France comme dans tous les pays, il faudra les
nationaliser sans indemnité ni rachat.
Le 5 octobre 2010
Samuel Holder
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2010-10-09-Crise_en_France.html