« Il n'est pas de sauveur suprême,
Ni dieu, ni césar, ni tribun ».
L'Internationale est un chant dans lequel se reconnaissent depuis le début du XXe
siècle les militants, les travailleurs et les jeunes qui aspirent à une émancipation
complète du genre humain de toutes les formes d'oppression et d'exploitation. Si le rejet des
césars qui écrasent et des dieux qui aliènent semble faire consensus, il n'est pas
évident que le rejet des tribuns soit clairement et définitivement admis et assumé.
C'est même tout le contraire auquel nous assistons à la faveur de la campagne actuelle pour
les élections présidentielles.
Les péripéties d'une recherche de candidature à la gauche de la gauche ont
occupé l'essentiel du temps et des préoccupations des membres des collectifs
anti-libéraux pendant près de dix mois. La Ligue Communiste Révolutionnaire s'est
dégagée dans sa majorité de ce processus pour proposer le même candidat qu'en
2002 et Lutte Ouvrière n'a pas osé prendre le risque de présenter une
personnalité autre que celle qui a, au fil des campagnes électorales depuis 1973, eu le temps
d'être connue d'un large public et d'être fortement médiatisée.
Il en ressort que aussi bien LO, la LCR que dorénavant les diverses composantes du mouvement
anti-libéral à la gauche du PS, n'imaginent pas un seul instant ne pas avoir leur tribun
connu, avec son capital de sympathie, pour porter leurs idées et les intérêts de leurs
mouvements. Personne n'imagine intervenir efficacement dans l'arène politique avec des
obscurs, des invisibles et des sans-grades, sans avoir « un bon client » ou « une bonne
cliente » à proposer sur les plateaux télévisés ou les émissions de
radio, sans plan média. Le piège de la personnalisation intrinsèque aux institutions de
la Ve République et de son moment politique fort, fondateur et refondateur, les élections
présidentielles, fonctionne donc avec une efficience particulièrement remarquable en 2007.
Comment l'extrême gauche en est-elle arrivée là ? Le présent article
voudrait explorer cette question et tenter d'y apporter des réponses, ainsi qu'à la
question corollaire : Et maintenant, où va-t-elle ?
Ayant milité un certain nombre d'années à Lutte Ouvrière avant d'en
être exclus avec d'autres en mars 1997, ayant ensuite milité au sein de la tendance Voix des
Travailleurs, puis au sein de la LCR pour l'un de nous ou à proximité d'elle pour
l'autre, nous n'appartenons plus aujourd'hui à aucune organisation politique. Nous nous
considérons cependant toujours comme membres et militants de cette extrême gauche au sens large
qui inclut tous les courants et individus d'origines diverses (libertaires, trotskystes,
ex-maoïstes, ex-« capitalistes d'Etat », altermondialistes...) qui considèrent
que la destruction du système capitaliste est une nécessité vitale pour
l'humanité.
Si notre texte est avant tout centré sur la LCR et LO, organisations que nous avons été
amenés à connaître de près, cela ne signifie pas que nous tenions pour
négligeables les autres composantes collectives ou individuelles de l'extrême gauche. Nous
nous intéressons à ces organisations parce qu'elle occupent une place centrale et
continuent de jouer un rôle important dans l'extrême gauche française.
Nous ne sommes pas tentés le moins du monde par un exercice dérisoire de règlements de
compte ni par un travail d'approche de type universitaire qui se voudrait « neutre ». Notre
problème est un problème militant : les deux organisations d'extrême gauche
sont-elles susceptibles de jouer un rôle moteur dans l'émergence d'une nouvelle force
politique pour le camp des exploités ? Notre diagnostic, concernant les organisations, est
pessimiste. Mais il demeure fondamentalement optimiste quant à ce qui existe et se développe,
à l'extérieur, au sein de l'extrême gauche et au-delà, dans la jeunesse et
au sein du monde du travail.
Nous tentons dans ce texte une évaluation historique et critique de LO et de la LCR. Comme il
s'agit d'organisations politiques se situant toujours officiellement sur le terrain de la
révolution prolétarienne mondiale et non d'amicales de vieux camarades qu'il faudrait
traiter avec ménagement, nous ne chercherons pas à atténuer la dimension critique de
notre propos. Ajoutons que cette évaluation, que nous ne pouvons qu'esquisser ici, nous implique
nous-mêmes et suppose donc une critique de ce qui a été notre propre façon de
militer et de nous engager dans le champ politique.
La fonction d'une campagne n'a plus pour but de bousculer le paysage audio-visuel de
la bourgeoisie, d'aider les travailleurs à comprendre les enjeux politiques et sociaux
fondamentaux et de les appeler à se préparer à lutter pour mettre en oeuvre
eux-mêmes la transformation de la société. Une campagne électorale, et tout
particulièrement la campagne présidentielle, a insidieusement fini par avoir une fonction de
conservation et de maintien en activité de ses militants et de son organisation. Cette fonction est
d'autant plus prépondérante qu'elle s'effectue sur le mode de la concurrence avec
l'organisation rivale de longue date.
En 2007 Lutte Ouvrière apparaît de façon encore plus flagrante qu'en 2002 comme une
organisation routinière, cachant plus que jamais son absence de perspectives politiques
derrière des dénonciations moralistes sur un ton pathétique contre le patronat inique,
forcément inique. Il est révélateur que le premier slogan d'affiches de LO dans
cette campagne soit, sur le mode de la fausse interrogation, un message méprisant à
l'égard de la LCR : « Arlette Laguiller. Qui d'autre peut se dire sincèrement
dans le camp des travailleurs ? » Que signifie ce credo d'autosuffisance qui est l'axe de la
première campagne d'affiches de cette organisation ? De fait, LO prétend qu'elle
détient le monopole de l'expression des intérêts politiques des travailleurs. Au
passage, LO ne peut pas affirmer plus clairement qu'Olivier Besancenot n'est pas sincèrement
dans le camp des travailleurs puisque seule la candidate de LO y est.
La fausse fidélité qui consiste à rabâcher des évidences sur la malfaisance
des capitalistes fait donc bon ménage avec l'esprit de boutique le plus mesquin. On peut porter
des critiques sévères à la politique de la LCR, ce dont nous n'allons d'ailleurs
pas nous priver dans ce texte. Mais contester implicitement, insidieusement, qu'Olivier Besancenot soit
sincèrement dans le camp des travailleurs relève d'une mauvaise foi détestable. Non
seulement Olivier Besancenot est un travailleur et un militant qui paie de sa personne aux côtés
des salariés en lutte mais bien d'autres aussi fort heureusement, à la LCR et dans
d'autres organisations ou collectifs d'extrême gauche.
Au-delà de l'aversion que peut provoquer cette anecdote, il faut prendre la mesure de ce
qu'elle traduit de l'évolution de LO, de la LCR et de leurs relations depuis les années
1960. La perspective et l'activité des deux organisations ont considérablement
changé. Jusqu'au milieu des années 80, LO et la LCR ont été immergées
dans l'époque et les militants ont alors essayé de prendre la réalité
à bras le corps en s'en donnant les moyens, en confrontant leurs méthodes et points de vue,
en s'enrichissant mutuellement des expériences les uns des autres. La situation contraste
très nettement avec celle que ces organisations ont connue depuis, où la vie organisationnelle
s'est progressivement désynchronisée de la situation objective, et où les militants
se sont repliés sur leurs organisations respectives. Avec une parenthèse de courte durée
dans la seconde moitié des années 1990 dans les soubresauts consécutifs à la
disparition de l'URSS – parenthèse sur laquelle nous reviendrons.
Par glissement, on est passé d'une perspective centrée sur les intérêts de
classe des exploités, à une perspective centrée sur le microcosme organisationnel. Il
n'y a pas de « point de vue de Dieu » transcendant et parfaitement objectif sur la
réalité, et notre perception est nécessairement située donc subjective. La
difficulté à laquelle chaque militant comme chaque courant est confronté, c'est
d'échapper à une vision autocentrée pour se hisser, non pas à un point de vue
universel, mais à un point de vue qui soit au moins « universel pour nous » : celui qui
reflète les intérêts généraux de notre camp social. Tous les débats
théoriques et pratiques qui ont traversé le mouvement ouvrier depuis un siècle et demi
se sont placés dans cette optique, à plus forte raison les débats qui ont
traversé le mouvement trotskyste à ses origines.
L'histoire des dernières décennies est l'histoire d'un décrochage, de cette
lente involution qui a conduit les deux groupes à une vision organisationnellement autocentrée
des choses, chacun dans son coin. C'est lié au vieillissement des cadres organisationnels,
à une forme d'installation dans le monde environnant, au conservatisme que tout cela engendre.
Quel a été le projet historique du mouvement trotskyste ? Depuis la
création de l'Opposition de gauche en URSS en 1923 par Trotsky et ses camarades et ensuite de
l'Opposition de gauche internationale en 1929, le courant trotskyste s'est caractérisé
lui-même comme un courant communiste prolétarien visant à jouer un rôle dans la
transformation révolutionnaire de la société à l'échelle mondiale.
C'est cette visée internationaliste en liaison avec les combats de la classe ouvrière et
des masses opprimées dans différents pays qui a constamment maintenu une continuité et
une vitalité indéniable au trotskysme jusqu'à la fin du vingtième
siècle. En dépit des conjonctures ou des périodes marquées par des
épreuves, des difficultés ou des vents idéologiques contraires, il se sera toujours
trouvé, ne serait-ce qu'une poignée de jeunes femmes et hommes se reconnaissant dans les
idées de ce courant.
De la fin des années vingt jusqu'à l'explosion du bloc soviétique, rejoindre une
organisation trotskyste aura été pour plusieurs générations de militants, un
choix de vie exaltant où l'on déclarait la guerre au capitalisme et au stalinisme qui avait
trahi la révolution russe, saboté ou écrasé plusieurs révolutions ou
grandes mobilisations du prolétariat de la Chine en 1927 à la Hongrie en 1956, de l'Espagne
de 1937 aux mouvements de 1968 notamment en France et en Tchécoslovaquie. L'émancipation
des travailleurs et l'avenir d'une société socialiste à l'échelle
mondiale ne pouvaient se penser pour les militants jeunes ou chevronnés qu'en opposition aux
partis et organisations contrôlés par les staliniens. Ceux-ci faisant obstacle à la prise
de conscience du rôle historique du prolétariat, acculant les travailleurs dans les voies du
réformisme et les anesthésiant avec de fortes doses d'électoralisme, le
problème s'est constamment posé aux trotskystes de trouver les voies et les moyens
d'affronter cet obstacle ou de le contourner. En fait la difficulté était dans certaines
périodes notamment celle de la Seconde guerre mondiale et de la « guerre froide » de tout
simplement parvenir à continuer à exister et à agir. Rappelons que plusieurs militants
furent assassinés pendant la guerre et à « la Libération ».
Il est difficile de se faire une idée aujourd'hui de la puissance et de la prégnance du
stalinisme au sein de la classe ouvrière mais aussi dans d'autres milieux, notamment celui des
universités. Pour nous en tenir au cas de la France, c'est à un véritable monopole
idéologique sur les travailleurs que le PCF s'est efforcé d'imposer constamment avec
des résultats incontestables, surtout dans la période allant du milieu de la Seconde guerre
mondiale jusqu'à Mai 68. Le PCF considérait la classe ouvrière comme sa chasse
gardée, la CGT et l'intelligentsia comme des viviers de recrutement de ses cadres. Il ne
tolérait pas la contestation sur sa gauche. Il a abondamment pratiqué les calomnies et les
agressions physiques contre les trotskystes jusque dans les années soixante-dix. Le courant trotskyste
en dépit de la diversité des organisations, analyses et choix militants qui l'ont toujours
divisé apparaissait d'autant plus dangereux et intolérable qu'il se positionnait comme
voulant construire un autre parti, authentiquement communiste, c'est-à-dire révolutionnaire
et internationaliste.
Ce parti ne parvenant pas à prendre forme, malgré des succès dans le recrutement dans
l'après-guerre du Parti Communiste Internationaliste et malgré le rôle décisif
joué par l'Union Communiste (groupe Barta) dans la grève de Renault-Billancourt en 1947 qui
obligea le PCF à être chassé du gouvernement, chaque organisation eut sa propre
stratégie de survie.
Encore est-il nécessaire de préciser qu'aucune tendance n'a jamais eu pour but de
seulement survivre, de seulement durer en attendant des évènements ou des temps plus propices.
De 1944 à 1968, la faiblesse des effectifs et parfois les moments où tel ou tel groupe a
frôlé l'inexistence voire disparu pour quelques années, n'ont jamais
découragé des militants trotskystes d'élaborer une politique à visée
stratégique comme ce fut le cas par exemple du groupe Barta qui n'a jamais compté plus de
dix-huit militants.
Ils se pensaient tous comme porteur d'une politique fondamentale pour l'avenir du prolétariat
pas seulement français mais mondial et en même temps comme des éléments d'une
avant-garde se voulant de type bolchevique. L'idée n'était pas celle, élitiste,
défendue et mise en pratique par les staliniens d'une direction « infaillible » et
autoritaire sur les travailleurs. L'avant-garde au sens léniniste est plutôt un
rassemblement d'hommes et de femmes engagés dans le combat révolutionnaire avant la
révolution, qui par là anticipent et tentent de constituer un intellectuel collectif à
mettre au service de l'ensemble de la classe quand elle entre en mouvement. Les militants trotskystes
étaient prêts à prendre de grands risques dans ce but. Sur un plan personnel, choisir de
rejoindre une organisation trotskyste jusqu'en mai 68, c'était être à
contre-courant, c'était vouloir relever un défi.
Quoi que l'on pense rétrospectivement du caractère profondément juste, discutable,
erroné, ridicule ou aberrant des options politiques et organisationnelles de tel ou tel groupe, ce
qu'ils partageaient malgré tout était la conviction que leurs idées
révolutionnaires internationalistes et leurs actions pouvaient jouer un rôle historique
même si leur nombre était faible. Pour les jeunes de cette période, le PCF illustrait de
façon éloquente le fait que le nombre n'est pas un critère recevable pour qui se bat
pour l'émancipation des travailleurs et le communisme authentique.
On ne comprendrait pas sinon le pouvoir d'attraction des différentes composantes du trotskysme qui
ont toutes réussi à renaître de leurs cendres à plusieurs reprises. Les quelques
jeunes et travailleurs qui rejoignaient ces groupes savaient qu'ils allaient se heurter à de
grandes difficultés. Ils étaient convaincus à la fois qu'ils allaient jouer un
rôle à plus ou moins brève échéance et évidemment connaître
une répression plus ou moins brutale. Les groupes trotskystes jusqu'en 1968 ne constituaient donc
en aucune manière des milieux dans lesquels on était amené à s'installer
tranquillement et pour longtemps. Leurs divergences étaient suffisamment saillantes pour que chacun
soit intellectuellement stimulé et ait envie de relever le défi : comprendre et si possible
participer à l'élaboration de la politique la meilleure pour le prolétariat et les
masses opprimées des colonies, avec des fondements théoriques adéquats et des
applications pratiques efficaces.
Les divergences surgiront sur une foule de questions, l'appréciation du régime de Tito en
Yougoslavie, la nature des États des pays d'Europe de l'Est, la signification de la
« déstalinisation » de Khrouchtchev, la nature des révolutions chinoise en 1949 et
cubaine en 1959, les formes du soutien à apporter aux combattants nationalistes algériens
divisés entre le FLN et le MNA, l'analyse de la guerre froide et les risques
d'éclatement d'une Troisième guerre mondiale à partir de l'escalade de la
guerre en Corée... Cette situation au début des années cinquante avait
profondément divisé et affaibli la IVe Internationale et en particulier le PCI après la
proposition d'un de ses dirigeants Michel Raptis, dit Pablo, de procéder à l'entrisme
de tous les militants dans les organisations staliniennes. Selon lui, devant l'urgence de la situation
qui ne laissait plus le temps de construire des partis révolutionnaires, il fallait se trouver
là où ne manquerait pas de se produire la radicalisation de la classe ouvrière. Dans la
section française, une majorité constituée de l'essentiel des militants ouvriers
s'opposa vigoureusement à cette politique suicidaire et ce fut la scission.
La propre analyse de ces militants regroupés dans l'Organisation Communiste Internationaliste (OCI
dite « lambertiste » du pseudonyme de son dirigeant Lambert) les incita, après
l'arrivée de De Gaulle au pouvoir en 1958, évènement qu'ils considéraient
comme une défaite historique du prolétariat, à collaborer avec le groupe Voix
Ouvrière constitué en partie de militants issus de l'ancien groupe Barta. Cette
collaboration se traduisit par la publication régulière de bulletins d'entreprises communs.
Elle impliqua une attitude commune, solidaire et ferme, face aux nervis staliniens agressant les diffuseurs
de ces bulletins. Les incidents les plus graves devant l'usine Saviem à Saint-Ouen furent
relatés et commentés dans une brochure commune, « Pour la démocratie
ouvrière » (mars 1962). Le travail commun entre l'OCI et Voix Ouvrière redonna de
l'énergie aux militants d'entreprise de l'OCI et permit le développement de VO en
province alors qu'elle n'existait jusqu'alors que sur la région parisienne. Bien plus,
comme à chaque fois que des groupes trotskystes ont réussi à oeuvrer ensemble sur un
terrain où un autre, tous les militants furent amenés à s'intéresser avec un
intérêt plus vif aux analyses des autres et donc à progresser politiquement.
En s'interdisant de relever les moments de rapprochements, de collaborations voire d'unité
dans l'histoire des différents groupes trotskystes et surtout en ne comprenant pas ce qu'ils
ont apporté de positif, on s'installerait dans les confortables et déplaisants
stéréotypes sur les trotskystes toujours divisés, les uns toujours
« ouverts » et d'autres « sectaires » ou dans un « bunker » de toute
éternité. La réalité a été infiniment plus complexe et plus riche,
ce qui est toujours pénible pour les esprits réducteurs, qu'ils soient militants,
historiens ou journalistes.
Les deux dernières années de la guerre d'Algérie et celles qui conduisent ensuite
à Mai 68 ont été une période de politisation intense des jeunes salariés
et encore plus des étudiants. La révolte contre les infamies de l'État
français commises contre le peuple algérien et contre celles de l'impérialisme
américain au Viêt-Nam a amené certains d'entre eux particulièrement exigeants
à rechercher les organisations trotskystes qui indiquaient un horizon large, un cadre d'analyse
global apparaissant à la fois rigoureux et enthousiasmant. La révolte secoua fortement les
organisations de jeunesse contrôlées par le PCF et aboutit à des exclusions massives dans
l'UEC en 1966 et à la création de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Cette
toute jeune organisation allait rejoindre formellement en 1969 la section française officielle de la
IVe Internationale, presque moribonde à la suite de la politique entriste dans le PCF pour former la
Ligue Communiste.
L'émulation et la concurrence entre les trois principales organisations, OCI, Voix Ouvrière
et la Ligue Communiste dans ces années effervescentes politiquement et bientôt socialement
étaient fortes mais pas destructrices. L'isolement n'était possible pour personne. A
l'université fréquemment, aux Auberges de Jeunesse, parfois dans les entreprises, dans les
meetings suivis de débats, comme le Cercle Léon Trotsky organisé par VO, les militants
des différentes tendances y compris anarchistes se retrouvaient et polémiquaient pied à
pied. Ce climat où chacun était habité par des certitudes poussait néanmoins
à acquérir une formation politique très étoffée aussi bien pour gagner des
gens à son organisation que pour faire bonne figure dans les débats avec les rivaux. Au
demeurant le sens de la moquerie des autres et de soi-même était un ingrédient assez
commun aux différents groupes trotskystes et un indice de bonne santé. Il faut dire que dans
ces années d'avant 68, on était déjà un militant très formé sur
tous les plans à l'âge de 25 ans et évidemment un « vieux dirigeant »
à 35 ou 40 ans ! Les militants les plus nombreux, toutes tendances confondues, avaient moins de 30
ans, une situation qui tranche nettement avec la figure de l'extrême gauche aujourd'hui.
A partir de notre évocation des années qui ont précédé Mai 68, on ne
s'étonnera pas que les différents groupes d'extrême gauche notamment Voix
Ouvrière et la Ligue Communiste avec leurs divergences et leur profil très différent, se
soient retrouvés en mai 68 côte à côte dans une ambiance très fraternelle,
que ce soit dans la cour de la Sorbonne, dans les facs et les bâtiments publics occupés,
à la porte de certaines usines ou dans les manifestations.
En continu depuis 1968, les identités de LO et de la LCR se sont en partie
construites et bien des choix se sont faits en fonction de l'autre organisation, aussi bien au travers de
rapprochements, d'actions communes que de polémiques ou d'observations attentives de ce que
faisait l'autre. Même si ces interactions n'expliquent pas tout, nous allons être
amenés à insister sur elles.
Le grossissement des effectifs dans la foulée de 68 et la radicalité qui continuait à
s'exprimer sur tous les terrains pendant plusieurs années vont progressivement modifier
l'horizon des uns et des autres et donner un sens différent, plus gros de conséquences, aux
rapprochements et aux polémiques. Ce furent des années d'apprentissage
accéléré et de maturation politique pour tout le monde. La perspective de la
construction d'un parti ouvrier révolutionnaire à relativement brève
échéance apparaissait crédible, à portée de main. Des rencontres LO-LCR
nombreuses eurent lieu pour discuter d'un journal commun et des étapes préparatoires en vue
d'une fusion des deux organisations. Si le processus n'est pas allé à son terme comme
on le sait, il aura permis entre autres choses l'existence d'une grande manifestation
célébrant la Commune de Paris, d'un grand meeting commun, d'une fête commune,
d'un supplément commun dans les hebdomadaires respectifs, d'une campagne commune pour
populariser des revendications susceptibles d'unir les travailleurs. Rétrospectivement, il peut
sembler étonnant qu'il se soit passé autant de choses (largement oubliées ou
ignorées aujourd'hui), sachant les différences et les divergences entre LO et la LCR dans
les années d'après Mai 68. Il faut donc entrer un peu dans le détail.
La période « triomphaliste » d'une LCR qui se développe numériquement
bien plus que LO n'aura pas eu que du mauvais. En présentant un candidat à
l'élection présidentielle de 1969 sur des thèmes certes gauchistes1, qui ne pouvaient pas mordre sur une fraction significative de la classe ouvrière, la LCR
a au moins prouvé que ce type de campagne n'était plus la chasse gardée des partis
réformistes. LO décida d'être unitaire pour deux en faisant campagne activement pour
Alain Krivine. Ce fut une excellente occasion pour ses militants de faire une campagne politique large, de
gagner en compétence et d'élargir son audience. D'autant plus que la direction de LO
était du coup bien décidée à présenter sa candidate aux
présidentielles suivantes qui eurent lieu en 1974.
La LCR, que LO n'avait pas cessé de fustiger comme petite bourgeoise par sa composition sociale et
ses secteurs d'interventions, commença surtout à partir de 1970 à mettre les
bouchées doubles pour acquérir une implantation dans les entreprises, non sans succès.
Son attention à cette implantation ne cessera ensuite de rester une de ses priorités.
L'exemple et la pression de Lutte Ouvrière n'y a pas été pour rien.
LO, que la LCR n'avait pas cessé de fustiger comme secte repliée sur elle,
économiste et ouvriériste, attirait des lycéens et des collégiens du technique,
faisait une campagne commune avec le PSU dirigé alors par Michel Rocard sur les transports en commun
et faisait des listes communes avec ce parti aux élections municipales à Paris. Celles et ceux
qui s'imaginent que LO s'en est toujours tenu à s'implanter lentement et de façon
besogneuse dans les entreprises sont assez loin de la réalité. LO fut présente avec la
LCR à bien des manifestations notamment contre la guerre du Vietnam, contre la dictature de Franco ou
pour le droit à l'avortement. Par ailleurs LO impulsa un mouvement de collégiens du
technique (avec son journal « Ceux du Technique ») et un mouvement de comités
d'usagers des transports en commun sur l'agglomération parisienne qui mena parfois des actions
spectaculaires. Elle mena en banlieue parisienne une campagne très soutenue à la suite d'un
crime raciste. En province les militants de LO animèrent des comités contre des logements
insalubres, contre un projet de dépôt de chlore dans une usine Rhône-Poulenc et aussi des
comités contre les insuffisances des transports en commun. Loin d'être indifférent
aux questions écologiques, son hebdomadaire a consacré dans les années soixante-dix de
nombreux dossiers, articles et interviews sur les centrales nucléaires, l'usine de retraitement de
la Hague et les diverses formes de pollution par les industriels. Là encore l'esprit
d'initiative permanent de la LCR n'a pas été sans stimuler celui de LO dans un certain
nombre de domaines.
La volonté de défendre ses idées devant un public populaire large, bien au-delà
du cadre des entreprises se concrétisa par la première fête nationale de Lutte
Ouvrière en 1971, et en 1973 par sa participation aux législatives dans 171 circonscriptions
avec pour la première fois Arlette Laguiller comme porte-parole. De son côté la LCR se
présenta dans 91 autres circonscriptions suite à un accord de répartition des
circonscriptions avec LO. L'expérience des campagnes communes LO-LCR aux municipales de 1977 et de
1983 et aux Européennes de 1979 (et ultérieurement de 1999) ont été
bénéfiques pour la LCR comme le reconnaît Alain Krivine dans son livre Ça te
passera avec l'âge (éd. Flammarion) : « Personnellement, j'ai pas mal appris
au cours de campagnes communes, changeant complètement le type de discours que je faisais dans les
années soixante-dix. » (page 218).
La LCR eut de son côté de multiples terrains d'intervention qui attestaient sa
volonté d'être présente sur tous les fronts, dans tous les secteurs de la lutte,
même si elle n'en avait pas toujours les forces et les capacités politiques : travail dans
l'armée avec des jeunes du contingent, lutte physique contre l'extrême droite,
implication dans le Secours Rouge, soutien aux travailleurs de LIP en 1973, publication d'un quotidien,
présence active dans le mouvement féministe et pour les droits des homosexuels, et bien
sûr présence dans toutes les manifestations suscitées par les guerres
impérialistes et la répression dans le monde.
Tout ce que faisait l'autre organisation était naturellement matière à des critiques
vives et à des analyses fouillées. On n'en était pas encore au « chacun chez
soi » d'aujourd'hui du style « on se connaît, inutile de discuter », sauf un
jour par an lors d'un débat à la fête nationale de LO avec quelques piques convenues.
Et en dehors de cela, quand c'est possible des deux côtés, une campagne...
électorale, forcément électorale.
La LCR et LO se sont trouvées sur un même terrain mais dans une position de forte
rivalité au cours des mouvements qui ont concerné la jeunesse scolarisée. Ce fut en
particulier le cas au cours du mouvement étudiant de 1973 contre la loi Debré visant à
supprimer les sursis pour le service militaire. La LCR, qui avait des positions fortes dans les
lycées, défendait une ligne unitaire au risque de mettre les collégiens du techniques
à la remorque du mouvement des lycéens tandis que LO qui avait développé tout un
travail fructueux en direction des collèges techniques se battait pour l'autonomie du mouvement
des jeunes du technique. LO se battait en particulier pour la coordination des jeunes du technique et pour
qu'ils aient leurs revendications politiques, contre l'armée et pas seulement pour le maintien
des sursis (qui ne les concernait d'ailleurs pas). Cela dans un contexte éloigné de ce qui
est connu aujourd'hui, où la sélection sociale à l'entrée des
lycées était beaucoup plus forte et où les enfants des couches populaires étaient
massivement scolarisés dans les collèges techniques.
Ces positionnements découlaient d'une divergence politique importante qui remontait aux origines
de ces deux mouvements et sur laquelle il faut s'arrêter car elle va perdurer jusqu'à
aujourd'hui sous des formes diverses et de façon plus ou moins appuyée selon les
circonstances.
On a vu que pendant la Seconde guerre mondiale et les années qui ont suivi, le PCF
avait bloqué efficacement toute possibilité d'émergence d'un mouvement ouvrier
révolutionnaire même numériquement faible. Face à cette situation, les trotskystes
se sont divisés en deux orientations fondamentalement différentes. Schématiquement, les
uns (l'Union communiste de Barta et à sa suite Voix Ouvrière) considéraient
qu'il fallait chercher au sein même de la classe ouvrière les éléments
susceptibles de constituer une avant-garde révolutionnaire avec de jeunes « cadres »
intellectuels entièrement dévoués à la construction d'une telle avant-garde.
Les autres (le PCI qui sera le cadre politique de référence pour la LCR) estimaient que les
organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, principalement staliniennes, comptaient dans leurs rangs
et même à leurs directions des travailleurs trompés, susceptibles d'être
ébranlés et gagnés aux idées révolutionnaires plus facilement que des
travailleurs du rang. Ces deux orientations différentes n'étaient pas en elles-mêmes
contradictoires mais elles pouvaient le devenir au travers de leurs mises en oeuvre.
La première position calait clairement et d'entrée de jeu une position
d'indépendance de classe et de confiance a priori dans les capacités de travailleurs du
rang à comprendre les enjeux d'une grande lutte et à y jouer un rôle décisif
en franchissant l'obstacle des bureaucraties syndicales et des directions politiques réformistes.
C'est cette politique qui s'est avérée convaincante à Renault-Billancourt en
1947. Dans le contexte de l'époque, une petite « secte ouvriériste »
n'aurait pas pu jouer un rôle aussi important dans une grève de cette ampleur.
La recherche prioritaire d'éléments d'avant-garde « trompés »
à défaut d'avoir soi-même des forces faisant levier pouvait facilement déraper
en diverses illusions et formes de suivismes ce qui n'a pas manqué de se produire à maintes
reprises. En prenant ses désirs pour des réalités, tout dirigeant nationaliste ou
réformiste, en délicatesse ou en rupture a pu être facilement paré de vertus
avant-gardiste potentielles. Et bien sûr cela commandait de rechercher l'unité à tout
prix avec ce type de dirigeants au nom du Front Unique, de l'unité, etc. On ne fera pas ici la
liste beaucoup trop longue des personnes qui ont été courtisées, qui ont suscité
des espoirs puis des déconvenues de Tito à Ben Bella, de Tillon à Juquin et
au-delà. Le tropisme unitaire sans lucidité ni maîtrise du processus a conduit tout
naturellement à ce qu'on a appelé le « campisme », le choix impératif et
prioritaire d'un camp, comprenant en règle générale des associés
étrangers aux intérêts du prolétariat, contre un adversaire suprême.
En s'inspirant de la première orientation, LO a attaché une importance primordiale à
la perspective d'aider à la création de comités de grève élus et
contrôlés par les assemblées de grévistes. Elle a pu mettre en application cette
orientation dans plusieurs grèves importantes, notamment au Crédit Lyonnais, chez Chausson,
à Jeumont-Schneider, etc.
La LCR ne s'est positionnée en faveur des comités de grève que dans les cas rares
où le comité de grève était bien accepté par les syndicats influents de
l'entreprise considérée (par exemple à l'EGF de Brest). Sinon la LCR, par souci
unitaire au niveau des directions syndicales, préférait pousser à la mise en place
d'une intersyndicale au cours des grèves, ce qui n'a évidemment pas la même
signification qu'un comité de grève élu comprenant des travailleurs du rang et des
syndicalistes parmi les plus estimés.
De la fin des années quatre-vingt jusqu'à nos jours, LO ne cherchera plus aussi
systématiquement et avec la même détermination à favoriser la mise en place de
comités de grève. De même elle sera beaucoup moins réticente à ce que tous
ses militants d'entreprises accèdent à des responsabilités syndicales diverses et
finira par les encourager à le faire.
L'examen des deux orientations que nous venons de faire était nécessaire pour comprendre la
différence de politique de LO et de la LCR à l'égard de l'Union de la Gauche, et
plus précisément du PCF et du PS relancé depuis le congrès d'Épinay
vers des perspectives électorales riantes par François Mitterrand. La LCR et LO ont
critiqué impitoyablement le caractère décoloré et réformiste du programme
de gouvernement du PCF de 1972 puis Programme Commun de l'Union de la Gauche mis au point en 19722.
La récession économique survint en 1974-1975. Le climat vira petit à petit à
l'inquiétude dans les entreprises.
La LCR plaquant artificiellement et à contre sens le schéma d'analyse de Trotsky du Front
Populaire et de la grève générale de Juin 1936, appela à partir de 1978 à
« l'union dans les luttes » et à « un gouvernement PC-PS, sans ministres
Radicaux de gauche ». LO mit ouvertement en garde les travailleurs qu'ils n'obtiendraient rien
des partis de gauche s'ils accédaient au gouvernement, d'autant moins qu'ils ne
s'engageaient à satisfaire aucune revendication importante pour les travailleurs. Toutefois, en
raison de l'attitude belliqueuse du PCF à l'égard du PS à partir de 1977 et du
gauchissement de son langage, LO fit l'hypothèse que cette attitude traduisait peut-être une
radicalisation dans les classes populaires. Elle voudra le vérifier en présentant des candidats
dans presque toutes les circonscriptions aux législatives de 1978 et constatera qu'il n'en est
rien. En dépit de la faiblesse de son score (1%), LO a particulièrement réussi cette
campagne qui renforcera durablement le maillage de son implantation locale. Le succès était
dû au fait que la direction de LO avait fait pleinement confiance à ses militants et à
ses sympathisants pour improviser et faire tout ce qui était nécessaire sur le terrain avec les
moyens du bord, c'est-à-dire avant tout le soutien d'ouvriers, d'employés,
d'enseignants et d'agriculteurs inconnus jusqu'alors qui sympathisaient avec les idées
défendues par LO.
L'année suivante en 1979, en dépit de leurs divergences de vue sur la situation politique
française, LO et la LCR se présentaient ensemble aux élections européennes sur
une liste intitulée « Pour les États-Unis socialistes d'Europe » qui obtint
3,08% des voix. La fête nationale de LO fut transformée en fête Ligue-LO à cette
occasion. Précisons que depuis Mai 68, c'était toujours LO qui avait eu l'initiative
des campagnes électorales communes. Ajoutons que la LCR avait aussi proposé à LO des
campagnes politiques ou des actions ponctuelles communes qui avaient été refusées par
LO.
Dans les dernières années du septennat de Giscard d'Estaing, la LCR estimait qu'une
victoire de la Gauche serait un encouragement pour les luttes tandis que LO combattait, à contre
courant, les illusions des classes populaires tout en appelant malgré tout à voter Mitterrand
au deuxième tour en 1981 par solidarité avec les travailleurs qui voulaient en faire
l'expérience. La victoire de la Gauche et de Mitterrand n'allait pas déclencher une
dynamique des luttes, contrairement aux attentes de la LCR.
Dans les premiers mois du gouvernement de la gauche, l'attitude des travailleurs
était confiante et attentiste : « Il faut leur laisser du temps... » était la
réflexion la plus fréquente quand les militants révolutionnaires critiquaient le
gouvernement.
Après quelques mois d'« état de grâce » pour le gouvernement, les
attaques de la bourgeoisie lancées depuis le milieu des années soixante-dix reprirent de plus
belle. Le gouvernement rebaptisa « rigueur » l'austérité de l'ancien
premier ministre Raymond Barre. Les plans de licenciements se multiplièrent et le pouvoir d'achat
des salariés continua à s'éroder. De fortes résistances
s'exprimèrent en 1982 et 1983 au sein de grandes concentrations ouvrières, notamment dans
le secteur de l'automobile : usines Citroën, Chausson, Renault-Billancourt, Renault-Flins, Talbot...
Des grèves puissantes éclatèrent mobilisant avant tout des O.S. (ouvriers
spécialisés). Parmi eux, les travailleurs immigrés étaient
particulièrement actifs. La déclaration calomnieuse du premier ministre socialiste Maurois
contre « les grèves organisées par les Ayatollahs » aura des conséquences
désastreuses et durables sur les ouvriers immigrés. Le lâchage des grévistes de
Talbot par la confédération CGT marquera également les esprits dans les usines. Le
sentiment fut le suivant : « Non seulement le gouvernement de gauche est contre nous mais les syndicats
nous laisseront tomber si nous nous mettons en grève à fond. » Les ultimes explosions de
colère dans la sidérurgie lorraine en 1983-84 seront impuissantes à empêcher la
liquidation de dizaines de milliers d'emplois sous l'égide du gouvernement.
L'amertume suscitée par ces défaites et par la montée du chômage de masse va
se traduire sur le plan politique par une désaffection à l'égard du PCF et
bientôt par une inquiétante progression des résultats électoraux du Front National
dans certaines agglomérations ouvrières. Le Pen qui avait obtenu 0,74% aux
présidentielles de 1974 et n'avait pas pu se présenter à celles de 1981 obtiendra
14,4% à celles de 1988.
Dans ce contexte de plus en plus difficile, comment LO et la LCR vont-elles réagir ? Bien que la LCR,
qui n'avait pas pu présenter Alain Krivine en 1981 faute d'un nombre suffisant de parrainages,
n'ait pas appelé préférentiellement à voter pour Arlette Laguiller, la
direction de LO, sans rancune, proposa à la LCR de constituer des listes communes aux élections
municipales de 1983. Des listes s'intitulant « La Voix des Travailleurs contre
l'austérité » purent se présenter dans 80 villes (contre 56 aux municipales de
1977 avec des listes LO-LCR-OCT). Cette campagne contribua fortement à l'enracinement local des
deux organisations. Les militants de la LCR s'étaient impliqués avec beaucoup plus de
conviction qu'en 77. Au reste la LCR eut deux élus. Les conditions semblaient à nouveau
favorables pour un rapprochement au-delà des élections, ce qui se traduisit par une fête
commune en 1985, des réunions entre militants à tous les niveaux et en particulier pendant des
mois par la tenue de cellules communes. Cela permit de mieux comprendre comment militaient les uns et les
autres. Dans leur for intérieur, certains militants de LO et de la LCR touchèrent du doigt au
travers de cette expérience ce que pouvait avoir de caduque ou de valide telle ou telle habitude ou
pratique propre à leur organisation. La plupart, bien sûr, en tirèrent probablement la
confirmation qu'ils avaient choisi la meilleure des organisations et qu'il ne fallait rien y changer.
Si l'expérience avait continué, les perceptions auraient évolué car jamais
les militants de LO et de la LCR n'ont été aussi proches que dans la période allant
de 1983 à 1985. Ce qui ne signifie pas que toute méfiance avait disparu de part et
d'autre.
En 1986 les relations se dégradèrent assez vite entre la direction de LO et celle de la LCR. LO
reprocha à la Ligue de vouloir l'impliquer, mine de rien, dans sa tentative de construction
d'une « alternative » constituée de gens ne se situant pas sur le terrain de la classe
ouvrière. Les échanges allaient s'envenimer à la suite d'un incident à la
fin d'un meeting à Strasbourg avec Arlette Laguiller où des militants locaux de la LCR
avaient protesté vigoureusement contre l'absence de débat décidé par LO en
voulant s'approcher de la tribune pour prendre malgré tout la parole. La direction de LO exigea
des excuses de la part de la direction de la LCR. Ne les obtenant pas, elle décida de la rupture des
relations à tous les niveaux, envoyant même ses militants localement demander à ceux de
la LCR de désavouer leur direction. Ce qu'aucun ne fit évidemment, y compris ceux qui
avaient tissé des liens étroits avec les militants locaux de LO.
Une des tendances de la LCR, la T3, y trouvait évidemment son compte puisqu'elle était
hostile à l'unité LO-LCR. La LCR se lança à nouveau de façon
éperdue et vaine dans la quête de personnes en rupture avec les partis de gauche pour constituer
la mythique « alternative ». LO estimait pouvoir se passer sans dommages de ses bonnes relations
avec la LCR. Illusions croisées. Le « froid » instauré fut préjudiciable aux
deux organisations sur plusieurs plans, en renforçant certaines de leurs faiblesses spécifiques
et en ne leur permettant pas d'analyser ensemble, avec leurs différences, les transformations
importantes qui allaient affecter le monde à la fin des années 80.
La thématique chère à la direction de LO du «
comportement inadmissible qu'on ne peut laisser passer » était promise à un grand et
triste avenir. Le psychodrame moraliste sera un moyen de plus en plus récurrent pour affronter les
divergences ou les interrogations qui surgiront au sein de LO. Aller à la rupture avec la LCR sur un
incident déplaisant mais tout de même mineur, avait un caractère inédit.
L'épisode n'a certes pas une portée historique mais il est significatif d'une
évolution inquiétante.
Il faut tenter de l'éclairer par les transformations internes à l'oeuvre au sein de LO
à partir du milieu des années quatre-vingts. Ces changements sont à la fois d'ordre
politique et d'ordre organisationnel. Au départ il y avait une analyse de la situation politique
et sociale comme marquée par un recul et une démoralisation croissante et probablement durable
de la classe ouvrière. L'analyse était juste mais le sera nettement moins plus tard quand
les traits noirs de la situation seront exagérément accentués et les
éléments positifs systématiquement minorés. Les évènements de 1995
exploseront à la figure de la direction de LO comme on le verra plus loin, en contradiction avec sa
vision d'une période de recul continu. Conséquence de cette analyse unilatérale, la
direction de LO va estimer qu'il faut resserrer les rangs et inviter les militants qui ne seraient pas
prêts à affronter une dure répression à accepter le statut de sympathisants avant
qu'il ne soit trop tard.
Parallèlement le constat était fait que l'organisation vieillissait et qu'elle
n'aurait pas d'avenir si elle ne consentait pas un effort de recrutement permanent et intensif pour
gagner des jeunes. Cette orientation faisait l'unanimité. Une méthode de recrutement par
paliers progressifs fut mise en oeuvre pour gagner des lycéens susceptibles d'avoir la stature de
« militants professionnels ». Les résultats étaient comptabilisés et les
statistiques suivies de près. Cet effort volontariste, concerté et organisé aura des
résultats positifs indiscutables. Tout le monde pourra constater dans ces années-là que
LO était la seule organisation capable de gagner des jeunes en nombre et de les garder. La
méthode dans ses modalités comparatives avait aussi son revers. Elle créa un esprit de
commando. Elle créa un malaise en introduisant des éléments de concurrence entre les
groupes et les militants « accrochant » les lycéens, les uns ayant des succès (qui
leur montaient parfois à la tête) et les autres se décourageant de ne pas arriver
à grand-chose.
D'autant plus que les cibles visées dans le recrutement étaient « les meilleurs
élèves des meilleures classes des meilleurs lycées ». D'où une
accentuation de l'orientation consistant à vouloir gagner des jeunes intellectuels pour constituer
une élite sélectionnée à qui l'on va faire subir une série de tests
pour éprouver leurs capacités.
Plus tard le constat du nombre faible de jeunes travailleurs dans les rangs de LO provoquera la mise au point
d'un processus très élaboré dit « tapis roulant » où on ne
cherchait pas à gagner les jeunes travailleurs d'emblée sur le côté attractif
des idées révolutionnaires, contrairement aux lycéens. Des paliers relationnels furent
conçus pour que les plus jeunes militants se lient humainement aux jeunes travailleurs et
repèrent ensuite ceux à même d'être cultivés puis ultérieurement
politisés et formés. Ceci dit, les efforts déployés auront permis à un
nombre assez important de jeunes travailleurs de se lier au milieu de LO, même si très peu
d'entre eux ont eu une vocation militante pleine et entière.
Sans entrer dans le détail, ce processus complexe au phases calibrées et quantifiées
avec précision renforça l'idée implicite déjà présente suite
à la campagne en direction des lycéens, que le recrutement est au fond affaire de
« méthodologie organisationnelle » plutôt que de politique. Mais aussi plus
généralement que l'on peut construire une organisation de « cadres
révolutionnaires » par une culture, certes très consistante, des militants, mais au
travers de ce qui s'avère être une sorte de culture hors sol.
L'environnement culturel et militant interne à LO finit de fait par être conçu comme
devant et pouvant fournir le capital d'expériences suffisant à la formation d'un jeune
militant. L'accent était alors mis sur une culture politique en grande partie livresque et
romanesque, le jeune militant étant invité à se nourrir de l'expérience
(inévitablement plus grandiose) des précurseurs bolcheviks. Il manquait à cette
formation de forger sa propre expérience au contact de la lutte et de la confrontation politique
vivante. Alors que c'était encore le cas quelques années plus tôt quand LO envoyait,
quand cela était possible, ses nouveaux recrutés pour un temps aux Jeunesses Communistes pour
découvrir un autre milieu militant, et pour les prémunir contre un anticommunisme n'ayant
rien à voir avec le trotskysme ; ou encore quand les jeunes militants de LO discutaient
d'arrache-pied avec les jeunes militants de la LCR de Cuba, des Démocraties Populaires ou de la
façon d'intervenir dans les entreprises.
La formation LO devint pendant ces années quatre-vingts plus étroitement
« idéologique » et « activiste », dans le sens péjoratif du terme. Elle
se doubla d'un moralisme de plus en plus prégnant, d'une méfiance renforcée
à l'égard des « comportements petits-bourgeois inadmissibles » dont on
considérait qu'ils menaçaient l'identité de classe de l'organisation. Les
années passant, cette formation eut aussi le défaut de maintenir en grande partie les jeunes
militants organisés dans des cellules spécifiques dédiées au recrutement à
l'écart du reste de l'organisation et vice versa. Ce qui ne pouvait aboutir qu'à un
appauvrissement mutuel alors qu'un des points forts de LO jusqu'alors avait été de
réussir à collectiviser les expériences et la culture des uns et des autres, qu'ils
ou elles travaillent en entreprise ou pas.
Ces années-là que des journalistes ont appelés « les années Tapie »
et qui correspondent à une décennie où les « Yuppies » étaient
présentées comme des héros, et les idées progressistes et a fortiori communistes
comme conduisant au totalitarisme, n'étaient pas du tout favorables à la diffusion des
idées révolutionnaires au sein de la jeunesse et de la classe ouvrière. LO a mieux
réussi que d'autres organisations à maintenir ces idées et à les transmettre.
Pour ce faire elle a été tiraillée entre deux tendances à l'oeuvre en
permanence : s'ouvrir aux autres et se refermer sur soi. L'ouverture s'est traduite par exemple
par la volonté de faire participer ses jeunes militants étudiants ou lycéens au
mouvement contre la réforme Devaquet. Bien plus, elle leur a donné le champ libre, ce qui
était inédit pour LO, de jouer un rôle dirigeant là où ils le pouvaient
dans ce « mouvement de petits bourgeois ». Elle s'est traduite par son effort pour concevoir
de nouveaux stages de formation incluant par exemple un vaste corpus d'ouvrages analysant la crise du
capitalisme depuis la crise du dollar en 1969 et la récession de 1974-1975, les thèmes en
débat dans le champ scientifique (biologie, physique, paléontologie, etc.) ou encore des stages
faisant découvrir un vaste ensemble de romans d'écrivains du monde entier et de
différentes époques. L'expérience d'une radio libre, « Radio La
Bulle », a même été tentée pendant quelques mois par LO.
La direction de LO était également consciente de son risque d'enfermement humain et
politique dans les frontières de l'hexagone. Pour y remédier elle a demandé en 1985
au Secrétariat Unifié (SU) de la IVe Internationale d'être intégrée
comme organisation observatrice. Après le refus du SU, LO a engagé une collaboration avec le
MAS (Mouvement pour le socialisme) argentin dirigé par Nahuel Moreno qui s'est traduite en
particulier par un échange de militants participant aux activités de l'autre organisation.
Enfin LO a envoyé pour des périodes plus ou moins longues des militants dans des organisations
trotskystes membres de son regroupement international, l'Union Communiste Internationaliste. Ces
expériences, de même que le recrutement de jeunes discutant de tout à perte de vue, ont
à la fois créé un appel d'air salutaire et des difficultés organisationnelles
et politiques. Intégrer la nouveauté du contenu de ces expériences lui a finalement
posé des problèmes insurmontables qui entraîneront des réponses de plus en plus
rigides et disciplinaires.
Les efforts des militants de LO sur le terrain de recrutement s'ajoutèrent à ceux
qu'ils poursuivaient dans les régions et les entreprises en permanence et à l'occasion
des campagnes électorales, des fêtes et des caravanes d'été. LO fut en
position de jouer un rôle déterminant ou important dans quelques grèves notamment dans
celle des cheminots à l'hiver 1986-87 et à la SNECMA en 1988 où ils
impulsèrent des coordinations de grévistes.
De son côté la LCR tentait de combattre l'érosion de ses effectifs
par d'autre voies, en s'investissant toujours dans le syndicalisme étudiant, dans SOS Racisme
et dans les mouvements de lycéens et d'étudiants tel que celui contre la réforme
Devaquet en novembre-décembre 1986.
La fronde des rénovateurs dans le PCF redonna des couleurs aux espoirs de la LCR de réaliser
l'unité avec des secteurs, sinon des pans entiers de militants se détachant de
l'appareil. Le rêve de la « grande unité » avec des partenaires influents dans
la classe ouvrière reprenait corps et amenuisait à nouveau son intérêt pour la
« petite unité » avec seulement les révolutionnaires de Lutte Ouvrière.
Résultat, ce fut en vue des élections présidentielles de 1988, la campagne
derrière Pierre Juquin, un ancien dirigeant du PCF exclu du Bureau Politique en 1984 et en dissidence
ouverte l'année suivante. Juquin se proposa pour oeuvrer autour de sa personne à un
rassemblement « unitaire » et « à la gauche de la gauche ». L'essentiel de
l'énergie dans cette campagne avait été fournie par les militants de la LCR. Le
score de Juquin (2,08%) comme les résultats politiques furent très décevants pour la LCR
même si elle chercha à se persuader du contraire. Les travailleurs influencés encore par
le PCF ou déçus par ce parti, ne s'étaient pas massivement sentis
représentés par Juquin.
Les militants d'entreprise de la LCR furent particulièrement en pointe dans le secteur de la
Santé et de la Poste, eux aussi partie prenante de coordinations et à l'origine de la
création de syndicats SUD (Solidaire Unitaire Démocratique) suite à des conflits
jusqu'à l'exclusion de la CFDT de plus en plus hostile au recours à la
grève.
A la LCR comme à LO, les responsabilités syndicales prirent dans ces années-là
une place de plus en plus importante avec des conséquences positives et d'autres plus
embarrassantes. Le découragement, l'érosion du recrutement et la perte de
crédibilité du PCF se répercutaient sur la CGT. Des places de responsabilités se
libéraient et ne pouvaient être défendues de façon aussi farouche par
l'appareil qu'au cours de la décennie précédente. Un certain nombre de militants
de LO et de la LCR accédaient à des responsabilités au sein de la CGT dans un contexte
où la combativité ouvrière déclinait sensiblement. Il devenait difficile
d'avoir une perception politique qui aille au-delà d'un positionnement revendicatif et de
défense des droits acquis, lié au seul contexte de l'entreprise. Parfois les liens
tissés avec des équipes cégétistes liées à l'appareil ne
permettaient pas toujours d'avoir le recul nécessaire face aux manipulations de l'appareil
confédéral. On en eut un exemple à la fin de la grève à
Renault-Cléon en 1991 où les militants LCR de cette entreprise ne parvinrent pas à
garder leur autonomie par rapport au syndicat CGT voulant faire reprendre le travail sous la pression de la
direction confédérale, contre l'avis majoritaire des grévistes.
Pour comprendre les spécificités de la deuxième moitié des
années 80 et de la première moitié des années 1990, il faut avoir à
l'esprit que l'offensive mondiale du Capital contre le Travail et le démantèlement des
protections sociales déjà bien entamés se sont accompagnés d'une campagne
multiforme de dénigrement des idées communistes et progressistes et de valorisation des
idées individualistes et des « gagneurs » dans la sphère de l'entreprise et de
la finance. L'effondrement du bloc soviétique sans que le prolétariat n'intervienne
pour son propre compte va déjouer toutes les attentes ou les espoirs des différents groupes
trotskystes. C'est finalement ce fait international majeur qui va provoquer au sein de la direction de LO
une crise importante qui va empoisonner durablement les relations internes dans toute cette organisation.
Dans des périodes antérieures, à plusieurs reprises des militants de LO avaient remis en
cause l'analyse de l'URSS comme État ouvrier dégénéré. A chaque
fois les discussions furent violentes et se soldèrent par des départs ou des exclusions. Il
était habituellement entendu par la direction de LO qu'une divergence sur l'URSS était
une fausse barbe de petit-bourgeois ayant d'autres divergences qu'il n'osait exprimer. Quand des
militants de la direction suggérèrent que la nature de l'URSS était en train de
changer au travers de la « perestroïka » de Gorbatchev et qu'on assistait à une
contre-révolution, la majorité de la direction s'empressa de plomber la discussion en
mettant en cause des « comportements inadmissibles et hypocrites ». Au lieu de chercher à
y voir clair collectivement, y compris au travers de discussions polémiques, on assista à un
effondrement des relations fraternelles au sein de la direction, les minoritaires étant accusés
d'avoir voulu au travers de cette question déclencher une lutte de pouvoir et ébranler la
cohésion de l'organisation en réfractant en son sein des pressions de la petite bourgeoisie
intellectuelle. La discussion se poursuivit malgré tout vaille que vaille comme l'attestent de
nombreux textes mais dans un climat de suspicion permanent, avec des épisodes psychodramatiques et des
exclusions individuelles de minoritaires pour « manquement aux principes », à la
« discipline », pour « attitudes mensongères »...
Les années 90 installèrent donc LO dans un état de crise permanent qui renforça
une approche pessimiste et moraliste de tous les problèmes. Mais la crise déclenchée par
le débat sur l'URSS est avant tout le révélateur d'une authentique limite
atteinte par cette organisation après plus de trente années de développement :
l'incapacité à débattre collectivement de l'un des piliers fondamentaux de
l'héritage trotskyste, alors même que cette discussion est rendue nécessaire par
l'évolution du monde environnant. Tout se passe alors comme si LO, s'étant
constituée comme organisation trotskyste, ne pouvait pas renoncer à la nature ouvrière
de l'État soviétique puis russe sous peine de s'effondrer3. S'il est évidemment infantile de découvrir une situation nouvelle chaque
matin, la tendance inverse qui consiste à appréhender l'actualité exclusivement sous
ses aspects de continuité avec le passé est quant à elle totalement rétrograde.
Le conservatisme idéologique est ici fondé dans un conservatisme organisationnel. Pour ne pas
mettre en cause la routine, le fonctionnement rythmé par ses congrès et autres
échéances internes, rien de tel que la vision cyclique d'un temps répétitif
voire éternisé, en dehors de l'histoire.
La seconde moitié des années 1990 allait voir surgir les prémices d'une situation nouvelle pour le courant révolutionnaire. Plusieurs éléments en ont été les indicateurs. Sans avoir totalement, loin de là, tiré toutes les conséquences de l'écroulement du bloc soviétique et du mouvement stalinien, les organisations trotskystes françaises ont su utiliser le cadre électoral pour mener campagne sur des axes sociaux qui touchaient juste.
Le premier phénomène marquant pour l'extrême gauche française
dans cette période c'est en effet le score inédit de LO aux présidentielles de 1995.
Pour la première fois en France, une candidature issue du mouvement trotskyste sortait de la
marginalité pour atteindre un score comparable à celui des candidats du PCF. C'est
cependant un peu l'ironie de l'histoire que d'avoir fait de l'arène électorale
celle où l'extrême gauche française allait percer.
Il est utile ici de rappeler la position originaire du mouvement trotskyste vis-à-vis des
élections. Le mouvement marxiste révolutionnaire a longuement et intensément
débattu la question du positionnement vis-à-vis des institutions. Entre la conviction que
l'État et ses institutions sont les instruments de domination par excellence du système et
le spectacle affligeant des partis ouvriers venus s'embourgeoiser au contact des postes de pouvoir, la
tentation a toujours été grande de rejeter purement et simplement la participation au jeu
électoral.
La ligne des organisations trotskystes s'est constituée dans le sillage du positionnement de
Lénine, fustigeant le « gauchisme » et les positions anarchisantes : il s'agissait
alors d'être pragmatique avec la question des élections plutôt que de se cantonner
à une position moralement pure, loin du pouvoir corrupteur, mais inefficiente. Évidemment, les
révolutionnaires n'ont jamais cru que les élections allaient changer la vie – du
moins ceux qui ont fini par le croire ont-ils cessé d'être révolutionnaires.
L'idée de se présenter aux élections, voire d'avoir des élus, n'a
jamais été qu'on allait pouvoir ainsi transformer de l'intérieur et
graduellement le système. L'idée était plutôt d'utiliser les
élections, la campagne mais aussi, le cas échéant, les postes d'élus, comme
point d'appui pour les luttes, seules à même de peser contre le système.
La campagne menée par LO en 19954 a ainsi été centrée sur « le troisième tour social ». Le
premier tour pour compter les forces, rien de décisif ne devant se jouer au deuxième tour,
restait la période post-élections, donc les luttes. L'enjeu de la campagne,
cantonnée au premier tour, était alors de populariser des revendications sociales radicales
articulées en « plan d'urgence ». Le principe n'était pas alors celui
d'un catalogue revendicatif de type syndical radical, mais bien d'un programme politique
inspiré du programme de transition : pas un « programme minimum » sur la
répartition des richesses, mais une série de revendications s'en prenant au capital assorti
d'une méthodologie : le contrôle ouvrier.
Le succès a été – pour l'époque – époustouflant. Il
était l'expression d'une radicalisation chez les salariés notamment qui
s'était déjà exprimée sur le terrain des grèves dès la fin de
1994 et au printemps 95, notamment à Air France et chez Renault. Le thème du
« troisième tour social » avait une telle pertinence qu'il s'est traduit
très concrètement par le mouvement de novembre-décembre 95 ! Sur le terrain revendicatif
ce mouvement défensif fut victorieux. Mais il apporta bien davantage que la mise en échec du
plan Juppé. Nous ne reprendrons pas ici une analyse de fond de ce mouvement. Mais avec douze ans de
recul, il apparaît de façon encore plus évidente comme un mouvement qui a ouvert
plusieurs brèches. Il a redonné le goût de la lutte collective et de la contestation sous
des formes plus démocratiques et plus méfiantes à l'égard des directions
syndicales et politiques traditionnelles. Il a fait reculer en partie pour toute une période le
fatalisme et le sentiment d'impuissance qui avaient fini par atteindre bien des travailleurs et des
militants. Dans la lancée du mouvement de 1995, des jeunes vinrent sur la scène politique et
sociale et des anciens y revinrent avec une énergie renouvelée. Les effets politiques et
sociaux furent de longue durée et de longue portée.
Ainsi le succès électoral de LO de 95 qui était pour bien des gens celui de
l'extrême gauche s'est confirmé quatre ans plus tard, quand la liste LO-LCR aux
élections européennes a décroché cinq postes de députés au
parlement européen. Ce qu'il a manifesté, c'est bien une nouveauté dans la
situation objective. Les élections peuvent constituer un reflet partiel des transformations
politiques. Elles sont souvent vues et interprétées, par les révolutionnaires qui
mènent campagne eux-mêmes, comme un baromètre, un thermomètre, un sondage grandeur
nature – on reviendra plus loin sur les limites et les pièges de cette métaphore.
Toujours est-il qu'elles traduisent à leur façon certaines réalités
politiques. En l'occurrence, on a assisté à partir de 1995 à la maturation politique
d'une frange de salariés et de jeunes, un processus qui ne s'est pas démenti
depuis.
On est en effet passé d'une situation – de 1968, voire de l'après-guerre aux
années 1990 – où le mouvement ouvrier et les mobilisations sociales au sens large
étaient presque entièrement dominés par les partis réformistes (PS et PCF, et
aussi parfois investis par le PSU dans les années 1960-1970), à une situation où une
frange radicale en était émancipée. C'est-à-dire émancipée des
illusions dans la gauche institutionnelle, et émancipée de la stratégie
électoraliste qui va avec. Entre-deux, Mitterrand était passé par là, la grande
désillusion consécutive aux années de la rigueur à partir de 1982,
l'émergence électorale de Le Pen en 1984, et le gigantesque recul militant du PCF tout au
long des années 1980 et 1990.
Autre manifestation de cette maturation : les années 1990 ont vu
l'émergence de mouvements sociaux massifs, se situant à la périphérie du
mouvement ouvrier traditionnel et posant de fait la question de l'alternative sociale et politique. Les
années 1970 avaient déjà vu l'apparition de mouvements sociaux, souvent très
politisés – notamment du fait de la présence importante de militants d'extrême
gauche – et se situant à l'écart des sentiers traditionnellement battus : mouvements
anti-coloniaux, écologistes, féministes. Le fait est que, peut-être du fait de la
situation des années 1970, le débat au sein de ces mouvements était entièrement
« balisé » par des délimitations venant de l'extérieur, entre
positionnements « gauchistes » et « réformistes » post-staliniens ou
social-démocrates. Les organisations existantes ont certainement enrichi leurs programmes respectifs
d'expériences et de problématiques nouvelles, mais ces mouvements n'ont pas en tant que
tels produit un besoin nouveau de politique.
La situation était en apparence différente pendant les années 1990. Ce sont les
mouvements des « sans » qui ont marqué tout d'abord le paysage, sans-logis avec le
DAL, travailleurs sans-papiers et travailleurs sans-emploi (notamment le mouvement des chômeurs
à l'hiver 1997). Les « exclus », ces sacrifiés des restructurations et de la
mondialisation capitalistes, qui n'avaient suscité jusqu'ici que des oeuvres caritatives,
ceux-là même relevaient la tête, investissant le champ politique et faisant la Une de
l'actualité. La nouveauté ne résidait pas tant dans les méthodes de lutte que
dans le fait que dans ces secteurs on assistait à ce qu'on n'avait plus connu depuis des
décennies dans les secteurs traditionnels de la classe ouvrière : des travailleurs qui
s'organisent eux-mêmes, prennent leur sort en main et travaillent à
l'amélioration de leur sort.
Vers la fin des années 1990, on assista aussi à l'émergence du mouvement
altermondialiste et du mouvement antiguerre. Ce furent les premières réactions d'ampleur au
nouvel ordre impérialiste mondial. Elles se sont manifestées sous différentes formes,
depuis le succès d'associations comme Attac (créée en 1998) aux contre-sommets qui
ont égrené le tournant du siècle (Seattle 1999, sommets anti-G8 comme Gênes 2001,
changements de présidence de l'UE...), en passant par la tenue des forums sociaux mondiaux et de
leurs variantes continentales et locales, ou par les mobilisations contre les croisades états-uniennes
(Afghanistan, Irak). Du point de vue politique, l'apparition du mouvement altermondialiste est
certainement le fait le plus marquant des dix dernières années. Il a posé
d'emblée, explicitement la question d'« un autre monde ». Dix ans après la
Chute du Mur et l'annonce de la fin de l'histoire par les chantres du capitalisme, une nouvelle
génération militante s'est dressée et a posé le problème sans
détour : sommes-nous condamnés à vivre dans ce monde, ou pouvons-nous en changer ?
La LCR a été attentive et à l'affût de ces mouvements de chômeurs
(marches européennes), sans-papiers, précaires, elle a joué un rôle très
actif dans la création et/ou l'animation de Sud et d'AC!, des Forums sociaux, d'ATTAC,
etc., ce qui était juste ; mais elle n'avait pas d'autonomie et d'orientation propre en
tant qu'organisation révolutionnaire dans ces collectifs et mouvements dont elle était
partie prenante. En caricaturant à peine on peut résumer le positionnement des deux
organisations vis-à-vis de ces mouvements : pour LO « On a une orientation donc on ne
participe pas à ces trucs », et pour la LCR : « On participe donc on
s'abstient d'avoir une orientation ».
Ces mouvements ont renouvelé pourtant la question, lancinante pour l'extrême gauche, du
« débouché politique » pour les luttes. Les « nouveaux mouvements
sociaux » se développaient sur fond de transformations économiques et sociales profondes,
avec les délocalisations, la déstructuration de la classe ouvrière et la
décomposition du mouvement ouvrier traditionnel, notamment une intégration de plus en plus
poussée des appareils syndicaux au jeu institutionnel. Les luttes concernées se
déroulaient ainsi loin du noyau dur historique de la classe ouvrière, d'où des
difficultés à les appréhender : doit-on passer avec armes et bagages du
côté des nouveaux mouvements sociaux, et abandonner l'idée que la lutte des classes
sera le facteur central de la révolution socialiste ? Ou bien au contraire mépriser
l'agitation périphérique et poursuivre le travail de fourmi (tout) contre les organisations
traditionnelles du mouvement ouvrier, syndicats et partis ? Il semble que beaucoup n'aient pas su
échapper à cette fausse alternative.
La nouveauté de la décennie 1990 ne pouvait pas ne pas avoir d'impact sur
le microcosme de l'extrême gauche. Les choses se sont réfractées différemment
selon les environnements organisationnels. Nous allons continuer à concentrer notre attention sur les
deux organisations d'extrême gauche ayant pignon sur rue en France, LO et la LCR5.
Nous synthétisons à nouveau leurs parcours respectifs pour mieux comprendre les faiblesses de
ces deux organisations face aux possibilités qui se sont développées tout
particulièrement entre 1995 et 2003. Les stratégies de construction des deux organisations ont,
malgré les apparences, convergé dans les années post-68. Il s'agissait alors, des
deux côtés, de stratégies relativement élitistes basées sur le recrutement
et la formation de « cadres » révolutionnaires. Le niveau d'engagement moyen
exigé des militants était alors particulièrement élevé. Chacune avec son
optique, les deux organisations s'armaient alors dans un contexte de rivalité avec un PCF ayant
une situation de quasi monopole sur le mouvement ouvrier comme sur toute forme de contestation sociale. Le
diagnostic commun aux organisations trotskystes depuis les années 30 était celui de la
« crise de direction » : les directions du mouvement ouvrier socialiste et communiste ont trahi,
elles sont passées du côté de la bourgeoisie ; l'objectif est de construire une
nouvelle internationale ouvrière qui en soit débarrassée, la tâche principale
étant alors de construire une direction de rechange. C'est dire que le mouvement trotskyste ne
s'est pas seulement positionné par contraste (l'Opposition de gauche) au stalinisme : toute sa
stratégie de construction a été conçue, pendant des décennies, à
partir de la réalité d'un mouvement ouvrier politique massivement organisé au sein
des partis social-démocrates et staliniens.
Là où LO et la LCR divergeaient, c'était – au-delà des
différences de positionnement politique sur les conflits coloniaux, les pays de l'Est, etc.
– dans la méthode de construction des organisations : à ce qui est devenu la
stratégie du bunker de LO répondait celle de l'ouverture à tous vents de la LCR.
Quand la première est restée rivée sur sa « priorité », à
savoir l'implantation dans les secteurs industriels traditionnels de la classe ouvrière, la
seconde s'est activée sur tous les fronts au risque de sombrer dans le mouvementisme. Il a
résulté de ces fonctionnements divergents des régimes internes assez différents
(monolithisme du côté de LO, multiplicité de tendances centrifuges à la LCR), et
une attitude différente à l'encontre du programme (dogmatisme dictatorial à LO,
révisionnisme démocratique à la LCR).
Quoi qu'il en soit, ces défauts ne doivent pas masquer l'essentiel, à savoir que les
deux organisations ont réussi, chacune à sa manière, à préserver et
transmettre le capital politique du trotskysme en milieu hostile pendant un demi-siècle. Mais dans les
années 1990, la question est alors devenue : ces organisations sont-elles aptes à propager leur
capital politique, à le transformer et le mettre au service de la constitution du nouveau mouvement
ouvrier ? Rien n'est moins sûr.
LO a, assez logiquement, subi l'impact des transformations objectives avec une relative violence. Le
monolithisme impliquant une certaine rigidité, le contraire eût été
étonnant. Avec la Chute du Mur, les premières mises en cause de l'analyse trotskyste
historique de l'URSS comme État ouvrier dégénérés ont donc
tourné au psychodrame et à l'apparition d'une fraction publique,
l'Étincelle, en 1996. En apparence l'épisode finit par être relativement bien
digéré par l'organisation : ladite Fraction ne mordant jamais au-delà de 2 ou 3% des
votes lors des congrès annuels, elle va servir de caution démocratique à la direction
majoritaire.
L'effet 1995 sera plus violent : il faudra alors faire face au succès et répondre à
un nouveau public ayant voté LO et prêt à aller plus loin. Au soir du premier tour des
présidentielles, la candidate de LO lança un appel à la création d'un grand
parti défendant les intérêts politiques des travailleurs ; à la Tendance
Révolution ! de la LCR qui répondit « chiche ! », elle rétorqua que chacun
était libre de ratisser dans son coin. Le bilan interne, ce fut après six mois de débat
violent et empoisonné sur la faisabilité ou non dudit parti, une majorité qui
décréta que c'était infaisable ; LO rompit comme un monolithe, excluant près
de 200 militants et sympathisants : deux villes quasi complètes et elles seules (à quelques
individus près). Autrement dit, LO a fait montre d'une totale incapacité à assumer
la moindre différence d'appréciation politique et en conséquence à se mettre
en phase avec la situation.
L'approche étroite et, pour dire les choses nettement, boutiquière de LO et de la LCR par
rapport aux évènements politiques et sociaux de 1995 indique les limites inquiétantes de
ces deux organisations. La majorité de la LCR a été prise à contre-pied par le
succès de LO dont elle ne pouvait rien tirer comme bénéfice organisationnel. Elle ne
comprendra pas le sens général des 5 % recueillis par LO. Elle va s'obstiner pendant encore
trois ans dans son cours « droitier » à la recherche de « forces »
politisées susceptibles de constituer une « alternative 100 % à gauche ».
De son côté, LO, non seulement va sous-estimer la portée des 5 % obtenus par Arlette
Laguiller mais aussi celle du mouvement de novembre-décembre 95 ! Certes les militants de LO comme
ceux de la LCR y ont participé activement mais sans orientation proposée par leur direction. Le
caractère démocratique vivant émanant des assemblées, comités et
coordinations était systématiquement sous-évalué par la direction de LO qui y
voyait avant tout un mouvement défensif permis par les directions de FO et de la CGT et un mouvement
anti-Maastricht. En guise d'« analyse », le mouvement ne donnera lieu qu'à une
chronologie développée dans la revue Lutte de classe.
En 1995 il est clair que LO et la LCR se sont refusées à comprendre la logique d'ensemble
qui relie l'expression politique de la radicalisation sur le terrain électoral à celle qui
est survenue quelques mois plus tard dans les grèves et dans la rue.
Le groupe exclu de LO au printemps 1997, qui a pris le nom de Voix des Travailleurs (VDT), va pendant trois
ans défendre la ligne de l'unité des marxistes révolutionnaires avant
d'intégrer majoritairement les rangs de la LCR. L'idée était qu'il fallait
abandonner les vieilles stratégies organisationnelles car la période avait changé, et
que le nouveau public de l'extrême gauche, l'attente d'un débouché politique
exigeaient de créer un cadre large dont les organisations révolutionnaires puissent être
partie prenante. Elle s'est traduite par quelques initiatives notables par leurs dimensions comme par
leur contenu. La perspective de l'unité n'était pas alors seulement le sous-titre
d'un hebdomadaire militant, mais elle rencontra un écho chez de nombreux militants
révolutionnaires dans différentes villes : Paris, Bordeaux, Rouen, Nancy, Lille et un
intérêt auprès de militants dans d'autres pays notamment en Amérique Latine et
en Grande Bretagne.
Le regroupement des révolutionnaires s'est traduit par la fusion du groupe initial VDT avec celui
de la Ligue Internationale des Travailleurs (LIT) issu du courant moreniste et par une collaboration
permanente avec le collectif publiant la revue Carré Rouge (CR), composé de militants
issus du courant lambertiste. Cette fusion et cette collaboration élargissaient l'horizon des
participants et enrichissaient les débats. Sur Bordeaux et sur Rouen des fêtes communes et une
campagne commune aux élections régionales de 1998 auront lieu (entre VDT, la LCR, la Gauche
Révolutionnaire, l'Association pour le Regroupement des Travailleurs). Les collaborations les plus
poussées par ailleurs se feront à Rouen où les groupes ci-dessus publieront des
bulletins d'entreprises communs et se réuniront régulièrement en assemblées
générales communes. L'unité des révolutionnaires aura eu un effet
également bénéfique au cours du long mouvement et de la grève avec occupation
à l'usine Ralston près de Rouen en 1998 où les militants de la LCR et de VDT ont agi
ensemble fraternellement, ce qui a permis la mise en place d'un comité de grève élu
et contrôlé par l'assemblée générale des grévistes et
d'optimiser les forces des travailleurs contre leur patron. Ce que nous venons de mentionner rapidement
est suffisamment probant sur la valeur d'une orientation visant à une unité active, dans la
clarté et le respect des différences de chacun. Il ne s'agissait pas d'additionner des
petits groupes et de pratiquer une unité de façade sans conséquences. L'unité
n'avait de sens et de portée que si elle engageait tous les participants entre eux et
vis-à-vis des travailleurs et si elle les amenait à fonctionner démocratiquement, sans
manoeuvres et coups d'éclat qui pèsent lourdement dans l'héritage des groupes
d'extrême gauche. L'unité ne pouvait prendre toute sa signification qu'en permettant
d'attirer dans les débats et dans les actions des jeunes et des salariés attirés non
seulement par les idées révolutionnaires mais aussi par la probité et l'attitude
respectueuse de ceux prétendants défendre ces idées. L'unité ne pouvait
permettre de franchir d'autres étapes que par une aspiration de tous les militants à
renoncer aux comportements de petits chefs et/ou sottement avant-gardistes.
Simultanément aux expériences concrètes évoquées plus haut, VDT a
également mené des discussions avec d'autres groupes encore, notamment Workers Liberty,
Partisan ! et Pouvoir Ouvrier. Mais les échanges qui pouvaient s'avérer les plus importants
étaient ceux avec la Fraction minoritaire de LO et avec la Tendance Révolution ! (TR!) de la
LCR. Car si rien ne réussissait à faire bouger ni LO ni la LCR, les perspectives ouvertes
depuis 1995 ne pouvaient que difficilement prendre corps pour jeter les bases d'un parti
révolutionnaire démocratique des travailleurs. L'objectif le plus audacieux et le plus
fructueux des rencontres entre VDT, la Fraction et la TR! aurait été de parvenir à la
fusion de ces trois tendances assez rapidement, ce qui aurait inévitablement obligé LO et la
LCR à changer, à beaucoup changer, dans le bon sens si on s'en tient au seul critère
qui vaille : l'intérêt des travailleurs.
Les trois tendances ont réussi à co-organiser une conférence ouvrière qui a
été un succès et a rassemblé plusieurs centaines de personnes. Les choses
n'iront pas plus loin. VDT refusa de participer à une revue commune où son droit de pouvoir
critiquer librement les directions de LO et de la LCR serait a priori bridé. Cette divergence
indiquait que sur le fond les camarades de la Fraction et de la TR! voulaient faire évoluer leur
organisation respective progressivement et prudemment, sans risque de rupture avec leur majorité.
C'était une autre conception de l'unité des révolutionnaires que celle
défendue activement par VDT au début, et qui aura de toute façon des conséquences
indéniables bien que fort limitées.
Ironie de l'histoire, la volonté unitaire s'est traduite au niveau des directions majoritaires
de LO et de la LCR... mais sur le terrain électoral. Après le succès de LO aux
régionales de 1998, la majorité de la LCR semblait s'être convaincue qu'une
propagande de classe et non pas « à gauche vraiment » pouvait rencontrer
l'adhésion d'une frange non négligeable des milieux populaires. En a
résulté l'alliance électorale de 1999, pour les européennes, strict accord
d'appareil qui n'a débouché sur quasiment aucune activité commune en dehors du
parlement européen. Des succès électoraux des années 1995-1999 semble provenir
cette sorte d'obsession électoraliste qui affecte depuis l'extrême gauche. Les
élections ne sont plus simplement un moyen, une occasion de mener campagne pour les luttes, elles sont
devenues l'alpha et l'oméga de la vie politique des organisations révolutionnaires.
Les anciennes stratégies de construction n'en ont pas été ébranlées.
Elles ont tout au plus été « enrichies », si l'on peut dire, de la
frénésie des campagnes électorales. Les majorités de LO et de la LCR qui
observaient l'agitation unitaire de VDT, de la Fraction, de la TR !, de Carré Rouge et de
la GR avec un mélange d'inquiétude et de condescendance, on finalement fait
l'unité... entre elles seulement, presque exclusivement sur le terrain électoral et sans
sortir du ronron habituel6. En 2000, la majorité des militants de VDT ont intégré la LCR.
L'auto-construction paraît bien être la maladie sénile du gauchisme. Plutôt que
d'auto-construction, on devrait en fait parler d'auto-conservation de cercles de dirigeants
historiques7. Mais les dirigeants, s'ils ne sont pas massivement contestés, sont à
l'image des organisations qu'ils dirigent. LO et la LCR ont chacune généré un
milieu installé dans des stratégies routinières, stérilisant le neuf quand il ne
le fait pas fuir.
L'unité des révolutionnaires avait un sens politique au tournant des années 1990. Il
était juste de miser sur la capacité des organisations révolutionnaires à faire
leur propre révolution, pour se mettre en situation de féconder la lutte des classes. Cette
stratégie s'est avérée un échec, parce qu'elle a buté sur le
conservatisme des organisations en question. Les années qui ont suivi 1999 donnent le sentiment
d'un gâchis d'énergie militante, et d'une grande perte de temps.
En 2002 l'exploit électoral de 1999 est réédité. En mieux,
puisque c'est la première fois que les candidatures d'extrême gauche atteignent 10 % des
suffrages exprimés8, et c'est
également la première fois que l'extrême gauche dépasse le PCF : la
candidature de Robert Hue obtient 3,37% des voix, quand celles d'Arlette Laguiller et Olivier Besancenot
en rassemblent respectivement 5,72 et 4,25 %. Au-delà de l'échec calamiteux de la gauche
plurielle – Jospin étant évincé du second tour au profit de Le Pen –, on est
confronté à l'inversion du rapport de force historique entre stalinisme et trotskysme.
L'extrême gauche possède désormais un électorat populaire, y compris dans des
zones qui n'étaient pas des bastions du PCF.
Ces résultats sont l'expression d'une radicalité grandissante dans le salariat. Comme
après les élections présidentielles de 1995, le « troisième tour
social » suivra celles de 2002 avec le très massif mouvement de mai-juin 2003 contre la
réforme des retraites. Mais la situation est alors plus riche de possibilités quand la gauche
institutionnelle a cessé de passer pour une alternative crédible au gouvernement Raffarin : la
réforme Fillon avait été scellée main dans la main par Jospin et Chirac, par la
signature de la prolongation des cotisations de retraite (et accessoirement la libéralisation des
services publics...) à Barcelone en mars 2002. Le mouvement de grève piétine faute
d'organisation et de direction à la hauteur – dit autrement : du fait du freinage continu
des directions confédérales, notamment CFDT et CGT – et il échoue finalement, mais
les leçons politiques restent. A l'été qui suit, un énorme rassemblement
altermondialiste voit converger des milliers de grévistes, syndicalistes et militants, ainsi que des
milliers de jeunes, sur le plateau du Larzac. Avec en toile de fond le mouvement tenace et dynamique des
intermittents du spectacle qui resteront mobilisés pendant plusieurs mois.
Les résultats du premier tour des présidentielles de 2002 ont donc été en
partie l'expression de cette radicalisation. Mais le « thermomètre »
électoral n'est pas neutre, il reflète aussi le rayonnement propre des organisations. Quand
2,8 millions d'électeurs apportent leur suffrage à Arlette Laguiller et Olivier Besancenot,
il ne s'agit évidemment pas d'une adhésion au marxisme révolutionnaire. Mais de
quoi s'agit-il ? Tout dépend des contenus de campagne, dira-t-on. Or ces contenus sont
extrêmement faibles. LO ressasse depuis 1995 son « plan d'urgence », série de
mesures syndicales radicales assorties du « contrôle » exercé par les travailleurs
et de la nécessité de « l'ouverture des livres de comptes » ; voyant que la
recette fonctionne, et l'ayant reprise à son compte à l'occasion de la campagne commune
de 1999, la LCR dégaine elle aussi ses mesures d'urgence assorties de quelques revendications
sociétales (écologistes, féministes, antiracistes...) absente à LO.
Tout cela ressemble fort au « programme minimum » vilipendé par Trotsky dans le programme
de transition. Le rituel rappel du contrôle n'y change pas grand chose. Le trait est
renforcé quand sur la forme, loin des premières campagnes d'Alain Krivine ou Arlette
Laguiller « crevant l'écran », les candidats assagis se prêtent au jeu
médiatique des émissions people pour faire passer, au mieux, quelques bribes de leur programme.
Il est indiscutablement utile de marteler un certain nombre de revendications importantes pour le monde du
travail, comme l'interdiction des licenciements, l'augmentation des salaires et la défense des
services publics. Mais est-ce à cela que doit se réduire la finalité de
l'intervention d'organisations révolutionnaires ?
Les organisations d'extrême gauche n'ont pas formulé ni exprimé ce qui seul peut
offrir un « débouché politique » authentique aux luttes : la perspective d'un
gouvernement des travailleurs, appuyé sur la mobilisation et l'auto-organisation des
salariés et des chômeurs sur les lieux de travail et dans les quartiers, résolu à
s'en prendre aux intérêts des multinationales et du CAC 40 pour satisfaire les droits
sociaux fondamentaux.
On trouve donc une explication immédiate du phénomène des « vases
communicants » entre PCF et extrême gauche. Faute de formuler un projet de gouvernement par en
bas, l'extrême gauche semble s'en remettre aux gouvernements habituels, à
l'alternance gauche–droite. Le sens du vote à l'extrême gauche au premier tour ne
peut alors être que d'affirmer ses revendications pour peser sur la politique du gouvernement de
gauche qui sortira au second tour. L'extrême gauche a ainsi fini par jouer le rôle
électoral que le PCF était en difficulté de jouer après cinq ans de gouvernement
de gauche plurielle.
Il n'est finalement pas étonnant que rien ne soit sorti de ces campagnes. En
2002, la LCR a vécu à son tour ce que LO avait connu en 1995 : une campagne à grand
succès, des meetings de masse avec un public populaire, jeune, et un résultat à la
hauteur. Le crédit dont les deux organisations ont bénéficié aurait dû
offrir des perspectives inédites de construction et d'implantation militante de
l'extrême gauche. Encore aurait-il fallu qu'il y ait la maturité et la volonté
politique d'aller dans ce sens. Or la LCR a géré son succès en 2002 à la
manière de LO en 1995 : après avoir lancé un Appel au rassemblement de la gauche
anticapitaliste à l'automne 2003, la majorité de la LCR s'est empressée de
l'enterrer. De fait, au-delà des déclarations d'intention pour la galerie, LO et la LCR
n'ont jamais pris aucune initiative sérieuse pour impulser la construction d'une nouvelle
force politique.
Faut-il en conclure que les organisations d'extrême gauche sont restées immatures, à
se complaire au stade gauchiste et groupusculaire ? Certainement pas. Mais elles ont vieilli en suivant la
mauvaise pente, celle à laquelle les politologues destinent généralement les radicaux :
l'adaptation aux institutions de la démocratie bourgeoise. Certains (l'aile droite de la LCR
notamment) font le chemin explicitement et en appellent à la formulation d'un projet de
gouvernement du type de ce que préconise le PCF, en rupture avec le social-libéralisme, pour
une majorité de gauche vraiment à gauche. Moins consciente et programmatique,
l'intégration des majorités de LO et de la LCR au système n'en est pas moins
effective. Elles se sont « coulées dans le moule ».
Aujourd'hui si un(e) inconnu(e) intervenait de façon suffisamment vigoureuse sur le fond comme
dans la forme, comme un(e) salarié(e) parmi d'autres ne jouant pas le jeu
médiatico-politique, il ou elle se verrait refouler promptement des plateaux
télévisés comme « mauvais client », irrécupérable par le
système. Indépendamment de leurs qualités personnelles et du contenu de leurs
interventions, le formatage des porte-parole de l'extrême gauche a fini par s'effectuer
insidieusement au point qu'ils ne sont plus en mesure de prendre ce risque.
Nous ne pointons pas ici seulement le formatage quasi inévitable de l'image mais aussi et avant
tout du discours de candidats comme Arlette Laguiller et Olivier Besancenot. La sphère
médiatique n'est pas moins prégnante et déformante pour des révolutionnaires
que la sphère parlementaire l'a été à d'autres époques de
l'histoire du mouvement ouvrier pour des députés se réclamant de la
Révolution sociale. Les directions de LO et de la LCR sont manifestement inconscientes des pressions
qui s'exercent à ce niveau sur elles-mêmes et par voie de conséquence sur la
façon d'intervenir de leurs porte-parole. Ils s'y accrochent sans se poser de questions
puisqu'ils « passent bien » à la télé et à la radio et que
« les retours » du côté des travailleurs sont positifs, ce qui est incontestable. La
personnalisation sans mesure et la routine d'arguments banalisés n'entraînent dès
lors aucun questionnement, aucune inquiétude sur le bien fondé de campagnes
présidentielles auxquelles elles sont bien rodées.
Le régime de la Ve République, avec ses institutions et ses médias dominants, aura
progressivement amené LO et la LCR à s'y adapter jusqu'à un point inattendu. Les
appréciations péjoratives de certains journalistes ou des représentants d'instituts
de sondage qualifiant les candidatures d'extrême gauche de candidatures
« protestataires » ou « de témoignage » finissent par acquérir une
certaine pertinence. Elles font partie du paysage convenu d'une campagne présidentielle à
la française. La preuve évidente de la façon efficace dont la bourgeoisie est parvenue
à canaliser les « trublions » d'extrême gauche sur le terrain électoral
est la façon dont la direction de la LCR a finalement été amenée, en dépit
de ses propres singularités, à mener des campagnes semblables à celles de LO, avec des
argumentaires extrêmement proches et un souci prononcé de l'effet médiatique produit
par leur candidat9. Cette adaptation va jusqu'à s'exprimer dans le caractère très
hexagonal des axes de campagnes électorales quand les uns et les autres basent leurs revendications
sur les chiffres nationaux et critiquent ce que fait ou ne fait pas l'État.
Nous sommes conscients que se dégager de ce piège alors que LO et la LCR ont chacun un candidat
connu et apprécié, défendant des idées dans lesquelles un grand nombre de
salariés se reconnaissent, n'aurait rien de facile. Le problème de fond est que ces
organisations n'estiment pas qu'il y ait là un piège et une dérive de leur part.
Problème de fond car plus on se focalise sur les campagnes électorales et leur
médiatisation, plus les militants y consacrent d'énergie et de préoccupations
pendant des mois, et moins on est en mesure de faire fond sur les capacités des travailleurs à
transformer la société par leur intervention propre dans la lutte des classes.
Le quinquennat 2002-2007 a été riche en luttes. Outre le mouvement de mai-juin
2003 évoqué plus haut, les années 2005 et 2006 ont connu des mobilisations sans
précédent dans plusieurs secteurs de la jeunesse : mouvement lycéen au printemps 2005,
émeutes des banlieues à l'automne 2005, mouvement contre le CPE et la loi dite
d'égalité des chances au printemps 2006. D'autres secteurs se sont mobilisés en
opposition au gouvernement, depuis le mouvement des chercheurs jusqu'à la campagne de
solidarité avec les enfants sans-papiers conduite par le Réseau Éducation Sans
Frontières (RESF). Électoralement, les deux faits marquants sur cette période ont
été la sanction du gouvernement aux régionales de 2004, et surtout le rejet du
traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, en rupture avec le positionnement de l'UMP
et du PS.
Cette série, qui fait écho aux mobilisations ailleurs, en Amérique latine notamment,
témoigne à elle seule de la persistance de fortes tensions sociales et politiques. Le
capitalisme mondialisé, le Medef et ses alliés libéraux de droite et de gauche n'ont
pas encore emporté la partie. Les capacités de résistance du monde du travail sont
sérieusement amoindries après des années de restructurations, de plans de licenciements
et de précarisation forcenée. Les perspectives politiques sont obscurcies par les
avancées idéologiques d'un système qui promeut la frénésie
consumériste, « la croissance », les valeurs morales traditionnelles, « l'ordre
juste », « la République » et « l'identité
française ». Mais les capacités de lutte et les perspectives n'ont pas
été annihilées. En France comme ailleurs, en Amérique latine notamment, la
résistance populaire se manifeste à différents endroits.
L'accession de Le Pen au second tour des présidentielles de 2002 a brutalement confirmé ce
que l'extrême gauche analysait depuis plusieurs années : une course de fond est
engagée avec le capitalisme, qui va reposer à plus ou moins long terme l'alternative
socialisme ou barbarie. La faillite du stalinisme a laissé un vide politique sans
précédent, posant la nécessité de la construction d'une nouvelle force
politique ancrée dans la lutte des classes, pour en finir avec le capitalisme.
L'extrême gauche organisée n'a pas été à la hauteur de la
situation. Piégée par ses succès électoraux, elle s'est progressivement
déphasée du mouvement réel, elle s'est installée dans les institutions alors
même qu'une fraction grandissante de la population s'en détache, s'abstient
d'aller voter sans pour autant s'abstenir de lutter, ou alors vote sans se sentir engagée :
pour faire obstacle à Le Pen ou à la Constitution européenne hier, à Sarkozy
demain. Les militants de LO et de la LCR ont acquis une fâcheuse tendance à surévaluer
les élections, à la mesure de leur investissement militant, alors que leurs électeurs en
ont un usage bien plus pragmatique et pondéré.
Il semble que la « fenêtre d'opportunités » ouverte pour l'extrême
gauche autour de 1995 se soit refermée depuis 2003. Faute d'avoir su faire vivre une perspective
anticapitaliste crédible, utile dans les luttes, les organisations révolutionnaires ont
cédé le devant de la scène aux nouveaux partisans du réformisme de gauche. Le
débat sur la constitution européenne, en mobilisant des dizaines de milliers d'individus,
militants syndicaux, associatifs, politiques et non encartés, sur la base d'un rejet du
libéralisme sans préjugé, a en effet relancé quelques vieilles barbes
réformistes en perte de vitesse sur la ligne d'un « antilibéralisme »
assumé : la ligne d'une gestion sociale du capitalisme, plutôt que de la rupture avec le
système.
Il est pour nous évident que l'antilibéralisme version Bové ou Buffet ne peut que
préparer des lendemains qui déchantent. Le capitalisme mondialisé a sapé les
bases matérielles qui ont permis, tout au long du vingtième siècle, aux illusions
réformistes de perdurer dans les métropoles impérialistes. La liquidation des
interventions sociales de l'État, des institutions du salaire socialisé
(Sécurité sociale, retraites), la marchandisation effrénée de tous les secteurs
de la vie indiquent que le capitalisme du 21e siècle n'est plus prêt à
tolérer les marges de manoeuvre du passé. L'illusion de l'antilibéralisme ne
fera pas longtemps écran.
L'enjeu posé depuis des décennies, mais posé avec une acuité renforcée
depuis une quinzaine d'années, est de rassembler une nouvelle force politique ancrée dans
les luttes, défendant jusqu'au bout les intérêts du camp social majoritaire,
autrement dit d'une force disposée à en finir avec le capitalisme. Nous avons longtemps cru
que les organisations révolutionnaires auraient un rôle crucial à jouer dans cette
construction. Mais l'histoire récente de l'extrême gauche française montre que
cela ne sera vraisemblablement pas le cas : LO et la LCR sont avant tout préoccupées par la
préservation de l'existant, par la gestion de leur capital politique, voire électoral, en
phase avec les institutions plutôt qu'avec la lutte des classes.
Cette perspective est encore en gestation en sein de l'extrême gauche, parmi les militants des
organisations trotskystes mais aussi ailleurs, chez les syndicalistes révolutionnaires, dans la
mouvance anarchiste ou altermondialiste, et parmi de nombreux militants non-encartés. L'avenir de
l'anticapitalisme n'est pas écrit, il reste à tracer. L'enjeu demeure,
aujourd'hui plus que jamais, de reconstruire sur les décombres du siècle passé la
perspective d'une société sans exploitation, sans oppression, sans classe et sans
État.
Le 24 mars 2007
Léo Picard (piccard@no-log.org) & Samuel Holder
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