En un siècle, l'empire ottoman est passé de l'appellation de
« Sublime Porte » à celle d'« l'homme malade de l'Europe », pour
ensuite devenir un nouveau pays, la Turquie, qui s'apprête aujourd'hui à entrer dans
l'Union européenne, avec des groupes industriels et un marché qui ne cessent de
s'adapter au monde capitaliste. C'est une défaite pour la classe ouvrière de ce pays,
et un signe de plus du dynamisme de la bourgeoisie mondiale.
Car la Turquie capitaliste actuelle a pourtant suivi, au début du vingtième siècle, un
développement politique moderniste et indépendant, qui a même suscité la
curiosité des bolcheviques et l'espoir dans la région pour des millions de femmes et de
progressistes. Aujourd'hui, le pays est décidément bien intégré au monde
impérialiste : il a même son gouvernement à tonalité islamiste. Certes, la Turquie
n'est pas encore dans l'UE, et ce sujet fait débat, y compris dans les rangs ouvriers
d'Europe. Mais la classe dirigeante turque a bien cet objectif, qui est le passage idéal pour
s'intégrer à la mondialisation capitaliste. Le prix de cette intégration, c'est
la classe ouvrière turque qui le paie. Aujourd'hui, c'est par les bas salaires et
l'exploitation. Hier, c'était par les bas salaires, l'exploitation et la dictature
anti-ouvrière. Hier, aujourd'hui et peut-être demain, c'est par la guerre civile et la
haine entre Turcs et Kurdes, arme fomentée par la bourgeoisie pour maintenir la jeunesse de ce pays
dans un état de guerre civile pendant des décennies, et pouvoir ainsi maintenir
l'oppression en fomentant les divisions au sein des classes populaires, notamment dans les grandes
villes.
L'Empire ottoman entre dans sa phase de déclin dès le début du
XIXème siècle, caractérisé notamment par les
sécessions-émancipations de la Grèce, à travers des mouvements insurrectionnels,
et de l'Égypte. Mais l'Empire se survit et nombre de sultans procèdent même
à des réformes profondes : l'ordre répressif des janissaires est supprimé,
l'esclavage des Noirs est aboli, le droit est uniformisé, le costume européen est
adopté. L'économie se modernise quelque peu, les finances sont réorganisées
à l'occidentale, et en 1866 le pays inaugure sa première ligne de train. Vers 1870, 50 % du
commerce de l'empire se fait avec la Grande-Bretagne. La culture française est encouragée
chez les élites.
Ainsi, Pierre Loti dans son roman Les Désenchantées montre la vie de femmes turques
dans les années 1904-1905, sous le sultanat d'Abdul Hamid Niazi. Ces femmes socialement
privilégiées doivent pourtant vivre recluses dans leurs harems de luxe, et, sous la
surveillance de zélés et muets serviteurs et gouvernantes, elles lisent des romans
français, jouent du piano, écrivent de la littérature et des nocturnes au piano, lisent
les philosophes sans avoir le droit de sortir seules. Éprises de liberté et se sentant
humiliées par le port du voile, elles trouvent dans le personnage principal, un romancier
français attaché à l'ambassade à Stamboul, un confident qui leur
reconnaît avoir une âme, quand leurs maris ne les considèrent que comme des
poupées.
Cette résistance n'est en fait, sous la plume du turcophile Loti, que l'expression d'une
certaine nostalgie du vieil Empire ottoman en déclin. Ce n'est pas cette occidentalisation
à la marge qui change grand-chose au destin de l'empire, devenu très intéressant
pour les pouvoirs capitalistes européens, qui veulent toujours son démantèlement.
Les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale sont pour eux une bonne occasion. Les peuples
de l'ancien empire ottoman aspirent sans doute à l'indépendance nationale, mais il ne
semble pas exister en leur sein de fractions désireuses de renverser l'ordre capitaliste, pourtant
ouvertement prédateur et fauteur de guerre. Les peuples d'Orient ne suivent pas le grand mouvement
ouvrier et paysan russe à la conquête révolutionnaire du socialisme.
C'est en fait la question nationale qui donne le ton, et canalise les énergies
modernistes voire révolutionnaires, étant de fait le facteur dominant de paralysie du mouvement
ouvrier de la région. L'exaltation de la question nationale kurde est en ce domaine le pendant du
développement du panturquisme, et tous les deux enserrent les peuples dans des choix exclusifs dans
une région où quelle que soit sa nationalité, on ne connaît guère que la
misère.
Certes il y a des différences entre les peuples. Les historiens présentent le peuple kurde
comme arriérés et soumis à des chefs de tribus aux « moeurs martiales
» qui ont valu aux Kurdes pendant très longtemps la réputation de « pillards
arriérés », d'« esclavagistes », jouant dans la
région le rôle de « Cosaques » (Alexandre Jevakhoff, dans sa biographie de
Kemal Atatürk, chez Tallandier, 2001) Avant le XIXème siècle, les
Kurdes sont divisés en principautés qui se font la guerre. A partir de 1804, ils s'unifient
et se révoltent contre le pouvoir ottoman. Au XIXème siècle, les
soulèvements kurdes sont très nombreux, en particulier dans la paysannerie. Mais c'est
l'aristocratie religieuse et les chefs de tribus qui dirigent les mouvements. La répression
accélère encore leur rapprochement et leur rejet des autorités de la Sublime Porte. Le
mouvement nationaliste est inspiré par les idéaux nationalistes-démocratiques venus
d'Occident, sans rompre pour autant avec l'Empire ottoman.
Ce dernier est en état de déliquescence avancée, et en son sein apparaît au
tournant du siècle un groupe de jeunes officiers désireux de moderniser le pays et de faire une
véritable nation turque. La « révolution jeune-turque » de 1908 dirigée par
le comité Union et Progrès, et qui parvient à envoyer à la tête du
gouvernement du sultan Abdul Hamid Niazi et Enver, deux « Jeunes Turcs », ne cherche pas à
créer une fédération de peuples. Si Niazi et Enver, dans la foulée du mouvement,
renversent Abdul Hamid, en revanche leur gouvernement se contente d'exalter le chauvinisme turc, qui, en
conséquence, exacerbe les séparatismes politiques des minorités nationales.
Lors de la Première Guerre mondiale, la Turquie attaque la Russie. Les Arméniens
hésitent entre la neutralité et le camp russe. Lorsque, en avril 1915, la ville de Van,
située dans un des endroits clefs du conflit, entre le Caucase russe et Mossoul, décide de
créer un gouvernement provisoire arménien les armes à la main, les autorités
turques passent à l'offensive dans cette région qui est un peu son ventre mou. C'est le
début d'une série de confiscations de biens, d'expulsions et de massacres. Entre
600 000 et 800 000 personnes sur une population estimée à un million et demi périssent.
En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie occidentale sont à leur tour
déportés et persécutés. En un peu plus d'un an, en tout, presque un million
d'Arméniens sont exterminés.
Pendant la Première Guerre mondiale, les dirigeants kurdes se montrent loyaux envers le sultan-calife
de Constantinople et participent même, sous la direction des autorités turques, au massacre du
peuple arménien en 1915. Loin de s'appuyer sur les revendications des classes pauvres, les
dirigeants kurdes se tournent ensuite favorablement vers les Anglais, qu'ils accueillent comme des
libérateurs à la fin de la Première Guerre.
Toute l'Europe veut, en 1919, sa part de dépouilles de « l'homme
malade ». Français, Anglais, Russes, Grecs occupent l'Anatolie. C'est alors qu'un
jeune général, Mustapha Kémal, s'opposant à la politique impériale de
démission face aux appétits colonialistes des Occidentaux et s'affirmant pour
l'intégrité du territoire peuplé majoritairement de Turcs, décide de
rassembler les derniers soldats de l'armée en déroute, de rompre avec le sultanat et de
libérer le territoire. L'opération militaire devient vite un mouvement politique national
qui regroupe de plus en plus de volontaires pour la lutte armée. Mais la libération dont il
sera question n'a pas pour but de donner tout le pouvoir aux paysans et aux ouvriers, comme c'est le
cas dans la Russie soviétique voisine. Lénine voit bien les limites des
événements de Turquie, mais constate que c'est bien une révolution contre
l'ancien régime ottoman qui est en train de se dérouler. Aussi déclarera-t-il
à l'ambassadeur soviétique à Ankara : « Bien sûr, Mustapha
Kémal Pacha n'est pas un socialiste, mais apparemment un bon organisateur, un chef militaire
talentueux, il conduit une révolution bourgeoise, c'est un homme de progrès et un chef
d'État intelligent. Il a compris le sens de notre révolution socialiste et se comporte
favorablement à l'égard de la Russie socialiste... Il faut l'aider,
c'est-à-dire aider le peuple russe. »
Pour bien écarter les Turcs d'un tel programme communiste, Kémal oriente son mouvement vers
le chauvinisme en montant une opération militaire contre les Kurdes dès 1919, puis contre les
Arméniens en 1920. Secrètement, il fait allégeance aux Britanniques, alliance qui ne
peut pas durer : les Britanniques s'opposent au renversement du sultan Méhémet VI. Les
Occidentaux, pourtant sortis victorieux de la guerre mondiale doivent laisser le terrain, y compris suite
à des défaites militaires, pour la France et surtout pour la Grèce (en 1921 et
1922).
En 1923, Kémal abolit le califat et proclame une République laïque. Il dissout les
tribunaux religieux en 1924, les confréries religieuses en 1925, abolit la polygamie, le port du
voile, émancipe la femme en lui donnant les mêmes droits qu'à l'homme.
Les Kurdes sont roulés dans la farine à travers les traités successifs
de l'après guerre. Le Traité de Sèvres en 1920 leur promet
d'indépendance, il n'est pas appliqué. Celui de Lausanne en 1923 assure à la
Turquie le contrôle de la plus grande partie du Kurdistan, et lui impose de respecter les
libertés culturelles, religieuses et politiques de ses minorités. Les publications en langue
kurde sont interdites, les organisations kurdes sont supprimées. En 1924 le gouvernement turc interdit
la langue kurde et déporte les intellectuels et les chefs tribaux kurdes. En février 1925, les
Kurdes se soulèvent pour la création d'un État indépendant. Nombre de leurs
villages sont incendiés et les insurgés sont pendus, bannis ou emprisonnés. Le pouvoir
central en profite pour dissoudre le Parti républicain progressiste et interdire le Parti communiste.
Le congrès clandestin kurde du Mont Ararat de 1927 proclame la lutte anti-Turquie, mais son
échec ouvre une nouvelle ère de répression. Un nouveau soulèvement a lieu en
1928-1930. En 1932, Atatürk affirme que les Kurdes n'existent pas, ils sont présentés
comme des « Turcs montagnards ». Cette politique d'assimilation forcée conduit en
1937-38 à de nouvelles révoltes. L'insurrection de Dersim fait 40 000 morts. Kémal
se tourne de plus en plus vers les staliniens soviétiques et les fascistes italiens pour trouver de
l'inspiration dans la nature de son régime, afin d'y encadrer efficacement le peuple.
La Turquie se rapproche aussi de l'Irak, de l'Iran et de l'Afghanistan, en 1937 pour coordonner
la lutte contre le nationalisme kurde (pacte de Saadabad). Dès lors, si l'on ajoute à ces
données la division géographique du peuple kurde entre cinq pays (Irak, Iran, Turquie, Syrie et
URSS) et les querelles politiques de ses chefs en fonction de leurs manoeuvres diplomatiques mouvantes avec
les dictateurs voisins, et le plus souvent manipulés par ces derniers, tout est réuni pour
faire de la légitime lutte d'un peuple opprimé pour son indépendance nationale un
combat sans fin et privé de contenu social.
Ismet Inönü, président de la République à la mort d'Atatürk en 1938, maintient la neutralité de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale, se tenant plutôt du côté des Alliés, non sans quelques concessions à l'Axe. Malgré le refus turc d'entrer en guerre, au grand dam de Churchill et Roosevelt, les vainqueurs acceptent la Turquie dans leur camp en 1945, ce qui permet à cette dernière de participer à la fondation des Nations unies. Ismet Inönü gouverne le pays avec autoritarisme, sous un régime de parti unique. C'est un régime policier qui encadre sévèrement le peuple déjà victime des pénuries de la guerre et ne profite qu'aux riches. Ceux-ci font opérer au pays un certain nombre de réformes vers plus de démocratie, dans le but de s'occidentaliser et de se rapprocher des Etats-Unis.
Le développement numérique de la classe ouvrière commence dans les
années 1950. Il provient de l'arrivée de capitaux occidentaux, dans le cadre du choix de la
Turquie comme puissance relais de l'impérialisme aux marches du Moyen-Orient, des Balkans et de la
Mer Noire. C'est grandement l'argent du plan Marshall qui donne naissance à ces travailleurs
des villes. A ce prolétariat industriel du textile, de la métallurgie, de la pétrochimie
et des mines, il faut ajouter les nombreux ouvriers de l'artisanat. Le régime met en place, en
1950, la centrale Türk-Is comme médiateur obligatoire entre les ouvriers et le patronat.
Pendant la décennie 1960, les ouvriers turcs mènent des grèves, et certains fondent en
1967 un syndicat indépendant du pouvoir, la DISK.
A la fin des années 1960, il existe un mouvement d'extrême gauche en Turquie, qui se
rapproche de la lutte nationaliste kurde. Le Parti ouvrier de Turquie (fondé en 1961) est puissant
dans tout le pays, y compris dans le Kurdistan turc, à l'est. Les Kurdes y militent et participent
évidemment à la lutte pour le droits démocratiques essentiels que sont la liberté
d'association, de réunion et de presse. Lors de son quatrième congrès, qui se tient
à Ankara en octobre 1970, le Parti ouvrier de Turquie reconnaît l'existence du peuple kurde,
condamne son oppression systématique, déclare son soutien à sa lutte « pour
atteindre ses droits constitutionnels de citoyenneté », prône l'union des
peuples « pour la révolution socialiste ». Quelques mois plus tard, la
« Dev-Genc » (Fédération des étudiants révolutionnaires,
fondée en 1969), qui regroupe des tendances maoïstes, castristes et trotskistes affirme le droit
du peuple kurde à la lutte armée. En mars 1971, l'Association des étudiants turcs en
France reconnaît « le droit du peuple kurde à l'autodétermination
».
C'est là une époque très fertile du mouvement ouvrier turc, mais elle est sans
lendemain, et incapable de résister à l'offensive de la classe possédante. Le pays
tout entier dans les années 1960-1970 est marqué par les coups d'État militaires,
les violences des bandes fascisantes. Dans les campagnes, on note pourtant des résistances de lutte de
classe, notamment des occupations de terre par les paysans. Néanmoins, la misère des campagne
est si grande (à l'est, le taux d'alphabétisation ne dépasse guère les 30
à 40 %) que beaucoup de Turcs tout simplement émigrent en Occident. Les ouvriers turcs en
Allemagne fédérales sont 450 000 au début des années 1970.
En 1971, des officiers renversent le gouvernement Demirel et installent la loi martiale dans de nombreuses
provinces jusqu'en 1973. Ces deux années sont marquées par des affrontements sanglants avec
le mouvement kurde, des arrestations dans les partis d'opposition, en particulier le parti ouvrier de
Turquie et les islamistes. L'armée remet le pouvoir à des gouvernements minoritaires qui
s'appuient sur des groupes fascisants, pour lesquels la violence politique dans la rue ne doit pas
être bridée par la participation au pouvoir. Officiellement, l'armée turque remet
donc le pouvoir aux civils en 1973. Cela ne les empêche d'ailleurs pas, en juillet 1974, de
s'entendre avec leurs collègues colonels grecs pour renverser le régime en place à
Chypre. Et malgré la nature « civile » du pouvoir, de 1973 à 1980, il y a entre
plusieurs dizaines et plusieurs centaines de morts par an en Turquie même.
En janvier 1980, le gouvernement, sous la pression du FMI et de l'OCDE, impose des
mesures sévères pour contrer l'inflation : restriction du crédit, diminution des
investissements publics, blocage des salaires. Il s'agit de réagir face à l'aggravation
de la crise économique mondiale, marquée notamment par l'inflation, en particulier des prix
du pétrole, qui a des répercussions dans le pays mais est aussi une cause de la baisse de
l'argent envoyé par les expatriés.
En février, la décision du complexe agro-industriel d'Izmir de licencier des militants
actifs provoque la mobilisation des travailleurs, qui occupent les locaux. C'est la grève, avec
12 000 licenciements et finalement l'intervention de l'armée. L'extrême droite
intervient en supplétive du pouvoir d'État et des patrons, en pratiquant l'assassinat
de syndicalistes et de militants d'extrême gauche. De janvier à septembre 1980, 2 000
personnes sont ainsi assassinées.
L'armée prend le pouvoir en septembre 1980. Les activités syndicales sont interdites
pendant trois ans. Il s'agit préventivement de tenter d'interdire toute montée des
luttes sociales et d'empêcher une contagion islamique au lendemain de la révolution
détournée par les islamistes en Iran. D'autre part, la guérilla au Kurdistan a
repris (le PKK est fondé en 1978)... Cette répression militaire s'appuie sur
l'interdiction des partis, des syndicats, des arrestations, toutes choses qui permettent très vite
de faire reculer le niveau de vie des travailleurs. De 1979 à 1983, les prix sont multipliés
par 12, les salaires par 8 seulement. Rassuré, le FMI accepte de rééchelonner la
dette.
La lutte de l'armée contre les Arméniens et les Kurdes ne faiblit pas. L'appareil
d'État sécrète régulièrement des groupes pro-fascistes pour lutter
contre les séparatistes. En 1982, un tel groupe, la bande de Catli, participe aux opérations
paramilitaires organisées par Israël au Liban contre des organisations arméniennes et
kurdes installées dans ce pays. En 1983, la langue kurde est interdite jusque dans les discussions
privées.
Le mouvement kurde se détourne de toute revendication sociale, privilégiant la lutte
nationaliste, prêtant aussitôt le flan à la récupération. De fait, dans les
années 1980-1990, la Syrie soutien les mouvements kurdes irakiens et turcs. Elle appuie la
guérilla du PKK, afin de mieux affaiblir l'État central turc dans son conflit sur le
partage des eaux de l'Euphrate. 10 000 Kurdes syriens participent à la lutte du PKK. Ce n'est
qu'à l'hiver 1998 que la Syrie lâche le PKK et livre son chef Ocalan à
Ankara.
Comme écho à la répression politique, mais comme conséquence aussi de la toute
puissance de l'armée et du patronat, la baisse des salaires réels est très forte
dans les années 1980. Le salaire minimum est mis à la diète. Il n'y a rigoureusement
aucune revalorisation salariale entre 1982 et 1986, période de libéralisation
économique, qui, via des privatisations et des aides au commerce extérieur, profite
considérablement au patronat turc.
Contre la baisse du pouvoir d'achat, les travailleurs se mettent à réagir. Une
première vague de grèves et de manifestations a lieu au printemps 1989 avec une grosse
mobilisation des travailleurs du secteur public, notamment ceux des chantiers navals. Puis, à
l'occasion du renouvellement des conventions collectives, en 1990-1991, une seconde vague de
grève, en, particulier dans les mines, contraint les patrons à céder des augmentations
allant de 150 à 250 % (dans un pays où l'inflation est alors de 70 %).mais en même
temps qu'il recule sur le plan salarial, le patronat turc licencie au total près de 300 000
travailleurs en moins d'un an, à commencer par les plus combatifs, relayé par le
gouvernement qui licencie aussi des centaines de milliers de travailleurs. La crise économique de 1994
plonge à nouveau les salaires vers le bas.
Des luttes ouvrières très sérieuses ont encore lieu quelques années plus tard. En
1998, les métallurgistes de Renault et Tofas (filiale de Fiat) entrent en lutte aussi bien contre leur
patron que contre le syndicat Metal-Is, filiale de Türk-Is (la plus importante
confédération) qui a accepté une augmentation des salaires de 43 %, alors que
l'inflation annuelle est de l'ordre de 100 %. En 1999, contre le recul de l'âge de la
retraite et la baisse du pouvoir d'achat, il y a des manifestations qui regroupent des centaines de
milliers de travailleurs. Les confédérations syndicales, dont la Türk-Is, sont encore une
fois désavouées par leurs bases.
Pendant toutes ces années, les travailleurs restent encadrés par les bureaucraties
ouvrières, l'armée et les islamistes. Ces derniers sont loin de représenter une
force éparse et vieillissante, au contraire : à la fin des années 1990, il y a en
Turquie plus de 5 000 écoles coraniques formant 170 000 lycéens, futurs cadres religieux... Et
futurs cadres du pays tout court.
En 2001, la coalition politique au pouvoir depuis 1999 vole en éclats. Mais cette
crise politique est minime face à la déroute économique. Les aspects dominants de cette
crise sont : inflation galopante, hausse des taux d'intérêt, déficit de
l'État, perte de confiance des investisseurs étrangers face aux lourdeurs bureaucratiques,
baisse considérable des valeurs boursières, faillites frauduleuses dans les banques, dont de
nombreuses sont tenues par des partis politiques et réservent traditionnellement leurs crédits
à leurs électeurs. Les investisseurs liquident à toute vitesse leurs positions, les
banques étrangères ne renouvellent pas leurs lignes de crédit, les entreprises se
mettent à licencier en masse. Le premier ministre Ecevit annonce en février une
dévaluation de la lire. En quelques heures, 7 milliards de dollars fuient le pays. La livre
d'effondre. L'État recapitalise les banques publiques et prend en charge celles des groupes
privés. Une fois renflouées, les banques d'État sont privatisées au
printemps, condition pour que le FMI et la Banque mondiale apportent leur aide et leur argent frais. Cette
année-là la richesse nationale s'effondre et la chute de la livre provoque une hausse des
prix de plus de 60 %. (RAMSES 2002)
Dans les bourses de Francfort et de Londres, on suit toutes ces péripéties avec une vive
inquiétude, tant les économies d'Europe dépendent de plus en plus de celle de
Turquie.
Toute l'économie publique du pays est depuis tournée vers le remboursement de la dette, ce
qui conduit à une politique d'austérité. (Chronique internationale de
l'IRES, novembre 2006)
Le sort de la classe ouvrière turque n'a pas l'honneur de la presse
française. Les 15 millions de Turcs qui vivent en Europe occidentale, dont 3 en Allemagne,
représentent pourtant une part non négligeable du prolétariat politisé. C'est
parmi eux qu'étaient récoltées des sommes importantes pour financer le PKK. Et cette
fraction du prolétariat européen a été aussi parmi les plus visées par les
racistes, notamment en Allemagne. Le 29 mai 1993, à Solingen (Allemagne), des néonazis ont
incendié un immeuble habité par des travailleurs turcs, attentat qui a fait cinq morts.
Pour ce qui est de la situation en Turquie même, tous les paramètres disponibles montrent une
situation très dure. Pour environ cinq millions de travailleurs, la survie passe non pas par
l'aide de l'État mais par les réseaux informels que l'on trouve dans la
société. Ces réseaux pratiquent « le contournement de l'État en
règle de base de la survie, de la protection et de l'autonomie des individus, des quartiers et des
communautés » tout en constituant « un frein à ‘l'explosion
sociale' tant crainte par le pouvoir » écrit Hamit Bozarslan dans son Histoire de
la Turquie contemporaine (Repères, La Découverte, 2004). Les actifs non
déclarés représenteraient en 2006 48 % de l'ensemble des actifs en Turquie, ce qui
signifie qu'ils ne peuvent toucher le salaire minimum ni bénéficier d'une assurance
sociale. Un quart de l'ensemble des salariés n'est pas déclaré et parmi les
salariés turcs, les travailleurs journaliers sont à 90 % non déclarés. Pour eux,
on ne dispose pas de statistique en matière de revenu. (Chronique internationale de
l'IRES, novembre 2006)
Cet aspect de l'économie turque ne sied pas tellement aux capitalistes des autres pays dans la
mesure où, en plus des tares économiques déjà citées et causes de la crise
de 2001, il ne facilite pas l'intégration de la bourgeoisie turque à ces consoeurs du monde
entier. « L'appartenance au secteur informel, écrit l'OCDE dans son rapport
d'octobre 2006, réduit les coûts des entreprises et leur confère une
capacité d'adaptation qui leur permet de survivre dans des conditions difficiles, mais elle limite
leur accès aux marchés financiers, leur capacité d'investissement et leur aptitude
à nouer des partenariats internationaux, réduisant ainsi les gains d'efficience
qu'elles pourraient réaliser. » C'est d'ailleurs là que se trouve la
réticence principale d'une partie du patronat européen à l'adhésion de la
Turquie à l'Europe capitaliste des 27. Pour le moment, la Turquie reste aux portes de l'Union
européenne. Les négociations pour son adhésion à l'Union européenne se
sont ouvertes le 4 octobre 2005, mais bien des groupes industriels de l'Union européenne sont
déjà implantés en Turquie. En vingt ans, les implantations françaises sont
passées de 15 à 250, ce qui correspond à 40 000 emplois directs (2006). En dix ans, les
échanges commerciaux entre la France et la Turquie ont été multipliés par cinq
(2005).
Le sort régional de la Turquie est important dans le cadre des échanges commerciaux. Le port de
Ceyhan est l'étape finale du BTC, l'oléoduc qui achemine du pétrole depuis Bakou
(Azerbaïdjan) via Tbilissi (Géorgie). Des projets de gazoducs passant eux aussi par la Turquie
sont envisagés. La Turquie paraît être le passage obligé pour les gaz kazakh et
turkmène, en direction de l'Europe de l'ouest. Par ailleurs, la bourgeoisie turque investit
des capitaux dans l'ensemble des pays d'Asie centrale, dans les domaines du génie civil, de
l'agroalimentaire et de la téléphone mobile.
Par ailleurs, la Turquie est aussi confrontée à la guerre en Irak. Dans
L'État du Monde 2007 (La Découverte), Hosham Dawod donne les trois axes de la
Turquie dans ce conflit : « 1. Empêcher la création d'un espace politique kurde
autonome - a fortiori d'un État indépendant ; 2. Protéger les Turkmènes
irakiens ; 3. S'assurer une place dans le futur marché irakien. » Le passage du
pétrole dans la région, surtout s'il vient d'Iran, impose à la Turquie de ne pas
se désintéresser de l'Irak. Sans compter que l'Irak est un terrain déjà
occupé par les défenseurs des intérêts syriens et iraniens. La concurrence est
rude... La Turquie pourrait être une carte européenne dans cet imbroglio.
L'armée turque n'est sans doute pas pressée d'aller sur le terrain en Irak.
D'ailleurs, elle a troqué la guerre ouverte pour le jeu économique sur le sol turc. La
revue Questions internationales (La Documentation française) parle de son
« rôle de moniteur, d'instituteur voire d'éducateur de la nation
entière ». Elle aurait fait ses coups d'État en 1961, 1970 et 1980
« non pas pour anéantir ou détruire la démocratie, comme ce fut le cas sous
d'autres cieux, mais pour l'améliorer, la renforcer, l'amender, voire la
protéger. » Le même article de Questions internationales de mars 2005
précise néanmoins que le coup d'État du 12 septembre 1980 « a eu pour
effet de poser des limites très strictes aux libertés publiques et syndicales et de briser
durablement le mouvement ouvrier turc. »
Il n'est tout de même pas inutile de préciser que l'armée ne peut que tirer
avantage de la mise au pas de la classe ouvrière turque, dans la mesure où l'armée
contrôle l'industrie de la défense, mais aussi plusieurs chaînes de distribution, des
agences immobilières, des conserveries, des cimenteries, des industries alimentaires et automobiles.
Hamit Bozarslan précise que l'armée est productrice et concessionnaire de Renault.
Les travailleurs turcs n'ont pas seulement l'armée sur le dos.
L'extrême droite rôde dans toutes les parties du pouvoir et de la religion. La gauche la
courtise même, y compris en s'alliant à elle à la tête de l'État,
comme en mai 1999, lorsque Bülent Ecevit fait entrer l'extrême droite (Parti d'action
nationale) dans le gouvernement dirigé par le Parti de la gauche démocratique, et avec la
participation du Parti de la mère patrie. Mais Ecevit joue dans le même temps la carte de
l'opposition au fanatisme islamique : il accuse même les Iraniens de vouloir exporter le
fondamentalisme islamiste.
La situation politique va encore se dégrader. Depuis mars 2003, ce sont les islamistes de Recep Tayyip
Erdogan qui dirigent le gouvernement. L'extrême droite va plus loin dans la radicalité :
elle assassine des intellectuels et de journalistes libéraux, et pousse nombre d'entre eux
à quitter le pays, tandis que les islamistes, notamment les Loups gris, noyau le plus radical du parti
national-islamiste de la Grande unité (BBP) organisent des manifestations contre la venue du Pape (en
novembre 2005). Et il ne s'agit certainement pas de protester contre l'opposition de Benoît
XVI, affirmée lorsqu'il était encore cardinal, à l'entrée de la Turquie
dans l'UE ! Il s'agit bien plutôt de la multiséculaire thématique de la guerre
sainte, déjà provoquée d'ailleurs par le Pape. Et pour que son assise sociale ne
cesse de s'appuyer sur la violence politique, la bourgeoisie turque et nombre de ses intellectuels
encouragent toute une offensive sur la question arménienne, terrorisme intellectuel qui aboutit au
terrorisme tout court, et vient compléter toute l'hystérie développée contre
les Kurdes. Sans aucun doute, la boîte à outils des classes dirigeantes pour détourner
les classes pauvres de la révolte sociale est bien fournie.
Dans la ville de Trabzon, le BBP est doublé sur sa droite par des jeunes adolescents : l'un,
âgé de 16 ans, a assassiné un prêtre chrétien, l'autre, âgé
de 17 ans, a tué le journaliste Hrant Dink parce que celui-ci se revendiquait à la fois turc,
arménien et démocrate. Dans la rue, à Trabzon, les ultras peuvent s'attaquer
à des Kurdes et tenter de les lyncher, ou faire expulser d'une réunion publique un
poète parce que celui-ci a regretté la disparition des communautés grecques et
arméniennes de la ville, et l'omnipotence des responsables des supporters de l'équipe
locale du football et des mafieux exploitant les prostituées venues de l'ex-URSS comme seules
élites de la ville. Les militants des droits de l'homme locaux sont terrorisés. (Le
Monde du 11-12 février 2007)
A cela s'ajoutent les attentats d'Istanbul les 15 et 20 novembre 2003 par un groupe lié
à Al-Qaida. Les objectifs visés sont deux synagogues, une banque et le consulat britannique. Il
y a 63 morts.
Le ras-le-bol des populations en Turquie contre leurs exploiteurs est, dans ces conditions, plus facilement
détourné. Pourtant il ne manque pas. Les services publics sont dans un état lamentable.
La crise de la grippe aviaire par exemple a été gérée au petit bonheur la chance.
Le ministre de la santé en visite dans une petite ville de l'est de la Turquie, où trois
enfants étaient morts du virus, a dû battre en retraite et se réfugier dans son
véhicule protégé par des blindés face au mécontentement des
villageois.
Dans le chapitre des résistances, il faut évidemment citer celles de toutes les femmes qui
veulent mener une existence libre face aux religieux réactionnaires, celles des syndicalistes et des
travailleurs combatifs, celles des militants maoïstes et leurs proches. Il y a aussi le courage des
dizaines intellectuels turcs qui, lors d'une conférence sur le génocide arménien
à Istanbul, le 23 septembre 2005, ont remis en question la version officielle qui nie le
génocide.
Pour être forte, la classe ouvrière en Turquie devra serrer les rangs et se sentir solide,
rejetant tout ce qui la divise. En ce domaine, les évolutions du capitalisme et de la
société a permis de faire des progrès au sujet du rapprochement entre Kurdes et Turcs.
Dans un livre sur Les Guerres civiles (Presses de Sciences-Po, 2001), Jean-Pierre Derriennic
écrit à ce sujet : « L'Anatolie orientale, d'où sont originaires les
Kurdes, étant particulièrement pauvre, beaucoup d'entre eux l'ont quittée et
vivent aujourd'hui, assimilés ou non, dans les grandes villes de la Turquie occidentale. Donc, la
frontière sociale est faiblement marquée et le mélange territorial est très
poussé entre ceux qui se considèrent comme des Kurdes et sont prêts à soutenir un
mouvement de révolte kurde, et ceux qui se considèrent comme des Turcs. »
La Turquie d'aujourd'hui est constamment au coeur d'une série de
contradictions maintes fois répétées : les militants qui en France s'opposent
à l'Europe capitaliste défendent l'intégration de la Turquie dans cette
même Europe. Et ils le font précisément quand les capitalistes européens en
parlent (grandes réunions diplomatiques, élargissements, événements à
Chypre, ou tout simplement propos d'un politicien réactionnaire quelconque). En
général, ces mêmes capitalistes sont d'ailleurs favorables, eux aussi, à cette
intégration. Quand le sujet quitte l'actualité, les militants le délaissent
aussitôt. Cela n'est pas à proprement parler un grand signe d'indépendance de
classe...
Tout cela provient en fait de l'ignorance de ce que sera l'avenir des luttes de classe
internationales. Sur quels rivages verra-t-on en premier lieu des luttes à caractère
révolutionnaire, c'est-à-dire ayant un contenu authentiquement internationaliste,
politique, social et contestant la propriété privée des moyens de production, de
financement et d'échange ? Sera-ce en Europe occidentale, territoire où le mouvement
ouvrier révolutionnaire a occasionnellement laissé sa marque, ou dans d'autres
régions du monde, notamment des pays pauvres comme la Turquie, qui ne manque pas non plus de militants
ni de riches expériences de luttes courageuses ?
Là n'est peut-être pas la question. Finalement, les luttes peuvent se succéder, et en
ce domaine la Turquie n'a pas de leçon à recevoir, sans avoir de portée
révolutionnaire. L'important, c'est de joindre les luttes et le programme, et que celui-ci
soit communiste, c‘est-à-dire se donnant pour objectif l'abolition du salariat.
Là-dessus, il est urgent de revenir au programme tel que Karl Marx le présentait en conclusion
d'une conférence donnée devant la direction de son Internationale, en 1865. Marx, partant
des luttes quotidiennes des travailleurs, dit et écrit :
« En même temps, et tout à fait en dehors de l'asservissement
général qu'implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas
s'exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier
qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu'ils ne peuvent que
retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu'ils n'appliquent que des
palliatifs, mais sans guérir le mal. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par les
escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiétements ininterrompus du
capital ou les variations du marché. Il faut qu'ils comprennent que le régime actuel, avec
toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles
et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la
société. Au lieu du mot d'ordre conservateur: "Un salaire équitable pour une
journée de travail équitable", ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre
révolutionnaire: "Abolition du salariat".
Après cet exposé très long et, je le crains, bien fatigant, mais qu'il me
fallait faire pour traiter de façon satisfaisante mon sujet, je conclurai en proposant d'adopter
la résolution suivante:
Une hausse générale du niveau des salaires entraînerait une baisse
générale du taux des profits, mais ne toucherait pas en somme au prix des
marchandises.
La tendance générale de la production capitaliste n'est pas d'élever le
salaire normal moyen, mais de l'abaisser.
Les trade-unions agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du
capital. Elles manquent en partie leur but dès qu'elles font un emploi peu judicieux de leur
puissance. Elles manquent entièrement leur but dès qu'elles se bornent à une guerre
d'escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps
à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d'un levier pour
l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour
l'abolition définitive du salariat. » (Karl Marx, Salaire, prix
et profit)
Avril 2007
André Lepic
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