Les analyses critiques de la société actuelle s'intensifient dans le champ de la philosophie et des sciences sociales. Quelques titres sont révélateurs d'une posture plus inquiète ou plus offensive dans la dénonciation : « Le Culte de l'urgence » de Nicole Aubert, « La société malade de la gestion » de Vincent de Gaulejac, « La société assiégée » de Zygmunt Bauman, « La société du mépris » d'Axel Honneth... Un certain nombre de philosophes, de sociologues, de psychologues et de psychanalystes sont en alerte et poussent la réflexion critique beaucoup plus loin aujourd'hui qu'il n'y a quelques années. C'est un symptôme évident du mûrissement d'une prise de conscience de la dangerosité du capitalisme. Pour ceux qui veulent participer au combat pour abattre ce système, ce sont des outils de compréhension dont ils ont intérêt à s'emparer tout en en percevant les limites. L'enjeu est de saisir comment le processus de reproduction du Capital crée des mises sous tension et des aliénations pénibles à vivre aussi bien comme producteur que comme consommateur et en quoi elles sont génératrices de crises diverses.
Ces ouvrages et quelques autres indiqués en annexe de cet article me semblent utiles,
voire nécessaires pour certains d'entre eux. Ils sont des stimulants pour notre réflexion
et en aucune manière des réponses toutes faites face aux diverses pathologies que
génère la société capitaliste actuelle, conformément à sa nature.
Plus que jamais les frontières entre la philosophie et les différentes branches des sciences
sociales s'estompent. La société globale est scrutée, interrogée sous
différents angles, à différents niveaux avec un refus de l'accepter dans son
état actuel comme dans ses tendances à l'oeuvre. Pour ne prendre qu'un exemple, il est
significatif que dans un livre intitulé Plaidoyer pour l'enfant-roi, son auteur qui est
psychanalyste, Simone Korff Sausse, mette son sujet en perspective par rapport au fonctionnement notre
société occidentale et des traumatismes qu'elle fait subir à bien des enfants. Elle
relève que des millions d'enfants de par le monde ne sont pas « rois » du tout car ils
sont « prostitués, exploités, abandonnés, livrés à des trafiquants
de toutes sortes.»
Toute recherche digne de ce nom se trouve à l'étroit dans un domaine disciplinaire trop
circonscrit. Il y a comme une gêne et même une indécence à ne pas tenir compte de
rapports sociaux en crise, même pour centrer son analyse sur un problème particulier. Le besoin
de sociologie et de philosophie est en expansion.
Sans m'engager ici dans une discussion sur ce qu'on peut entendre par philosophie ou par sciences
sociales aujourd'hui, il me semble que toutes les entreprises critiques du monde social actuel dans sa
globalité et ses contradictions sont les bienvenues dans la mesure où elles apportent un peu de
lumière dans un monde opaque. Pour celles et ceux qui se situent sur le terrain de la lutte de classe,
elles ont une implication qui est de comprendre ce monde pour le transformer.
La proposition du jeune Marx de 1844 peut reprendre aujourd'hui toute sa saveur et toute sa force :
« La philosophie ne peut devenir réalité sans l'abolition du prolétariat, le
prolétariat ne peut s'abolir sans que la philosophie ne devienne
réalité. »
Plus tard il formulera cette idée autrement, après sa rupture avec les jeunes
hégéliens de gauche contemplatifs, rétifs à toute activité politique
concrète, englués dans leurs développements obscurs qu'il raillera avec entrain
dans La Sainte Famille, et avec son ami Engels dans L'Idéologie allemande. Ainsi
pour eux, les idées ne deviendront des armes que reprises par « les hommes qui mettent en jeu
une force pratique ». Toute l'activité intellectuelle et politique de Marx et d'Engels
indique suffisamment qu'ils se situaient en passeurs d'idées et d'analyses efficientes
pour les prolétaires. Il était tout aussi évident pour eux que, sans des idées et
analyses adéquates, les travailleurs ne pouvaient pas être une force pratique efficiente,
constituée en classe, sujet d'une histoire permettant de passer à une société
communiste. Ce point qui reste central pour nous est au coeur de leur polémique et de leur rupture
avec Weitling en 1846. On a un témoignage fort vraisemblable selon Riazanov d'une séance
houleuse où Marx aurait crié à Weitling : « L'ignorance n'a jamais
aidé personne et n'a jamais été d'aucune utilité. »
Marx et Engels semblent s'adresser encore directement à nous lorsqu'ils écrivaient dans
L'Idéologie allemande (dans la partie dirigée contre Max Stirner) : « A
l'époque actuelle, la domination des individus par les conditions objectives,
l'écrasement de l'individualité par la contingence, ont pris des formes
extrêmement accusées, et tout à fait universelles, ce qui a placé les individus
existants devant une tâche bien précise : remplacer la domination des conditions données
et de la contingence sur les individus par la domination des individus sur la contingence et les conditions
existantes. »
Dans le cadre de Carré rouge, il a été rendu compte de
façon approfondie des travaux fondamentaux sur la classe ouvrière de Stéphane Beaud et
Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière et Violences urbaines, violence
sociale ainsi que de l'ouvrage collectif sous la direction de Pierre Bouffartigue, Le Retour des
classes sociales. Nous ne sommes pas quitte avec ces lectures parce que par définition les
classes sociales n'ont pas une identité stable et sont prises dans des rapports constamment en
mouvement. D'autres travaux méritent notre attention pour comprendre les modalités
nouvelles de l'exploitation du point de vue des managers comme des salariés.
Sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard, vient de paraître un
ouvrage de toute évidence fondamental et très accessible sur les personnes
« invisibles » dans cette société que sont les chômeurs, les Rmistes, les
travailleurs pauvres, stagiaires, précaires, sans logement, sans papiers... (La France
invisible, La Découverte).
Dans Temps modernes, horaires antiques, Pietro Basso analyse dans une perspective à la fois
historique et mondiale, la tendance plus lourde que jamais du système capitaliste à combiner
l'augmentation de la durée du travail à l'augmentation de son intensité. Son
argumentation est fouillée et convaincante. Il situe ainsi la portée de la question de la
durée du temps de travail : « Un minimum de sens historique suffit pour comprendre qu'aucune
autre époque et forme de société n'ont été autant centrées sur
le travail et le temps de travail. Ce dernier est la clef de voûte du mécanisme unitaire
complexe des temps sociaux, du soi-disant « temps libre », du temps de reproduction et, plus
encore des temps individuels. En tant que tel, il structure la totalité des manifestations de la vie
sociale et influence même les plus intimes recoins de notre monde intérieur. » (page
13)
Dans une enquête de sociologie clinique intitulée Perte d'emploi, perte de soi,
Daniel Linhardt et ses collaboratrices ont analysé avec beaucoup de finesse les luttes menées,
les réactions et les traumatismes subis par les travailleurs de l'usine Chausson de Creil du
premier plan de licenciements en 1993 à la fermeture de l'usine en 1996. C'est leur être
social intimement lié à leur personnalité qui a été sapé dans une
séquence temporelle qui va au-delà de leur propre licenciement et qui ne peut avoir un
terme.
Dans La Chaîne invisible le sociologue Jean-Pierre Durand a analysé de façon
particulièrement précise et fouillée, les nouvelles méthodes dans le processus de
travail assises sur le flux tendu et diverses formes de mobilisation psychologique, de servitude volontaire
impliquant chaque travailleur. Il étudie également la fragmentation des marchés du
travail et les nouvelles formes d'intensification du travail dans les services. Sur ces questions et
quelques autres concernant les nouvelles formes d'exploitation, ce livre devrait être davantage
connu et considéré comme une référence.
Le livre de Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, recoupe en partie
celui de Jean-Pierre Durand mais aborde plus particulièrement le fonctionnement du pouvoir
managérial et son idéologie gestionnaire ainsi que les souffrances au travail. Il estime que la
lutte des classes a été remplacée par la lutte des places. Conclusion bien hâtive
et qui mérite de toute façon d'être discutée.
Le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth interroge depuis longtemps le rôle de la
reconnaissance dans les relations sociales et dans les luttes. Dans La lutte pour la reconnaissance
(Cerf, 2000), il reprenait la question dans une perspective d'histoire de la philosophie dans la mesure
où la notion de reconnaissance était déjà amplement abordée par les
philosophes Hegel et Fichte. Dans la traduction récente de plusieurs de ses études, La
société du mépris, il poursuit sa recherche plus particulièrement en
relation avec les nouvelles formes de fonctionnement du capitalisme.
Plusieurs questions abordées notamment par Axel Honneth et Vincent de Gaulejac sont discutables, dans
le sens où elles méritent d'être discutées. Quoi qu'il en soit, la lecture
croisée de ces différents livres contribue à une meilleure compréhension des
relations entre les classes fondamentales de la société, la bourgeoisie et le
prolétariat.
Temps de travail ou temps de chômage, voire temps de retraite, tous ces temps sont des temps de
souffrances multiples (fatigue extrême, accidents, maladies, humiliations, dépressions et
solitudes sans issue).
Tous les chemins qui ne conduisent pas au travail ou à l'ANPE conduisent
à un magasin ou à un site d'achat en ligne. Les frustrations personnelles et sociales
poussent à notre immersion dans l'univers des marchandises à consommer. Ce mécanisme
qu'on peut qualifier de psychologique est en fait un ressort très important de
l'économie capitaliste qui a beaucoup de marchandises à placer, qui doit les rendre pour
cela désirables et aussi défaillantes, obsolètes pour que d'autres marchandises
soient introduites dans le circuit.
« Le temps est l'espace du développement humain. » écrivait Marx dans
Salaire, Prix et Profit. Le temps de loisir est dévoré en grande partie par la
consommation. Günther Anders avait analysé l'essentiel des mécanismes de
l'aliénation des consommateurs dès 1956 dans son livre, L'Obsolescence de
l'Homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution
industrielle. La pénétration de ses vues a pu échapper à bien des chercheurs
et des militants du fait d'une traduction qui n'est intervenue qu'en 2002. Mais il n'est pas
trop tard pour lire ce livre (et les autres d'Anders) car il décrit par avance des
mécanismes qui sont en pleine expansion seulement aujourd'hui. Il a bien vu que le système
transformait l'individu des sociétés occidentales en travailleur pour la consommation. Le
philosophe et sociologue anglais d'origine juive polonaise Zygmunt Bauman a repris et actualisé de
façon intéressante et abondamment illustrée d'exemples, dans La
société assiégée et La vie liquide, des aperçus importants
de Günther Anders sur la consommation et en particulier la consommation télévisuelle.
Anders considérait que face à sa télévision ou sa radio, le consommateur est
d'une certaine manière occupé et employé comme travailleur à
domicile d'un genre très particulier. En consommant la marchandise de masse, « il
accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse.» Et en
plus il paye (un téléviseur, éventuellement des émissions) pour en quelque sorte
se vendre. « Sa propre servitude, celle-là même qu'il contribue à produire, il
doit l'acquérir en l'achetant puisqu'elle est, elle aussi, devenue une
marchandise. » (page 122, L'Obsolescence de l'Homme) La position de consommateur
solitaire et de travailleur à domicile devant son ordinateur personnel illustre avec force
l'ensemble des développements d'Anders. « Puisqu'on nous fournit le monde, nous
n'avons pas à en faire l'expérience ; nous restons
inexpérimentés. »
Notons que le système a développé depuis quelques années une série de
tactiques pour nous mettre au travail à domicile si nous voulons consommer sans nous ruiner : monter
les meubles ou le toboggan pour le petit soi-même, installer les appareils soi-même, à
l'aide de modes d'emploi fautifs et mal traduits du coréen ou du finlandais, obéir aux
ordres téléphoniques de « l'aide en ligne », etc. Au plaisir de la consommation
succède rapidement l'humiliation de ne pas maîtriser ce qu'on a acheté et ensuite
la frustration ne pas avoir autre chose de mieux ou qu'on n'a pas. Les consommateurs sont ainsi en
flux tendu comme les producteurs. La sphère de la distribution des marchandises doit fonctionner selon
les mêmes modalités que la sphère de la production. Elles se recoupent en partie puisque
de plus en plus, le consommateur, après avoir remplacé les pompistes, les installateurs et les
employés d'agences de voyages, sera de plus en plus amené à être un
employé de bureau polyvalent devant son ordinateur ; ce qui permet déjà à
l'Etat et au patronat de supprimer de nombreux emplois dans différents services.
Le temps de la consommation est devenu un temps de falsification des êtres humains qui ne laisse que
des miettes de temps pour un éventuel développement personnel en dehors de la sphère
marchande. Face aux choses qu'il ne sait pas monter ou faire fonctionner, qui sont
dépassées par de nouveaux produits « plus beaux », « plus
conviviaux », « plus performants », le consommateur est désemparé et prend la
mesure de son imperfection d'être humain face à des choses ou des procédures qui le
dominent.
On voit bien que cette tendance touche tous les moments de l'existence. Un jeune couple va être de
plus en plus amené à placer de l'argent en banque avant même de concevoir un enfant
pour avoir la somme nécessaire pour le faire accéder plus tard à une grande
école, passage obligé pour avoir une chance d'avoir de bons revenus. La « servitude
volontaire » au système est en fait largement une servitude vécue comme une
volonté personnelle raisonnable de ne pas laisser soi et ses proches sombrer dans les pires formes de
la précarité ou de la déchéance. A l'autre bout de l'existence, on nous
suggère donc d'effectuer des placements pour faire face à notre état de
dépendance sur nos vieux jours et, tant qu'à faire, placer en banque l'argent
nécessaire à notre inhumation. De notre conception à notre mort, le capital financier ne
nous aura pas lâché d'une semelle.
À l'exception de la haute bourgeoisie, toutes les classes sociales sont dans un
rapport plus ou moins anxieux face à l'avenir en raison de la pression du chômage et du
tempo infernal qu'impose le mouvement du Capital à tout le monde. La haute bourgeoisie y
échappe parce que ses assises matérielles sont fortes et que sa reproduction culturelle et
sociale s'opère sans anicroches. Ses luttes intestines sont relativement classiques, même si
quelques trublions mal dégrossis et liés directement aux mouvements transcontinentaux du
capital financier provoquent parfois quelques désordres et un surcroît d'esprit
irresponsable. D'un autre côté ce segment que certains auteurs appellent
l'hyperbourgeoisie contribue à renforcer la conscience d'être une classe
installée dans la toute puissance et dépourvue d'adversaires à sa taille ou
même réellement gênants. Les « terroristes » et les délinquants
n'empêchent pas la bourgeoisie de dormir.
Gouverner pour les bourgeoisies consiste de plus en plus à rendre fatalistes les masses populaires en
invoquant la force transcendante de « la mondialisation » contre laquelle on ne peut rien et qui
oblige à encaisser toutes les mesures brutales qui sont prises. Mais ce n'est pas seulement le
bourrage de crâne sur « la mondialisation qui ne nous donne pas le choix » qui
accule les classes populaires à l'impuissance.
Ce sont les assises matérielles et affectives des individus qui sont fragilisées dès
maintenant ou qui peuvent l'être à court ou moyen terme, que l'on soit salarié ou
travailleur indépendant. Face à une situation individuelle menacée et anxiogène,
tout le monde a compris que l'Etat, les partis, les syndicats étaient impuissants ou de
mèche avec les diktats du marché. La famille est réactivée comme seule instance
de protection et seul lieu de reconnaissance. Ce qui est gros de stress, de déceptions et de violences
« privées » lorsque l'instance familiale entre en crise face aux agressions
extérieures (licenciements, faillites) ou vécues comme internes (maladies, échecs
scolaires). Ce qui est gros, lorsque plus aucune instance de reconnaissance ne tient, d'un ressentiment
et de violences contre les plus faibles que soi ou contre les différents de soi.
A ce point de l'évocation des ces analyses, il est nécessaire de les
relier entre elles en se référant explicitement à la théorie de la valeur de
Marx, comme l'a fait Jean-Marie Vincent à maintes reprises, en s'inspirant notamment des
développements de Max Horkheimer et de Theodor Adorno, les principaux animateurs de l'Ecole de
francfort, un institut de recherches sociales créé dans les années 1920.
La théorie de la valeur ne rend pas seulement compte du procès de valorisation du capital. Dans
le sillage de la valorisation du capital, ce sont l'ensemble des rapports sociaux qui sont
marqués, imbibés par l'objectivité suprême de la valeur d'échange.
Au regard du critère de la valeur, seul n'est « objectif »,
« réel », « rationnel » que ce qui contribue dans l'environnement social
et naturel à la valorisation du Capital. Cela entraîne une prévalence des relations
réifiées et instrumentalisées entre les êtres humains et une relation de
prédation avec la nature.
Les activités humaines sont toutes entraînées inexorablement dans une relation
d'évaluation-appréciation. On le voit bien actuellement dans la campagne du gouvernement,
du MEDEF et des grands médias, sur la nécessité que le savoir acquis dans le
système scolaire soit exclusivement au service de la dynamique du Capital. Car c'est de cela
qu'il s'agit derrière les considérations sur la nécessité
impérieuse que l'école et l'université préparent les jeunes à
avoir des compétences immédiatement exploitables par les entreprises. Dans un autre domaine, on
a vu que les sculptures africaines sont présentées comme attractives et fascinantes en
proportion de leur côte de plus en plus élevée sur le marché de l'art.
La pression conjuguée des nouveaux modes d'exploitation et de
précarisation du travail, de la compulsion frénétique organisée vers la
consommation de marchandises et de représentations concoctées par les relais médiatiques
et publicitaires du Capital a abouti à une dilution de la conscience de classe et des formes de
solidarité et de résistance au patronat. Bien plus elles ont abouti à un déni
d'existence des salariés comme classe. Pas seulement par la quasi-totalité des philosophes
et sociologues y compris celles et ceux qui sont vigoureusement hostiles à toutes les formes de
libéralisation économique mais par la plupart des salariés eux-mêmes. A la perte
de soi ou si on préfère aux aliénations en tant que producteurs et en tant que
consommateurs se sont ajoutés et ont été intériorisés le déni de
soi et la honte de soi comme prolétaire, salarié, exploité.
La fierté d'être ouvrier a disparu et elle ne reviendra pas. Il est inutile de se lamenter
là-dessus. Les salariés, qu'ils soient ouvriers, employés, livreurs, techniciens ou
enseignants doivent faire leur deuil d'être fier d'exercer tel ou tel métier. Tous les
corporatismes sont à l'agonie. Nous n'avons pas besoin pour autant d'une fierté de
substitution en tant que salariés. Nous savons que nous sommes toutes et tous
précarisé(e)s ou précarisables. Pour reconstruire des solidarités et finalement
une unité de classe, nous devons d'abord reconnaître que nous sommes des exploité(e)s
en activité momentanée ou au chômage durable, que nous soyons ingénieur ou
préposé au nettoyage. Nous voulons fuir notre condition de salariés par en haut,
c'est-à-dire collectivement, en réalisant concrètement l'abolition du
salariat.
Nos difficultés théoriques et politiques à penser la configuration
actuelle des rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat doivent être cernées.
L'efficacité de notre intervention est fonction de nos capacités collectives à
comprendre les métamorphoses de la société capitaliste.
Nous côtoyons des militants de gauche et d'extrême gauche qui ne considèrent ni la
bourgeoisie ni le prolétariat comme des classes mondiales. De fait, ils ne considèrent ces
classes, dans leur perception et leurs interventions syndicales et politiques que dans leur ancrage national,
en l'occurrence français. Il y a là un énorme et très pesant paradoxe
intellectuel car par ailleurs ces mêmes militants ne méconnaissent pas le caractère
mondial du capitalisme et sont même comme abasourdis par les phénomènes liés
à la mondialisation du capital. Qui plus est, bien des militants d'extrême gauche ont
indiscutablement des références internationalistes mais qui ne sont pas réellement
mobilisées dès qu'il s'agit du prolétariat actuel. Ne considérer la
classe des salariés que dans sa dimension nationale ou à la rigueur européenne
occidentale réduit notre horizon et contribue à alimenter un certain dépit à
l'égard d'une classe qui n'aurait pas tenu historiquement ses promesses et dont le noyau
dur, le noyau industriel, est de toute évidence pris dans un processus d'érosion qui est
appelé à s'intensifier. Or en Asie on assiste à l'émergence d'un
prolétariat industriel massif, jeune et dont la composante féminine est très forte. On
sait que des grèves ont eu lieu au Vietnam et aussi au Bangladesh où les ouvrières du
textile ne gagnent que 10 euros 50 par mois. On ne peut préjuger des capacités de lutte et de
prise de conscience de cette nouvelle composante de la classe ouvrière.
D'autre part, même en s'en tenant aux salariés qui se trouvent sous nos yeux, dans
l'hexagone français, nous peinons à intégrer dans nos raisonnements, par inertie
intellectuelle ouvriériste se focalisant sur les grandes entreprises, l'importance
numérique et stratégique des jeunes salariés dans les services, le commerce et
l'industrie. Le patronat s'y intéresse et ratisse large. Des élèves sortant des
« grandes écoles » enchaînent des stages rémunérés 300 euros
par mois pour éviter d'être au chômage. La condition de salarié s'est
durcie et s'est diversifiée dans ses statuts. Elle se vit sur des lieux de travail qui se
succèdent à un rythme soutenu. Elle a changé de façon inédite et rapide,
en sorte qu'il n'est pas facile de souder dans notre esprit tous ces éléments dans un
ensemble qu'on appellera faute d'une expression scientifique plus adéquate, prolétariat
moderne.
Les formes de la précarité et le rôle des nouvelles technologies de l'information
qui sont de plus en plus au coeur du vécu des salariés ne doivent pas être
appréhendés de façon univoque, seulement comme des fléaux et des instruments de
tortures physiques et morales dans les mains du Capital. Dans une perspective dynamique, confiante dans la
possibilité d'en finir avec le capitalisme, précarité et nouvelles technologies
poussent les éléments les plus jeunes du monde du travail à considérer
froidement, sans illusion et sans adaptation routinière possible la sphère des managers. Ils
vivent des expériences multiples et ils accèdent à des possibilités
considérables de s'informer et de comprendre le système. En peu d'années, les
jeunes salariés acquiert une expérience très riche et très diversifié de
l'exploitation. Beaucoup d'idées, de sentiments de révolte et d'aspirations
à une autre vie passent aussi par internet ou par les téléphones portables.
Là encore un déficit de compréhension de l'ampleur de ces processus amène la
plupart des militants à déplorer que ces nouveaux salariés ne passent pas par le cadre
et le filtre des organisations syndicales et politiques traditionnelles. D'où une tendance
à la sous-estimation des capacités d'intervention dans la lutte de classe des jeunes
salariés et des futurs salariés. Le mouvement contre le CPE et la précarité a
surpris tout le monde. Il a été une illustration éclatante de cette sous-estimation.
Une compréhension mutilée ou insuffisante de l'état et du
fonctionnement de la bourgeoisie est non moins préjudiciable à notre combat. Cette classe
façonne l'existence des autres classes dans leurs modes de travail et de consommation, et dans
leur imaginaire. Il y a une façon trop sommaire d'apprécier uniquement les bourgeois comme
une collection d'individus riches qui s'en mettent plein les poches, détruisent les services
publics, licencient cyniquement les travailleurs et rejètent les pauvres dans la rue ou dans des zones
de relégation en périphérie des villes. Tout cela est évidemment d'une
vérité tangible, aveuglante. Mais la bourgeoisie a des armes de domination infiniment plus
élaborées qui paralysent, font diversion et créent de fausses solidarités
(« La France, pays des Droits de l'Homme » ou « Allez les Bleus !» par exemple).
Elle fournit à toutes les classes les représentations du monde adéquates à sa
domination, en grande partie par le canal de la télévision. Ces représentations
s'étayent sur une manipulation sophistiquée des émotions, des désirs et des
dégoûts des spectateurs. Le journal de 20 heures est à la fois un appel aux larmes devant
le spectacle des malheurs du monde et un conditionnement à l'indifférence
« puisqu'on n'y peut rien. »
Cependant il faut relever une des faiblesses de taille de la bourgeoisie, qu'elle ne peut pas surmonter
et qu'elle ne se donne pas la peine de cacher. Elle tire de nombreuses ficelles en matière de
communication médiatisée mais elle n'a plus d'idéologie crédible à
avancer. Ses penseurs ne sont plus en mesure d'élaborer des formes politiques, des normes morales
ou des critères esthétiques susceptibles d'impressionner, d'encadrer ou de duper le
reste de la société. On ne voit pas à quelle sauce présentable, ils pourraient
assaisonner le fond d'une pensée politique et sociale qui se résume à ceci :
« Vive la démocratie pour les dominants et malheur aux dominés ! ».
« Toujours plus de croissance pour toujours plus de profits ! (jusqu'à ce que mort s'en
suive pour l'humanité) ». La bourgeoisie n'a finalement plus rien d'autre à
nous dire. Cela la révèle comme une classe dominante en fin de parcours historique.
Chaque individu, donc aussi chacun d'entre nous qui voulons une société
sans classes et sans Etats, est envahi dans son existence quotidienne par les agressions et les
« charmes » au sens initial de la société capitaliste. Les contraintes de la
valorisation du capital modifient, déforment et mettent en péril toute la vie sociale. Nous y
sommes plongés. Aucune position de surplomb, de distance académique ou de militantisme
avant-gardiste n'est de mise. Nous cherchons simplement les failles, les espaces intellectuels et les
laps de temps afférents susceptibles de nous arracher partiellement à l'emprise du
système pour nous-mêmes et pour les autres. La société actuelle est en gestation
d'une autre au travers de processus lents, fragiles, complexes dont nous mesurons mal l'ampleur. Nous
ne les comprendrons mieux qu'au prix d'un travail collectif obstiné.
Nous sommes dans une sorte de no man's land intellectuel entre un espace occupé par des travaux en
philosophie et sciences sociales précieux mais rarement audacieux au point d'envisager une autre
société, et un espace militant routinier, plus ou moins sclérosé, dont les
préoccupations restent rivées de fait à la conjoncture politique et sociale
immédiate, locale et nationale. Nous nous trouvons dans un no man's land entre la constatation de
pathologies sociales relativement évidentes, consubstantielles au capitalisme, et une
conceptualisation fondamentale qui permet difficilement en son état actuel de nous relier à ce
vécu.
Le projet du communisme suppose pour être refondé, un effort particulier pour établir les
connexions et les médiations les plus appropriées entre le vécu de cette
société et sa connaissance.
Indépendamment de l'état actuel des luttes dans le monde, le point d'appui qui ne fait
aucun doute pour élaborer un projet communiste, est que des millions d'exploités et
d'opprimés ont conscience que leur part d'humanité et d'aspiration au bonheur, est
perpétuellement volée et piétinée par les classes dominantes.
Le 2 novembre 2006
Samuel Holder
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