La mondialisation capitaliste est favorable aux entreprises françaises les plus
puissantes. Cette présence française à l’étranger est bien réelle :
qu’on songe aux groupes Carrefour en Argentine, Alstom en Chine, Bouygues en Afrique, et à bien
d’autres.
Mais cette présence à l’étranger reste quasiment abstraite dans la mesure
où bien souvent l’impact de ces entreprises n’est pas connue, notamment quant aux
conditions d’embauche et de travail du personnel autochtone. Et il y a bien une chose encore moins
connue : le comportement des cadres de ces entreprises sur place, en particulier dans leur vie quotidienne, y
compris hors du travail. Cette opacité a bien sûr à voir avec ce que sont les rapports
réels dans toute entreprise, mais dans des pays lointains et plus encore dans des pays pauvres, les
comportements sont encore moins mis en lumière, y compris ceux qui relèvent des habitudes de
vie.
Il y a bien quelques rares événements qui mettent au cœur de
l’actualité en France des « expatriés ». La crise ivoirienne par exemple a
permis de montrer quelques unes de ces personnes, parfois de condition modeste (par rapport à
l’économie française, mais pas par rapport aux masses ivoiriennes), en particulier en
2004 au moment du rapatriement accéléré de 9 000 Français vers la
métropole. On entend d’ailleurs davantage parler de ces personnels des entreprises
françaises, que ce soit des groupes multinationaux ou des PME, lorsque celles-ci abandonnent des
régions qui ne les intéressent plus, comme par exemple des ruptures de contrats pour
Vivendi-Water. Il y a des cas plus exceptionnels encore, à l’occasion d’attentats
anti-occidentaux, tel celui qui a frappé des techniciens français à Karachi le 8 mai
2002 et a fait quatorze morts. Ce qu’on a appris à l’occasion de cet attentat, c’est
que l’industrie française coopérait avec les autorités pakistanaises dans le
domaine de la construction navale militaire. Mais l’affaire a aussi révélé que ces
techniciens vivaient au cœur de Karachi, dans le quartier où se trouvent trois des cinq
hôtels « cinq étoiles » de la ville. Ces personnes, frappées à la
sortie du Sheraton ont d’une certaine manière été brutalement rattrapées
par la misère de cette ville et ses « millions de miséreux qui pataugent dans les
égouts des bidonvilles de Karachi », ses « cent mille
héroïnomanes » et ses « millions d’armes en circulation »,
selon la description d’un journaliste du Monde.
Les entreprises françaises ne s’étendent pas non plus sur leur présence en Asie
centrale. On ne sait pas grand-chose sur le dictatorial Turkménistan, par exemple, alors que
l’entreprise française Bouygues, qui a été l’une des plus importantes dans
l’établissement du régime turkmène, aurait bien des choses à raconter. Mais
à l’occasion de la mort du président Niyazov, en décembre 2006, aucun journaliste
ne semble avoir songé à interroger l’entreprise française sur ce qui fut tout de
même un de ses eldorados en Asie centrale.
Nous ignorons encore plus comment se comportent les cadres français installés dans les pays
pauvres, leurs amis et même leurs enfants. Il y a tout lieu de penser que ces comportements ont
évolué par rapport à la période des colonies, ne serait-ce que du fait des ONG
qui sont implantées dans de nombreuses régions du monde, et qui jouent un rôle non
négligeable pour faire circuler certaines informations.
Il n’en reste pas moins que le comportement des Français dans des pays pauvres, où ils
jouent un rôle économique important, n’est pas connu. Il est fort probable
qu’à l’époque coloniale déjà, au temps où des Français
de la métropole s’installaient en Indochine ou dans l’AEF et l’AOF, leurs
comportements aient été tout autant ignoré dans leur pays d’origine.
Pourtant ces attitudes de colons, souvent fondées sur la violence et le mépris, doivent
être rappelées. D’abord parce qu’elles sont à l’origine d’une
partie des idées de l’extrême droite française. Et aussi parce qu’elles ont
involontairement nourri les désirs de révolte dans ces mêmes territoires
colonisés, dans l’entre-deux guerres et après 1945. Le film populaire
Indigènes sorti sur les écrans à l’automne 2006 montre ce mépris,
mais c’est dans le but d’appuyer la revendication légitime de reconnaissance,
financière et morale, de la fraction d’origine immigrée de la population, pas de faire
comprendre la montée d’une aspiration à l’indépendance nationale. Ce sont
pourtant les luttes anti-coloniales, un peu oubliées ces temps derniers, qui ont fait rentrer sous
terre une bonne partie du comportement de mépris raciste envers les
« indigènes ».
Au début de la conquête coloniale, au milieu du XIXième
siècle, tout paraît être guidé vers le progrès général. On
forme à côté des troupes coloniales un personnel administratif spécialisé
qui doit encourager le commerce avec les autres pays et l’exploitation économique. En Indochine,
la conquête commence par la prise du Tonkin et ne fait ensuite que se développer. A la fin du
XIXième siècle, le « parti colonial » est très influent au
Parlement. Explorateurs et géographes y partagent la même passion que des militaires, des
commerçants, des banquiers ou des armateurs. Un ministère des colonies est fondé en
1894. L’expansion coloniale est « à l’honneur » des Expositions universelles
de 1889 et 1900. Pour saisir la mesure de l’enthousiasme que la bourgeoisie veut transmettre au sujet
de son expansion impérialiste dans les années 1870 et 1880, on peut citer les propos suivants
de Jules Ferry, président du Conseil à deux reprises entre 1880 et 1885. En 1890, celui-ci
décrit la conquête coloniale en ces termes-ci : « Un mouvement irrésistible
emporte les grandes nations européennes à la conquête de terres nouvelles. C'est
comme un immense steeple-chase sur la route de l'inconnu. De 1815 à 1850, l'Europe
était casanière et ne sortait guère de chez elle [...]. C'était
l'époque des annexions modestes et, à petits coups, des conquêtes bourgeoises et
parcimonieuses. Aujourd'hui, ce sont des continents que l'on annexe.[...] La politique
coloniale est une manifestation internationale des lois éternelles de la concurrence.
»
Sur place évidemment, ce n’est pas l’heure du progrès. Même la conquête
militaire est réservée aux Blancs : les autochtones sont priés de ne pas se mêler
de cette grande aventure militaro-progressiste. En Indochine, par exemple, aucun autochtone ne peut entrer
dans l’armée : les seuls hommes en armes sont ceux de la Légion
étrangère.
Les idées d’émancipation vont apparaître lentement au début. Ngo Van,
militant révolutionnaire du mouvement ouvrier vietnamien, a eu l’occasion d’écrire
dans un article des Cahiers du mouvement ouvrier que « le moins qu’on puisse dire,
c’est que la colonisation s’est bien gardée d’apporter, avec ses armes et ses lourds
bagages, la culture émancipatrice. » Celle-ci se trouve au début dans le milieu des
moines bouddhistes. Puis des étudiants font connaître certaines œuvres interdites en
Indochine des penseurs français du XVIIIième siècle, comme Rousseau, qui
viennent en écho à des écrits de Vietnamiens nationalistes comme Phan Boi Chau,
lui-même admirateur des nationalistes chinois. Ce sont aussi les révoltes qui
s’enchaînent dans les années 1920 qui font germer dans les têtes de plus en plus de
Vietnamiens l’envie de se libérer. Les expériences de lutte d’émancipation
nationale, notamment en Chine, achèvent de pousser les masses à la révolte. A partir de
là, la guerre de Libération nationale est inévitable.
Les habitants des colonies en Indochine, tels que le romancier français Jean Hougron,
qui y a vécu dans les années 1940, les dépeint, sont à mille lieux
d’entreprendre « un immense steeple-chase sur la route de l’inconnu », pour
reprendre les mots de Jules Ferry, et surtout pas pour la mère patrie.
Cette évocation de l’Indochine à la fin de sa colonisation par la France est au centre
des sept romans de Jean Hougron qui constituent le recueil Nuit indochinoise. Écrits dans les
années cinquante, ces romans ont pour cadre le Laos et le nord de l’Indochine (Hanoï) avec
un petit écart en Thaïlande (Bangkok) dans Soleil au ventre, le roman qui fait suite à
Tu Récolteras la Tempête. Les Asiates évoquent en passant la
région du Tonkin, plus avancée que les autres dans la lutte anti-française. Les
histoires se situent toutes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après la fin de la courte
occupation japonaise et au moment du soulèvement Viet-Minh.
Ce qui frappe à la lecture de ce cycle de la Nuit indochinoise, c’est deux coupures
importantes : entre les idéaux colonialistes originels portés par une fraction de la
bourgeoisie et l’arrivisme des colons sur le terrain, et aussi la rupture entre le monde de la colonie
et la France métropolitaine. Les personnages de Hougron ne veulent pas du tout venir ou revenir en
France, à commencer par Lastin, le « héros » des deux premiers romans de la
série.
Dans La Terre du Barbare, le narrateur décrit deux comportements colonialistes, celui du
couple Brochant et celui de son père, Antoine Vouvray, patrons de mines et de plantations. Ce dernier
« pensait à l’argent par tradition bourgeoise, mais, en outre, il se crut vite, en
raison même de sa réussite, investi d’une certaine mission envers l’indigène.
Mme Brochant, elle, ne pensait qu’au gain, ce qui ne voulait pas dire qu’elle fût
méprisable, car avec le désir d’entasser fortune, on va bien au-delà du simple
fait de s’enrichir. A l’encontre de mon père, elle ne prétendait pas
façonner l’indigène, et son mari non plus. Ils ne se croyaient pas d’avantage
obligés d’adopter une attitude soigneusement dosée à son égard et
s’ils le méprisaient, c’était de la manière qu’ils méprisaient
le paysan inculte et hébété de leur province. Leur but (…) était
d’en tirer profit, et, à leurs yeux, la colonie n’était qu’un trésor
dont on avait autorisé le pillage. » Quelle différence avec le père du
narrateur ? Celui-ci, « maître tyrannique de milliers d’hommes, (…) en
tirait non seulement de fabuleux bénéfices, mais la certitude de sa grandeur et un
encouragement à poursuivre ses entreprises. »
Cette figure d’Antoine Couvray, que son fils va imiter peu à peu, après l’avoir
combattu, est la plus nettement fidèle à l’image qu’on a généralement
du colon. « Le Blanc qui vit en vase clos dans une ville coloniale ne peut choisir qu’entre
deux attitudes : ou bien dépouiller peu à peu ce qui fait de lui un homme blanc,
« retourner à l’argile » comme on dit ici, ou bien se murer en lui-même et
devenir Blanc au paroxysme ; c’est son unique moyen de défense contre un milieu qui tend sans
cesse à l’absorber. Mon père devint un Blanc au carré, un Blanc au cube, et ceux
qui l’entouraient suivirent son exemple. »
On mesure le gouffre qui sépare la population blanche de la population annamite. Ce gouffre est
exprimé dans les termes les plus clairs dans le même roman (La Terre du barbare) :
« Un demi-siècle de colonisation, de relations de maîtres à serviteurs, de
conquérants à conquis, nous séparait et rendait suspectes les meilleures intentions des
uns comme des autres. »
Dans l’Indochine peinte par Hougron, dans le contexte de la guerre de libération nationale qui
commence juste, ce n’est pas une haine à couteaux tirés, c’est juste que les colons
n’éprouvent simplement aucun intérêt pour la vie de leurs voisins immédiats.
Quant aux paysans annamites des campagnes ou les habitants des forêts, ils sont inconnus,
excepté dans Mort en Fraude. Dans ce roman, Horcier partage la survie d’un village
coincé en étau entre le Viet Minh et l’armée française, où il
n’y a plus de médicament, et où on mange les racines et les lézards.
De manière générale, dans les romans de Hougron, le colon fait des affaires, couche avec
les boyesses, joue, fume de l’opium, c’est tout. Ces personnages sont des gens assez minables,
quoique capables à l’occasion de gestes de fraternité et de
générosité (par exemple l’ex-médecin Lastin, qui soigne un co-détenu
pendant un épouvantable séjour dans un camp Viet Minh, dans Rage blanche). Ces
personnages à la fois entiers et baroudeurs sont d’ailleurs presque attachants, et ont fait de
ces aventures inventées par Hougron et situées dans le contexte exotique d’une colonie
d’Asie des romans que dans, les années 1970, les travailleurs en France empruntaient volontiers
à la bibliothèque de leur Comité d’entreprise.
On est frappé à la lecture de Hougron qu’il n’y ait même quasiment aucune
conscience colonialiste chez ses personnages, dans le sens de la défense d’un territoire
protégé (et pillé) par la maison mère, la métropole. On se tue, mais
c’est pour venger un crime crapuleux (Legorn, dans Rage blanche est tout entier tourné
vers un seul but, une vengeance : assassiner l’homme qui lui a tendu un piège et a tué sa
femme et son fils). La révolte Viet-Minh chez Hougron ne fait pas l’actualité principale,
c‘est un arrière-plan. D’ailleurs il n’y a pas vraiment d’action principale.
Chacune des histoires de ces romans (les Portes de l’aventure en comportent trois
différentes) montrent des aventures personnelles qui s’engluent dans un contexte pesant et
triste. Tout se conjugue pour donner une impression d’impasse, d’histoire qui
s’achève pour les colons, trop peu imaginatifs et trop égoïstes. La
fréquentation intime de l’injustice sociale et le mépris face à toute une
civilisation alimentent la morgue raciste et, pire encore, l’indifférence totale.
Le mouvement de décolonisation est vraiment inévitable lorsqu’on lit la série de
Hougron. Au pire ne resteront après l’indépendance que des aventuriers sans foi ni loi.
C’est le cas de Henri, dans Les Asiates, qui, juste sorti de prison, en 1947, se voit
déjà monter un nouveau trafic, sans doute en direction du Viet Minh. Il faut en profiter, alors
qu’« il y a assez de jobards qui ne rêvent que d’évacuer leur fortune en
France depuis que l’Indochine sent le brûlé ». Mais la bourgeoisie
française mettra du temps à s’apercevoir que son temps est fini, sept ans pour
l’Indochine, et quinze pour l’Algérie. Elle va s’accrocher ! Cette lenteur au sommet
de la bourgeoisie se retrouve dans le comportement des colons chez Hougron, avec leur arriération de
pensée, jointe à des rares accès de bonne volonté et parfois de
générosité. Les colons s’accrochent tant qu’ils le peuvent, c’est
à cela que se limite leur volonté.
D’ailleurs, en Indochine, dès le milieu des années 1940, les autorités ont beau
encourager l’utilisation du terme jusqu’alors jugé séditieux de
« Vietnam » et exalter le sport pour unir les jeunesses françaises et
vietnamiennes, c’est trop tard ! A Saigon, une boyesse se montre très insolente envers
Françoise qui vient demander de l’argent, une fois de plus à ses maîtres :
« Et elle se baisse pour ramasser une pierre. On la sent contente de chasser la femme
blanche. » Cette scène des Asiates se déroule en 1947.
Les propos et les pensées que l’on trouve sous la plume de Jean Hougron peuvent
parfois sembler datés, mais il est vrai qu’on ne connaît pas bien les comportements des
Français installés à l’étranger. Pays impérialiste, même de
seconde zone, la France fait des affaires de part le monde, mais la réalité et les
modalités de son implantation dans les autres pays du monde, notamment les pays pauvres, restent dans
l’ombre.
En 2000, les entreprises françaises contrôlaient 19 000 filiales et faisaient travailler
3,5 millions de salariés à travers le monde. Il y a aujourd’hui 400 000 Français
qui travaillent à l'étranger. Des reportages télévisés peuvent
à l’occasion nous montrer leur comportement, comme cet homme d’affaire qui achète
les jeans fabriqués en Chine dans une entreprise où la paie est d’un peu plus de 500
yuans par mois (50 euros), quand elle est versée, où les heures supplémentaires non
payées sont imposées aux ouvrières, toutes âgées de 14 à 20 ans : le
journaliste est témoin de durées de travail qui peuvent aller au-delà de 24 heures. Et
l’homme d’affaire français se sent là manifestement comme un poisson dans
l’eau.
Janvier 2007
André Lepic
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