Délocalisation sur place, libre circulation et droits des migrants

Entretien avec Emmanuel Terray*, suivi d’une réflexion sur les « politiques mémorielles »

Nous publions un entretien effectué avec Emmanuel Terray pour la revue-site À l’encontre [www.alencontre.org]. Cet entretien est divisé en deux parties. Dans la première, Emmanuel Terray développe et illustre ce qu’il entend par « délocalisation sur place » (idée qu’il a exposée dans l’ouvrage collectif Sans-papiers. L’archaïsme fatal 1, Ed. La Découverte) et réfléchit sur différents aspects que les « politiques migratoires » en vigueur et les évolutions actuelles en matière de « droits des étrangers » engendrent en termes de fragmentation et de divisions des migrants et des sociétés en Europe. Dans la seconde, Emmanuel Terray discute des « politiques mémorielles », autour de son ouvrage intitulé : Face aux abus de mémoire paru aux Éditions Actes Sud. Réd

Les notes sont de la rédaction de À l’encontre - 25 mars 2008.


Vous avez développé l’idée que l’un des résultats des restrictions ou des suppressions des droits des migrants est constitutif d’un vivier de main d’œuvre particulier, une délocalisation sur place. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Quelles ont été les évolutions que vous avez pu constater dans ce domaine sur les années ?

La réflexion partait d’une première constatation, à savoir que, si l’on s’en remet aux évaluations du Ministère de l’Intérieur – nous n’en possédons pas d’autres –, il y aurait environ 300 000 à 400 000 sans-papiers en France. Ce sont des évaluations. Bien entendu le recensement des personnes en situation irrégulière n’est pas seulement imprécis, mais difficile à établir.

Ce qui est caractéristique et qui avait retenu mon attention, c’est que les chiffres fournis par ces évaluations n’ont pas évolué et sont constants depuis 25 ans. C’est-à-dire que depuis 25 ans, nous avons de 300 000 à 400 000 sans-papiers en France. Or, pendant ces 25 ans, il y a eu deux régularisations importantes. La première en 1981 avec 150 000 régularisations de sans-papiers, la seconde en 1997 avec 80 000 à 90 000 régularisations. De plus, chaque année sont expulsées, de 12 000 à 15 000 personnes. Ce nombre d’expulsions a tendance à augmenter ces dernières années. Les régularisés et les expulsés sortent des évaluations. Or, visiblement, le « stock » est renouvelé. Pardonnez-moi cette expression affreuse. Il y a donc là en réalité un volant dont le volume est incompressible. Qu’il est donc aussitôt reconstitué, de manière permanente. Si l’on réfléchit à ce caractère permanent, on en tire la conclusion que les sans-papiers jouent un rôle fonctionnel dans l’économie française. Que leur présence fait partie des mécanismes et des structures mêmes de cette économie. Si nous regardons maintenant dans quels secteurs d’activités on rencontre des sans-papiers, on s’aperçoit qu’ils se retrouvent principalement dans cinq secteurs dans lesquels les étrangers en situation irrégulière occupent une place tout à fait importante. Là encore nous n’avons que les statistiques de la répression (les chiffres de l’inspection du travail, les statistiques policières, etc.). Ces statistiques sont toujours difficiles à interpréter parce que lorsque nous disposons de données, on ne peut que s’interroger sur ce qu’elles désignent : la réalité ou le fait que la vigilance policière est plus importante dans un secteur que dans un autre ? Nous ne sommes jamais très à l’aise pour interpréter ces chiffres. Ils donnent tout de même des indications suffisamment claires pour qu’on puisse repérer cinq secteurs d’activités.

  1. Le premier de ces secteurs est le bâtiment et travaux publics (BTP). Il est clair que les illégaux ne sont pas employés dans les grands groupes du bâtiment (on ne les trouve pas chez Bouygues et d’autres grandes entreprises du BTP), on les trouve chez les sous-traitants. Lesquels sont pressurés à tel point par les grands groupes qu’ils sont obligés d’écraser leurs prix. Les petits employeurs, s’ils veulent conserver un minimum de marge, sont pratiquement contraints par la situation de recourir à des travailleurs illégaux. Quant on les interroge, c’est ce qu’ils disent : « si nous ne trouvions pas à employer des illégaux, nous serions obligés de renoncer ».
  2. Le deuxième secteur est constitué par l’hôtellerie et la restauration. Là encore c’est un secteur « mixte ». En général la présence de travailleurs illégaux ne se partage pas entre grandes sociétés, comme dans le BTP, mais nous pouvons remarquer que dans un restaurant, en général la salle est en situation « régulière », la cuisine est « partagée » (le chef cuisinier est régulier mais ses aides ne sont pas réguliers) et la plonge est pratiquement toujours composée de travailleurs « irréguliers »
  3. Le troisième secteur important, c’est la confection. Au moins dans la région parisienne. Tout ce qui est du domaine de la confection, du prêt-à-porter est très largement assuré par des ateliers « clandestins ». Entre guillemets, parce qu’ils ne sont pas si clandestins que cela. Et lesquels sont généralement chinois.
  4. -5. Les quatrième et cinquième secteurs sont ceux que l’on appelle services à la personne (les emplois à domicile) et l’agriculture (en particulier l’agriculture saisonnière).

C’est intéressant de regarder ces cinq secteurs parce qu’ils ont une caractéristique commune. Tout le monde sait ce qu’est une délocalisation : une entreprise où les frais de main-d’œuvre comptent beaucoup dans les dépenses, dans le chiffre d’affaire et qui, afin de faire des économies sur ses frais de main-d’œuvre, stoppe sa production dans son pays d’origine et exporte sa production dans un pays, en général un pays du sud, où les salaires sont nettement plus bas et où la main-d’œuvre dispose de beaucoup moins de droits et est plus docile. Ainsi, les entreprises peuvent bénéficier de tous ces avantages. Compte tenu de la baisse du prix des transports, en général l’opération est largement bénéficiaire. En conséquence, les délocalisations se sont multipliées dans maints pays européens à destination des pays de l’est, du Maghreb, de la Chine, etc. Ce qui caractérise les cinq secteurs dont j’ai parlé tout à l’heure réside dans le fait que physiquement, matériellement ils ne peuvent pas être délocalisés. Pour des raisons tout à fait évidentes : un chantier du bâtiment doit être là où l’immeuble sera utilisé par les usagers, un restaurant doit être là où se trouvent les clients. Cela n’est pas tout à fait vrai de la confection mais, au moins en France, on y travaille à flux extrêmement tendu : il y a donc là aussi un avantage à procéder à une délocalisation sur place. Les services à la personne ont lieu là où se trouvent les personnes et l’agriculture saisonnière là où sont les champs.

L’idée de la délocalisation sur place consistait à dire que précisément le recours au travail des étrangers en situation irrégulière permet de reconstituer dans nos propres villes, dans nos propres pays les conditions qui sont celles de la main-d’œuvre dans les pays du Tiers-Monde. C’est-à-dire des salaires extrêmement bas, des protections réduites au minimum : pas de droits syndicaux, des conditions de travail effroyables, un temps de travail illimité, des contrats en matière de salaire pas respectés parce que les paiements se font toujours de la main à la main, etc. Par conséquent, les entreprises qui ne peuvent pas délocaliser recourent au travail illégal comme un substitut aux délocalisations : c’est cela qui m’a amené à parler de délocalisations sur place. D’une certaine façon la délocalisation sur place est encore plus avantageuse que la délocalisation à l’étranger parce que lorsque vous délocalisez à l’étranger, d’une part vous avez le problème des délais (les frais de transport pour rapatrier votre production) et d’autre part, en général, vous êtes obligé d’exporter quelques cadres ou quelques techniciens qui coûtent très cher. Lorsque vous délocalisez sur place, il n’y a pas de frais de transport, pas de délais et pas de cadres expatriés. Je pense que c’est ce mécanisme qui explique la permanence du travail illégal dans nos sociétés. Permanence attestée par les chiffres que je vous indiquais tout à l’heure et leur caractère stable dans le temps. Sur la notion même, voilà ce que je peux dire.

On est frappé par une grande similitude avec la Suisse : mis à part la confection, les quatre autres secteurs sont ceux dans lesquels se trouvent concentrés de façon importante les travailleurs « irréguliers ».
Estimez-vous qu’il y ait eu une évolution, un
« tournant socio-économique » ? Ces trois dernières décennies ont été marquées par un changement par rapport à une situation, pour être schématique, où, dans les années d’après-guerre et jusque dans les années 1970, on allait « chercher » la main-d’œuvre à l’étranger et on l’amenait en France, en Suisse, etc. et que, depuis lors, un renversement s’est opéré. Celui-ci est marqué par la volonté de créer, de façon certes illusoire, « deux cercles » en matière de « politiques migratoires » (libre circulation au sein de l’Union européenne et avec quelques autres pays et une fermeture de l’immigration en provenance d’autres pays). Dans quelle mesure la France entre-t-elle dans ce « schéma », ce « tournant » ?

Sur le plan politique, je distingue volontiers deux périodes. Une qui commence à la fin des années 1970 et qui s’étend jusqu’au début des années 2000. L’entrée en scène de Monsieur Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur et ensuite comme président de la République, a représenté aussi un tournant que j’essaierai de caractériser. En ce qui concerne la période 1980-2000, il faut distinguer là entre la politique affichée et la politique réelle. La politique affichée consiste à dire : on veut éradiquer l’immigration illégale, c’est-à-dire expulser les irréguliers, les renvoyer chez eux et c’est la meilleure manière d’intégrer, de stabiliser une immigration légale. Ce discours affiché n’a pas varié. Que cela soit une politique menée par un gouvernement de droite ou un gouvernement de gauche. Mais lorsque l’on observe la politique réellement pratiquée, en réalité pour que le mécanisme de délocalisation sur place que j’ai décrit tout à l’heure puisse fonctionner, il faut que deux conditions soient réunies :

  1. La première est d’assurer la vulnérabilité administrative des illégaux, c’est-à-dire le fait qu’ils ne bénéficient d’aucune stabilité d’aucune sorte, d’aucune protection, qu’ils soient non seulement expulsables à tout moment mais qu’ils soient aussi constamment exposés aux chantages, à la délation et à l’extorsion. Leur vulnérabilité est totale, ils sont exposés à toutes les exploitations et à tous les esclavages. Parce que, d’après la législation, ce sont des délinquants. En France, le séjour irrégulier est puni d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende. Même s’il est rare que les irréguliers soient condamnés lorsqu’ils sont pris, chaque année il y a environ 3 000 à 5 000 sans-papiers qui passent dans les prisons françaises avant de se retrouver expulsés. Donc, il y a tout un arsenal répressif qui est mis en place contre l’immigration illégale.
  2. La seconde c’est que si cet arsenal répressif était réellement appliqué avec détermination on finirait par chasser les illégaux et, du coup, il ne pourrait plus y avoir de délocalisation sur place. En réalité, je ne sais pas si c’est calculé, … mais la législation répressive est appliquée de façon disons… modulée et complaisante. Durant cette première période (1980-2000), le taux de reconduite à la frontière des sans-papiers était de 15 000 à 20 000 par an. C’est en train d’augmenter un peu. Bien entendu, chacune de ces reconduites et chacune de ces expulsions constitue un drame pour les personnes concernées (elles se retrouvent dans des pays qu’elles ont quittés depuis longtemps et où personne ne les attend, sans aucune sorte de bagage, etc.). Mais si vous regardez, statistiquement parlant, 15 000 ou 20 000 reconduites par an sur 400 000 ce n’est pas grand-chose. Et ce d’autant plus que le nombre de personne expulsées est « renouvelé », en général dans l’année qui suit. Ce n’est pas grand-chose mais c’est juste suffisant pour maintenir les gens dans la peur. C’est bien ce qui se passe : maintenir les illégaux dans la terreur d’être arrêtés, pour les obliger à se cacher, à raser les murs et à ne pas faire de bruit. Il en reste toutefois suffisamment pour que le mécanisme puisse fonctionner. Cela me paraît très important de comprendre cela : la politique proclamée n’est pas du tout la politique appliquée. La politique appliquée ne vise pas à renvoyer les gens, elle vise à les terroriser. Les terroriser en en renvoyant quelques-uns, mais elle ne vise pas à les renvoyer tous à la fois.
Quant aux employeurs, les législations répressives contre l’emploi de travailleurs immigrés les exposent à deux ans de prison et à 5 000 euros d’amende. Il n’y a pas d’application de ces lois. Sauf quelques cas très rares d’employeurs eux-mêmes étrangers. Mais en ce qui concerne les grands donneurs d’ordre, que ce soit les grandes entreprises du bâtiment ou de la confection, il n’y a pas de poursuites, ni de condamnations.

Vous avez un système extrêmement performant qui s’appelle le système de la sous-traitance en cascade. En effet, la législation dit : l’employeur qui a sciemment, en connaissance de cause, employé les irréguliers est passible de… Le donneur d’ordre s’adresse à un premier intermédiaire qui, lui, n’emploie pas d’irréguliers mais qui s’adresse à un autre intermédiaire… Par exemple, entre l’atelier de confection et la grande maison de prêt-à-porter qui a pignon sur rue, il y a cinq ou six sociétés écrans, la plupart d’entre elles n’ont qu’un téléphone et une boîte aux lettres et parfois un local, et encore, pas toujours. De sorte que lorsque l’on interpelle les gens de l’atelier à la limite on arrête le contremaître, puis on s’arrête au premier des cinq échelons. Par conséquent, avec cette législation et ce système, les grandes entreprises de prêt-à-porter se trouvent presque toujours à l’abri. A ma connaissance, il existe une entreprise qui s’est fait piquer une fois en 1996 parce que, pour gagner encore un peu de temps, elle a fait mettre les étiquettes de sa marque dans l’atelier. En général, les chemises ou les pantalons sont fabriqués dans les ateliers, on les emporte et on met les étiquettes ailleurs. Mais cette entreprise a voulu gagner un quart d’heure, une demi-heure. Lorsque la police est arrivée dans l’atelier, elle a trouvé les marques sur les vêtements. Il y a eu une amende que l’employeur a dû amortir en deux mois, je pense. Puis il a continué son activité comme si rien ne s’était passé.

Il faut aussi dire que d’une façon générale les transgressions du Code du travail sont peu poursuivies en France. Cela ne concerne pas seulement les étrangers : cela concerne toutes les transgressions, quelles qu’elles soient. D’après les inspecteurs du travail le nombre de procès-verbaux qu’ils sont amenés à faire représentent, prenons un chiffre, 10. Les procès-verbaux effectivement enregistrés par les directions du travail, par les procureurs, représentent 2 sur 10. Et, ce que le procureur retient sans les classer immédiatement représente 1 sur 5, c’est-à-dire 0,4. Les dossiers qui donnent lieu à condamnation représentent encore 1 sur 5, c’est-à-dire : 0,08… C’est un trait général. Sauf lors d’atteintes graves à la sécurité qui sont du domaine du droit pénal, les employeurs sont à l’abri. Doublement : à cause de ce système de sous-traitance en cascade et à cause de cette mansuétude générale. Les employeurs ne sont pas visés, ils ne sont pas concernés.

Cette politique ambiguë, réelle mais ambiguë, a duré jusque au début des années 2000 et quelles que soient les déclarations des uns et des autres. Ce qui est nouveau maintenant, avec Nicolas Sarkozy, c’est que la doctrine change. Autrefois c’était : on poursuit, on traque l’immigration irrégulière mais pour mieux intégrer l’immigration régulière. Maintenant, la politique est différente parce que c’est l’immigration régulière elle-même qu’il s’agit de déstabiliser. La déstabiliser par toutes sortes de mesures, qui rendent de plus en plus difficile l’exercice des droits au mariage et au regroupement familial. Ces deux droits ne sont pas abolis parce que la France a signé des textes internationaux, mais les obstacles s’accumulent et deviennent tels que c’est un véritable parcours du combattant d’essayer de faire venir sa famille et qu’à chaque étape des obstacles nouveaux apparaissent. Que même des décisions favorables prises par les préfectures ne sont pas appliquées par les consulats à l’étranger et que le regroupement familial est en train de se restreindre dans des proportions dramatiques. De même, les mariages entre français et étrangers sont des opérations de plus en plus difficiles. Cela est permis par un trait qui existait déjà dans la législation antérieure et qui s’aggrave : les lois sont rédigées de manière à laisser la marge la plus grande possible à l’arbitraire. On peut prendre un exemple: les titres de séjour sont maintenant subordonnés à ce qui s’appelle la « condition d’intégration républicaine ». C’est-à-dire le respect des valeurs de la République. Ces valeurs ne sont définies nulle part, personne ne sait qui doit veiller, examiner si elles sont respectées ou non. C’est donc de toute évidence au personnel des préfectures, responsable de l’application, que revient la décision. Et cela sans qu’aucun critère soit rendu public, sans qu’aucune liste des « valeurs » ne soit établie, etc.

L’objectif,  c’est celui que vous décrivez. Les nouveaux titres de séjour prévus par les deux lois Sarkozy et la loi Hortefeux consistent en fait à fabriquer un émigré qui viendra travailler en France et qui viendra travailler seul, sans sa famille et qui ne pourra plus se réclamer de sa langue  et de sa culture : on lui demandera de s’assimiler à la société française. On ne lui accordera plus aucune espèce de stabilité.

Aujourd’hui, pour les cartes de séjour au titre du travail il existe deux catégories: Une catégorie salariée, pour obtenir une carte de séjour au titre du travail, il faut désormais obtenir un contrat de travail à durée indéterminée. Pour ceux qui ont des contrats temporaires, ce qui évidemment le cas pour la majorité des travailleurs étrangers, on leur donne des cartes de travailleurs temporaires. Ce qui signifie que pour renouveler leur carte, il faut qu’ils retrouvent un deuxième contrat de travail. S’ils n’ont pas de contrat au moment du renouvellement, eh bien !, ils sont purement et simplement renvoyés.

Le schéma consiste à multiplier les cercles concentriques. Nous voyons bien que c’est une conséquence qui est assumée par les autorités. Du jour où les travailleurs étrangers en situation légale auront peu « d’avantages » par rapport aux travailleurs en situation illégale, c’est-à-dire qu’ils seront également précaires, ils seront également à la merci de leurs employeurs pour obtenir un nouveau contrat de travail et c’est l’employeur qui décidera de leur séjour ou non. Les travailleurs seront alors en mauvaise position pour revendiquer. Nous pouvons effectivement penser que si la marge entre travailleurs légaux et illégaux, les conditions des travailleurs légaux s’alignant sur celles des illégaux, se réduit, il n’y aura plus intérêt à employer des travailleurs illégaux. Je pense que c’est  une perspective qui a été  envisagée par les autorités depuis un certain temps, pour rendre les gens légalement présents de plus en plus fragiles, du même coup de plus en plus jetables à merci. De ce fait, on n’aura plus besoin des illégaux.

En ce qui concerne les « deux cercles », je pense en réalité qu’il y en a beaucoup plus que deux. Si vous prenez la société européenne telle qu’elle se dessine  au travers des législations, qui sont très convergentes d’un pays à l’autre, nous avons :

Donc en réalité nous avons une société  en 6 strates. C’est une espèce de reconstitution en plus   hiérarchisé des bonnes vieilles sociétés censitaires du XVIIIe siècle où vous aviez des citoyens actifs et des citoyens passifs ou bien de la société d’apartheid. Il faut d’ailleurs distinguer entre deux apartheids.

Le premier apartheid en Afrique du Sud, institué par le Docteur Malan2, qui était exclusivement fondé sur l’inégalité raciale et qui considérait les Africains comme des gens de race inférieure, raison pour laquelle leur statut était très défavorable. Puis, à partir des années 1960, en raison des protestations dans le monde et des sanctions prises par différents pays, il y a eu un  deuxième apartheid, celui de Monsieur Botha3. On a effacé les références à l’inégalité raciale parce que du point de vue « cosmétique » ce n’était plus possible. On a créé les Bantoustans, États formellement indépendants, dans les zones pauvres et arides de l’Afrique du Sud où vivait la majorité de la population africaine. A partir du moment où les Africains sont venus travailler dans les grandes villes d’Afrique du Sud, comme à Pretoria, au Cap ou à Johannesburg, à ce moment-là, ils étaient des étrangers et par conséquent ils bénéficiaient de droits au titre d’étrangers, réduits à vrai dire à très peu de chose. On effaçait la référence à l’inégalité raciale mais, puisque c’était des « étrangers », ils ne pouvaient donc pas avoir les mêmes statuts légaux que les « nationaux ». On veillait à ce qu’ils se tiennent à leur place, et par conséquent on pouvait les renvoyer dans les réserves, qui étaient formellement indépendantes.

C’est ce système qui est en cours d’application. En Europe, nous sommes entrain d’avoir une société à trois anneaux : l’anneau central constitué par les pays européens et quelques autres ; l’anneau de la périphérie immédiate avec des États qui sont vivement invités à coopérer au contrôle et à la répression de l’immigration illégale et qui sont payés pour cela (l’Ukraine, le Maroc et la Libye notamment) et nous avons enfin les autres pays qui eux représentent les « bantoustans » dont l’Europe souhaite s’entourer.

De sorte que la hiérarchie, nous la trouvons à la fois à l’intérieur de la société et aussi entre les pays de l’espace géopolitique européen.

En positif, le type de revendications qui sont nécessaires d’avancer à long terme – qui permettraient d’unifier, pour lutter contre les forces qui fragmentent et hiérarchisent – consistent à réfléchir et à agir dans le sens d’établir une liaison entre le droit à la libre circulation avec les autres droits (sociaux, syndicaux, etc.). Parce que nous nous apercevons que la libre circulation des personnes, telle qu’elle est définie et pratiquée aujourd’hui, ainsi que vous venez de l’exposer, est en réalité très limitée et que, de plus, elle est considérée uniquement d’un point de vue utilitariste, économique. De là, entre autres, découle la nécessité de coupler libre circulation et droits. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez  raison. Si nous prenons l’histoire de l’immigration en France, c’est très caractéristique de voir que depuis les origines, depuis le XIXe siècle, les employeurs ont toujours été favorables  à la liberté de circulation. Mais à chaque fois ils étaient absolument défavorables, bien entendu, à l’égalité des droits. Parce que c’est cette inégalité des droits qui créait « l’avantage comparatif », pour eux, d’employer des étrangers.

Ce qui est intéressant c’est que le mouvement ouvrier a souvent eu la position inverse : il n’était pas très favorable à l’ouverture des frontières, il y avait un réflexe protecteur, qui prenait parfois des accents nationalistes et même chauvins en France. En revanche, une fois que les gens étaient entrés, le mouvement ouvrier se battait énergiquement, toujours dans son intérêt bien compris,  pour obtenir l’égalité des droits et de faire en sorte que les travailleurs étrangers ne fassent pas de « concurrence déloyale » aux travailleurs français. Ce double aspect est une constante dans l’histoire de l’immigration.

Je dis très clairement que ce nous voulons c’est les deux à la fois : d’une part la liberté de circulation et d’établissement  et d’autre part, bien entendu,  l’égalité des droits parce que sinon la situation actuelle perdurera et même dans des conditions plus difficiles. Donc les deux sont  absolument indissociables.

Qu’est-ce qu’un migrant ? C’est quelqu’un qui est né ailleurs et qui est venu vivre et travailler  chez nous. Parmi ces migrants en France on peut en dénombrer environ 5 millions, mais sur ces 5 millions, il y a 3 millions d’étrangers et 2 millions de citoyens français.

Quand nous parlons de migrants nous ne faisons pas la distinction et ces citoyens français, qui sont citoyens français par acquisition, mais pas obligatoirement, nous les traitons en bloc avec les autres, or d’un simple point de vue républicain ça devrait être absolument proscrit. C’est encore plus extraordinaire quand il s’agit comme on le dit des gens « issus de l’immigration » et qui sont nés ici. Ils sont citoyens français : qu’est ce qu’on a besoin de leur imposer une sorte de marque qui les assimile aux migrants ?

Notre discours même est biaisé dans cette affaire. Je suis en train de lire avec passion un ouvrage de Victor Klemperer La langue du Troisième Reich4, que j’aurais dû lire depuis longtemps. Nous avons, je crois, des mécanismes d’euphémisation du même genre dans notre discours. Un terme que je n’aime pas du tout et que j’entends beaucoup trop souvent c’est celui de flux migratoire. Le « flux migratoire », c’est le type même de cet euphémisme abstrait qui nous permet d’oublier qu’il s’agit d’hommes, de femmes et d’enfants et que le « contrôle des flux migratoires » c’est des fils de fer barbelés, c’est des expulsions, c’est des gardes-côtes qui coulent des embarcations, etc. Nous avons là une sorte de langage technocratique et abstrait qui à beaucoup d’égard rappelle la langue du Troisième Reich telle qu’elle est décrite par Klemperer. Je ne veux pas faire de rapprochement abusif, mais les mécanismes linguistiques sont très proches les uns des autres.

On peut prendre d’autres exemples : le fait qu’aujourd’hui, en tout cas dans le discours français, dans la terminologie les pauvres sont remplacés par les défavorisés, les opprimés – opprimés cela signifie qu’il y a un oppresseur – sont remplacés par les exclus, formulation beaucoup plus vague5. J’insiste parce que c’est aussi une bataille que nous devons mener contre nous-mêmes pour échapper à l’emprise empoisonnée de ce discours auquel on échappe difficilement parce qu’il est parlé par les autorités, par les médias et par le pouvoir.

En France, la substitution du terme « émigré » par le terme « étranger » a des conséquences dramatiques  pour la situation française elle-même. Ne serait-ce que parce que du même coup elle constitue toute une partie des citoyens français en « étrangers ».

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« Politiques mémorielles »

Ces dernières années ont été marquées, dans plusieurs pays tels que la France, l’Italie ou l’Espagne (avec chaque fois des dissemblances dues, entre autres, à des histoires différentes), par de nombreux débats quant à l’usage de la « mémoire » historique, ainsi qu’à la promulgation de lois et le développement d’initiatives politico-médiatiques qui aboutissent, en quelque sorte, à la création d’une mémoire « officielle ». Par exemple, en France, la lecture obligée de la dernière lettre du résistant communiste Guy Môquet dans les salles de classe. Cela est aussi beaucoup plus large, avec des lois qui voulaient reconnaître les « bienfaits de la colonisation » (en France), l’inscription dans les lois de la reconnaissance des génocides arméniens et juifs (dans plusieurs pays européens), etc. Vous avez écrit un petit ouvrage, Face aux abus de mémoire, qui traite en partie de cela. Quelles sont vos réflexions autour de cet usage de la mémoire, ces « politiques mémorielles6 » ?

Je crois qu’il y a un devoir d’histoire, mais je ne crois pas qu’il y ait un devoir de mémoire. Qu’est ce que la mémoire ? C’est d’abord une faculté de l’esprit qui permet de conserver les souvenirs. Si ces souvenirs sont enregistrés, alors la mémoire donne lieu à des témoignages. Si ces témoignages  sont transmis, alors ils donnent lieu à des traditions. Tant que l’on fonctionne dans ces limites-là, je suis d’accord puisqu’il s’agit de rassembler des matériaux pour l’histoire et que ces matériaux  seront soumis à critique,  à comparaison et à confrontation. Tout cela est utile et bénéfique. Par contre ce à quoi nous assistons aujourd’hui c’est à la mise en œuvre d’une mémoire contre l’histoire, à la mise  en œuvre d’une mémoire officielle qui prétend réduire la liberté de recherche et la liberté de critique des historiens.

D’autre part on assiste à la mise en œuvre d’une mémoire partisane et passionnelle qui sacrifie la réalité au profit de tel ou tel intérêt, tel ou tel groupe et qui non seulement la sacrifie mais parfois l’utilise à toutes fins utiles.

En ce qui concerne les histoires officielles, parmi ce que vous avez cité, il y a les lois contraignantes ou interdisant telle ou telle thèse de réflexion : loi interdisant la négation du génocide juif avec la loi Gayssot7, loi interdisant la négation du génocide arménien, etc. J’ai toujours été contre ces lois, car je crois, comme l’a dit un grand philosophe espagnol, Miguel de Unamuno8, que «  vaincre  n’est pas convaincre ». Lorsque vous croyez servir une vérité en la rendant officielle et obligatoire, en réalité vous montrez que vous-même n’êtes pas convaincus de cette vérité. Je trouve que Pierre Vidal-Naquet9, entre autres, a très bien argumenté sur ce thème en disant qu’il est tout à fait possible de vaincre les révisionnistes et les négationnistes sur le plan de l’argumentation, de démontrer que ce sont des menteurs. Il n’est pas nécessaire de discuter  avec eux, on peut montrer au public que ce sont des menteurs. Pour cela des lois qui interdisent sont inutiles et contre-productives : cela les transforme en victimes et martyres, ce qui joue en leur faveur.

En ce qui concerne les mémoires que j’appellerai partisanes, prenons l’histoire de l’esclavage. L’esclavage a joué un grand rôle dans les débats français récents. Bien entendu il faut parler de l’esclavage et le remettre en évidence là où il aurait été occulté ou dissimulé. En réalité, ce qui est curieux, ceux qui parlent de mémoire de l’esclavage, utilisent et prennent leurs arguments chez les historiens. Aucun d’entre eux n’a fait une enquête propre, particulière.

D’une part, on peut toujours dire que l’esclavage est un crime contre l’humanité mais cela n’engage que nous. C’est le type même de l’anachronisme. Dans les catégories de l’époque, il n’y  avait pas encore de crime contre l’humanité. Cela a été décidé lors des procès de Nuremberg en 1945-46. On peut toujours faire cette proclamation, toutefois, en principe, les jugements ne sont pas rétroactifs et, de toute manière, les acteurs sont morts depuis longtemps… Pour eux cela ne change  rien. C’est donc un jugement  que nous portons et que nous portons à une époque  déterminée, il est tout à fait possible qu’il soit révisé dans une époque ultérieure. Nous ne pouvons pas le savoir.

Par ailleurs, parmi les gens qui ont mis en avant cette affaire [de l’esclavage comme crime contre l’humanité], il y a eu un débat célèbre autour d’un livre de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau10 qui avait très bien décrit la traite européenne, la traite transatlantique. Personne ne lui a rien reproché sur ce domaine, mais il avait écrit, ce qui est exact, qu’après tout, les acheteurs d’esclaves européens arrivaient sur la plage et trouvaient les esclaves qui leur avaient été amenés de l’intérieur par des États africains, par des royaumes africains. Et que, d’autre part, à côté de la traite transatlantique il y avait une traite intérieure et surtout une traite arabe qui avait été à peu près aussi longue et probablement aussi volumineuse que la traite transatlantique. Alors, il a été accusé de noyer le poisson, ce qui compte, c’est uniquement la traite européenne, il ne faut pas parler du reste. On pourrait lui faire ce reproche s’il avait été chargé de rédiger un réquisitoire mais non !, c’est un historien ! Ce n’est pas un réquisitoire et par conséquent il a dit la vérité. À partir du moment où pour défendre une cause on estime nécessaire de piéger la vérité ou de la fausser, on ne sert pas sa cause. Je suis d’accord avec Trotsky lorsqu’il dit que la vérité est toujours révolutionnaire.

Je pense que nous avons un devoir de vérité, un devoir d’histoire et que nous n’avons un devoir de mémoire que dans la mesure où la mémoire est un matériau pour l’histoire.

Je ne prétends pas que cette position soit très répandue, elle donne lieu à toutes sortes de contestations.

Pour aller un peu plus loin on voit émerger des réappropriations de l’histoire, de la « mémoire », effectuées par des mouvements comme, par exemple, les Indigènes de la République11. Je ne sais pas ce que vous en pensez. Et nous pourrions aussi, en quelque sorte, reprendre la formule, titre d’un livre, du poète palestinien Mahmoud Darwich « une mémoire pour l’oubli12 »

Si l’on prend le point de vue des Indigènes de la République, ils appréhendent  quelque chose qui est réel, dans une certaine mesure : le poids de l’héritage colonial dans la mentalité française et dans les idées de l’administration ; cela est à peu près vrai. C’est exact que des catégories sont apparues au moment de la colonisation qui ont été largement diffusées à ce moment-là. On ne peut pas prétendre qu’elles aient toutes disparu – loin de là.

Cela dit entre cette constatation-là et dire que la situation qui est faite à une partie de la population française dans nos banlieues est la reproduction de la situation coloniale est absurde, cela ne tient pas debout. D’abord, et dans le mouvement des sans-papiers, cela s’est fait sentir très bien, il y a un certain nombre de responsables de sans-papiers magrébins et africains qui ont beaucoup joué sur cette histoire coloniale en disant  « Nos parents  sont venus mourir pour la France. » Mais les sans-papiers turcs ne peuvent pas évoquer cet arguments et les sans-papiers chinois encore moins, de sorte que cet argument-là a contribué à diviser le mouvement  des sans-papiers. Ce qu’il aurait fallu éviter.

Par ailleurs, même si les mentalités coloniales existent encore dans beaucoup d’esprits français, ce que je ne doute pas, en revanche la situation n’est plus la même. Après tout, la solution à la colonisation c’était  d’y mettre un terme : accéder à l’indépendance. Je ne vois pas très bien, par contre, ce que signifie dans les banlieues une revendication liée à l’indépendance. On ne peut pas avoir l’indépendance de Saint-Denis, de Pantin et de Bagnolet. L’objectif est plutôt en termes d’égalité des droits, d’égalité des conditions et non pas en termes d’indépendance. A mon sens, on peut dire que les Indigènes de la République ont pointé quelque chose de juste dans la prégnance de la mentalité coloniale, mais réduire la situation actuelle à un schéma de type colonial est tout à fait absurde. J’ajouterai que beaucoup de gens qui brandissent cette mémoire partisane en se posant en quelque sorte en justiciers ou en créanciers pose problème. Cela repose sur l’idée suivante : un tort a été commis dans le passé, il y a donc une dette. Il doit donc y avoir réparation. Ils appellent par conséquent à la culpabilisation et à la repentance. De mon point de vue, on ne bâtit jamais une alliance solide sur la culpabilisation et sur la repentance. A la limite on obtient des actes de repentance mais on n’obtient pas d’alliés. Il serait plus important d’obtenir des alliés et non pas des repentis. Les fils ne sont pas responsables des crimes de leurs pères, sous aucune forme. Je ne crois pas à la responsabilité collective et encore moins à la responsabilité transmissible de génération en génération. Je ne suis plus chrétien et donc je ne crois pas au péché originel. Il n’y a là aucune raison de reconstituer un univers magique.

Mars 2008

* Emmanuel Terray est philosophe et anthropologue. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui reflètent ses différents centres d’intérêt et d’activité (on citera : Clausewitz chez Fayard ; Lettre à la fugitive et Ombres berlinoises aux Éditions Odile Jacob ; Le troisième jour du communisme aux Éditions Actes Sud ; Une passion allemande et La Politique dans la caverne aux Éditions Le Seuil ; Paroles de sans-papiers (avec Bénédicte Goussault) aux Éditions L’Atelier ; Guerre de lignages et guerre d’états en Afrique (collectif) aux Éditions des archives contemporaines).
On peut lire, ou relire, sur le site "À l'encontre", dans la rubrique « France et Union européenne » l’article d’Emmanuel Terray intitulé Le voile et l’hystérie collective (publié en janvier 2004).
Il est actif dans la défense des sans-papiers.
Nous invitons les lecteurs à regarder l’intervention d’Emmanuel Terray lors du Congrès Marx International V d’octobre 2007 visible sous ce lien : http://www.canalc2.tv/video.asp?idvideo=6932


Notes

1. Emmanuel Terray, Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place, in op. cit., pp. 9-34.

2. Daniel François Malan (1874-1959), homme politique d’Afrique du Sud.
Membre du Parti national (fondé en 1914), Malan est le rédacteur en chef, à partir de 1915, de l’organe du parti, Die Burger. Élu au parlement à plusieurs reprises, il est ministre de l’Intérieur en 1924. Durant les années 1920 et 1930, il milite pour réaffirmer le rôle des Afrikaners (et de la substitution de la langue néerlandais par l’afrikans) contre les britanniques et les anglophones. En 1942, il publie un projet de Constitution dans lequel il prône la ségrégation des Blancs et des non-Blancs, au nom du « paternalisme chrétien ». Le 4 juin 1948, Malan devient premier ministre d’un gouvernement exclusivement afrikaner suite à l’arrivée au pouvoir d’une coalition élue sur un programme revendiquant l’instauration de la ségrégation raciale. Sous son gouvernement, une série de lois, pour préserver l’identité du Volk (le peuple afrikaner) sont mises en place. En 1949 est inscrit dans la loi l’interdiction de toute mixité raciale et biologique (avec la prohibition des mariages mixtes). En 1950, les relations sexuelles « interraciales » sont interdites. Cette même année est promulgué le Groups Area Act (la loi fondamentale de l’apartheid), qui renforce la ségrégation résidentielle par le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes. Une autre loi, la Population Registration Act institutionnalise la classification raciale pour chaque habitant du pays.

3. Pieter Willem Botha (1916-2006), homme politique d’Afrique du Sud.
Botha devient premier ministre en 1978. De ce poste, il participe à une réforme du système d’apartheid (se heurtant aux partisans du maintien de l’apartheid tel que mis en place par Malan). En 1982, ses opposants quittent le Parti national pour former le Parti conservateur. A partir de cette date, poussé par les « réformateurs » du Parti national, Botha engage des réformes constitutionnelles. En 1983, une nouvelle constitution est promulguée. Elle instaure notamment un système parlementaire tricaméral (avec des chambres séparées pour les métis et les indiens) et une présidence exécutive. En 1984, Botha est élu président de l’Afrique du Sud.
A partir de 1985, en raison d’importantes révoltes de la population noire ainsi que des pressions extérieures, Botha doit s’engager dans de nouvelles réformes. Elles restent pourtant limitées : légalisation des mariages « interraciaux », modifications de la loi interdisant les partis politiques multiraciaux et du Group Areas Act (cf. note précédente). Botha refuse toutefois d’accorder le droit de vote aux Noirs (à l’exception de représentations municipales, dans certains townships). En 1986, plusieurs partenaires économiques de l’Afrique du Sud organisent des sanctions économiques alors que Botha décrète l’état d’urgence en raison des émeutes et des affrontements opposant mouvements noirs (dont l’ANC – African National Congress) et policiers. La perte de vitesse du Parti national au profit du Parti conservateur l’incite à restreindre les réformes en cours. A partir de la fin des années 1980, Botha correspond avec des dirigeants de l’ANC emprisonnés afin d’arriver à un règlement « pacifique et négocié » de la situation socio-politique explosive. En 1989, Botha rencontre Nelson Mandela (emprisonné depuis 1964).
Pietr Willem Botha est décédé à l’âge de 90 ans, le 31 octobre 2006.

4. LTI – Lingua Tertii Imperii : Notizbuch eines Philologen (La Langue du Troisième Reich : notes d’un philologue, publié en français aux Éditions Pocket) est le titre d’un ouvrage de Victor Klemperer publié en 1947. Cet ouvrage étudie la « subversion » du langage effectué par les nazis par des mécanismes d’euphémisation visant à atténuer, à détourner ou à nier certaines réalités, réalisations et intentions du pouvoir nazi. L’ouvrage est composé à partir de notes que Klemprerer a rédigées entre 1933 et 1945 et qu’il a ensuite ordonnées et complétées en vue de leur publication. L’ouvrage alterne conversations, expériences personnelles de l’auteur, dialogues et tentatives de conceptualisations.

5. Emmanuel Terray fait ici référence à un petit livre d’Eric Hazan, publié aux Éditions Raisons d’agir, qui porte le titre de LQR : la propagande au quotidien (LQR pour Lingua Quintae Respublicae, en référence au travail de Victor Klemperer – voir note précédente), qui traite des mécanismes d’euphémisation à l’œuvre aujourd’hui dans les discours et les médias et dont Emmanuel Terray donne quelques exemples.

6. Le petit ouvrage d’Enzo Traverso publié aux Éditions La Fabrique portant le titre de Le passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique traite en partie des mêmes questions.

7. La loi française n° 90-615 du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, « tend à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe ». Elle a été présentée au parlement par le député communiste Jean-Claude Gayssot.
Elle qualifie de délit, dans son article 9, la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité, définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de ce statut soit par une personne reconnue coupable de tels crimes.

8. Miguel de Unamuno (1864-31.12.1936), poète, écrivain, dramaturge, critique littéraire et philosophe basque.
Miguel de Unamuno est principalement connu comme auteur de Du sentiment tragique de la vie, considérée comme œuvre majeure de « l’existentialisme chrétien ».
La phrase « vaincre n’est pas convaincre » a été prononcée par Miguel de Unamuno lors d’une cérémonie franquiste organisée à l’Université de Salamanque le 12 octobre 1936 devant le général José Millán-Astray (1879-1954, fondateur de la Légion, sur le modèle de la Légion étrangère). Lors de son intervention, Miguel de Unamuno a été interrompu à de nombreuses reprises par les cris de « Viva la muerte ! » et « A bas l’intelligence ! ». Dix jours plus tard, Unamuno est démis de son poste de recteur et gardé en résidence surveillée, où il décédera le 31 décembre de la même année.

9. Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), historien, helléniste et militant français. Ses parents sont déportés le 15 mai 1944 de Marseille. Ils mourront à Auschwitz. Il a été très actif contre la torture lors de la guerre d’Algérie (par la constitution du Comité Audin, du nom du communiste français torturé et « disparu » à Alger). Il s’est également opposé à la torture des membres de l’O.A.S par l’État français. Il s’est battu vigoureusement contre les révisionnistes (notamment Paul Rassinier) au travers, entre autres, de conférences et de publications. Il s’est également opposé à la politique de l’État d’Israël. Sur son parcours, on peut lire ses mémoires publiées aux Éditions Le Seuil, coll. Points (t.1 La brisure et l’attente. 1930-1955, t. 2 Le trouble et la lumière. 1955-1998).
On lira avec profit ses ouvrages contre les révisionnistes ainsi que ses ouvrages d’histoire juive. On citera, par exemple : Les assassins de la mémoire (Le Seuil, coll. Points) et Les Juifs, la mémoire et le présent (id.).

10. Olivier Pétré-Grenouilleau, né en 1962. Historien français, professeur à l’Institut d’étude politique de Paris. Spécialiste de l’histoire de l’esclavage et des traites. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce thème, notamment sur le port de Nantes et la traite négrière. Son ouvrage le plus important, qui fut à l’origine des débats mentionnés par Emmanuel Terray dans l’entretien, est Les traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard, coll. Folio).
On citera ici, pour la compréhension des débats évoqués par Emmanuel Terray, un extrait d’un article d’Olivier Pétré-Grenouilleau publié dans le journal français L’Expansion intitulé Quelques vérités gênantes sur la traite des noirs (29 juin 2005) : « Il faut d'abord dire que le caractère abominable de la traite n'est pas corrélé aux chiffres. Le fait que la traite orientale – en direction de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient – ait affecté plus de gens ne doit nullement conduire à minimiser celle de l'Europe et des Amériques. En revanche, je suis surpris que certains soient scandalisés que l'on ose parler des traites non occidentales. Toutes les victimes sont honorables et je ne vois pas pourquoi il faudrait en oublier certaines. La traite transatlantique est quantitativement la moins importante : 11 millions d'esclaves sont partis d'Afrique vers les Amériques ou les îles de l'Atlantique entre 1450 et 1869 et 9,6 millions y sont arrivés. Les traites que je préfère appeler « orientales » plutôt que musulmanes – parce que le Coran n'exprime aucun préjugé de race ou de couleur – ont concerné environ 17 millions d'Africains noirs entre 650 et 1920. Quant à la traite interafricaine, un historien américain, Patrick Manning, estime qu'elle représente l'équivalent de 50 % de tous les déportés hors d'Afrique noire, donc la moitié de 28 millions. C'est probablement plus. Ainsi un des meilleurs spécialistes de l'histoire de l'Afrique précoloniale, Martin Klein, explique-t-il que, vers 1900, rien que dans l'Afrique occidentale française, on comptait plus de 7 millions d'esclaves. Aussi n'est-il sans doute pas exagéré de dire qu'il y en eut peut-être plus de 14 millions, pour le continent, sur une durée de treize siècles. »

11. Mouvement des indigènes de la République (MIR), association fondée en 2005, après avoir diffusé, en janvier de la même année, un Appel des indigènes de la République. Site du MIR : www.indigenes-republique.org, sur lequel on pourra consulter l’Appel.

12. Une mémoire pour l'oubli : Le temps : Beyrouth, Le lieu : un jour d'août 1982, publié aux éditions Actes Sud.

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