Après le succès des grandes manifestations de janvier et mars dernier en France métropolitaine, avec en arrière plan le succès des mouvements de grève aux Antilles dans la même période, les principales directions syndicales ont aussitôt compris qu'il ne fallait surtout pas donner une suite sérieuse qui redonnerait confiance aux salariés dans leurs forces. Ce lâchage prémédité était d'autant plus opportun pour préserver leur partenariat avec le gouvernement et leurs intérêts bureaucratiques, que c'est à partir de la fin du mois de mars qu'une multitude de grèves locales se sont produites et continuent à éclater dans l'hexagone. Ces centaines de luttes isolées, très faiblement médiatisées, n'entrent pas aisément dans aucun schéma d'interprétation. On ne peut ni affirmer que le monde salarié est atone et ne cesse d'encaisser les coups sans les rendre, ni prétendre que ces luttes vont crescendo et sont les prémices d'un mouvement plus large. D'où la nécessité d'y regarder de plus près.
Depuis le début de l'année et surtout depuis mars il y a eu
incontestablement une vague de grèves constamment morcelée mais qui se renouvelle
sans fin avec de nouvelles forces. C'est évidemment le feu roulant des plans de
licenciements et des agressions de toutes sortes visant à déstructurer les collectifs
de travail et à réduire la part salariale qui a alimenté ces ripostes tenaces
dans toutes les régions et la plupart des secteurs en particulier de l'industrie.
Les médias nationaux constituent un miroir déformant en mettant de côté
les conflits nombreux n'ayant pas un caractère spectaculaire. Des grèves ont
affecté toutes sortes de secteurs, notamment EDF et GDF Suez à partir d'avril, des
usines du textile, de l'électronique et de la chimie, des laboratoires pharmaceutiques, des
imprimeries, des centres d'appel et une série d'usines de sous-traitances de l'automobile.
Les caméras et les micros des chaînes télévisées ont
été plus volontiers focalisés sur les endroits où les grévistes
séquestraient des membres de la direction, menaçaient de faire sauter leur usine ou
s'en prenaient au mobilier et aux dossiers d'une sous-préfecture.
Il faudrait pour avoir une vue d'ensemble plus juste pouvoir disposer de tous les articles de la
presse régionale, des reportages des équipes locales de FR3 et bien sûr du
matériel des équipes syndicales et des comités de grève ou de lutte
impliqués.
Pour autant les grèves qui ont été sous les feux de la rampe médiatique
comme celles chez Continental, New Fabris, Molex, Freescale, Caterpillar ou Goodyear ont
révélé une réactivité et un esprit d'initiative dans l'action
inédits depuis des années dans les entreprises privées ou récemment
privatisées.
En février un « Pacte automobile » a été mis en place par l'Etat,
Renault et PSA censés participer pour un tiers chacun à un fonds de restructuration
de la filière des équipementiers, en d'autres termes de suppressions d'une
série d'unités de production alimentant les deux constructeurs automobiles. Cette
première phase visant à détruire massivement des emplois pour trancher dans
les surcapacités de production du secteur automobile avait aussi valeur de test.
Simultanément dans les grandes usines d'assemblage, les directions de Renault et PSA ont
licencié tous les intérimaires et ont pris des mesures plus ou moins consistantes
selon les usines de chômage partiel pour le reste du personnel.
Les salariés des équipementiers se sont retrouvés rapidement en
première ligne. Chez Continental - Clairoix la mobilisation a commencé le 12 mars et
n'est pas tout à fait terminée du fait de la condamnation au pénal de six
grévistes à des peines de prison avec sursis et de lourdes amendes. Des
assemblées générales quotidiennes se sont tenues et un comité de lutte
de 40 personnes a été élu. Ce dispositif démocratique a grandement
favorisé la multiplication d'initiatives sur la région et l'organisation de
montées massives en particulier à Paris, Sarreguemines et Hanovre. Les
grévistes ont été acquis au fait qu'il ne fallait pas mener une lutte du type
« Fort Alamo » et qu'il fallait toujours se rendre là où cela pouvait
contribuer à faire céder les patrons et l'État. Ils ont fait preuve de ruse,
d'obstination et de mobilité ce qui a pris à contre-pied leurs adversaires et qui a
redonné de l'allant aux salariés de leur région menacés comme eux par
des plans de licenciements.
Initialement la revendication chez Continental a été « zéro licenciement
». Mais étant donné qu'un vaste front de tous les équipementiers en
lutte ne se constituait pas rendant possible l'annulation de tous les licenciements, les
travailleurs de Continental ont exercé leur pression sur deux points :être
payés encore pendant deux ans et obtenir une prime de licenciement dite extralégale
de 50 000 euros. Sur ces deux points leur lutte a été largement victorieuse ; et cela
sans aucune aide de la part des confédérations syndicales reconnues.
Il faut aussi ajouter qu'il s'agit d'une retombée indirecte de la cogestion entre les
patrons et les syndicats en Allemagne. Dans le grand groupe international possédant
Continental, les dirigeants ont préféré en finir avec ce conflit en
lâchant des sommes assez importantes. Ils ont l'habitude de le faire en Allemagne où
la somme peut aller, sans grève aucune, jusqu'à 100 000 euros par emploi
supprimé suivant la qualification et l'ancienneté. Cela n'enlève rien pour
autant à l'importance de la lutte des salariés chez Continental et à ses
modalités.
Cette lutte n'a pas manqué d'indisposer la direction confédérale de la CGT qui
a cherché à prendre en main la grève chez Molex à Villemur-sur-Tarn, en
cours de route, pour en faire une sorte de contre exemple de celle de Continental. Sous l'influence
de Thibault et de ses amis, l'accent chez Molex a été mis sur la qualité du
repreneur souhaitable, les qualifications professionnelles, la rentabilité de l'entreprise
et la perfidie des patrons américains. Début septembre il se vantait encore que Molex
soit « un cas d'école » où grâce aux négociations
entre l'État et la direction du groupe, il y aurait « le maintien d'une partie de
l'activité » de l'entreprise. Pas de chance pour le prestige de Thibault mais
surtout pour les ouvriers de chez Molex, la lutte s'est soldée par un échec cuisant.
Aux dernières nouvelles à peine vingt emplois seraient « sauvés »
sur 283.
Dans les usines où les grévistes se sont orientés vers l'obtention
d'indemnités de départ les plus importantes possibles, les salariés s'en sont
relativement mieux sortis que là où ils cherchaient
désespérément un « bon repreneur » ou attendaient un peu trop des
promesses mensongères du gouvernement. D'où les propos vengeurs de Bernard Thibault
critiquant ceux qui, en se battant pour une prime, renoncent à se battre pour le maintient
des emplois. Celles et ceux qui pendant des semaines ont commencé par se battre avec
acharnement pour garder leurs emplois sans aucune aide de la grande CGT avant de se résoudre
à se battre pour une prime, auront apprécié ! Partout les grévistes de
telle ou telle entreprise ont compris que l'objectif d'annuler les licenciements outrepassait leurs
forces mais qu'en les mettant en œuvre de façon judicieuse et obstinée, ils
pouvaient parfois mais pas toujours obtenir des résultats appréciables.
Bien que les directions syndicales nationales aient continué à mettre le pied sur le
frein en juin, personne n'étant dupe du caractère en trompe l'œil de la «
journée d'action » du 13 juin, dans quelques entreprises les grévistes ont
continué leur lutte avec acharnement en juillet et en août. Ils ont même
tenté de conjuguer leurs forces en venant soutenir les grévistes de New Fabris le 30
juillet. Malheureusement dès le lendemain les travailleurs de cette entreprise
étaient contraints à stopper leur lutte avec une indemnité extralégale
de seulement 12 000 euros. Les 366 salariés de l'usine de Châtellerault ont
été en définitive sacrifiés par PSA et Renault avec l'aval du
gouvernement et sans que la coordination de la CGT Renault ne s'en émeuve dans la mesure
où le groupe Renault récupérait en ré-internalisant à terme la
production des collecteurs faits avant par New Fabris.
Lorsque Xavier Mathieu, délégué CGT et principal dirigeant de la lutte chez
Continental Clairoix s'est écrié le 17 août au micro de France Info :
«Les Thibault et compagnie, c'est juste bon qu'à frayer avec le gouvernement,
à calmer les bases. », bien d'autres cégétistes et salariés
en lutte éprouvaient la même colère que lui.
Les directions syndicales confédérales ont à l'œil les
secteurs combatifs et ne tiennent pas à les laisser prendre du poids ouvrant alors une
alternative à leur tactique de dislocation des grèves dès qu'elles risquent de
les déborder. Elles ont donc continué à mitonner une programmation des
manifestations et « journées d'action » par secteur qui visait à
décourager les élans trop puissants et autonomes mais aussi à
récupérer à leur profit une partie de l'énergie revendicative, sans lui
permettre de prendre forme et d'ouvrir une brèche dans le front du gouvernement et du
Medef.
Cela explique le ralliement à l'appel à la manifestation du 17 septembre à la
Bourse à Paris par les fédérations CGT de la Métallurgie et de la
Chimie qui avait été initialement lancé par les grévistes de Goodyear
pour rassembler tous les secteurs combatifs. La manifestation très dynamique mais dont
l'appareil CGT n'a pas perdu le contrôle réunira 3 000 salariés dont une forte
délégation venue de Continental. Ensuite les confédérations ont
organisé « dans l'unité » le fiasco voulu de la journée du 7
octobre pour « un travail décent » avec ses modestes rassemblements
n'allant guère au-delà des responsables syndicaux.
Pour le 22 octobre la CGT soufflait un peu le chaud à nouveau. Avec la participation de
Solidaires comme le 17 octobre, elle parvenait à faire monter à Paris près de
30 000 personnes dont des noyaux très combatifs et hostiles à la ligne
confédérale de Thibault de coopération avec Sarkozy et le Medef. Les leaders
de la CGT se préparent déjà à participer aux « Etats
généraux de l'industrie » lancés par Sarkozy pour discourir de «
la politique industrielle de la France ». Le thème de la défense de l'emploi
est ainsi reformulé en celui plus consensuel avec le patronat de défense de
l'industrie française. Ce n'est pas encore le retour du slogan « produisons
français », ce n'est pas encore l'affirmation de « l'identité
industrielle de la France », mais cela commence à y ressembler.
Parallèlement aux manœuvres et contorsions des appareils syndicaux, des équipes
locales de grévistes et de syndicalistes ont poursuivi leurs efforts pour se coordonner
régionalement et nationalement. Ceux de New Fabris et à présent ceux de
Freescale à Toulouse ont été particulièrement en pointe dans cette
démarche [1]. Chez Freescale ils ont du arrêter la grève mais ils poursuivent
toujours la lutte à ce jour, ce qui les met en meilleure position pour maintenir des liens
avec d'autres entreprises combatives. Ils ont essuyé sept attaques de CRS devant leur usine,
une pluie d'avertissements de la part de la direction et le responsable de la CFDT est toujours
menacé de licenciement.
Mais ce sont un nombre infime de syndicalistes et de militants d'extrême gauche qui se sont
sentis concernés par les tentatives de coordination depuis juillet. A l'aveuglement
localiste et boutiquier s'ajoute la crainte d'apparaître comme créant une structure
voulant se substituer aux syndicats ayant pignon sur rue. Ils ont intégré un
sentiment d'impuissance vis-à-vis des appareils syndicaux. La posture la plus facile est
ensuite pour eux de se plaindre éternellement que les centrales syndicales n'organisent pas
une riposte d'ensemble plutôt que de prendre et de fortifier des initiatives contournant cet
obstacle.
Ce qui précède n'est évidemment qu'une esquisse partielle de
ce qu'ont été les luttes des salariés en France depuis mars dernier. Le
mouvement chez EDF et GDF Suez, partiellement victorieux mais ses animateurs étant en butte
aujourd'hui à plus de 200 demandes de sanctions allant jusqu'au licenciement d'un
syndicaliste à GDF toujours pas annulé, mériterait à lui seul une
analyse.
Deux interprétations de cette séquence sont immédiatement tentantes et d'une
certaine façon elles cohabitent souvent dans un mouvement de balancier de l'esprit dont il
est difficile de se défaire. En effet l'une et l'autre trouvent amplement matière
à être étayées.
L'interprétation disons « pessimiste » repère que la plupart de ces
luttes sont émiettées et désespérées puisqu'elles se soldent
presque invariablement par des charrettes de licenciements. Les salariés les mènent
dos au mur sans bénéficier du renfort d'autres travailleurs ni de l'appui
conséquent d'aucune centrale syndicale. Ce sont les ultimes actions et cris de rage
poussés par des travailleurs voués à cette mort sociale qu'est le
chômage. Qui plus est les annonces de suppression d'effectifs ou de fermeture d'entreprises
ne déclanchent pas toujours des réactions fortes de la part des salariés
concernés qui préfèrent parfois « accepter » le « plan
social » et renoncer à une lutte longue et hasardeuse pour tenter de rechercher au
plus vite un emploi.
Dans les conditions politiques et sociales actuelles, on ne voit pas comment sur tous les sites
concernées par des licenciements, des forces pourraient être mises en œuvre
stoppant la marche du rouleau compresseur du capital éliminant ainsi cette « charge
» pour lui d'un excès de main d'œuvre « trop bien payée
».
L'interprétation disons « optimiste » considère que la multiplication de
ces conflits qui se comptent par centaines est le signe d'un réveil de la classe
ouvrière et que des efforts de coordination des acteurs de ces luttes peuvent contribuer
à un moment donné à déboucher sur un « tous ensemble », une
grève générale ou une explosion sociale salutaire.
Un relatif optimisme est aussi conforté par le fait que, de façon totalement
inattendue, plus de 4 800 travailleurs sans papiers venus de 33 départements ont repris le
chemin de la grève de façon coordonnée sur la région parisienne et
qu'ils multiplient les actions pour obtenir une régularisation de tout le monde.
Il nous faut renoncer aussi bien à la tentation du catastrophisme résigné que
du prophétisme optimiste superficiel pour y voir clair. Il vaut mieux intégrer autant
que faire ce peut tous les éléments perceptibles qui sont contradictoires et
fluctuants. Il y a les obstacles personnels en particulier les traites à payer, les
lâchages ou indifférences des syndicats et la répression patronale,
policière et judiciaire de plus en plus lourde et systématique. A cela s'ajoute les
horizons psychologiques et les héritages politiques plus ou moins bloqués ou
embrumés par les illusions ou le fatalisme. Mais cohabitant souvent avec ces
éléments, il y a aussi les élans de fierté, de fraternité et de
solidarité que produit la lutte collective, les prises de conscience partielles de la nature
du capitalisme, enfin les potentialités à venir qui ont encore faiblement
émergé mais qui peuvent changer complètement la donne.
Une enquête sociologique portant sur des ouvrières et ouvriers
d'entreprises textiles sous-traitantes du Nicaragua peut nous aider à affiner notre
compréhension de la situation en France [2]. Ce livre a un titre très significatif :
Dans les failles de la domination. Natacha Borgeaud-Garcianda a creusé très
loin l'analyse du comportement et des pensées des « sujets » soumis à la
domination du capital dans des formes particulièrement lourdes et contraignantes. On
retrouve des conditions d'exploitation et de contrôle de la main d'œuvre très
semblables dans les usines possédées par les multinationales dans le Sud de la Chine
et dans la région de Shanghai.
Le fonctionnement des « maquiladoras » implantées par des
multinationales au Nicaragua structure toute l'existence y compris familiale des travailleurs et
détermine les stratégies qu'ils adoptent pour tenir et résister. Ils vivent
avec la peur latente de perdre leur emploi et de sombrer à nouveau dans la misère
qu'ils ont connu avant d'être embauchés.
Il faut rappeler très rapidement les éléments historiques du contexte
nicaraguayen : dictature et pillage du clan Somoza jusqu'à sa déroute en 1979
à la suite de grèves générales et d'un soulèvement
insurrectionnel, gouvernement du Front Sandiniste, embargo américain, guerre des Contras
armés et financés par les États-Unis ravageant le pays, défection
grandissante des classes populaires à l'égard des Sandinistes et victoire
électorale en 1990 de la candidate de droite Violeta Chamorro. Son gouvernement lança
sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale un programme néolibéral
musclé. Désormais l'État n'était plus un employeur ni un protecteur
relatif pour les salariés.
Ce qu'il y a de comparable de façon certes très relative avec le contexte historique
des trente dernières années en France, c'est la différence de perception entre
les générations de travailleurs. Les anciens ont connu une époque où
les valeurs de solidarité faisaient partie de l'expérience concrète et
où l'État pouvait encore apparaître comme protégeant et
préservant des fonctions sociales communes. La jeune génération de
salariés est partiellement coupée des expériences antérieures mais elle
est aussi largement affranchie des illusions entretenues par les organisations réformistes
d'attendre quelque chose de l'État et d'accéder un jour à la « middle
class ». Le déferlement médiatique récent à propos de la chute du
mur de Berlin voudrait conforter ici comme ailleurs que l'idéal d'un monde meilleur a
été expédié il y a vingt ans à la casse de l'histoire de
l'humanité.
Le processus de passage du rouleau compresseur du capitalisme dans sa version
néolibérale implacable est achevé au Nicaragua depuis son lancement en 1990
alors qu'il est seulement en cours avancé en France et plus largement en Europe. Dans le
cadre du néolibéralisme achevé ou en cours d'achèvement, les
éléments de vie fondamentaux qui se présentent à l'esprit des
salariés sont les suivants si l'on suit l'analyse de Natacha Borgeaud-Garcianda : absence de
choix, instabilité de la situation de travail et de vie, nécessité de vivre,
soi et les siens, sans la certitude rassurante de pouvoir y parvenir. En termes plus
prosaïques les luttes des derniers mois et les luttes actuelles se déroulent sur un
fond de peurs, d'incertitudes et de colères sourdes. Il ne s'agit pas d'une toile de fond
neutre. Ces éléments interagissent avec ceux des luttes pour ne pas sombrer dans le
chômage, l'endettement et la condition de sans abri.
Plusieurs considérations se combinent tour à tour dans la tête de chaque
personne exploitée : une apparente acceptation des modalités de la domination du
capital (« De toute façon on n'y peut rien, il faut faire avec »), un
déni de la réalité qui aide à tenir et à résister
à la soumission et une lucidité qui affirme son refus de sa condition de soumis et
d'exploité, son obstiné désir d'être libre.
Ceci éclaire différents phénomènes et en particulier celui des suicides
de salariés qui viennent d'éclater enfin dans l'actualité médiatique.
Il y a deux ans et demi j'avais abordé cette question dans un article de Carré rouge
à propos de la série de suicides de salariés chez Renault et PSA [3]. J'avais
écrit à l'époque : « Ces suicides ne sont pas des accidents du
travail mais des crimes du capital ». Il est toujours aussi nécessaire
aujourd'hui de préciser qui est l'assassin. Mais je reproduis ici à nouveau les
propos de la sociologue Annie Thébaud-Mony dans un entretien à
Libération (15 mars 2007) : « Face à ce sentiment d'impuissance,
le suicide peut apparaître comme un acte ultime de résistance. Refuser de se laisser
atteindre dans sa dignité au travail. »
L'analyse des entretiens avec les ouvrières et ouvriers nicaraguayens suggère que
lorsque la lucidité l'emporte sur le déni de réalité et qu'aucune issue
n'existe sur le terrain du refus collectif, l'ultime révolte du sujet risque d'être le
suicide. Même sans en arriver à cette extrémité, « le sentiment de
révolte épuise et s'épuise ». Les questions concernant le suicide ou la
dépression de salariés doivent donc désormais être
intégrées à une réflexion sur la dialectique des luttes individuelles
et collectives. Chacun lutte de façon plus ou moins visible pour le respect de soi dans des
situations et conditions sociales qui ne permettent pas un tel respect. A partir de là on
peut mieux comprendre qu'en dépit de tout, il y ait des syndicalistes courageux dans les
« maquiladoras » de Managua et des grèves dans les usines en Chine.
Natacha Borgeaud-Garcianda relève que quelques leviers stratégiques de la domination
sont suffisants sans qu'il y ait besoin d'avoir un contrôle total sur chaque individu.
« La peur moderne du chômage est à même d'expliquer, outre la
soumission, « l'opiniâtre volonté de servir » (La Boétie).
Cette peur « infiltre - « lubrifie » - les rouages de cette architecture et
isole le travailleur : élément central de la relation domination-servitude.
» (page 98)
Mais la sociologue met bien en évidence qu'en dépit de tout, le sujet se bat pour une
part d'autonomie. « La liberté ne vient pas de la domination [à laquelle on
résiste en mobilisant beaucoup d'énergie] mais du sujet qui émerge, d'un sujet
politiquement intempestif. » (page 154)
En d'autres termes chaque salarié, chômeur, militant syndical ou
politique et y compris chaque chercheur en sciences sociales doit admettre qu'il est coincé
entre peur et colère, résignation et révolte. Penser un avenir meilleur passe
davantage par cette reconnaissance initiale très simple même si elle est blessante sur
le plan narcissique que par l'attente messianique d'une grève générale ou
d'une explosion sociale qui dégagerait le terrain comme par enchantement (à supposer
qu'elle ne soit pas trahie, brisée dans son élan avec comme résultat de
l'amertume et de la passivité, voir 2003). Derrière cette attente d'une explosion
sociale non préparée méthodiquement dans toutes les occasions qui s'offrent
à nous, il y a un raisonnement mécaniste et une perception réifiée des
êtres soumis à la dictature du capitalisme comme étant des
éléments extérieurs à nous-même et qui « à force
d'en prendre plein la figure finiront bien par comprendre et par se révolter. »
Or l'émancipation ne sera pas un don offert par la crise ou on ne sait quel dérapage
favorable de l'histoire. Pour émerger pleinement aux travers de grandes luttes, elle doit
commencer à se construire dès maintenant à la fois au niveau individuel et au
niveau collectif par le contrôle sur nos luttes et dans une perspective de prise de
contrôle de l'ensemble de la société. Le sentiment de rage impuissante que tout
un chacun peut éprouver face aux aberrations et manifestations de barbarie de la
société capitaliste ne peut s'estomper et s'effacer que grâce à un
investissement personnel, au choix de chacun, relié de fait à un projet collectif
visant à l'émancipation de l'humanité. Cela commence à un niveau qui
peut sembler modeste mais qui est fondamental.
Par exemple la coordination des luttes de salariés ne vaut essentiellement, non pas comme
simple addition quantitative de forces pilotées par des experts, mais comme gain d'autonomie
et d'émancipation aux travers d'échanges multiples et d'expériences communes
où les valeurs de solidarité prennent le pas sur celles de la concurrence entre
individus ou groupes d'individus. Le contrôle démocratique des luttes par les
intéressés n'est donc pas une question neutre ou formelle. Elle est la condition
primordiale et complémentaire avec la volonté de faire partager son expérience
avec d'autres, d'esquisser une stratégie, de contrôler son lieu de travail, sa
façon de travailler au sein du collectif de tel ou tel site, de s'interroger sur
l'utilité ou la nocivité de ce qu'on fait ou de ce qu'on produit au travail. Une
volonté qui doit déboucher sur des liens de collaboration avec d'autres collectifs
qu'ils soient dans l'hexagone ou ailleurs, qu'ils soient en situation de production ou au
chômage.
Une des données essentielles du rapport des forces et de son amélioration par les
dominés et les exploités que nous sommes ici, est de nourrir notre imagination des
expériences d'autres dominés et exploités dans d'autres régions,
d'autres pays, d'autres continents et aussi à d'autres époques. La force pour
repenser un projet d'émancipation n'est envisageable qu'au contact de sources d'inspiration
qui se trouvent dans des luttes, des rencontres et dans la connaissance avec un œil neuf de
ces expériences passées ou en cours.
Continuer à rechercher les slogans et les formulations (électorales
ou non) qui seraient « efficaces » et pourraient « plaire » aux
salariés est devenu un exercice trop convenu, trop routinier pour qu'on puisse en attendre
quoi que ce soit. En fait il n'y a même plus de recherche de cet ordre mais une
répétition en boucle de formules connues, sans que des débats en phase avec
les préoccupations des travailleurs et auxquels ils pourraient participer ne prennent
corps.
L'imagination est une des dimensions qui se fait particulièrement rare dans les luttes et
les interventions collectives diverses sur la scène sociale. Pourtant elle trace parfois son
sillon sur un plan ou un autre, dans une grève particulière, dans une intervention
sur internet, dans une revue, dans un film, dans un roman ou dans un ouvrage de sociologie.
Si en son temps le mouvement chez LIP en 1973 a frappé les esprits, c'est bien parce que les
acteurs de cette lutte avaient fait preuve d'imagination. Il en va de même en Argentine
aujourd'hui où les travailleurs de l'usine Zanon fabriquent des carreaux de céramique
sans patron. Ni l'expérience de LIP, ni celle de Zanon ne sont exemplaires en ce sens
restreint qu'il suffirait pour tout le monde d'imiter un modèle. Mais ce qui est exemplaire,
c'est de porter des coups de canif multiples dans tous les modes de domination du capital et y
compris dans ses représentations. C'est ce que le mouvement en Guadeloupe a contribué
à faire.
Même une grève de cinquante salariés peut y contribuer à condition de
favoriser l'imagination de tout le monde. On peut imaginer qu'un jour il y aura accroché sur
la grille de certaines usines des banderoles du style : « Cette entreprise est la
propriété de celles et ceux qui y travaillent », « Les patrons ont
été licenciés par les travailleurs à la suite d'un plan social pour le
plus grand bien de la collectivité », « Ce que nous fabriquons est utile et peu
onéreux », « Ici on embauche. Le chômage est une aberration
intolérable »…
Sans imaginer des ruptures et des renversements de cet ordre, symboliques et ensuite bien
réels, le projet d'en finir avec le capitalisme restera un vœu pieux et sans contenu
alors que chacun de nous peut contribuer à la maturation d'une subversion multiforme de ce
système.
Le 13 novembre 2009
Samuel Holder
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