Retour sur la révolution d'octobre 1917

Face à une classe dirigeante apeurée et indécise, les travailleurs et les soldats russes, écrasés par la Première guerre mondiale, la pauvreté et l'arriération de la Russie, mais fortement politisés et organisés, renversent l'équilibre des forces et deviennent les protagonistes de l'Histoire

Les bolcheviks (du nom de la tendance de Lénine, tendance la plus à gauche au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, P.O.S.D.R.) ne bénéficient pas d'une influence déterminante dès le début des événements de 1917. Dans l'ensemble du pays c'est dans les usines qu'ils commencent par jouer un rôle. C'est ainsi que fin mai 1917 les bolcheviks obtiennent la majorité à la Conférence des ouvriers de Petrograd. Au Premier Congrès des soviets de toute la Russie, début juin, sur 822 délégués, 105 sont des bolcheviks, tandis que 285 sont des socialistes-révolutionnaires (S.R., parti issu des traditions populistes et terroristes russes) et 248 des mencheviks (l'autre tendance issue du P.O.S.D.R., dirigée par Martov et opposée à la transformation de la révolution de Février en révolution socialiste par l'insurrection armée). Trotski et ses amis, favorables à l'unité des social-démocrates, forment un groupe de 10 délégués. La majorité de ce Premier Congrès accorde sa confiance au gouvernement provisoire de Lvov. Les bolcheviks, eux, se singularisent par leur mot d'ordre de « Tout le pouvoir aux soviets ». Mais les événements poussent les protagonistes de la révolution en marche plus à gauche. Et d'abord les événements économiques et militaires.

À l'été 1917, la situation russe est catastrophique : l'économie est arrêtée, les prix s'envolent, le ravitaillement ne fonctionne plus, des jacqueries se succèdent dans les campagnes, à l'armée, les soldats désertent.

Les journées de juillet

Les 3 et 4 juillet, les soldats en permission dans les villes se révoltent contre les envois de troupes en Galicie. Le 3, les bolcheviks montrent surtout beaucoup d'indécision face à une révolte qui se généralise d'heure en heure, mais le lendemain, les dirigeants et les militants de base sont sur le terrain et participent au mouvement, et en prennent la tête. Au part de Kronstadt, ce sont des bolcheviks, Podvoïsky et Nevsky, qui dirigent l'organisation militaire. Les garnisons révoltées défilent en rang serré devant le siège du parti bolchevik, le Palais de Kczensinska. Mais dès le 5, la situation se retourne. À Kronstadt, pendant que les troupes manifestantes rentrent dans leurs casernes, des cosaques, des autos blindées et des renforts progouvernementaux sont envoyés vers Kczesinska. Les bolcheviks ont juste le temps d'en sortir. Partout, le gouvernement provisoire réprime les révoltes. Des dirigeants bolcheviks sont arrêtés, ainsi que Trotski. Le président du gouvernement provisoire Kerenski (S.R.), nommé en juillet, réinstaure la peine de mort au front, limite des droits des comités de soldats, envoie des troupes pour réprimer les révoltes paysannes.

Conférence d'État et mobilisation ouvrière

Il convoque aussi une conférence d'État, à laquelle sont conviés 2000 délégués, des représentants du patronat, des syndicats, de l'État major, des églises et des partis politiques, à l'exception des bolcheviks. Ces derniers sont d'ailleurs sur un autre front, celui des usines. Partout, on note un retournement de l'opinion ouvrière qui leur est de plus en plus favorable. Le 3 août, dans quelques grandes usines de la capitale, ont lieu des élections aux caisses de maladie. Les bolcheviks raflent 190 sièges sur 230. C'est un vaste mouvement de fond. Le parti comprend alors 240 000 membres.

La conférence d'État, qui se déroule à Moscou à partir du 12 août 1917, a précisément pour but de restaurer l'autorité de l'État. Pour cet objectif, le commandant en chef de l'armée, le général Lavr Kornilov, rafle la vedette à Kerenski.

A l'origine, Kornilov est sans doute le plus républicain de tous les généraux russes. Il se déclare favorable à une certaine démocratisation de l'armée, mais entend que l'évolution soit étroitement contrôlée par l'État-major : il avait réprimé les mouvements démocratiques dans ses propres troupes, y avait interdit les meetings et avait fait fusiller les déserteurs. A la conférence d'État, il annonce clairement son objectif de dissoudre tous les comités populaires nés de la révolution que sont les soviets d'usine, de quartier, de caserne, les comités de quartier. Il annonce en outre qu'il imposera la peine de mort à l'arrière et militarisera les chemins de fer et les usines d'armement.

Il faut dire qu'en ce mois d'août 1917, les travailleurs, sur le qui vive, se mobilisent et s'auto-organisent. A la direction du Parti bolchevik, personne ne parle vraiment de risque de putsch. Mais dans les usines, les ouvriers, souvent aidés et conseillés par les militants ouvriers bolcheviks organisent des rondes, des tours de garde, des rendez-vous d'information à heures fixes. On retrouve cette même effervescence dans les assemblées inter-quartiers de Petrograd, au sein de la Garde rouge, ces détachements ouvriers armés qui ont fait leur apparition pendant la révolution de Février, et qui sont en train de sortir de leur clandestinité. Dans les syndicats aussi, et le plus souvent sous l'impulsion de bolcheviks, on prend ses marques, on répartit les tâches en vue d'un éventuel coup d'État. C'est à cette époque que des Gardes rouges prennent contact avec des soldats dans les casernes.

A cette montée pré-révolutionnaire dans les villes, il faut ajouter les insurrections continuelles de la campagne. Les paysans partent à l'assaut de milliers de domaines seigneuriaux, systématiquement mis à sac et brûlés. On s'attaque aux propriétaires et aux paysans riches, les koulaks. Leurs terres sont partagées en fonction du nombre de bouches à nourrir.

Lors de la Conférence de Moscou, Kerenski se déclare proche des milieux de gauche et des révolutionnaires, mais c'est pour jouer aussitôt au chef militaire et se présenter comme celui qui continuera la guerre et mènera les troupes russes jusqu'à la victoire. Il a le droit, pour cela, à une ovation debout, sauf de la part de quelques internationalistes présents et de quelques délégués de syndicats par ailleurs membres du parti bolchevik.

Les simagrées de Kerenski font long feu et la Conférence d'État s'enlise, montre son impuissance. Les conciliateurs, pour reprendre une expression de Trotski, mencheviks et socialistes révolutionnaires, sont perdus : d'une part ils souhaitent empêcher les bolcheviks de prendre le pouvoir, d'autre part ils ne veulent pas d'un coup d'État de la bourgeoisie. Or, Kornilov se croyant encore soutenu par une partie du parti bourgeois KD (Constitutionnel démocrate), envisage de plus en plus d'imposer une dictature militaire sur l'ensemble de la Russie en pleine crise révolutionnaire, sans pour autant s'imposer par un coup d'État. Le député Lvov fait les allers et retours entre Kerenski et Kornilov pour négocier ce rapprochement, tout en présentant à Kerenski les demandes de Kornilov comme s'il s'agissait d'ultimatum.

Le 21 août, Riga tombe aux mains des Allemands. Le gouvernement Kerenski décide de placer Petrograd sous l'autorité du commandant en chef. Or parmi les troupes déployées à Petrograd, on compte le Troisième Corps de cavalerie, commandée par le Général Krymov, et parmi ces troupes, il y a les redoutées Caucasiens de la Division sauvage. Mais Kornilov, qui soutient encore Kerenski, retient le bars de Krymov, qui reçoit l'ordre de n'entrer dans Petrograd qu'en cas de soulèvement bolchevik. En revanche, dans ses négociations avec Kerenski, Kornilov exige la loi martiale à Petrograd et le transfert de toute l'autorité publique entre ses mains, ainsi que la démission du gouvernement. En fait il veut surtout une place prépondérante dans le gouvernement, place qu'il est prêt à négocier avec Kerenski, dont tous les ministres constitutionnels-démocrates sont en train de démissionner. Ce dernier refuse tout contact, durcit sa position, et limoge Kornilov.

Kornilov montre les dents, les ouvriers de Petrograd s'arment

Destitué, le général Kornilov est bien obligé de hausser le ton. Le 25 août il ordonne aux troupes de Krymov de prendre la capitale Petrograd. Le but de Kornilov est d'abandonner Riga aux Allemands et de prendre la capitale Petrograd, ces deux villes étant des bastions bolcheviks. Il escompte que la défaite militaire à Riga relancera le patriotisme et que, sur cette vague, il pourra prendre le pouvoir à Petrograd. Le 26 août, soutenu par les officiers et les conservateurs, il en est encore à exiger un remaniement ministériel. Mais voilà que les ministres KD ont tous démissionné. Pour l'historien Marc Ferro, « la bourgeoisie libérale et réformiste (...) était prête à sacrifier la démocratie à la sauvegarde de l'ordre social, au prix d'une dictature militaire s'il le fallait.  » Plus tard, dans l'Histoire de la Révolution russe, Trotski montre que l'impossibilité de trouver un Bonaparte à l'époque était aussi la preuve que les conquêtes démocratiques de février n'étaient même pas assurées, aucune alliance n'étant plus possible entre les démocrates (mencheviks et socialistes révolutionnaires) et les libéraux (le KD). L'heure est à la mobilisation ouvrière.

La mutinerie de Kornilov est considérée par Kerenski comme une menée contre-révolutionnaire dès lors qu'il est persuadé que Kornilov se débarrassera de lui sitôt arrivé à Petrograd la capitale. Kornilov, entouré de sa garde turkmène armée de mitrailleuses effraie Kerenski, qui quelques jours plus tôt n'avait pourtant apparemment pas vu d'inconvénient à rétablir la discipline au front comme à l'arrière par la force. A partir du 28, Kerenski appelle les troupes du général rebelle à ne plus lui obéir. Or le rapport de force a changé et Kerenski est obligé de demander la protection de fait du Soviet de la ville.

Le Comité exécutif central du soviet accorde cette protection mais surtout donne ses ordres aux comités de l'armée, aux soviets de province, aux travailleurs des postes et chemins de fer, et à toute la garnison de prendre les choses en main et d'empêcher le coup d'État. Claude Anet, correspondant du Petit Parisien à Petrograd pendant ces événements, témoigne : « À Petrograd, on avait les misérables régiments révolutionnaires de la garde [rouge] Les Soviets demandaient que l'on rendît à la garde rouge les armes qu'on lui avait prises après les émeutes de juillet. On arma en effet les ouvriers. Qui donne cet ordre funeste ? Personne ne veut aujourd'hui en endosser la responsabilité. Le fait est qu'en lendemain de l'affaire Kornilov les extrémistes de Petrograd avaient, de nouveau, des fusils.  » Guère enthousiaste par ce qui est en train de se dérouler devant ses yeux, Anet n'en témoigne pas moins de l'irruption des masses dans la conduite des événements. « Les officiers, une fois de plus, n'osaient prendre aucun responsabilité. (...) Les soldats ne comprenaient rien à cette histoire obscure. (...) A ces troupes incertaines, les Soviets ne cessaient d'envoyer des émissaires ; les députés musulmans venaient causer avec les Ingouches, les Lesghiens, et les Tcherkesses. Sur le front russo-russe, on fraternisait comme sur le front russo-allemand.  »

À Petrograd, dès l'annonce du putsch, les Soviets de districts et les comités d'usine aident à organiser des groupes d'ouvriers en armes pour faire des patrouilles, creuser des tranchées, ériger des barricades. Les bolcheviks créent un réseau de « comités de guerre révolutionnaire  ». Le soviet de Petrograd apparaît vraiment comme la seule et unique forteresse prolétarienne. Sous sa direction, les usines produisent des armes pour s'opposer au putsch. Du 28 au 31 août, l'usine Putilov de Petrograd fournit une centaine de canons et mitrailleuses pour cette lutte armée. 25 000 hommes prennent les armes. Tout le monde se mobilise avec le soviet pour faire face à la contre-révolution et Kerenski est accusé par tous d'avoir laissé faire Kornilov.

Dans le même temps, tous les partis ouvriers mettent en place à Petrograd un Comité de défense populaire, bientôt transformé en Comité de défense populaire contre la contre-révolution (K.N.B.K.). Dans les huit principales villes de Russie se constitue un K.N.B.K. Les bolcheviks en sont partie prenante. A Petrograd, ce Comité comprend des membres du Comité central des Soviets, des dirigeants syndicaux, des responsables des partis bolchevik, menchevik et socialiste-révolutionnaire. Parmi les membres du K.N.B.K., on trouve notamment V. Nevski, le dirigeant de la voïenka, l'organisation militaire des bolcheviks. Ce rapprochement des partis ouvriers n'est rien d'autre que la mise en pratique de la tactique de front unique.

Le mot d'ordre des bolcheviks est : « A bas Kornilov, aucun appui à Kerenski. » Et ils se donnent les moyens de leur politique en développant notamment la voïenka, qui à l'époque compte 26 000 membres, opérant dans 43 groupes au front et 17 groupes à l'arrière. Mais comme au sein du Comité de défense populaire contre la contre-révolution le parti bolchevik s'oppose avec tous les autres partis ouvriers à la prise du pouvoir par un gouvernement militaire, Kerenski n'a pas d'autre choix que de lui accorder son soutien. En fait, Kerenski, lâché par les KD et la presse bourgeoise n'a plus de soutien ni d'influence. Au contraire, le parti bolchevik est non seulement réhabilité mais très vite considéré comme le seul groupe dirigeant de la résistance à l'avancée des troupes réactionnaires car son appareil militaire est le seul à même de mobiliser et armer les ouvriers et les soldats. Plusieurs dirigeants du parti, dont Trotski, sont libérés de prison. En remettant en place les bolcheviks, Kerenski permet l'échec du putsch de Kornilov, et en fait signe la fin de la première phase de la révolution.

Les travailleurs sont partout mobilisés. Les cheminots refusent de transporter les troupes de Kornilov, qui doivent donc se déplacer à pied jusqu'à Petrograd. En route, beaucoup désertent et ceux qui arrivent aux abords de la capitale sont accueillis par les soldats et les ouvriers qui les appellent à la fraternisation. Le Troisième Corps de Cavalerie et la redoutée Division sauvage cèdent sans combat. Krymov se rend. Ses troupes s'étant tout simplement évanoui dans la nature, Kornilov est finalement arrêté. Son putsch n'aura duré que deux jours.

La Révolution est en marche

Ainsi la ville de Petrograd se retrouve-t-elle contrôlée par les ouvriers en armes. Les délégués du Soviet de la capitale se tournent majoritairement et résolument du côté des bolcheviks. Le 31 août, au soviet de Petrograd, les bolcheviks proposent au vote une résolution qui appelle à la création d'un gouvernement composé de représentants du prolétariat et de la paysannerie. Ce nouveau gouvernement serait chargé de négocier immédiatement la paix, d'organiser l'expropriation des grandes propriétés et d'introduire le contrôle ouvrier dans les usines. Pour la première fois, une résolution issue des bolcheviks obtient 279 voix contre 115 (et 51 abstentions). Les bolcheviks ne sont pas en train de pousser à la prise du pouvoir immédiate, mais ils doivent préciser leur attitude face à ce nouveau gouvernement dont ils souhaitent la formation. Dans un texte adressé au Comité central du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (P.OS.D.R., nom officiel du « parti bolchevik »), Lénine écrit le 3 septembre : « Aller jusqu'à admettre le point de vue de la défense nationale, ou jusqu'à faire bloc avec les socialistes révolutionnaires, jusqu'à soutenir le gouvernement provisoire (...), c'est, j'en ai la conviction, faire preuve d'absence de principe. C'est archi-faux, c'est faire litière des principes. Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat, après avoir offert la paix, après avoir dénoncé les traités secrets et rompu toute attache avec les banques. Après seulement.  » La ligne révolutionnaire doit être le refus de soutenir Kerenski et de prolonger la lutte contre Kornilov et les siens. « Nous faisons et nous continuerons de faire la guerre à Kornilov, comme les troupes de Kerenski ; mais nous ne soutenons pas Kerenski, nous dévoilons au contraire sa faiblesse  » sans essayer pour autant de le renverser immédiatement. Quant aux Allemands, Lénine préconise de « leur proposer la paix immédiatement et sans réserve  ».

Dans un article daté du 6 septembre dans le Rabochy Pout, Lénine offre un compromis avec les mencheviks et les S.R. en ces termes : qu'ils rompent avec les partis bourgeois et acceptent la constitution d'un gouvernement responsable devant les soviets sans avoir besoin de passer par la prise du pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres. Les bolcheviks se tiendraient hors de ce gouvernement et cesseraient de prôner la prise du pouvoir immédiate par le prolétariat et la paysannerie pauvre. En échange, les partis au gouvernement permettraient toute liberté de parole et organiseraient la convocation d'une Assemblée constituante. 

En fait le projet de Lénine est caduc au moment même de sa présentation : la veille de la parution du Rabochy Pout, la direction du soviet de Petrograd, dirigée par une alliance S.R.-mencheviks a démissionné, et a été remplacée par une direction bolchevik, présidée à partir du 9 par Trotski, et soutenue par les ouvriers. Pendant tout le mois de septembre, de plus en plus de travailleurs expriment leur envie de prendre les armes pour bloquer toute nouvelle tentative à la Kornilov. On manifeste pour obtenir l'arrestation du Quartier Général de Kornilov ainsi que l'abolition de la peine de mort et la disparition de la douma d'État (le Parlement). La nécessité première est de s'organiser. On parle de développer sérieusement une Garde rouge. Beaucoup de travailleurs se sentent menacés par le simple fait de protester. Ne vient-on pas d'apprendre qu'en Allemagne, deux matelots, Max Reichpietsch et Albin Köbis, ont été condamnés à mort et fusillés pour avoir participé l'été précédent à des mouvements de protestation contre les mauvaises conditions de vie dans la flotte impériale, puis contre la guerre elle-même ? Voilà qui donne envie de se préparer à résister physiquement à toute répression...

Dans une lettre datée des 13-14 septembre, et adressée au Comité central du P.O.S.D.R., Lénine évalue la situation politique des bolcheviks. Contrairement à Juillet, les bolcheviks ont maintenant la majorité à Petrograd et Moscou, majorité fondée « par l'expérience des « répressions contre les bolcheviks, et par l'expérience de la rébellion de Kornilov  ». En maints endroits, en province, ils sont majoritaires dans les Soviets. Et, dernière nouveauté, « Nos démocrates petits-bourgeois, qui ont manifestement perdu la majorité dans le peuple, ont eu de profondes hésitations, quand ils ont refusé de faire bloc, c'est-à-dire de se coaliser avec les cadets. » La victoire, pour Lénine est donc assurée car « nous donnons à tout le peuple une perspective claire en lui montrant l'importance de notre direction « pendant les journées de Kornilov », puis en proposant un compromis aux « hommes du bloc » et en recevant d'eux un refus qui est loin d'avoir mis un terme aux hésitations de leur part.  » Le parti bolchevik peut avancer avec confiance ses propositions : qu'une Conférence des partis ouvriers endosse toutes les revendications des travailleurs, des paysans et des soldats, à savoir la paix immédiate, le contrôle ouvrier, l'expropriation des grandes latifundias, l'autodétermination des peuples de Russie et la destitution du gouvernement. Lénine présente la situation en ces termes : « ou bien l'acceptation complètede ce programme part la Conférence, ou bien l'insurrection. (...) La question ainsi posée, toute notre fraction étant concentrée dans les usines et les casernes, nous serons à même de juger où il faudra déclencher l'insurrection.  »

Un aperçu des multiples facettes de la montée ouvrière de l'automne

Dans les usines les travailleurs se tournent effectivement du côté des bolcheviks. Par exemple, fin septembre dans une usine textile de Moscou, un haut cadre annonce la fermeture de l'usine à cause, prétend-il, du manque de pétrole pour faire tourner les machines. Des travailleurs enquêtent, fouillent l'usine et découvrent de grandes réserves de pétrole. C'est une preuve de plus qu'on ne peut faire confiance en la bourgeoisie pensent beaucoup d'ouvriers, qui, se retrouvant parfaitement d'accord sur ce point avec le message principal du Parti bolchevik, le contactent pour y adhérer. On entre en masse dans le Parti bolchevik. Les nouveaux membres sont essentiellement des hommes jeunes, qui viennent parfois d'autres partis ouvriers. Les effectifs sont en train de s'approcher de 150 000 membres, contre 24 000 en février.

Au front, c'est souvent la débandade. En septembre, le nombre de déserteurs atteint plusieurs milliers, voire dizaines de milliers par jour. Les rumeurs de partage des terres accélèrent les désertions des paysans-soldats. Dans les campagnes, attisés par le retour au village de déserteurs armés, les troubles deviennent de plus en plus violents. Aux comités agraires, les notables sont débordés par une base de plus en plus impatiente de procéder au partage des terres. A l'automne 1917, l'Ukraine et les provinces de Tambov, Voronej, Saratov, Toula, Orel et Riazan sont au coeur d‘une immense jacquerie.

Ailleurs au front, au contraire, on ne lâche surtout pas son poste. Il ne s'agit plus d'écraser l'ennemi (?) allemand, mais de sauver la révolution. C'est le cas, début octobre, lorsque les avions et les bateaux allemands tentent de forcer le passage. Les matelots de la Baltique, notamment, savent que si leurs ports tombent, c'est Petrograd qui est condamnée. Le mot d'ordre de Trotski, en ce début octobre, est repris par tous les soldats : le gouvernement doit signer une paix immédiate. Dans la tête de tous les ouvriers et les soldats révolutionnaires, Petrograd, c'est la révolution.

Claude Anet note qu'à Petrograd l'heure n'est plus aux grands meetings de rue et aux « discours vibrants ». Alors que la rue est dominée par la Garde rouge, les soldats « vont nonchalamment à travers la ville, par petits groupes, fumant, crachant des graines de tournesol. » En fait; derrière cette attitude « laxiste » pointe une nouvelle fois le refus de répondre à l'autorité traditionnelle, ce dont Claude Anet se montre fort marri : « La triste affaire de Kornilov a accéléré le rythme de la crise où se débat la Russie. Maintenant, les Soviets ont un sursaut d'énergie. Ils ont sauvé la démocratie. Le conseil de Petrograd est aux mains des maximalistes.  » (Ces derniers désignent les Bolcheviks).

Le gouvernement provisoire qui n'a plus de pouvoir réel tente de mettre en place de nouvelles institutions, parallèles aux soviets, un Conseil de la République, une sorte de pré-parlement. Mais l'institution ne survit pas au départ des bolcheviks qui le 5 octobre prennent la décision de la boycotter et la quittent à sa première séance le 7 octobre.

Au même moment, la flotte de la Baltique entre quasiment en état d'insurrection. Le Comité exécutif central des matelots exige l'expulsion du gouvernement de Kerenski. Le Comité régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers russes en Finlande font un embargo en direction des chargements pour le gouvernement.

Le Comité exécutif des Soviets de toute la Russie décide quant à lui de l'élection d'un nouveau Congrès des Soviets (le deuxième) pour le 20 octobre, puis le 25. Le 10 octobre, Lénine, rentré trois jours plus tôt de son exil forcé en Finlande, parvient à convaincre la majorité des membres du Comité central du Parti bolchevik de la nécessité d'une insurrection armée. Les dirigeants du parti favorables à l'insurrection sont Dzerjinski, Volodarski, Lachévitch, Kollontaï, Tchoudnovski. Kamenev et Zinoviev ne sont pas d'accord. Staline se tait.

Mais le parti, ce sont surtout des milliers de militants anonymes. Il n'y a guère d'agitateurs dirigeants « disponibles » : beaucoup doivent rester dans la clandestinité. C'est le cas de Lénine ou de Zinoviev qui, d'ailleurs, désapprouve comme Kamenev la politique du parti en faveur de l'insurrection. Staline n'est ni agitateur, ni orateur. Sverdlovsk a un peu plus d'influence. Les meilleurs agitateurs de la direction sont Trotski, Volodarski, Lachévitch, Kollontaï et Tchoudnovski.

Le 16 octobre, le Congrès des soviets constitue un Centre Militaire Révolutionnaire (C.M.R.) pourvu de services de liaison, d'information et d'armement. Le C.M.R. commence par nommer des commissaires qu'il envoie contrôler les unités de l'armée régulière. Ces commissaires sont particulièrement bien accueillis par les soldats menacés d'être envoyés au front par le gouvernement provisoire. A Petrograd, les bolcheviks mettent en place un Comité Militaire Révolutionnaire, lui aussi chargé de mobiliser les militants, d'entrer en contact avec les comités de quartier et les casernes. Le Comité siège à l'Institut Smolny. Les deux autorités militaires se font maintenant face, mais dans les faits, le C.M.R. dirige la garnison de Petrograd. Les bolcheviks vont plus loin : ils favorisent la création de comités de régiments, qui organisent la vie quotidienne des soldats. L'ensemble de ces comités de régiments forme la Conférence permanente de la garnison. Cette Conférence rencontre des représentants des soldats au front, et tout le monde se répartit le travail pour l'insurrection. Lorsque Kerenski tente d'éloigner des troupes de Petrograd sous un prétexte militaire, les Comités de soldats sont assez forts pour s'y opposer. Dès lors l'insurrection est inévitable.

Dans les campagnes, particulièrement en Ukraine, en Biélorussie et en Russie centrale, les paysans saisissent les terres, pillent et brûlent les demeures seigneuriales. Dans les villes les grèves sont de plus en plus nombreuses et violentes. Partout les bolcheviks se montrent les plus décidés. Le parti comprend alors 350 000 militants, dont l'influence est alors considérable. Leur effort concerté aboutit logiquement au renversement du 25 octobre. La mobilisation populaire va se poursuivre encore pendant plusieurs mois.

Février 2008

André Lepic

Références bibliographiques

Les passages sur la période dans :
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HELLER, Michel et Nekrich Aleksandr L'Utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, 1985
KOENKER, Diane P. « Moscow in 1917 : The View from Below » The Workers Revolution in Russia, 1917 (Daniel H. Kaiser, dir.), Cambridge University Press, 1987
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SCHAPIRO, Léonard Les Révolutions russes de 1917, Flammarion, 1987
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TROTSKI, Léon Histoire de la révolution russe. Octobre, Seuil, 1967
WERTH, Nicolas « La prise du pouvoir par les bolcheviks » L'Histoire, janvier 1997
WERTH, Nicolas « Félix Dzerjinski et les origines du KGB » L'Histoire, septembre 1992
WERTH, Nicolas article « Révolution russe » dans l'Encyclopaedia Universalis

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