Cette période 1970-1973, pendant laquelle la gauche était au gouvernement, sous la présidence de Salvador Allende, a été présentée à l'époque comme la voie chilienne vers le socialisme. On sait qu'elle a en fait été la voie vers le putsch militaire de Pinochet. Depuis, Pinochet est mort et les socialistes sont à nouveau aux manettes du pouvoir.
Depuis janvier 2006, la République du Chili a une « socialiste » (elle
était officiellement candidate de la « Concertation démocratique », une coalition
gouvernementale de centre-gauche.), Michelle Bachelet, pour présidente. Elle succède à
un homme dit lui aussi de gauche, Ricardo Lagos, qui a gouverné de 2002 à 2006.
L'élection de 2006 n'a donc provoqué aucun remous sur les marchés financiers.
Ces derniers sont assurés que la politique qui sera menée sera conforme à toutes les
politiques économiques du passé récent : néo-libéralisme affiché,
avec intervention de l'État dans certains domaines, notamment le cuivre (secteur
stratégique, dont le pays est le premier producteur mondial), politique monétaire orthodoxe,
avec des comptes publics positifs et une dette publique qu'on s'attelle sagement à rembourser.
Le Chili est aussi un excellent partenaire de la Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLEA)
ainsi que du Marché commun du sud de l'Amérique (MERCOSUR), il multiplie les Accords de
Libre Échange (ALE) avec ses voisins. Mais le plus gros de ses exportations se fait avec l'Asie,
l'Union européenne et les États-Unis. Bref, une politique économique parfaitement
orthodoxe, dans un pays où les 20 % de la population les plus riches gagnent dix-sept fois plus que
les 20 % les plus pauvres. Cette tranche inférieure de la population, 3 millions de Chiliens,
« vit » avec deux dollars par jour. Les économistes bourgeois soulignent
généralement la fragilité d'une économie qui repose essentiellement sur
l'exportation d'une matière première. Ils indiquent aussi les risques
économiques graves issus de la progression de la désertification de certaines régions du
Chili.
Ces derniers aspects achèvent de situer le Chili comme un état typiquement bourgeois, dans la
norme, bon élève du capitalisme. C'est là le résultat d'années
d'adaptation au marché mondial, et de défaites ouvrières, dont la plus importante
est celle des années Pinochet (1973-1990), ère sanglante de répression
anti-ouvrière.
Mais pour les travailleurs chiliens d'aujourd'hui, les expériences de politisation voire de
luttes ne manquent pas dans le sous-continent.
Le sous-continent américain est en effet d'une grande richesse dans le domaine
des luttes politiques et sociales. Les mouvements de gauche et les mobilisations n'ont pas manqué
depuis plus d'un siècle. La politisation de larges masses populaires y est actuellement
considérable, de grande qualité et multiforme : participations, souvent festives, aux
mobilisations solidaires, grandes luttes sociales avec des victoires dans le cadre de sociétés
où la fracture de classe est particulièrement visible et violente, traditions
anti-impérialistes des partis de gauche avec souvent une participation importante de femmes, influence
de syndicats qui luttent plus souvent qu'en Europe pour des objectifs ouvertement politiques, mouvements
guérilléristes de gauche, poids du catholicisme social assez subversif, courage physique de
générations de jeunes et de travailleurs pourchassés par toutes les polices du
continent, et ces dernières années gouvernements ouvertement de gauche, parfois soutenus par
les minorités indiennes pauvres. Tout cela permet de saisir que les idées, la politique et
l'engagement font un tout pour une large partie de la société sud américaine. Et il
faut rajouter à ces paramètres le souvenir des luttes passées.
Et celles du Chili y ont une place très importantes.
Entre 1965 et 1969, les réserves minières nord-américaines de cuivre
chutent de 60 %. Le sous-sol chilien (qui contient un tiers du cuivre mondial) est plus que jamais la plus
importante source de profit pour les groupes miniers américains. L'autre avantage du Chili,
c'est la modicité de ses salaires. En 1964, dans le domaine du cuivre, les ouvriers chiliens ne
gagnent que 1/8ième de ce que gagnent les ouvriers des deux principaux groupes
américains, l'Anaconda Copper Minning Co. et la Kennett Copper Co., qui ont la haute main sur le
cuivre chilien. Ainsi que le rapporte Eduardo Galeano dans Les veines ouvertes de l'Amérique
latine (Terre humaine, Plon, 1981), 80 % des gains de l'Anaconda viennent de ses mines chiliennes,
mais l'entreprise place moins de 1/6ième de ses investissements étrangers dans
le pays même.
Évidemment, au Chili, la question du cours du cuivre et de sa production est centrale pour tous les
partis politiques. Et la question de neutraliser la classe ouvrière qui y travaille est tout aussi
importante...
Depuis le début des années 1960 et pendant toute la décennie, la
Démocratie chrétienne faute d'influencer les travailleurs du cuivre, tourne une partie de
son activité propagandiste vers les paysans sans terre et le sous-prolétariat urbain. Quoique
de droite, la Démocratie chrétienne cherche à influencer des couches populaires, et
à les isoler du prolétariat minier et industriel. En utilisant un langage populiste, Frei, le
principal dirigeant du parti, parvient effectivement à grossir l'électorat démocrate
chrétien. Le Center for Latin-American Studies, de l'Université de Liverpool, a
montré (Mobilization and Socialist politics in Chile) que la base électorale de
l'Unité populaire (la version chilienne de l'Union de la gauche), ce sont les 18 % des
salariés qui travaillent dans le secteur moderne, des mines et des grandes entreprises, tandis les
25 % des salariés qui travaillent dans des entreprises traditionnelles sont plutôt
tournés vers la Démocratie chrétienne.
Élu président en septembre 1964, Frei promet une « révolution dans la
liberté », s'attaque à la question agraire et à celle des mines de
cuivre. Pour contrôler le secteur minier, dominé par les capitaux américains, il prend
quelques mesures pour associer ces entreprises américaines à des entreprises chiliennes, en
particulier dans les mines de cuivre. L'État chilien n'aura en fait guère plus
qu'un droit de consultation dans ces entreprises.
Aux 500 000 familles sans logis, Frei promet de construire 60 000 logements par an. En fait, il en construit
moitié moins et toutes de mauvaise qualité, sans eau courante, électricité ni
fosse d'aisance. D'ailleurs, en 1968, les sans logis se révoltent. En mai de cette
année, il y a aussi des luttes estudiantines, et pendant toute la période Frei, les ouvriers du
cuivre mènent des grèves, parfois sanglantes.
Bien que n'ayant pas hésité à renationaliser le cuivre et à distribuer
quelques terres, le gouvernement Frei favorise les riches, et se favorise au passage, puisque beaucoup de
dirigeants du parti sont liés aux grands patrons, banquiers et gros propriétaires. Les
scandales de prévarication augmentent d'autant le mécontentement. L'armée
elle-même, en octobre 1969, semble tentée par une voie plus autoritaire lorsque deux
régiments se soulèvent.
Aux élections présidentielles de 1970, Salvador Allende, le candidat de gauche, se
présente contre un candidat de droite et un candidat démocrate chrétien. Victorieux, il
devient président le 4 septembre, avec le soutien des démocrates chrétiens, qui lui
permettent de ne pas être renversé, vu l'absence de majorité absolue pour la
gauche.
Issu d'une famille bourgeoise, Allende aurait pu devenir médecin, mais, au
contact de la misère rencontrée chez ses patients dans les bidonvilles, il s'engage dans la
politique, ce qui lui vaut plusieurs séjours en prison. Allende fonde le Parti socialiste chilien en
1933, et se présente aux élections présidentielles à partir de 1952. En septembre
1964, les sociaux démocrates et les staliniens constituent un Front populaire qui ne parvient pas
à gagner les élections, remportées par Frei (Démocratie chrétienne).
L'arrivée au pouvoir d'Allende en 1970 est accompagnée par une vague d'enthousiasme
populaire. Des réformes sont lancées : droit de vote aux plus de 18 ans et aux
illettrés, développement de la culture, augmentation des salaires entre 35 et 66 % et des aides
dans la santé, l'éducation, le logement et l'assistance sociale.
Près de 7 millions d'hectares de terres sont expropriées et distribuées à
100 000 familles paysannes. Cette réforme agraire n'est d'ailleurs pas une mesure des
socialistes : c'est la mise en place et l'accélération de mesures
décidées sous le précédent gouvernement de Démocratie chrétienne,
en 1967. Pendant les six ans du gouvernement Frei, 3,4 millions d'hectares ont été
expropriés ; 2,2 millions sont expropriés dans les huit premiers mois de gouvernement Allende.
Il s'agit d'expropriations avec indemnités de l'État aux propriétaires, des
sommes souvent importantes d'ailleurs. Cette réforme agraire touche surtout les petits
propriétaires. François Buy, dans Un Échec de l'Union populaire : le Chili
socialiste (paru en 1973, aux Éditions municipales), note que dans le département de
Lautaro, le parti d'extrême gauche Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), occupe 26
propriétés qui au total ne regroupent que 200 hectares. Et dans plusieurs régions on
occupe les terres qui avaient déjà été redistribuées sous Frei. Le but de
ces occupations est plus politique que social. En France, la Ligue communiste montre dans une brochure
intitulée « Chili : le socialisme sans la révolution ? » que la
réforme agraire ne concerne pas les propriétés supérieures à 80 hectares,
et que dans les faits, profitant de la lenteur de la mise en route de cette réforme, les
propriétaires s'arrangent pour redistribuer préventivement leurs terres en les divisant
entre frères, cousins et parents. Les propriétaires de bestiaux font passer leurs animaux en
Argentine, certains abattent leur bétail. Du coup, le gouvernement renonce à les exproprier. Le
bétail et les machines, qui ne sont pas concernés par la réforme agraire, sont
transférés sur les meilleurs terres, ce qui conduit à la constitution d'une
agriculture intensive et mécanisée pour les plus riches, tandis que les paysans pauvres restent
délaissés.
Au Parlement, la droite soutient la nationalisation complète du cuivre, votée à
l'unanimité. Au total, on estime que sur les trois années de gouvernement Allende, les
nationalisations ont concerné moins de 1 % des entreprises du pays, qui fabriquent 30 % des biens de
consommation et emploient plus de 20 % des salariés du pays.
Le gouvernement Allende bénéficie évidemment du soutien des partis de gauche et de leurs
membres, et, au-delà, de larges fractions des classes populaires. Le week-end, par exemple, beaucoup
d'étudiants et de jeunes travailleurs vont bénévolement dans les campagnes et les
bidonvilles pour apporter leur aide aux plus démunis et accompagner, pensent-ils, les efforts du
gouvernement. Dans la gauche latino-américaine, la figure chaleureuse d'Allende paraît
atypique, bien qu'il soit plus modéré que la majorité de son parti, lui-même
plus radical que le Parti communiste !
Dans un article du Monde d'octobre 1970, Marcel Niedergang décrit
l'influence considérable du Parti socialiste dans d'importantes couches populaires de la
société chilienne. Chez les cheminots, les ouvriers du cuivre, les dockers, les travailleurs du
pétrole, les syndicats socialistes sont plus influents que les syndicats du Parti communiste.
Ce dernier, quant à lui, ne s'est pas émancipé de ses prises de position du
passé. Dès 1936, il prône une politique de Front populaire, alliance électorale
avec les socialistes qui lui permet d'entrer au gouvernement en 1938. Le PCC y reste et s'adapte
parfaitement aux besoins de la bourgeoisie. A partir de 1942-43, il s'engage, vu l'état de
guerre, à ne pas faire de grève, engagement qu‘il réitère en février
1947 auprès du président Gonzalez Videla. L'année suivante, conséquence de sa
soumission, il est interdit par le même président. Au milieu des années 1950, le courant
« communiste » (stalinien) s'allie aux socialistes au sein du Front d'action populaire
(FRAP) et, avec l'industrialisation du pays, développe une telle influence qu'Alberto J. Pla
(« La Politique des partis communistes latino-américains » in Matériaux pour
l'histoire de notre temps, avril-juin 1999) écrit que, de tous les partis communistes du
sous-continent, c'est lui qui a le plus d'adhérents.
L'extrême gauche n'est pas absente du paysage chilien du début des années 1970,
elle est même influente. Le MIR en est une des principales forces. Né en 1965 de l'union
d'un groupe castriste, de responsables d'un groupe trotskyste et de jeunes militants socialistes, il
se développe surtout à partir de 1968, lorsqu'il milite en direction des paysans, des
mineurs, des ouvriers du textile et des habitants des bidonvilles [Alain Labrousse
L'Expérience chilienne. Réformisme ou révolution ?, Seuil, 1972]. Le MIR,
parti de lutte de classe qui prône dans ses textes la guérilla aussi bien dans les campagnes que
dans les villes, loin d'organiser ces guérillas sous le gouvernement Allende mêle le
radicalisme et l'opportunisme, essayant de pousser le gouvernement plus à gauche, en en restant
formellement à l'écart tout en demandant aux travailleurs de le soutenir.
Le Mouvement d'action populaire unitaire (MAPU) est une autre organisation politique
d‘extrême gauche influente. Dans une brochure parue en 1974, le MAPU évoque son histoire
peu banale : le Mouvement est une scission de gauche, en 1969, de la Démocratie chrétienne.
Dès qu'il se constitue comme parti indépendant, le MAPU, regroupant des Chrétiens
favorables à la révolution et au socialisme, se tourne vers l'Unité populaire,
offrant au parti une base militante composée d'étudiants, de techniciens, de petits
bourgeois radicaux. A son premier congrès, en 1970, il se radicalise et adopte pour base
programmatique le marxisme-léninisme. Sous Allende, le MAPU joue le rôle d'aile gauche du
gouvernement.
A mesure que le temps passe, la Démocratie chrétienne renâcle à
soutenir l'UP, l'armée commence à vouloir intervenir directement, tandis que la crise
économique mine la stabilité politique. Cette crise se traduit d'abord par l'inflation
galopante. De juillet 1971 à juillet 1972, le coup de la vie augmente de 46 %. L'inflation
augmente de 90 % entre juillet et août 1972, de 130 % entre août et septembre. Le 21 août
éclate une grève des commerçants appuyés par l'extrême droite. Allende
choisit la manière forte, décrète l'état d'urgence dans la province de
Santiago. De même, lors de la première grève organisée par le puissant syndicat
des camionneurs (de droite) en septembre 1972, l'état d'urgence est
décrété dans 24 provinces sur 25. Cette grève des propriétaires de camions
est soutenue par des fonds de la CIA. Sepulveda, romancier chilien qui a été emprisonné
jusqu'en 1976 du fait de son militantisme à la jeunesse communiste du Chili, écrit dans sa
nouvelle Le maudit Mardi (Une Sale Histoire, Métailié, 2005) que le
Département d'État de Kissinger verse 250 000 dollars chaque jour aux camionneurs.
Mais de nombreux travailleurs ne se laissent pas faire. Ils réquisitionnent les camions, ou rentrent
de force dans les supermarchés fermés par leurs propriétaires. Les Comités de
ravitaillement et de contrôle des prix (J.A.P.), formés par le ministère de
l'Économie, sont investis par les travailleurs et les jeunes les plus combatifs. Ces
comités fonctionnent au niveau du quartier. On y procède aux recensement des familles et de
leurs besoins et on répartit les marchandises selon ces besoins. Ailleurs, on contrôle les
arrivées et la distribution de produits de première nécessité. Chaque
comité fonctionne selon les mobilisations du quartier. Pour Claire Tréan, qui a écrit un
remarquable petit livre sur le Chili de cette époque avec le militant réfugié en France
David Munoz (L'Exilé chilien), « les J.A.P. sont l'expression de ce pouvoir
populaire dans le domaine de la distribution, comme le sont les « cordons industriels » dans
celui de la production. En ce sens, elles sont à l'ordre du jour des partis, parmi les principales
cibles de la droite, au point de divergence de différentes tendances de gauche. »
Quels sont les buts des « cordones industriales » sous l'Unité populaire ?
On en trouve une description dans une brochure du MAPU parue en 1977, « Description historique du
mouvement ouvrier du Chili » aux Éditions Pouvoir populaire. Ces cordons ont pour objectifs
de soutenir les mesures du programme de l'UP, de construire la base d'un nouveau pouvoir et de
dépasser la centrale syndicale C.U.T., jugée trop bureaucratique, et de toute façon
absente des petites entreprises. Ces cordons réunissent les entreprises d'une même zone ou
localité. A leur tête, on retrouve des militants du PS, du MAPU ou du MIR. Le parti communiste,
très droitier, n'y est pas représenté. De ces cordons émanent les
« comandos comunales », où l'on retrouve des dirigeants syndicaux, des
délégués de quartier, des centres de mères, des délégués des
J.A.P., des délégués étudiants et parfois des délégués
d'organisations paysannes. Ces « comandos » tendent de plus en plus à devenir
des organes de pouvoir populaire, indépendants du Parlement et du gouvernement.
Sur le plan économique, aucune mesure ne se montre efficace contre l'inflation, et pendant
l'année 1973, les prix sont multipliés par trois. Dans le cadre d'une situation
économique qui empire, la droite résiste sérieusement aux mesures du gouvernement,
notamment les commerçants. La Démocratie chrétienne et l'extrême droite
lancent contre les J.A.P. des campagnes acharnées de dénigrement, en les accusant de faire du
marché noir au service des communistes. Des attentats ont lieu contre les militants des J.A.P. et des
responsables sont assassinés. Les mêmes réactionnaires s'en prennent aux Cordons
industriels.
Pendant ces années 1972-73, la bourgeoisie spécule sur les prix et le marché noir,
opérations dont la petite bourgeoisie se retrouve exclue et même victime. Face à la crise
économique, les États-Unis font couper les crédits du pays auprès des
institutions financières internationales pour faire pression, en particulier pour obtenir des
indemnités pour les mines de cuivre nationalisées. Le gouvernement Allende doit suspendre la
convertibilité de la monnaie chilienne. La bourgeoisie nationale se met à exporter ses
capitaux. Le blocus financier international pousse encore plus la petite bourgeoisie vers la droite.
La droite et l'extrême droite se montrent donc ouvertement à
l'offensive, encouragées par les USA qui préparent de leur côté une
intervention putschiste. Les travailleurs, eux, loin d'entendre le mot d'ordre de dictature du
prolétariat pour le désarmement de la droite et de l'armée, comptent sur
l'État bourgeois alors que, tandis que les menaces de coup d'État militaire pleuvent,
Allende appelle ces mêmes militaires au gouvernement.
Les grèves et occupations de terres et d'usines ne sont pas suffisantes pour renverser le rapport
de force dans la mesure où l'autonomie de la classe ouvrière dans la lutte n'est pas un
objectif clair. Les travailleurs politisés et les jeunes ne mettent pas en avant la
nécessité de ne s'appuyer que sur les mobilisations, y compris armées, des masses,
en défiance ouverte envers le gouvernement. C'est une faiblesse politique d'autant plus grande
que le gouvernement est de plus en plus paralysé et incapable d'offensive. A partir de 1972, il
est même de plus en plus divisé : il est certes formé d'une coalition qui va du
centre aux communistes, mais ce sont précisément le Parti radical (4 % des voix) et les
communistes (15 %) qui prêchent la modération, tandis que les socialistes (20 %) et le MAPU
(à la gauche du PC, 2 %) veulent pousser plus loin les réformes.
Des grèves se multiplient dans tout le pays. Le gouvernement proclame en septembre 1972
l'état d'urgence. Le 9 octobre, il nomme le général de division Augusto Pinochet
commandant en chef par intérim en remplacement du général Prats, nommé ministre
de l'Intérieur. En novembre, Allende fait entrer deux autres militaires dans le gouvernement. Cela
ne calme pas l'extrême droite, dont des commandos dans tout le pays assassinent des dizaines de
militants de gauche.
Malgré ces violences, l'ouverture du pouvoir vers les galonnés, la valse des prix qui
dévore le niveau de vie et la crise du ravitaillement, l'électorat reste encore
fidèle au gouvernement de gauche aux élections au Congrès de mars 1973. Des militaires
tentent un premier coup d'État le 29 juin 1973. En juillet, l'armée entreprend des
réquisitions d'armes entreposées dans les usines et les locaux des partis de gauche. Mais
en août, un mouvement de contestation anti-putschiste se propage dans la flotte à Valparaiso et
à la base navale de Talcahuano, soutenu par le secrétaire du PS, Altamirano, les socialistes
ainsi que par l'extrême gauche, le MIR et le MAPU. Finalement les marins contestataires sont
arrêtés par centaines et même torturés.
Depuis le 23 août, Pinochet est commandant en chef de l'armée. Le président Allende
lui fait tellement confiance qu'il participe aux réunions restreintes visant à faire face
à un éventuel coup d'État. Pinochet, en fait, est déjà en train de
mettre au point les derniers préparatifs de ce même putsch, dont le véritable chef est
l'amiral Merino.
Le seul mot d'ordre qu'ont entendu les soldats depuis quatre ans n'a pas
été de contrôler les faits et gestes de leurs officiers, ni de désobéir aux
ordres qui leur auraient paru suspects. L'Unité populaire demande aux soldats de rester
fidèles à leurs officiers. Elle maintient au pouvoir les généraux, futurs
artisans de la terreur. Pourtant, ces mêmes généraux commencent à fuir le navire :
ils démissionnent du gouvernement quelques semaines avant le coup d'État. En fait,
rassurée par la timidité du gouvernement, et inquiète de la combativité vivace et
multiforme de la classe ouvrière, la bourgeoisie, soutenue par l'impérialisme
américain, se prépare à prendre les choses en main avec sévérité et
résolution.
Victimes de la crise économique, les travailleurs et les jeunes chiliens se sont alors aussi
retrouvés victimes de la crise politique. Pour contrer cela, il leur aurait fallu préalablement
se dissocier de la social-démocratie toujours fidèle à ses vieux reniements et à
ses hésitations et inerte face à la nervosité des forces de la petite bourgeoisie,
petits commerçants et militaires.
Néanmoins la capacité de résistance des travailleurs et des jeunes
réprimés dans les mois et les années qui viendront confirme a posteriori la
détermination politique de ceux-ci. Dans une nouvelle intitulée La Brune et la Blonde,
extraite du recueil Les Roses de l'Atamaca (Métailié, 2001), Sepulveda
décrit le courage de deux femmes torturées à la Villa Grimaldi et qu'il a pu
croiser : « Elles pleurèrent, c'est certain, mais peu, parce que les femmes glorieuses
de ma génération et de mon histoire ne permirent pas à la douleur de supplanter les
devoirs, qui étaient : organiser le silence, tromper les salauds en uniforme, résister.
»
Le putsch du 11 septembre 1973 marque l'offensive de la bourgeoisie au Chili, c'est l'avant
dernier pays du sous-continent à devenir un régime militaire anti-ouvrier. En 1976, trois ans
plus tard, l'Argentine connaît un putsch du même genre. La vague économique
libérale peut commencer, et cette fois concerner aussi l'Europe et les États-Unis.
Le Chili devient un havre pour les riches et les grands groupes. Sur le marché de Londres la livre de
cuivre est passée de 59,53 centimes de dollar en moyenne pendant les années 1971-1973, à
71,19 centimes de dollar en 1974-1976. Sous Pinochet, en mars 1976, 24,5 % des terres expropriées sous
Frei et Allende sont restitués à leurs anciens propriétaires. Apparemment, certains ne
reprennent pas tout de suite le chemin de leurs exploitations : c'est un gros propriétaire terrien
exproprié sous Allende qui a torturé Sepulveda, qui en fait le récit dans Le Neveu
d'Amérique (Métailié, 1996). Des centaines de millions de dollars sont
versés à diverses entreprises américaines qui avaient été
nationalisées sous Allende, à savoir surtout Anaconda et Kennecott. [A qui profite la
politique économique de Pinochet ?, de Pedro Felipe Ramirez, ancien ministre d'Allende,
Éditions « Les Amitiés franco-chiliennes »]. Les travailleurs et les jeunes
politisés entrent dans une période de survie, mais pas de renoncement.
Août 2007
André Lepic
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