Vous avez développé l’idée que l’un des résultats des restrictions ou des suppressions des droits des migrants est constitutif d’un vivier de main d’œuvre particulier, une délocalisation sur place. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Quelles ont été les évolutions que vous avez pu constater dans ce domaine sur les années ?
La réflexion partait d’une première constatation, à savoir que,
si l’on s’en remet aux évaluations du Ministère de l’Intérieur –
nous n’en possédons pas d’autres –, il y aurait environ 300 000 à 400 000
sans-papiers en France. Ce sont des évaluations. Bien entendu le recensement des personnes en
situation irrégulière n’est pas seulement imprécis, mais difficile à
établir.
Ce qui est caractéristique et qui avait retenu mon attention, c’est que les chiffres fournis par
ces évaluations n’ont pas évolué et sont constants depuis 25 ans.
C’est-à-dire que depuis 25 ans, nous avons de 300 000 à 400 000 sans-papiers en France.
Or, pendant ces 25 ans, il y a eu deux régularisations importantes. La première en 1981 avec
150 000 régularisations de sans-papiers, la seconde en 1997 avec 80 000 à 90 000
régularisations. De plus, chaque année sont expulsées, de 12 000 à 15 000
personnes. Ce nombre d’expulsions a tendance à augmenter ces dernières années. Les
régularisés et les expulsés sortent des évaluations. Or, visiblement, le
« stock » est renouvelé. Pardonnez-moi cette expression affreuse. Il y a donc
là en réalité un volant dont le volume est incompressible. Qu’il est donc
aussitôt reconstitué, de manière permanente. Si l’on réfléchit
à ce caractère permanent, on en tire la conclusion que les sans-papiers jouent un rôle
fonctionnel dans l’économie française. Que leur présence fait partie des
mécanismes et des structures mêmes de cette économie. Si nous regardons maintenant dans
quels secteurs d’activités on rencontre des sans-papiers, on s’aperçoit
qu’ils se retrouvent principalement dans cinq secteurs dans lesquels les étrangers en situation
irrégulière occupent une place tout à fait importante. Là encore nous
n’avons que les statistiques de la répression (les chiffres de l’inspection du travail,
les statistiques policières, etc.). Ces statistiques sont toujours difficiles à
interpréter parce que lorsque nous disposons de données, on ne peut que s’interroger sur
ce qu’elles désignent : la réalité ou le fait que la vigilance policière
est plus importante dans un secteur que dans un autre ? Nous ne sommes jamais très à
l’aise pour interpréter ces chiffres. Ils donnent tout de même des indications
suffisamment claires pour qu’on puisse repérer cinq secteurs d’activités.
C’est intéressant de regarder ces cinq secteurs parce qu’ils ont une
caractéristique commune. Tout le monde sait ce qu’est une délocalisation : une entreprise
où les frais de main-d’œuvre comptent beaucoup dans les dépenses, dans le chiffre
d’affaire et qui, afin de faire des économies sur ses frais de main-d’œuvre, stoppe
sa production dans son pays d’origine et exporte sa production dans un pays, en général
un pays du sud, où les salaires sont nettement plus bas et où la main-d’œuvre
dispose de beaucoup moins de droits et est plus docile. Ainsi, les entreprises peuvent
bénéficier de tous ces avantages. Compte tenu de la baisse du prix des transports, en
général l’opération est largement bénéficiaire. En
conséquence, les délocalisations se sont multipliées dans maints pays européens
à destination des pays de l’est, du Maghreb, de la Chine, etc. Ce qui caractérise les
cinq secteurs dont j’ai parlé tout à l’heure réside dans le fait que
physiquement, matériellement ils ne peuvent pas être délocalisés. Pour des raisons
tout à fait évidentes : un chantier du bâtiment doit être là où
l’immeuble sera utilisé par les usagers, un restaurant doit être là où se
trouvent les clients. Cela n’est pas tout à fait vrai de la confection mais, au moins en France,
on y travaille à flux extrêmement tendu : il y a donc là aussi un avantage à
procéder à une délocalisation sur place. Les services à la personne ont lieu
là où se trouvent les personnes et l’agriculture saisonnière là où
sont les champs.
L’idée de la délocalisation sur place consistait à dire que
précisément le recours au travail des étrangers en situation irrégulière
permet de reconstituer dans nos propres villes, dans nos propres pays les conditions qui sont celles de la
main-d’œuvre dans les pays du Tiers-Monde. C’est-à-dire des salaires
extrêmement bas, des protections réduites au minimum : pas de droits syndicaux, des conditions
de travail effroyables, un temps de travail illimité, des contrats en matière de salaire pas
respectés parce que les paiements se font toujours de la main à la main, etc. Par
conséquent, les entreprises qui ne peuvent pas délocaliser recourent au travail illégal
comme un substitut aux délocalisations : c’est cela qui m’a amené à parler
de délocalisations sur place. D’une certaine façon la délocalisation sur place est
encore plus avantageuse que la délocalisation à l’étranger parce que lorsque vous
délocalisez à l’étranger, d’une part vous avez le problème des
délais (les frais de transport pour rapatrier votre production) et d’autre part, en
général, vous êtes obligé d’exporter quelques cadres ou quelques techniciens
qui coûtent très cher. Lorsque vous délocalisez sur place, il n’y a pas de frais de
transport, pas de délais et pas de cadres expatriés. Je pense que c’est ce
mécanisme qui explique la permanence du travail illégal dans nos sociétés.
Permanence attestée par les chiffres que je vous indiquais tout à l’heure et leur
caractère stable dans le temps. Sur la notion même, voilà ce que je peux dire.
On est frappé par une grande similitude avec la Suisse : mis à part la
confection, les quatre autres secteurs sont ceux dans lesquels se trouvent concentrés de façon
importante les travailleurs « irréguliers ».
Estimez-vous qu’il y ait eu une évolution, un « tournant
socio-économique » ? Ces trois dernières décennies ont été
marquées par un changement par rapport à une situation, pour être schématique,
où, dans les années d’après-guerre et jusque dans les années 1970, on
allait « chercher » la main-d’œuvre à l’étranger et on
l’amenait en France, en Suisse, etc. et que, depuis lors, un renversement s’est
opéré. Celui-ci est marqué par la volonté de créer, de façon certes
illusoire, « deux cercles » en matière de « politiques migratoires » (libre
circulation au sein de l’Union européenne et avec quelques autres pays et une fermeture de
l’immigration en provenance d’autres pays). Dans quelle mesure la France entre-t-elle dans ce
« schéma », ce « tournant » ?
Sur le plan politique, je distingue volontiers deux périodes. Une qui commence à la fin des années 1970 et qui s’étend jusqu’au début des années 2000. L’entrée en scène de Monsieur Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur et ensuite comme président de la République, a représenté aussi un tournant que j’essaierai de caractériser. En ce qui concerne la période 1980-2000, il faut distinguer là entre la politique affichée et la politique réelle. La politique affichée consiste à dire : on veut éradiquer l’immigration illégale, c’est-à-dire expulser les irréguliers, les renvoyer chez eux et c’est la meilleure manière d’intégrer, de stabiliser une immigration légale. Ce discours affiché n’a pas varié. Que cela soit une politique menée par un gouvernement de droite ou un gouvernement de gauche. Mais lorsque l’on observe la politique réellement pratiquée, en réalité pour que le mécanisme de délocalisation sur place que j’ai décrit tout à l’heure puisse fonctionner, il faut que deux conditions soient réunies :
Donc en réalité nous avons une société en 6 strates. C’est une
espèce de reconstitution en plus hiérarchisé des bonnes vieilles
sociétés censitaires du XVIIIe siècle où vous aviez des citoyens actifs et des
citoyens passifs ou bien de la société d’apartheid. Il faut d’ailleurs distinguer
entre deux apartheids.
Le premier apartheid en Afrique du Sud, institué par le Docteur Malan2, qui était exclusivement fondé sur l’inégalité raciale
et qui considérait les Africains comme des gens de race inférieure, raison pour laquelle leur
statut était très défavorable. Puis, à partir des années 1960, en raison
des protestations dans le monde et des sanctions prises par différents pays, il y a eu un
deuxième apartheid, celui de Monsieur Botha3. On a
effacé les références à l’inégalité raciale parce que du
point de vue « cosmétique » ce n’était plus possible. On a créé
les Bantoustans, États formellement indépendants, dans les zones pauvres et arides de
l’Afrique du Sud où vivait la majorité de la population africaine. A partir du moment
où les Africains sont venus travailler dans les grandes villes d’Afrique du Sud, comme à
Pretoria, au Cap ou à Johannesburg, à ce moment-là, ils étaient des
étrangers et par conséquent ils bénéficiaient de droits au titre
d’étrangers, réduits à vrai dire à très peu de chose. On
effaçait la référence à l’inégalité raciale mais, puisque
c’était des « étrangers », ils ne pouvaient donc pas avoir les mêmes
statuts légaux que les « nationaux ». On veillait à ce qu’ils se tiennent
à leur place, et par conséquent on pouvait les renvoyer dans les réserves, qui
étaient formellement indépendantes.
C’est ce système qui est en cours d’application. En Europe, nous sommes entrain
d’avoir une société à trois anneaux : l’anneau central constitué par
les pays européens et quelques autres ; l’anneau de la périphérie immédiate
avec des États qui sont vivement invités à coopérer au contrôle et à
la répression de l’immigration illégale et qui sont payés pour cela
(l’Ukraine, le Maroc et la Libye notamment) et nous avons enfin les autres pays qui eux
représentent les « bantoustans » dont l’Europe souhaite s’entourer.
De sorte que la hiérarchie, nous la trouvons à la fois à l’intérieur de la
société et aussi entre les pays de l’espace géopolitique européen.
En positif, le type de revendications qui sont nécessaires d’avancer à long terme – qui permettraient d’unifier, pour lutter contre les forces qui fragmentent et hiérarchisent – consistent à réfléchir et à agir dans le sens d’établir une liaison entre le droit à la libre circulation avec les autres droits (sociaux, syndicaux, etc.). Parce que nous nous apercevons que la libre circulation des personnes, telle qu’elle est définie et pratiquée aujourd’hui, ainsi que vous venez de l’exposer, est en réalité très limitée et que, de plus, elle est considérée uniquement d’un point de vue utilitariste, économique. De là, entre autres, découle la nécessité de coupler libre circulation et droits. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez raison. Si nous prenons l’histoire de l’immigration en France,
c’est très caractéristique de voir que depuis les origines, depuis le XIXe siècle,
les employeurs ont toujours été favorables à la liberté de circulation. Mais
à chaque fois ils étaient absolument défavorables, bien entendu, à
l’égalité des droits. Parce que c’est cette inégalité des droits qui
créait « l’avantage comparatif », pour eux, d’employer des
étrangers.
Ce qui est intéressant c’est que le mouvement ouvrier a souvent eu la position inverse : il
n’était pas très favorable à l’ouverture des frontières, il y avait
un réflexe protecteur, qui prenait parfois des accents nationalistes et même chauvins en France.
En revanche, une fois que les gens étaient entrés, le mouvement ouvrier se battait
énergiquement, toujours dans son intérêt bien compris, pour obtenir
l’égalité des droits et de faire en sorte que les travailleurs étrangers ne
fassent pas de « concurrence déloyale » aux travailleurs français. Ce double aspect
est une constante dans l’histoire de l’immigration.
Je dis très clairement que ce nous voulons c’est les deux à la fois : d’une part la
liberté de circulation et d’établissement et d’autre part, bien entendu,
l’égalité des droits parce que sinon la situation actuelle perdurera et même dans
des conditions plus difficiles. Donc les deux sont absolument indissociables.
Qu’est-ce qu’un migrant ? C’est quelqu’un qui est né ailleurs et qui est venu
vivre et travailler chez nous. Parmi ces migrants en France on peut en dénombrer environ 5 millions,
mais sur ces 5 millions, il y a 3 millions d’étrangers et 2 millions de citoyens
français.
Quand nous parlons de migrants nous ne faisons pas la distinction et ces citoyens français, qui sont
citoyens français par acquisition, mais pas obligatoirement, nous les traitons en bloc avec les
autres, or d’un simple point de vue républicain ça devrait être absolument
proscrit. C’est encore plus extraordinaire quand il s’agit comme on le dit des gens « issus
de l’immigration » et qui sont nés ici. Ils sont citoyens français : qu’est
ce qu’on a besoin de leur imposer une sorte de marque qui les assimile aux migrants ?
Notre discours même est biaisé dans cette affaire. Je suis en train de lire avec passion un
ouvrage de Victor Klemperer La langue du Troisième Reich4, que j’aurais dû lire depuis longtemps. Nous avons, je crois, des
mécanismes d’euphémisation du même genre dans notre discours. Un terme que
je n’aime pas du tout et que j’entends beaucoup trop souvent c’est celui de flux
migratoire. Le « flux migratoire », c’est le type même de cet euphémisme
abstrait qui nous permet d’oublier qu’il s’agit d’hommes, de femmes et
d’enfants et que le « contrôle des flux migratoires » c’est des fils de fer
barbelés, c’est des expulsions, c’est des gardes-côtes qui coulent des embarcations,
etc. Nous avons là une sorte de langage technocratique et abstrait qui à beaucoup
d’égard rappelle la langue du Troisième Reich telle qu’elle est décrite par
Klemperer. Je ne veux pas faire de rapprochement abusif, mais les mécanismes linguistiques sont
très proches les uns des autres.
On peut prendre d’autres exemples : le fait qu’aujourd’hui, en tout cas dans le discours
français, dans la terminologie les pauvres sont remplacés par les défavorisés,
les opprimés – opprimés cela signifie qu’il y a un oppresseur – sont
remplacés par les exclus, formulation beaucoup plus vague5. J’insiste parce que c’est aussi une bataille que nous devons mener contre
nous-mêmes pour échapper à l’emprise empoisonnée de ce discours auquel on
échappe difficilement parce qu’il est parlé par les autorités, par les
médias et par le pouvoir.
En France, la substitution du terme « émigré » par le terme
« étranger » a des conséquences dramatiques pour la situation française
elle-même. Ne serait-ce que parce que du même coup elle constitue toute une partie des citoyens
français en « étrangers ».
***
Ces dernières années ont été marquées, dans plusieurs pays tels que la France, l’Italie ou l’Espagne (avec chaque fois des dissemblances dues, entre autres, à des histoires différentes), par de nombreux débats quant à l’usage de la « mémoire » historique, ainsi qu’à la promulgation de lois et le développement d’initiatives politico-médiatiques qui aboutissent, en quelque sorte, à la création d’une mémoire « officielle ». Par exemple, en France, la lecture obligée de la dernière lettre du résistant communiste Guy Môquet dans les salles de classe. Cela est aussi beaucoup plus large, avec des lois qui voulaient reconnaître les « bienfaits de la colonisation » (en France), l’inscription dans les lois de la reconnaissance des génocides arméniens et juifs (dans plusieurs pays européens), etc. Vous avez écrit un petit ouvrage, Face aux abus de mémoire, qui traite en partie de cela. Quelles sont vos réflexions autour de cet usage de la mémoire, ces « politiques mémorielles6 » ?
Je crois qu’il y a un devoir d’histoire, mais je ne crois pas
qu’il y ait un devoir de mémoire. Qu’est ce que la mémoire ? C’est
d’abord une faculté de l’esprit qui permet de conserver les souvenirs. Si ces souvenirs
sont enregistrés, alors la mémoire donne lieu à des témoignages. Si ces
témoignages sont transmis, alors ils donnent lieu à des traditions. Tant que l’on
fonctionne dans ces limites-là, je suis d’accord puisqu’il s’agit de rassembler des
matériaux pour l’histoire et que ces matériaux seront soumis à critique,
à comparaison et à confrontation. Tout cela est utile et bénéfique. Par contre ce
à quoi nous assistons aujourd’hui c’est à la mise en œuvre d’une
mémoire contre l’histoire, à la mise en œuvre d’une mémoire
officielle qui prétend réduire la liberté de recherche et la liberté de critique
des historiens.
D’autre part on assiste à la mise en œuvre d’une mémoire partisane et
passionnelle qui sacrifie la réalité au profit de tel ou tel intérêt, tel ou
tel groupe et qui non seulement la sacrifie mais parfois l’utilise à toutes fins utiles.
En ce qui concerne les histoires officielles, parmi ce que vous avez cité, il y a les lois
contraignantes ou interdisant telle ou telle thèse de réflexion : loi interdisant la
négation du génocide juif avec la loi Gayssot7,
loi interdisant la négation du génocide arménien, etc. J’ai toujours
été contre ces lois, car je crois, comme l’a dit un grand philosophe espagnol, Miguel de
Unamuno8, que « vaincre n’est pas
convaincre ». Lorsque vous croyez servir une vérité en la rendant officielle et
obligatoire, en réalité vous montrez que vous-même n’êtes pas convaincus de
cette vérité. Je trouve que Pierre Vidal-Naquet9, entre autres, a très bien argumenté sur ce thème en disant qu’il
est tout à fait possible de vaincre les révisionnistes et les négationnistes sur le plan
de l’argumentation, de démontrer que ce sont des menteurs. Il n’est pas nécessaire
de discuter avec eux, on peut montrer au public que ce sont des menteurs. Pour cela des lois qui
interdisent sont inutiles et contre-productives : cela les transforme en victimes et martyres, ce qui
joue en leur faveur.
En ce qui concerne les mémoires que j’appellerai partisanes, prenons l’histoire
de l’esclavage. L’esclavage a joué un grand rôle dans les débats
français récents. Bien entendu il faut parler de l’esclavage et le remettre en
évidence là où il aurait été occulté ou dissimulé. En
réalité, ce qui est curieux, ceux qui parlent de mémoire de l’esclavage, utilisent
et prennent leurs arguments chez les historiens. Aucun d’entre eux n’a fait une enquête
propre, particulière.
D’une part, on peut toujours dire que l’esclavage est un crime contre l’humanité
mais cela n’engage que nous. C’est le type même de l’anachronisme. Dans les
catégories de l’époque, il n’y avait pas encore de crime contre
l’humanité. Cela a été décidé lors des procès de Nuremberg en
1945-46. On peut toujours faire cette proclamation, toutefois, en principe, les jugements ne sont pas
rétroactifs et, de toute manière, les acteurs sont morts depuis longtemps… Pour eux cela
ne change rien. C’est donc un jugement que nous portons et que nous portons à une
époque déterminée, il est tout à fait possible qu’il soit
révisé dans une époque ultérieure. Nous ne pouvons pas le savoir.
Par ailleurs, parmi les gens qui ont mis en avant cette affaire [de l’esclavage comme crime contre
l’humanité], il y a eu un débat célèbre autour d’un livre de
l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau10
qui avait très bien décrit la traite européenne, la traite transatlantique. Personne ne
lui a rien reproché sur ce domaine, mais il avait écrit, ce qui est exact,
qu’après tout, les acheteurs d’esclaves européens arrivaient sur la plage et
trouvaient les esclaves qui leur avaient été amenés de l’intérieur par des
États africains, par des royaumes africains. Et que, d’autre part, à côté de
la traite transatlantique il y avait une traite intérieure et surtout une traite arabe qui avait
été à peu près aussi longue et probablement aussi volumineuse que la traite
transatlantique. Alors, il a été accusé de noyer le poisson, ce qui compte, c’est
uniquement la traite européenne, il ne faut pas parler du reste. On pourrait lui faire ce
reproche s’il avait été chargé de rédiger un réquisitoire mais
non !, c’est un historien ! Ce n’est pas un réquisitoire et par conséquent il a dit
la vérité. À partir du moment où pour défendre une cause on estime
nécessaire de piéger la vérité ou de la fausser, on ne sert pas sa cause. Je suis
d’accord avec Trotsky lorsqu’il dit que la vérité est toujours
révolutionnaire.
Je pense que nous avons un devoir de vérité, un devoir d’histoire et que nous
n’avons un devoir de mémoire que dans la mesure où la mémoire est un
matériau pour l’histoire.
Je ne prétends pas que cette position soit très répandue, elle donne lieu à
toutes sortes de contestations.
Pour aller un peu plus loin on voit émerger des réappropriations de l’histoire, de la « mémoire », effectuées par des mouvements comme, par exemple, les Indigènes de la République11. Je ne sais pas ce que vous en pensez. Et nous pourrions aussi, en quelque sorte, reprendre la formule, titre d’un livre, du poète palestinien Mahmoud Darwich « une mémoire pour l’oubli12 »…
Si l’on prend le point de vue des Indigènes de la République, ils
appréhendent quelque chose qui est réel, dans une certaine mesure : le poids de
l’héritage colonial dans la mentalité française et dans les idées de
l’administration ; cela est à peu près vrai. C’est exact que des catégories
sont apparues au moment de la colonisation qui ont été largement diffusées à ce
moment-là. On ne peut pas prétendre qu’elles aient toutes disparu – loin de
là.
Cela dit entre cette constatation-là et dire que la situation qui est faite à une partie de la
population française dans nos banlieues est la reproduction de la situation coloniale est absurde,
cela ne tient pas debout. D’abord, et dans le mouvement des sans-papiers, cela s’est fait sentir
très bien, il y a un certain nombre de responsables de sans-papiers magrébins et africains qui
ont beaucoup joué sur cette histoire coloniale en disant « Nos parents sont venus mourir pour
la France. » Mais les sans-papiers turcs ne peuvent pas évoquer cet arguments et les
sans-papiers chinois encore moins, de sorte que cet argument-là a contribué à diviser le
mouvement des sans-papiers. Ce qu’il aurait fallu éviter.
Par ailleurs, même si les mentalités coloniales existent encore dans beaucoup d’esprits
français, ce que je ne doute pas, en revanche la situation n’est plus la même.
Après tout, la solution à la colonisation c’était d’y mettre un terme :
accéder à l’indépendance. Je ne vois pas très bien, par contre, ce que
signifie dans les banlieues une revendication liée à l’indépendance. On ne peut
pas avoir l’indépendance de Saint-Denis, de Pantin et de Bagnolet. L’objectif est
plutôt en termes d’égalité des droits, d’égalité des conditions
et non pas en termes d’indépendance. A mon sens, on peut dire que les Indigènes de la
République ont pointé quelque chose de juste dans la prégnance de la mentalité
coloniale, mais réduire la situation actuelle à un schéma de type colonial est tout
à fait absurde. J’ajouterai que beaucoup de gens qui brandissent cette mémoire partisane
en se posant en quelque sorte en justiciers ou en créanciers pose problème. Cela repose sur
l’idée suivante : un tort a été commis dans le passé, il y a donc une
dette. Il doit donc y avoir réparation. Ils appellent par conséquent à la
culpabilisation et à la repentance. De mon point de vue, on ne bâtit jamais une alliance solide
sur la culpabilisation et sur la repentance. A la limite on obtient des actes de repentance mais on
n’obtient pas d’alliés. Il serait plus important d’obtenir des alliés et non
pas des repentis. Les fils ne sont pas responsables des crimes de leurs pères, sous aucune forme. Je
ne crois pas à la responsabilité collective et encore moins à la responsabilité
transmissible de génération en génération. Je ne suis plus chrétien et
donc je ne crois pas au péché originel. Il n’y a là aucune raison de reconstituer
un univers magique.
Mars 2008
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2008-04-15-E-Terray.html