Les bolcheviks (du nom de la tendance de Lénine, tendance la plus à gauche au
sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, P.O.S.D.R.) ne bénéficient pas d'une
influence déterminante dès le début des événements de 1917. Dans
l'ensemble du pays c'est dans les usines qu'ils commencent par jouer un rôle. C'est
ainsi que fin mai 1917 les bolcheviks obtiennent la majorité à la Conférence des
ouvriers de Petrograd. Au Premier Congrès des soviets de toute la Russie, début juin, sur 822
délégués, 105 sont des bolcheviks, tandis que 285 sont des
socialistes-révolutionnaires (S.R., parti issu des traditions populistes et terroristes russes) et 248
des mencheviks (l'autre tendance issue du P.O.S.D.R., dirigée par Martov et opposée
à la transformation de la révolution de Février en révolution socialiste par
l'insurrection armée). Trotski et ses amis, favorables à l'unité des
social-démocrates, forment un groupe de 10 délégués. La majorité de ce
Premier Congrès accorde sa confiance au gouvernement provisoire de Lvov. Les bolcheviks, eux, se
singularisent par leur mot d'ordre de « Tout le pouvoir aux soviets ». Mais les
événements poussent les protagonistes de la révolution en marche plus à gauche.
Et d'abord les événements économiques et militaires.
À l'été 1917, la situation russe est catastrophique : l'économie est
arrêtée, les prix s'envolent, le ravitaillement ne fonctionne plus, des jacqueries se
succèdent dans les campagnes, à l'armée, les soldats désertent.
Les 3 et 4 juillet, les soldats en permission dans les villes se révoltent contre les
envois de troupes en Galicie. Le 3, les bolcheviks montrent surtout beaucoup d'indécision face
à une révolte qui se généralise d'heure en heure, mais le lendemain, les
dirigeants et les militants de base sont sur le terrain et participent au mouvement, et en prennent la
tête. Au part de Kronstadt, ce sont des bolcheviks, Podvoïsky et Nevsky, qui dirigent
l'organisation militaire. Les garnisons révoltées défilent en rang serré
devant le siège du parti bolchevik, le Palais de Kczensinska. Mais dès le 5, la situation se
retourne. À Kronstadt, pendant que les troupes manifestantes rentrent dans leurs casernes, des
cosaques, des autos blindées et des renforts progouvernementaux sont envoyés vers Kczesinska.
Les bolcheviks ont juste le temps d'en sortir. Partout, le gouvernement provisoire réprime les
révoltes. Des dirigeants bolcheviks sont arrêtés, ainsi que Trotski. Le président
du gouvernement provisoire Kerenski (S.R.), nommé en juillet, réinstaure la peine de mort au
front, limite des droits des comités de soldats, envoie des troupes pour réprimer les
révoltes paysannes.
Il convoque aussi une conférence d'État, à laquelle sont
conviés 2000 délégués, des représentants du patronat, des syndicats, de
l'État major, des églises et des partis politiques, à l'exception des
bolcheviks. Ces derniers sont d'ailleurs sur un autre front, celui des usines. Partout, on note un
retournement de l'opinion ouvrière qui leur est de plus en plus favorable. Le 3 août, dans
quelques grandes usines de la capitale, ont lieu des élections aux caisses de maladie. Les bolcheviks
raflent 190 sièges sur 230. C'est un vaste mouvement de fond. Le parti comprend alors 240 000
membres.
La conférence d'État, qui se déroule à Moscou à partir du 12
août 1917, a précisément pour but de restaurer l'autorité de
l'État. Pour cet objectif, le commandant en chef de l'armée, le général
Lavr Kornilov, rafle la vedette à Kerenski.
A l'origine, Kornilov est sans doute le plus républicain de tous les généraux
russes. Il se déclare favorable à une certaine démocratisation de l'armée,
mais entend que l'évolution soit étroitement contrôlée par
l'État-major : il avait réprimé les mouvements démocratiques dans ses propres
troupes, y avait interdit les meetings et avait fait fusiller les déserteurs. A la conférence
d'État, il annonce clairement son objectif de dissoudre tous les comités populaires
nés de la révolution que sont les soviets d'usine, de quartier, de caserne, les
comités de quartier. Il annonce en outre qu'il imposera la peine de mort à
l'arrière et militarisera les chemins de fer et les usines d'armement.
Il faut dire qu'en ce mois d'août 1917, les travailleurs, sur le qui vive, se mobilisent et
s'auto-organisent. A la direction du Parti bolchevik, personne ne parle vraiment de risque de putsch.
Mais dans les usines, les ouvriers, souvent aidés et conseillés par les militants ouvriers
bolcheviks organisent des rondes, des tours de garde, des rendez-vous d'information à heures
fixes. On retrouve cette même effervescence dans les assemblées inter-quartiers de Petrograd, au
sein de la Garde rouge, ces détachements ouvriers armés qui ont fait leur apparition pendant la
révolution de Février, et qui sont en train de sortir de leur clandestinité. Dans les
syndicats aussi, et le plus souvent sous l'impulsion de bolcheviks, on prend ses marques, on
répartit les tâches en vue d'un éventuel coup d'État. C'est à
cette époque que des Gardes rouges prennent contact avec des soldats dans les casernes.
A cette montée pré-révolutionnaire dans les villes, il faut ajouter les insurrections
continuelles de la campagne. Les paysans partent à l'assaut de milliers de domaines seigneuriaux,
systématiquement mis à sac et brûlés. On s'attaque aux propriétaires et
aux paysans riches, les koulaks. Leurs terres sont partagées en fonction du nombre de bouches à
nourrir.
Lors de la Conférence de Moscou, Kerenski se déclare proche des milieux de gauche et des
révolutionnaires, mais c'est pour jouer aussitôt au chef militaire et se présenter
comme celui qui continuera la guerre et mènera les troupes russes jusqu'à la victoire. Il a
le droit, pour cela, à une ovation debout, sauf de la part de quelques internationalistes
présents et de quelques délégués de syndicats par ailleurs membres du parti
bolchevik.
Les simagrées de Kerenski font long feu et la Conférence d'État s'enlise, montre
son impuissance. Les conciliateurs, pour reprendre une expression de Trotski, mencheviks et socialistes
révolutionnaires, sont perdus : d'une part ils souhaitent empêcher les bolcheviks de prendre
le pouvoir, d'autre part ils ne veulent pas d'un coup d'État de la bourgeoisie. Or,
Kornilov se croyant encore soutenu par une partie du parti bourgeois KD (Constitutionnel démocrate),
envisage de plus en plus d'imposer une dictature militaire sur l'ensemble de la Russie en pleine
crise révolutionnaire, sans pour autant s'imposer par un coup d'État. Le
député Lvov fait les allers et retours entre Kerenski et Kornilov pour négocier ce
rapprochement, tout en présentant à Kerenski les demandes de Kornilov comme s'il
s'agissait d'ultimatum.
Le 21 août, Riga tombe aux mains des Allemands. Le gouvernement Kerenski décide de placer
Petrograd sous l'autorité du commandant en chef. Or parmi les troupes déployées
à Petrograd, on compte le Troisième Corps de cavalerie, commandée par le
Général Krymov, et parmi ces troupes, il y a les redoutées Caucasiens de la Division
sauvage. Mais Kornilov, qui soutient encore Kerenski, retient le bars de Krymov, qui reçoit
l'ordre de n'entrer dans Petrograd qu'en cas de soulèvement bolchevik. En revanche, dans
ses négociations avec Kerenski, Kornilov exige la loi martiale à Petrograd et le transfert de
toute l'autorité publique entre ses mains, ainsi que la démission du gouvernement. En fait
il veut surtout une place prépondérante dans le gouvernement, place qu'il est prêt
à négocier avec Kerenski, dont tous les ministres constitutionnels-démocrates sont en
train de démissionner. Ce dernier refuse tout contact, durcit sa position, et limoge Kornilov.
Destitué, le général Kornilov est bien obligé de hausser le ton.
Le 25 août il ordonne aux troupes de Krymov de prendre la capitale Petrograd. Le but de Kornilov est
d'abandonner Riga aux Allemands et de prendre la capitale Petrograd, ces deux villes étant des
bastions bolcheviks. Il escompte que la défaite militaire à Riga relancera le patriotisme et
que, sur cette vague, il pourra prendre le pouvoir à Petrograd. Le 26 août, soutenu par les
officiers et les conservateurs, il en est encore à exiger un remaniement ministériel. Mais
voilà que les ministres KD ont tous démissionné. Pour l'historien Marc Ferro,
« la bourgeoisie libérale et réformiste (...) était prête
à sacrifier la démocratie à la sauvegarde de l'ordre social, au prix d'une
dictature militaire s'il le fallait. » Plus tard, dans l'Histoire de la
Révolution russe, Trotski montre que l'impossibilité de trouver un Bonaparte à
l'époque était aussi la preuve que les conquêtes démocratiques de
février n'étaient même pas assurées, aucune alliance n'étant plus
possible entre les démocrates (mencheviks et socialistes révolutionnaires) et les
libéraux (le KD). L'heure est à la mobilisation ouvrière.
La mutinerie de Kornilov est considérée par Kerenski comme une menée
contre-révolutionnaire dès lors qu'il est persuadé que Kornilov se
débarrassera de lui sitôt arrivé à Petrograd la capitale. Kornilov, entouré
de sa garde turkmène armée de mitrailleuses effraie Kerenski, qui quelques jours plus tôt
n'avait pourtant apparemment pas vu d'inconvénient à rétablir la discipline au
front comme à l'arrière par la force. A partir du 28, Kerenski appelle les troupes du
général rebelle à ne plus lui obéir. Or le rapport de force a changé et
Kerenski est obligé de demander la protection de fait du Soviet de la ville.
Le Comité exécutif central du soviet accorde cette protection mais surtout donne ses ordres aux
comités de l'armée, aux soviets de province, aux travailleurs des postes et chemins de fer,
et à toute la garnison de prendre les choses en main et d'empêcher le coup
d'État. Claude Anet, correspondant du Petit Parisien à Petrograd pendant ces
événements, témoigne : « À Petrograd, on avait les misérables
régiments révolutionnaires de la garde [rouge] Les Soviets demandaient que l'on
rendît à la garde rouge les armes qu'on lui avait prises après les émeutes de
juillet. On arma en effet les ouvriers. Qui donne cet ordre funeste ? Personne ne veut aujourd'hui en
endosser la responsabilité. Le fait est qu'en lendemain de l'affaire Kornilov les
extrémistes de Petrograd avaient, de nouveau, des fusils. » Guère enthousiaste par
ce qui est en train de se dérouler devant ses yeux, Anet n'en témoigne pas moins de
l'irruption des masses dans la conduite des événements. « Les officiers, une fois
de plus, n'osaient prendre aucun responsabilité. (...) Les soldats ne comprenaient rien
à cette histoire obscure. (...) A ces troupes incertaines, les Soviets ne cessaient
d'envoyer des émissaires ; les députés musulmans venaient causer avec les Ingouches,
les Lesghiens, et les Tcherkesses. Sur le front russo-russe, on fraternisait comme sur le front
russo-allemand. »
À Petrograd, dès l'annonce du putsch, les Soviets de districts et les comités
d'usine aident à organiser des groupes d'ouvriers en armes pour faire des patrouilles, creuser
des tranchées, ériger des barricades. Les bolcheviks créent un réseau de
« comités de guerre révolutionnaire ». Le soviet de Petrograd
apparaît vraiment comme la seule et unique forteresse prolétarienne. Sous sa direction, les
usines produisent des armes pour s'opposer au putsch. Du 28 au 31 août, l'usine Putilov de
Petrograd fournit une centaine de canons et mitrailleuses pour cette lutte armée. 25 000 hommes
prennent les armes. Tout le monde se mobilise avec le soviet pour faire face à la
contre-révolution et Kerenski est accusé par tous d'avoir laissé faire Kornilov.
Dans le même temps, tous les partis ouvriers mettent en place à Petrograd un Comité de
défense populaire, bientôt transformé en Comité de défense populaire contre
la contre-révolution (K.N.B.K.). Dans les huit principales villes de Russie se constitue un K.N.B.K.
Les bolcheviks en sont partie prenante. A Petrograd, ce Comité comprend des membres du Comité
central des Soviets, des dirigeants syndicaux, des responsables des partis bolchevik, menchevik et
socialiste-révolutionnaire. Parmi les membres du K.N.B.K., on trouve notamment V. Nevski, le dirigeant
de la voïenka, l'organisation militaire des bolcheviks. Ce rapprochement des partis ouvriers
n'est rien d'autre que la mise en pratique de la tactique de front unique.
Le mot d'ordre des bolcheviks est : « A bas Kornilov, aucun appui à
Kerenski. » Et ils se donnent les moyens de leur politique en développant notamment la
voïenka, qui à l'époque compte 26 000 membres, opérant dans 43 groupes au front
et 17 groupes à l'arrière. Mais comme au sein du Comité de défense populaire
contre la contre-révolution le parti bolchevik s'oppose avec tous les autres partis ouvriers
à la prise du pouvoir par un gouvernement militaire, Kerenski n'a pas d'autre choix que de lui
accorder son soutien. En fait, Kerenski, lâché par les KD et la presse bourgeoise n'a plus
de soutien ni d'influence. Au contraire, le parti bolchevik est non seulement réhabilité
mais très vite considéré comme le seul groupe dirigeant de la résistance à
l'avancée des troupes réactionnaires car son appareil militaire est le seul à
même de mobiliser et armer les ouvriers et les soldats. Plusieurs dirigeants du parti, dont Trotski,
sont libérés de prison. En remettant en place les bolcheviks, Kerenski permet
l'échec du putsch de Kornilov, et en fait signe la fin de la première phase de la
révolution.
Les travailleurs sont partout mobilisés. Les cheminots refusent de transporter les troupes de
Kornilov, qui doivent donc se déplacer à pied jusqu'à Petrograd. En route, beaucoup
désertent et ceux qui arrivent aux abords de la capitale sont accueillis par les soldats et les
ouvriers qui les appellent à la fraternisation. Le Troisième Corps de Cavalerie et la
redoutée Division sauvage cèdent sans combat. Krymov se rend. Ses troupes s'étant
tout simplement évanoui dans la nature, Kornilov est finalement arrêté. Son putsch
n'aura duré que deux jours.
Ainsi la ville de Petrograd se retrouve-t-elle contrôlée par les ouvriers en
armes. Les délégués du Soviet de la capitale se tournent majoritairement et
résolument du côté des bolcheviks. Le 31 août, au soviet de Petrograd, les
bolcheviks proposent au vote une résolution qui appelle à la création d'un
gouvernement composé de représentants du prolétariat et de la paysannerie. Ce nouveau
gouvernement serait chargé de négocier immédiatement la paix, d'organiser
l'expropriation des grandes propriétés et d'introduire le contrôle ouvrier dans
les usines. Pour la première fois, une résolution issue des bolcheviks obtient 279 voix contre
115 (et 51 abstentions). Les bolcheviks ne sont pas en train de pousser à la prise du pouvoir
immédiate, mais ils doivent préciser leur attitude face à ce nouveau gouvernement dont
ils souhaitent la formation. Dans un texte adressé au Comité central du Parti Ouvrier
Social-Démocrate de Russie (P.OS.D.R., nom officiel du « parti bolchevik »), Lénine
écrit le 3 septembre : « Aller jusqu'à admettre le point de vue de la
défense nationale, ou jusqu'à faire bloc avec les socialistes
révolutionnaires, jusqu'à soutenir le gouvernement provisoire (...), c'est, j'en ai
la conviction, faire preuve d'absence de principe. C'est archi-faux, c'est faire litière
des principes. Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu'après la prise du
pouvoir par le prolétariat, après avoir offert la paix, après avoir
dénoncé les traités secrets et rompu toute attache avec les banques. Après
seulement. » La ligne révolutionnaire doit être le refus de soutenir Kerenski et de
prolonger la lutte contre Kornilov et les siens. « Nous faisons et nous continuerons de faire la
guerre à Kornilov, comme les troupes de Kerenski ; mais nous ne soutenons pas Kerenski, nous
dévoilons au contraire sa faiblesse » sans essayer pour autant de le renverser
immédiatement. Quant aux Allemands, Lénine préconise de « leur proposer la
paix immédiatement et sans réserve ».
Dans un article daté du 6 septembre dans le Rabochy Pout, Lénine offre un compromis
avec les mencheviks et les S.R. en ces termes : qu'ils rompent avec les partis bourgeois et acceptent la
constitution d'un gouvernement responsable devant les soviets sans avoir besoin de passer par la prise du
pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres. Les bolcheviks se tiendraient hors de ce
gouvernement et cesseraient de prôner la prise du pouvoir immédiate par le prolétariat et
la paysannerie pauvre. En échange, les partis au gouvernement permettraient toute liberté de
parole et organiseraient la convocation d'une Assemblée constituante.
En fait le projet de Lénine est caduc au moment même de sa présentation : la veille de la
parution du Rabochy Pout, la direction du soviet de Petrograd, dirigée par une alliance
S.R.-mencheviks a démissionné, et a été remplacée par une direction
bolchevik, présidée à partir du 9 par Trotski, et soutenue par les ouvriers. Pendant
tout le mois de septembre, de plus en plus de travailleurs expriment leur envie de prendre les armes pour
bloquer toute nouvelle tentative à la Kornilov. On manifeste pour obtenir l'arrestation du
Quartier Général de Kornilov ainsi que l'abolition de la peine de mort et la disparition de
la douma d'État (le Parlement). La nécessité première est de s'organiser.
On parle de développer sérieusement une Garde rouge. Beaucoup de travailleurs se sentent
menacés par le simple fait de protester. Ne vient-on pas d'apprendre qu'en Allemagne, deux
matelots, Max Reichpietsch et Albin Köbis, ont été condamnés à mort et
fusillés pour avoir participé l'été précédent à des
mouvements de protestation contre les mauvaises conditions de vie dans la flotte impériale, puis
contre la guerre elle-même ? Voilà qui donne envie de se préparer à
résister physiquement à toute répression...
Dans une lettre datée des 13-14 septembre, et adressée au Comité central du P.O.S.D.R.,
Lénine évalue la situation politique des bolcheviks. Contrairement à Juillet, les
bolcheviks ont maintenant la majorité à Petrograd et Moscou, majorité fondée
« par l'expérience des « répressions contre les bolcheviks, et par
l'expérience de la rébellion de Kornilov ». En maints endroits, en province,
ils sont majoritaires dans les Soviets. Et, dernière nouveauté, « Nos
démocrates petits-bourgeois, qui ont manifestement perdu la majorité dans le peuple, ont eu de
profondes hésitations, quand ils ont refusé de faire bloc, c'est-à-dire de se
coaliser avec les cadets. » La victoire, pour Lénine est donc assurée car
« nous donnons à tout le peuple une perspective claire en lui montrant l'importance de
notre direction « pendant les journées de Kornilov », puis en proposant un compromis aux
« hommes du bloc » et en recevant d'eux un refus qui est loin d'avoir mis un terme aux
hésitations de leur part. » Le parti bolchevik peut avancer avec confiance ses
propositions : qu'une Conférence des partis ouvriers endosse toutes les revendications des
travailleurs, des paysans et des soldats, à savoir la paix immédiate, le contrôle
ouvrier, l'expropriation des grandes latifundias, l'autodétermination des peuples de Russie et
la destitution du gouvernement. Lénine présente la situation en ces termes : « ou
bien l'acceptation complètede ce programme part la Conférence, ou bien
l'insurrection. (...) La question ainsi posée, toute notre fraction étant
concentrée dans les usines et les casernes, nous serons à même de juger où il
faudra déclencher l'insurrection. »
Dans les usines les travailleurs se tournent effectivement du côté des
bolcheviks. Par exemple, fin septembre dans une usine textile de Moscou, un haut cadre annonce la fermeture
de l'usine à cause, prétend-il, du manque de pétrole pour faire tourner les
machines. Des travailleurs enquêtent, fouillent l'usine et découvrent de grandes
réserves de pétrole. C'est une preuve de plus qu'on ne peut faire confiance en la
bourgeoisie pensent beaucoup d'ouvriers, qui, se retrouvant parfaitement d'accord sur ce point avec
le message principal du Parti bolchevik, le contactent pour y adhérer. On entre en masse dans le Parti
bolchevik. Les nouveaux membres sont essentiellement des hommes jeunes, qui viennent parfois d'autres
partis ouvriers. Les effectifs sont en train de s'approcher de 150 000 membres, contre 24 000 en
février.
Au front, c'est souvent la débandade. En septembre, le nombre de déserteurs atteint
plusieurs milliers, voire dizaines de milliers par jour. Les rumeurs de partage des terres
accélèrent les désertions des paysans-soldats. Dans les campagnes, attisés par le
retour au village de déserteurs armés, les troubles deviennent de plus en plus violents. Aux
comités agraires, les notables sont débordés par une base de plus en plus impatiente de
procéder au partage des terres. A l'automne 1917, l'Ukraine et les provinces de Tambov,
Voronej, Saratov, Toula, Orel et Riazan sont au coeur d‘une immense jacquerie.
Ailleurs au front, au contraire, on ne lâche surtout pas son poste. Il ne s'agit plus
d'écraser l'ennemi (?) allemand, mais de sauver la révolution. C'est le cas,
début octobre, lorsque les avions et les bateaux allemands tentent de forcer le passage. Les matelots
de la Baltique, notamment, savent que si leurs ports tombent, c'est Petrograd qui est condamnée.
Le mot d'ordre de Trotski, en ce début octobre, est repris par tous les soldats : le gouvernement
doit signer une paix immédiate. Dans la tête de tous les ouvriers et les soldats
révolutionnaires, Petrograd, c'est la révolution.
Claude Anet note qu'à Petrograd l'heure n'est plus aux grands meetings de rue et aux
« discours vibrants ». Alors que la rue est dominée par la Garde rouge, les
soldats « vont nonchalamment à travers la ville, par petits groupes, fumant, crachant des
graines de tournesol. » En fait; derrière cette attitude « laxiste » pointe une
nouvelle fois le refus de répondre à l'autorité traditionnelle, ce dont Claude Anet
se montre fort marri : « La triste affaire de Kornilov a accéléré le rythme de
la crise où se débat la Russie. Maintenant, les Soviets ont un sursaut d'énergie.
Ils ont sauvé la démocratie. Le conseil de Petrograd est aux mains des maximalistes.
» (Ces derniers désignent les Bolcheviks).
Le gouvernement provisoire qui n'a plus de pouvoir réel tente de mettre en place de nouvelles
institutions, parallèles aux soviets, un Conseil de la République, une sorte de
pré-parlement. Mais l'institution ne survit pas au départ des bolcheviks qui le 5 octobre
prennent la décision de la boycotter et la quittent à sa première séance le 7
octobre.
Au même moment, la flotte de la Baltique entre quasiment en état d'insurrection. Le
Comité exécutif central des matelots exige l'expulsion du gouvernement de Kerenski. Le
Comité régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers russes en Finlande font un
embargo en direction des chargements pour le gouvernement.
Le Comité exécutif des Soviets de toute la Russie décide quant à lui de
l'élection d'un nouveau Congrès des Soviets (le deuxième) pour le 20 octobre,
puis le 25. Le 10 octobre, Lénine, rentré trois jours plus tôt de son exil forcé
en Finlande, parvient à convaincre la majorité des membres du Comité central du Parti
bolchevik de la nécessité d'une insurrection armée. Les dirigeants du parti
favorables à l'insurrection sont Dzerjinski, Volodarski, Lachévitch, Kollontaï,
Tchoudnovski. Kamenev et Zinoviev ne sont pas d'accord. Staline se tait.
Mais le parti, ce sont surtout des milliers de militants anonymes. Il n'y a guère d'agitateurs
dirigeants « disponibles » : beaucoup doivent rester dans la clandestinité. C'est le
cas de Lénine ou de Zinoviev qui, d'ailleurs, désapprouve comme Kamenev la politique du
parti en faveur de l'insurrection. Staline n'est ni agitateur, ni orateur. Sverdlovsk a un peu plus
d'influence. Les meilleurs agitateurs de la direction sont Trotski, Volodarski, Lachévitch,
Kollontaï et Tchoudnovski.
Le 16 octobre, le Congrès des soviets constitue un Centre Militaire Révolutionnaire (C.M.R.)
pourvu de services de liaison, d'information et d'armement. Le C.M.R. commence par nommer des
commissaires qu'il envoie contrôler les unités de l'armée
régulière. Ces commissaires sont particulièrement bien accueillis par les soldats
menacés d'être envoyés au front par le gouvernement provisoire. A Petrograd, les
bolcheviks mettent en place un Comité Militaire Révolutionnaire, lui aussi chargé de
mobiliser les militants, d'entrer en contact avec les comités de quartier et les casernes. Le
Comité siège à l'Institut Smolny. Les deux autorités militaires se font
maintenant face, mais dans les faits, le C.M.R. dirige la garnison de Petrograd. Les bolcheviks vont plus
loin : ils favorisent la création de comités de régiments, qui organisent la vie
quotidienne des soldats. L'ensemble de ces comités de régiments forme la Conférence
permanente de la garnison. Cette Conférence rencontre des représentants des soldats au front,
et tout le monde se répartit le travail pour l'insurrection. Lorsque Kerenski tente
d'éloigner des troupes de Petrograd sous un prétexte militaire, les Comités de
soldats sont assez forts pour s'y opposer. Dès lors l'insurrection est inévitable.
Dans les campagnes, particulièrement en Ukraine, en Biélorussie et en Russie centrale, les
paysans saisissent les terres, pillent et brûlent les demeures seigneuriales. Dans les villes les
grèves sont de plus en plus nombreuses et violentes. Partout les bolcheviks se montrent les plus
décidés. Le parti comprend alors 350 000 militants, dont l'influence est alors
considérable. Leur effort concerté aboutit logiquement au renversement du 25 octobre. La
mobilisation populaire va se poursuivre encore pendant plusieurs mois.
Février 2008
André Lepic
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