Une myriade de luttes isolées sur fond d'inquiétudes et de colères sourdes

Texte paru dans le n°42 de la revue Carré rouge

Après le succès des grandes manifestations de janvier et mars dernier en France métropolitaine, avec en arrière plan le succès des mouvements de grève aux Antilles dans la même période, les principales directions syndicales ont aussitôt compris qu'il ne fallait surtout pas donner une suite sérieuse qui redonnerait confiance aux salariés dans leurs forces. Ce lâchage prémédité était d'autant plus opportun pour préserver leur partenariat avec le gouvernement et leurs intérêts bureaucratiques, que c'est à partir de la fin du mois de mars qu'une multitude de grèves locales se sont produites et continuent à éclater dans l'hexagone. Ces centaines de luttes isolées, très faiblement médiatisées, n'entrent pas aisément dans aucun schéma d'interprétation. On ne peut ni affirmer que le monde salarié est atone et ne cesse d'encaisser les coups sans les rendre, ni prétendre que ces luttes vont crescendo et sont les prémices d'un mouvement plus large. D'où la nécessité d'y regarder de plus près.

Une vague sans fin de luttes salariées depuis mars dernier

Depuis le début de l'année et surtout depuis mars il y a eu incontestablement une vague de grèves constamment morcelée mais qui se renouvelle sans fin avec de nouvelles forces. C'est évidemment le feu roulant des plans de licenciements et des agressions de toutes sortes visant à déstructurer les collectifs de travail et à réduire la part salariale qui a alimenté ces ripostes tenaces dans toutes les régions et la plupart des secteurs en particulier de l'industrie.

Les médias nationaux constituent un miroir déformant en mettant de côté les conflits nombreux n'ayant pas un caractère spectaculaire. Des grèves ont affecté toutes sortes de secteurs, notamment EDF et GDF Suez à partir d'avril, des usines du textile, de l'électronique et de la chimie, des laboratoires pharmaceutiques, des imprimeries, des centres d'appel et une série d'usines de sous-traitances de l'automobile. Les caméras et les micros des chaînes télévisées ont été plus volontiers focalisés sur les endroits où les grévistes séquestraient des membres de la direction, menaçaient de faire sauter leur usine ou s'en prenaient au mobilier et aux dossiers d'une sous-préfecture.

Il faudrait pour avoir une vue d'ensemble plus juste pouvoir disposer de tous les articles de la presse régionale, des reportages des équipes locales de FR3 et bien sûr du matériel des équipes syndicales et des comités de grève ou de lutte impliqués.

Pour autant les grèves qui ont été sous les feux de la rampe médiatique comme celles chez Continental, New Fabris, Molex, Freescale, Caterpillar ou Goodyear ont révélé une réactivité et un esprit d'initiative dans l'action inédits depuis des années dans les entreprises privées ou récemment privatisées.

En février un « Pacte automobile » a été mis en place par l'Etat, Renault et PSA censés participer pour un tiers chacun à un fonds de restructuration de la filière des équipementiers, en d'autres termes de suppressions d'une série d'unités de production alimentant les deux constructeurs automobiles. Cette première phase visant à détruire massivement des emplois pour trancher dans les surcapacités de production du secteur automobile avait aussi valeur de test. Simultanément dans les grandes usines d'assemblage, les directions de Renault et PSA ont licencié tous les intérimaires et ont pris des mesures plus ou moins consistantes selon les usines de chômage partiel pour le reste du personnel.

Les salariés des équipementiers se sont retrouvés rapidement en première ligne. Chez Continental - Clairoix la mobilisation a commencé le 12 mars et n'est pas tout à fait terminée du fait de la condamnation au pénal de six grévistes à des peines de prison avec sursis et de lourdes amendes. Des assemblées générales quotidiennes se sont tenues et un comité de lutte de 40 personnes a été élu. Ce dispositif démocratique a grandement favorisé la multiplication d'initiatives sur la région et l'organisation de montées massives en particulier à Paris, Sarreguemines et Hanovre. Les grévistes ont été acquis au fait qu'il ne fallait pas mener une lutte du type « Fort Alamo » et qu'il fallait toujours se rendre là où cela pouvait contribuer à faire céder les patrons et l'État. Ils ont fait preuve de ruse, d'obstination et de mobilité ce qui a pris à contre-pied leurs adversaires et qui a redonné de l'allant aux salariés de leur région menacés comme eux par des plans de licenciements.

Initialement la revendication chez Continental a été « zéro licenciement ». Mais étant donné qu'un vaste front de tous les équipementiers en lutte ne se constituait pas rendant possible l'annulation de tous les licenciements, les travailleurs de Continental ont exercé leur pression sur deux points :être payés encore pendant deux ans et obtenir une prime de licenciement dite extralégale de 50 000 euros. Sur ces deux points leur lutte a été largement victorieuse ; et cela sans aucune aide de la part des confédérations syndicales reconnues.

Il faut aussi ajouter qu'il s'agit d'une retombée indirecte de la cogestion entre les patrons et les syndicats en Allemagne. Dans le grand groupe international possédant Continental, les dirigeants ont préféré en finir avec ce conflit en lâchant des sommes assez importantes. Ils ont l'habitude de le faire en Allemagne où la somme peut aller, sans grève aucune, jusqu'à 100 000 euros par emploi supprimé suivant la qualification et l'ancienneté. Cela n'enlève rien pour autant à l'importance de la lutte des salariés chez Continental et à ses modalités.

Cette lutte n'a pas manqué d'indisposer la direction confédérale de la CGT qui a cherché à prendre en main la grève chez Molex à Villemur-sur-Tarn, en cours de route, pour en faire une sorte de contre exemple de celle de Continental. Sous l'influence de Thibault et de ses amis, l'accent chez Molex a été mis sur la qualité du repreneur souhaitable, les qualifications professionnelles, la rentabilité de l'entreprise et la perfidie des patrons américains. Début septembre il se vantait encore que Molex soit « un cas d'école » où grâce aux négociations entre l'État et la direction du groupe, il y aurait « le maintien d'une partie de l'activité » de l'entreprise. Pas de chance pour le prestige de Thibault mais surtout pour les ouvriers de chez Molex, la lutte s'est soldée par un échec cuisant. Aux dernières nouvelles à peine vingt emplois seraient « sauvés » sur 283.

Dans les usines où les grévistes se sont orientés vers l'obtention d'indemnités de départ les plus importantes possibles, les salariés s'en sont relativement mieux sortis que là où ils cherchaient désespérément un « bon repreneur » ou attendaient un peu trop des promesses mensongères du gouvernement. D'où les propos vengeurs de Bernard Thibault critiquant ceux qui, en se battant pour une prime, renoncent à se battre pour le maintient des emplois. Celles et ceux qui pendant des semaines ont commencé par se battre avec acharnement pour garder leurs emplois sans aucune aide de la grande CGT avant de se résoudre à se battre pour une prime, auront apprécié ! Partout les grévistes de telle ou telle entreprise ont compris que l'objectif d'annuler les licenciements outrepassait leurs forces mais qu'en les mettant en œuvre de façon judicieuse et obstinée, ils pouvaient parfois mais pas toujours obtenir des résultats appréciables.

Bien que les directions syndicales nationales aient continué à mettre le pied sur le frein en juin, personne n'étant dupe du caractère en trompe l'œil de la « journée d'action » du 13 juin, dans quelques entreprises les grévistes ont continué leur lutte avec acharnement en juillet et en août. Ils ont même tenté de conjuguer leurs forces en venant soutenir les grévistes de New Fabris le 30 juillet. Malheureusement dès le lendemain les travailleurs de cette entreprise étaient contraints à stopper leur lutte avec une indemnité extralégale de seulement 12 000 euros. Les 366 salariés de l'usine de Châtellerault ont été en définitive sacrifiés par PSA et Renault avec l'aval du gouvernement et sans que la coordination de la CGT Renault ne s'en émeuve dans la mesure où le groupe Renault récupérait en ré-internalisant à terme la production des collecteurs faits avant par New Fabris.

Lorsque Xavier Mathieu, délégué CGT et principal dirigeant de la lutte chez Continental Clairoix s'est écrié le 17 août au micro de France Info : «Les Thibault et compagnie, c'est juste bon qu'à frayer avec le gouvernement, à calmer les bases. », bien d'autres cégétistes et salariés en lutte éprouvaient la même colère que lui.

Efforts de coordination et manœuvres de dislocation

Les directions syndicales confédérales ont à l'œil les secteurs combatifs et ne tiennent pas à les laisser prendre du poids ouvrant alors une alternative à leur tactique de dislocation des grèves dès qu'elles risquent de les déborder. Elles ont donc continué à mitonner une programmation des manifestations et « journées d'action » par secteur qui visait à décourager les élans trop puissants et autonomes mais aussi à récupérer à leur profit une partie de l'énergie revendicative, sans lui permettre de prendre forme et d'ouvrir une brèche dans le front du gouvernement et du Medef.

Cela explique le ralliement à l'appel à la manifestation du 17 septembre à la Bourse à Paris par les fédérations CGT de la Métallurgie et de la Chimie qui avait été initialement lancé par les grévistes de Goodyear pour rassembler tous les secteurs combatifs. La manifestation très dynamique mais dont l'appareil CGT n'a pas perdu le contrôle réunira 3 000 salariés dont une forte délégation venue de Continental. Ensuite les confédérations ont organisé « dans l'unité » le fiasco voulu de la journée du 7 octobre pour « un travail décent » avec ses modestes rassemblements n'allant guère au-delà des responsables syndicaux.

Pour le 22 octobre la CGT soufflait un peu le chaud à nouveau. Avec la participation de Solidaires comme le 17 octobre, elle parvenait à faire monter à Paris près de 30 000 personnes dont des noyaux très combatifs et hostiles à la ligne confédérale de Thibault de coopération avec Sarkozy et le Medef. Les leaders de la CGT se préparent déjà à participer aux « Etats généraux de l'industrie » lancés par Sarkozy pour discourir de « la politique industrielle de la France ». Le thème de la défense de l'emploi est ainsi reformulé en celui plus consensuel avec le patronat de défense de l'industrie française. Ce n'est pas encore le retour du slogan « produisons français », ce n'est pas encore l'affirmation de « l'identité industrielle de la France », mais cela commence à y ressembler.

Parallèlement aux manœuvres et contorsions des appareils syndicaux, des équipes locales de grévistes et de syndicalistes ont poursuivi leurs efforts pour se coordonner régionalement et nationalement. Ceux de New Fabris et à présent ceux de Freescale à Toulouse ont été particulièrement en pointe dans cette démarche [1]. Chez Freescale ils ont du arrêter la grève mais ils poursuivent toujours la lutte à ce jour, ce qui les met en meilleure position pour maintenir des liens avec d'autres entreprises combatives. Ils ont essuyé sept attaques de CRS devant leur usine, une pluie d'avertissements de la part de la direction et le responsable de la CFDT est toujours menacé de licenciement.

Mais ce sont un nombre infime de syndicalistes et de militants d'extrême gauche qui se sont sentis concernés par les tentatives de coordination depuis juillet. A l'aveuglement localiste et boutiquier s'ajoute la crainte d'apparaître comme créant une structure voulant se substituer aux syndicats ayant pignon sur rue. Ils ont intégré un sentiment d'impuissance vis-à-vis des appareils syndicaux. La posture la plus facile est ensuite pour eux de se plaindre éternellement que les centrales syndicales n'organisent pas une riposte d'ensemble plutôt que de prendre et de fortifier des initiatives contournant cet obstacle.

Interprétations possibles

Ce qui précède n'est évidemment qu'une esquisse partielle de ce qu'ont été les luttes des salariés en France depuis mars dernier. Le mouvement chez EDF et GDF Suez, partiellement victorieux mais ses animateurs étant en butte aujourd'hui à plus de 200 demandes de sanctions allant jusqu'au licenciement d'un syndicaliste à GDF toujours pas annulé, mériterait à lui seul une analyse.

Deux interprétations de cette séquence sont immédiatement tentantes et d'une certaine façon elles cohabitent souvent dans un mouvement de balancier de l'esprit dont il est difficile de se défaire. En effet l'une et l'autre trouvent amplement matière à être étayées.

L'interprétation disons « pessimiste » repère que la plupart de ces luttes sont émiettées et désespérées puisqu'elles se soldent presque invariablement par des charrettes de licenciements. Les salariés les mènent dos au mur sans bénéficier du renfort d'autres travailleurs ni de l'appui conséquent d'aucune centrale syndicale. Ce sont les ultimes actions et cris de rage poussés par des travailleurs voués à cette mort sociale qu'est le chômage. Qui plus est les annonces de suppression d'effectifs ou de fermeture d'entreprises ne déclanchent pas toujours des réactions fortes de la part des salariés concernés qui préfèrent parfois « accepter » le « plan social » et renoncer à une lutte longue et hasardeuse pour tenter de rechercher au plus vite un emploi.

Dans les conditions politiques et sociales actuelles, on ne voit pas comment sur tous les sites concernées par des licenciements, des forces pourraient être mises en œuvre stoppant la marche du rouleau compresseur du capital éliminant ainsi cette « charge » pour lui d'un excès de main d'œuvre « trop bien payée ».

L'interprétation disons « optimiste » considère que la multiplication de ces conflits qui se comptent par centaines est le signe d'un réveil de la classe ouvrière et que des efforts de coordination des acteurs de ces luttes peuvent contribuer à un moment donné à déboucher sur un « tous ensemble », une grève générale ou une explosion sociale salutaire.

Un relatif optimisme est aussi conforté par le fait que, de façon totalement inattendue, plus de 4 800 travailleurs sans papiers venus de 33 départements ont repris le chemin de la grève de façon coordonnée sur la région parisienne et qu'ils multiplient les actions pour obtenir une régularisation de tout le monde.

Il nous faut renoncer aussi bien à la tentation du catastrophisme résigné que du prophétisme optimiste superficiel pour y voir clair. Il vaut mieux intégrer autant que faire ce peut tous les éléments perceptibles qui sont contradictoires et fluctuants. Il y a les obstacles personnels en particulier les traites à payer, les lâchages ou indifférences des syndicats et la répression patronale, policière et judiciaire de plus en plus lourde et systématique. A cela s'ajoute les horizons psychologiques et les héritages politiques plus ou moins bloqués ou embrumés par les illusions ou le fatalisme. Mais cohabitant souvent avec ces éléments, il y a aussi les élans de fierté, de fraternité et de solidarité que produit la lutte collective, les prises de conscience partielles de la nature du capitalisme, enfin les potentialités à venir qui ont encore faiblement émergé mais qui peuvent changer complètement la donne.

Dans les failles de la domination

Une enquête sociologique portant sur des ouvrières et ouvriers d'entreprises textiles sous-traitantes du Nicaragua peut nous aider à affiner notre compréhension de la situation en France [2]. Ce livre a un titre très significatif : Dans les failles de la domination. Natacha Borgeaud-Garcianda a creusé très loin l'analyse du comportement et des pensées des « sujets » soumis à la domination du capital dans des formes particulièrement lourdes et contraignantes. On retrouve des conditions d'exploitation et de contrôle de la main d'œuvre très semblables dans les usines possédées par les multinationales dans le Sud de la Chine et dans la région de Shanghai.

Le fonctionnement des « maquiladoras » implantées par des multinationales au Nicaragua structure toute l'existence y compris familiale des travailleurs et détermine les stratégies qu'ils adoptent pour tenir et résister. Ils vivent avec la peur latente de perdre leur emploi et de sombrer à nouveau dans la misère qu'ils ont connu avant d'être embauchés.

Il faut rappeler très rapidement les éléments historiques du contexte nicaraguayen : dictature et pillage du clan Somoza jusqu'à sa déroute en 1979 à la suite de grèves générales et d'un soulèvement insurrectionnel, gouvernement du Front Sandiniste, embargo américain, guerre des Contras armés et financés par les États-Unis ravageant le pays, défection grandissante des classes populaires à l'égard des Sandinistes et victoire électorale en 1990 de la candidate de droite Violeta Chamorro. Son gouvernement lança sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale un programme néolibéral musclé. Désormais l'État n'était plus un employeur ni un protecteur relatif pour les salariés.

Ce qu'il y a de comparable de façon certes très relative avec le contexte historique des trente dernières années en France, c'est la différence de perception entre les générations de travailleurs. Les anciens ont connu une époque où les valeurs de solidarité faisaient partie de l'expérience concrète et où l'État pouvait encore apparaître comme protégeant et préservant des fonctions sociales communes. La jeune génération de salariés est partiellement coupée des expériences antérieures mais elle est aussi largement affranchie des illusions entretenues par les organisations réformistes d'attendre quelque chose de l'État et d'accéder un jour à la « middle class ». Le déferlement médiatique récent à propos de la chute du mur de Berlin voudrait conforter ici comme ailleurs que l'idéal d'un monde meilleur a été expédié il y a vingt ans à la casse de l'histoire de l'humanité.

Le processus de passage du rouleau compresseur du capitalisme dans sa version néolibérale implacable est achevé au Nicaragua depuis son lancement en 1990 alors qu'il est seulement en cours avancé en France et plus largement en Europe. Dans le cadre du néolibéralisme achevé ou en cours d'achèvement, les éléments de vie fondamentaux qui se présentent à l'esprit des salariés sont les suivants si l'on suit l'analyse de Natacha Borgeaud-Garcianda : absence de choix, instabilité de la situation de travail et de vie, nécessité de vivre, soi et les siens, sans la certitude rassurante de pouvoir y parvenir. En termes plus prosaïques les luttes des derniers mois et les luttes actuelles se déroulent sur un fond de peurs, d'incertitudes et de colères sourdes. Il ne s'agit pas d'une toile de fond neutre. Ces éléments interagissent avec ceux des luttes pour ne pas sombrer dans le chômage, l'endettement et la condition de sans abri.

Plusieurs considérations se combinent tour à tour dans la tête de chaque personne exploitée : une apparente acceptation des modalités de la domination du capital (« De toute façon on n'y peut rien, il faut faire avec »), un déni de la réalité qui aide à tenir et à résister à la soumission et une lucidité qui affirme son refus de sa condition de soumis et d'exploité, son obstiné désir d'être libre.

Ceci éclaire différents phénomènes et en particulier celui des suicides de salariés qui viennent d'éclater enfin dans l'actualité médiatique. Il y a deux ans et demi j'avais abordé cette question dans un article de Carré rouge à propos de la série de suicides de salariés chez Renault et PSA [3]. J'avais écrit à l'époque : « Ces suicides ne sont pas des accidents du travail mais des crimes du capital ». Il est toujours aussi nécessaire aujourd'hui de préciser qui est l'assassin. Mais je reproduis ici à nouveau les propos de la sociologue Annie Thébaud-Mony dans un entretien à Libération (15 mars 2007) : « Face à ce sentiment d'impuissance, le suicide peut apparaître comme un acte ultime de résistance. Refuser de se laisser atteindre dans sa dignité au travail. »

L'analyse des entretiens avec les ouvrières et ouvriers nicaraguayens suggère que lorsque la lucidité l'emporte sur le déni de réalité et qu'aucune issue n'existe sur le terrain du refus collectif, l'ultime révolte du sujet risque d'être le suicide. Même sans en arriver à cette extrémité, « le sentiment de révolte épuise et s'épuise ». Les questions concernant le suicide ou la dépression de salariés doivent donc désormais être intégrées à une réflexion sur la dialectique des luttes individuelles et collectives. Chacun lutte de façon plus ou moins visible pour le respect de soi dans des situations et conditions sociales qui ne permettent pas un tel respect. A partir de là on peut mieux comprendre qu'en dépit de tout, il y ait des syndicalistes courageux dans les « maquiladoras » de Managua et des grèves dans les usines en Chine.

Natacha Borgeaud-Garcianda relève que quelques leviers stratégiques de la domination sont suffisants sans qu'il y ait besoin d'avoir un contrôle total sur chaque individu. « La peur moderne du chômage est à même d'expliquer, outre la soumission, « l'opiniâtre volonté de servir » (La Boétie). Cette peur « infiltre - « lubrifie » - les rouages de cette architecture et isole le travailleur : élément central de la relation domination-servitude. » (page 98)

Mais la sociologue met bien en évidence qu'en dépit de tout, le sujet se bat pour une part d'autonomie. « La liberté ne vient pas de la domination [à laquelle on résiste en mobilisant beaucoup d'énergie] mais du sujet qui émerge, d'un sujet politiquement intempestif. » (page 154)

Contrôle des luttes, prise de contrôle de la société et projet d'émancipation

En d'autres termes chaque salarié, chômeur, militant syndical ou politique et y compris chaque chercheur en sciences sociales doit admettre qu'il est coincé entre peur et colère, résignation et révolte. Penser un avenir meilleur passe davantage par cette reconnaissance initiale très simple même si elle est blessante sur le plan narcissique que par l'attente messianique d'une grève générale ou d'une explosion sociale qui dégagerait le terrain comme par enchantement (à supposer qu'elle ne soit pas trahie, brisée dans son élan avec comme résultat de l'amertume et de la passivité, voir 2003). Derrière cette attente d'une explosion sociale non préparée méthodiquement dans toutes les occasions qui s'offrent à nous, il y a un raisonnement mécaniste et une perception réifiée des êtres soumis à la dictature du capitalisme comme étant des éléments extérieurs à nous-même et qui « à force d'en prendre plein la figure finiront bien par comprendre et par se révolter. »

Or l'émancipation ne sera pas un don offert par la crise ou on ne sait quel dérapage favorable de l'histoire. Pour émerger pleinement aux travers de grandes luttes, elle doit commencer à se construire dès maintenant à la fois au niveau individuel et au niveau collectif par le contrôle sur nos luttes et dans une perspective de prise de contrôle de l'ensemble de la société. Le sentiment de rage impuissante que tout un chacun peut éprouver face aux aberrations et manifestations de barbarie de la société capitaliste ne peut s'estomper et s'effacer que grâce à un investissement personnel, au choix de chacun, relié de fait à un projet collectif visant à l'émancipation de l'humanité. Cela commence à un niveau qui peut sembler modeste mais qui est fondamental.

Par exemple la coordination des luttes de salariés ne vaut essentiellement, non pas comme simple addition quantitative de forces pilotées par des experts, mais comme gain d'autonomie et d'émancipation aux travers d'échanges multiples et d'expériences communes où les valeurs de solidarité prennent le pas sur celles de la concurrence entre individus ou groupes d'individus. Le contrôle démocratique des luttes par les intéressés n'est donc pas une question neutre ou formelle. Elle est la condition primordiale et complémentaire avec la volonté de faire partager son expérience avec d'autres, d'esquisser une stratégie, de contrôler son lieu de travail, sa façon de travailler au sein du collectif de tel ou tel site, de s'interroger sur l'utilité ou la nocivité de ce qu'on fait ou de ce qu'on produit au travail. Une volonté qui doit déboucher sur des liens de collaboration avec d'autres collectifs qu'ils soient dans l'hexagone ou ailleurs, qu'ils soient en situation de production ou au chômage.

Une des données essentielles du rapport des forces et de son amélioration par les dominés et les exploités que nous sommes ici, est de nourrir notre imagination des expériences d'autres dominés et exploités dans d'autres régions, d'autres pays, d'autres continents et aussi à d'autres époques. La force pour repenser un projet d'émancipation n'est envisageable qu'au contact de sources d'inspiration qui se trouvent dans des luttes, des rencontres et dans la connaissance avec un œil neuf de ces expériences passées ou en cours.

L'imagination est-elle en notre pouvoir ?

Continuer à rechercher les slogans et les formulations (électorales ou non) qui seraient « efficaces » et pourraient « plaire » aux salariés est devenu un exercice trop convenu, trop routinier pour qu'on puisse en attendre quoi que ce soit. En fait il n'y a même plus de recherche de cet ordre mais une répétition en boucle de formules connues, sans que des débats en phase avec les préoccupations des travailleurs et auxquels ils pourraient participer ne prennent corps.

L'imagination est une des dimensions qui se fait particulièrement rare dans les luttes et les interventions collectives diverses sur la scène sociale. Pourtant elle trace parfois son sillon sur un plan ou un autre, dans une grève particulière, dans une intervention sur internet, dans une revue, dans un film, dans un roman ou dans un ouvrage de sociologie.

Si en son temps le mouvement chez LIP en 1973 a frappé les esprits, c'est bien parce que les acteurs de cette lutte avaient fait preuve d'imagination. Il en va de même en Argentine aujourd'hui où les travailleurs de l'usine Zanon fabriquent des carreaux de céramique sans patron. Ni l'expérience de LIP, ni celle de Zanon ne sont exemplaires en ce sens restreint qu'il suffirait pour tout le monde d'imiter un modèle. Mais ce qui est exemplaire, c'est de porter des coups de canif multiples dans tous les modes de domination du capital et y compris dans ses représentations. C'est ce que le mouvement en Guadeloupe a contribué à faire.

Même une grève de cinquante salariés peut y contribuer à condition de favoriser l'imagination de tout le monde. On peut imaginer qu'un jour il y aura accroché sur la grille de certaines usines des banderoles du style : « Cette entreprise est la propriété de celles et ceux qui y travaillent », « Les patrons ont été licenciés par les travailleurs à la suite d'un plan social pour le plus grand bien de la collectivité », « Ce que nous fabriquons est utile et peu onéreux », « Ici on embauche. Le chômage est une aberration intolérable »…

Sans imaginer des ruptures et des renversements de cet ordre, symboliques et ensuite bien réels, le projet d'en finir avec le capitalisme restera un vœu pieux et sans contenu alors que chacun de nous peut contribuer à la maturation d'une subversion multiforme de ce système.

Le 13 novembre 2009

Samuel Holder

Notes

[1] On trouvera des informations détaillées sur les efforts de coordination des luttes dans le dernier numéro de septembre-octobre de la revue Convergences Révolutionnaires ainsi que sur le site www.convergencesrevolutionnaires.org

[2] Natacha Borgeaud-Garcianda, Dans les failles de la domination, PUF, septembre 2009.

[3] Dans mon article Les chemins difficiles vers l'émancipation, Carré rouge n°38 avril 2007, voir les parties intitulées « course aux profits, course à la mort » et « critique de la vie privée » où il est question d'un texte peu connu du jeune Marx sur le suicide.

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