Les quinze derniers mois en France ont été particulièrement riches en
luttes sociales et politiques. Il est urgent de dégager un certain nombre d'enseignements des
luttes de différents secteurs de la jeunesse, depuis la mobilisation des lycéens contre la loi
Fillon en février 2005 jusqu'au mouvement contre le CPE qui s'est terminé au milieu du
mois d'avril dernier. Chaque nouvel épisode a tendance à chasser très vite le
précédent. Les acteurs des luttes eux-mêmes ne peuvent pas facilement mémoriser
tout ce qui a été accompli. Les grands médias et les ténors des grands partis qui
occupent l'espace médiatique imposent leur actualité et les thèmes conformes
à leurs intérêts. Ils s'emploient à générer cet effet de
zappage, d'évaporation dans les esprits d'expériences ouvrant une brèche et
recelant un contenu émancipateur. Il fallait faire oublier au plus vite la bataille gagnée
contre le gouvernement en détournant l'attention vers le match Ségolène
Royal-Nicolas Sarkozy, en attendant ceux de la Coupe du monde de football.
Le champ a été d'autant plus libre pour une telle manoeuvre qu'il n'existe aucune
organisation politique ou instance intellectuelle s'attachant à recueillir les témoignages
et les appréciations diverses sur cette lutte contre le CPE qui a duré trois mois. Il faut
malgré tout tenter de collecter un maximum de données et d'analyses dans les semaines
à venir car ce mouvement, très riche de contenu, peut être un point d'appui
essentiel, non seulement pour préparer les luttes futures mais pour jeter quelques bases solides
à un mouvement de jeunes et de travailleurs voulant en finir avec le capitalisme.
La contribution de Stathis Kouvélakis, De la révolte à
l'alternative, est stimulante car elle replace ce mouvement dans un enchaînement
d'actions qui s'entremêlent, actions menées par le gouvernement, le patronat, les
syndicats et des fractions de la jeunesse. C'est dans l'analyse globale de la confrontation des
acteurs en présence que la situation peut se comprendre. Il est nécessaire de savoir si on
affronte seulement un gouvernement, un État ou aussi une classe sociale. La question d'une
éventuelle crise de l'État ou d'une crise de régime doit être
effectivement posée. Je voudrais l'aborder à partir des questions suivantes : comment a
réagi la bourgeoisie française dans toute cette séquence depuis un an ? A-t-elle
été déstabilisée par les luttes des jeunes ? Son dispositif de domination a-t-il
subi des dommages importants ?
Pour ne pas lutter à l'aveuglette, il nous faut tendre à une meilleure connaissance de
l'adversaire, à savoir la bourgeoisie, la classe qui se cache derrière le gouvernement et
derrière le Medef (1). Nous ne pouvons pas surestimer
l'importance du recul qui a été imposé au gouvernement et au patronat. Nous ne
pouvons pas davantage sous-estimer ce que la lutte récente a apporté
d'éléments d'une démocratie réelle, venant d'en bas, en regard de la
caricature de démocratie que pratique et nous impose la bourgeoisie, ses organes de pouvoir et ses
idéologues.
On doit au préalable s'interroger sur les rapports actuels entre la bourgeoisie
et son État. Le jeu classique d'un certain nombre de représentants significatifs de la
bourgeoisie consiste à attribuer une bonne part de responsabilité dans l'éclatement
des luttes sociales et dans les difficultés économiques à « la lourdeur de
l'État », aux « maladresses » de tel ou tel ministre ou à
« l'archaïsme » des syndicats. « Les élites » (à savoir la
bourgeoisie) seraient évidemment au-dessus de tout cela, toujours suprêmement habiles,
intelligentes et modernes. Celui qui a pratiqué cet exercice avec une verve cynique insurpassable est
l'ancien patron du Medef, Seillière, lorsqu'il a accusé le gouvernement Raffarin de
« n'avoir jamais rien fait pour les patrons. » Au-delà de l'anecdote, la
jeune génération qui entre en lutte ne doit pas perdre de vue que les ministres et les grands
commis de l'État ne sont que des serviteurs de la bourgeoisie qui se font houspiller ou brocarder
à l'occasion par les représentants les plus influents de cette classe. Si un premier
ministre commet des bourdes majeures et reste en place, si un président apparaît comme un
monarque pathétique en fin de règne, si deux ministres prétendants à la
présidence peuvent s'affronter impunément depuis plus de deux ans ou si l'État a
perdu de son « autorité » comme s'en désolent les adorateurs de la
« République », il convient d'en chercher les causes dans les mutations qui ont
affecté la bourgeoisie française et son État depuis vingt ans.
Au cours des deux dernières décennies, le poids de l'État comme employeur s'est
considérablement allégé par le biais des privatisations d'une cinquantaine de
grandes sociétés et de leurs centaines de filiales. Selon l'enquête de Bruno Abescat
paru dans L'Express du 1er juin 2006 : « ces « transferts » ont
plongé près de 1 million de salariés dans l'univers concurrentiel. Fin 2004 (dernier
chiffre connu), l'État employait environ 4% de l'effectif salarié, selon l'Insee.
En 1985, ce pourcentage s'élevait à 10,5%. Dans certains secteurs, comme la banque et
l'assurance, la présence publique est désormais symbolique. »
Ajoutons à cela que dans le cadre de l'intégration dans l'Union Européenne,
l'État a été dépouillé d'une série de prérogatives
de par la volonté de la bourgeoisie et de son personnel politique de droite et de gauche. Il ne
dispose plus du pouvoir d'intervention sur le taux de change, la création monétaire et la
relance budgétaire. La pression est constante pour que budget après budget, les effectifs de
l'État soient réduits drastiquement. Les capitalistes traitent l'État comme
n'importe quelle entreprise qu'il faut rentabiliser en réduisant la masse salariale. Il est
évident que dans ces conditions, la fiction d'un État arbitre au-dessus des classes a
été mise à mal de façon visible, pour qui veut voir.
Les moyens économiques de l'État sont encore considérables mais ils sont mis plus
massivement et unilatéralement au service d'une classe dont les assises se sont
mondialisées. Il serait erroné de croire que seules quelques grandes entreprises, notamment
celles du CAC 40, sont implantées mondialement. Celles-ci sont dans la course et bien souvent ne
peuvent y rester que grâce au dopage financier étatique, à l'injection de fonds
publics dans des phases cruciales de la concurrence. Mais de plus en plus, des entreprises de taille moyenne
se lancent dans la mêlée mondiale et réalisent plus de la moitié de leur chiffre
d'affaires à l'extérieur de la France. Les subventions, aides et exonérations de
l'État aux entreprises ont permis ce déploiement international. Les bonnes affaires sont
donc relativement moins dépendantes d'une actualité sociale française plus ou moins
conflictuelle. Les milieux boursiers à Paris sont restés totalement indifférents aux
mouvements sociaux comme à l'affaire Clearstream.
Les bourgeois français et étrangers sont en fait de grands prédateurs tous azimuts des
ressources de l'État français. Au travers des investisseurs institutionnels, les
intérêts de la dette de l'État sont pour eux une source de profits
considérables et sécurisés. La base arrière que constitue l'État comme
pourvoyeur de profits financiers permet toutes sortes d'offensives économiques des grands groupes
sur l'arène mondiale. A quoi s'ajoutent les gains des secteurs du marché
intérieur garantis par l'État, comme celui de l'armée.
L'affairisme fébrile parcourant toutes les sphères de la haute bourgeoisie, il n'est
pas étonnant qu'il y ait un véritable mimétisme entre le comportement des chefs
d'entreprises et celui des chefs des organes de l'État et en premier lieu du gouvernement.
De longue date on a vu des hommes et des femmes sortant des grandes écoles passer au
cours de leur carrière du « service » de l'État à celui de la grande
entreprise, et vice versa. En son temps Pompidou était passé sans transition de la direction de
la banque Rothschild au poste de Premier ministre. Concernant les transferts de joueurs entre
l'équipe de l'entreprise et l'équipe de l'État à notre
époque, on se contentera de citer pour la droite l'actuel ministre Thierry Breton et pour la
gauche Martine Aubry, ex-numéro 2 du groupe Saint Gobain (son supérieur hiérarchique
Gallois a ensuite dirigé pour sa part le Medef).
Les changements de rôle entraînaient autrefois des changements de comportement, pour continuer
à défendre les mêmes intérêts de classe évidemment. « Au
service de l'entreprise », la posture d'attaquant agressif était et est toujours de bon
ton. « Au service de l'État », il fallait jouer la comédie de la défense
sereine et ferme du « bien public », au-dessus des intérêts particuliers et
partisans. Les rivalités au sein d'un gouvernement ne pouvaient s'exprimer qu'en coulisses
ou brièvement, l'ordre et l'unité étant rétablis après une
démission de ministre.
La nouveauté est que Sarkozy et Villepin se sont conduits comme des rivaux à la tête
d'une multinationale. On observe de plus en plus ce type d'affrontements dans des firmes des
différents pays impérialistes. La guerre des chefs est permanente à la tête du
groupe Lagardère qui vise la direction du groupe d'aéronautique et de défense EADS.
La guerre à la tête du groupe Vinci, numéro 1 mondial du BTP s'est soldée par
l'éviction de son PDG Antoine Zacharias, décidément trop vorace, par son conseil
d'administration. La course au profit maximal aiguise les tensions au sein des équipes
dirigeantes, agit comme une drogue faisant perdre le sens des limites, poussant à la brutalité
des méthodes et à l'aventurisme. A la tête des États, la même logique
est à l'oeuvre. Il faut là aussi « faire du chiffre » pour séduire
« les élites », bluffer son camp politique, ses électeurs, « l'opinion
publique » et se poser en « homme à poigne ». La catégorie des aventuriers
pressés qui ne prennent de gants avec personne est une production humaine du capitalisme actuel qui se
généralise et dont Villepin et Sarkozy sont des exemplaires d'une certaine banalité.
Leur façon d'agir est quasi identique à celle d'un Carlos Ghon à la tête
de Renault-Nissan par exemple. Les grandes écoles, qui consomment une grande partie du budget de
l'Éducation nationale, procèdent au formatage des individus qui serviront une bourgeoisie
dont le mode de vie, les affaires et les réseaux sont de plus en plus internationaux.
Dans la sphère managériale comme dans la sphère étatique, les qualités
exigées par le système des hommes placés aux postes de commande sont de savoir agir
à la hussarde, en bons mercenaires de la guerre économique et sociale, pour réaliser une
OPA, faire passer une « réforme », décider un plan massif de licenciements ou
envoyer des compagnies de CRS frapper des jeunes de banlieue. C'est à ce prix que le mouvement
chaotique du capital se poursuit et que la puissance de la bourgeoisie se renforce avec les ravages que
l'on sait pour l'humanité.
La rivalité entre Sarkozy et Villepin a incontestablement un caractère inédit par son
caractère public et abondamment médiatisé, et par sa durée. L'affaire
Clearstream en a constitué une étape supplémentaire dans l'escalade. Pour autant
cette rivalité a-t-elle bloqué des dossiers importants et lésé des
intérêts économiques importants ? En aucune manière. Dans les derniers jours de la
crise du CPE, début avril, la presse financière se félicitait du succès de la
fusion entre le groupe américain Lucent et le groupe français Alcatel, devenant ainsi le
numéro 2 mondial des équipementiers télécoms. La dégradation de
« l'image de la France » sur laquelle se lamentent bien des éditorialistes et
politologues surtout depuis le non au Traité constitutionnel européen et la révolte des
banlieues, n'a empêché ni des fusions extrêmement lucratives sur la place
financière de Paris ni ralenti l'afflux de capitaux étrangers sur cette même place
financière.
Il faut se souvenir que lorsque Villepin a annoncé ses premières mesures « contre le
chômage » en juillet dernier et en particulier le dispositif du CNE, les experts du FMI de
passage à Paris lui ont adressé leurs plus chaleureuses félicitations et l'ont
incité à poursuivre dans la voie du démantèlement du Code du travail (2) Son ambition de doubler Sarkozy sur sa droite coïncidait avec celle du
patronat de faire tomber encore quelques barrières protégeant certaines catégories de
travailleurs. Rappelons qu'une série d'organisations patronales étaient
extrêmement favorables au CPE : l'Union des industries et métiers de la métallurgie
(1,8 million de salariés), la fédération Transports et logistique de France (5 000
entreprises) et l'ensemble des PME-PMI. Florence Parisot, présidente du Medef et davantage
liée au secteur des banques et des compagnies d'assurance était plus réservée
pour des raisons de « faisabilité » politiques. Dans l'ensemble le plan de vol du
Premier ministre était approuvé par la bourgeoisie et n'était même pas
contesté par Sarkozy. Il a été remis en cause en entrant dans une zone de turbulences
imprévues, celles provoquées par un mouvement des étudiants et des lycéens qui
n'a pas cessé de croître par son ampleur et sa détermination imprévue.
Quelques mois auparavant la rivalité Sarkozy-Villepin n'avait en rien perturbé le
traitement répressif de la révolte des jeunes des banlieues populaires à l'abandon
depuis vingt-cinq ans. C'est l'autre face de l'État de la bourgeoisie française qui
a été exhibée pour l'édification des jeunes et des classes populaires, celui
d'un État policier et pénal agissant sans retenue avec le silence assourdissant et complice
des partis de gauche.
Toutes les révoltes et contestations depuis un peu plus d'un an ont été
perçues par la classe dominante comme des conflits de « basse intensité ». Ils sont
inquiétants pour l'avenir mais fort peu pour l'instant. Elle connaît mieux ses avantages
et ses points d'appui. Elle se croit toute puissante, ce qui peut amener son personnel politique à
commettre des erreurs encore plus lourdes que celles commises par le trio Chirac-Villepin-Sarkozy depuis plus
d'un an.
La relative sérénité des milieux d'affaires s'explique pour
deux raisons. Le prolétariat en France reste tétanisé dans sa grande majorité par
les coups de boutoir des plans de licenciements dont la cadence ne se relâche pas et par le raffinement
des processus d'exploitation qui brisent la santé des travailleurs, leurs solidarités et
leur volonté de riposter. La masse des chômeurs réels continue à croître
exerçant une peur latente chez les actifs de tomber dans la précarité, voire dans la
déchéance. Là réside la force fondamentale et momentanée de la
bourgeoisie.
Son autre point d'appui se trouve dans les centrales syndicales et les partis de gauche gouvernementaux.
Le mouvement a été une aubaine pour eux. En présentant un visage uni et souriant, les
centrales syndicales ont fait une démonstration de leur utilité à l'égard des
jeunes manifestants, ce qui peut leur offrir des opportunités dans quelques temps de recrutement et de
rajeunissement de leurs cadres. Face à la bourgeoisie, les syndicats ont relancé leur
crédibilité comme amortisseurs sociaux, comme baliseurs du terrain des luttes et comme
négociateurs incontournables.
Si la campagne de gauche et d'extrême gauche contre le Traité constitutionnel
européen a nourri un état d'esprit de refus, de résistance aux mauvais coups du
gouvernement et du patronat qui a perduré, la victoire « unitaire » contre le CPE, tous
partis de gauche et syndicats confondus, a eu aussi pour effet de finir d'effacer l'essentiel du
contentieux entre partisans du oui et ceux du non au sein du Parti socialiste et de la CGT. Le Parti
socialiste peut ainsi envisager les prochaines échéances électorales d'un coeur plus
léger qu'au soir du 29 mai 2005 et « redonner du sens » au clivage traditionnel
Gauche-Droite. Bien d'accord sur ce point, les grands médias ont relancé la machine
à illusions électorales avec entrain en choisissant à la place du PS un challenger digne
de Sarkozy en la personne de Ségolène Royal.
Sans reprendre des éléments connus de tout le monde ou
développés dans d'autres articles, j'insisterai ici sur quelques aspects du mouvement
anti-CPE qui me semblent cruciaux. Pour la première fois des manifestants de plusieurs
générations se sont retrouvés au coude à coude pour lutter contre la
précarité. Sans la présence nombreuse de parents salariés à deux reprises
alors que les syndicats se contentaient du service minimum, il est douteux que le mouvement aurait pris
l'ampleur et la tournure d'une contestation forte et obstinée contre une décision
gouvernementale prise directement en faveur d'un patronat de plus en plus détesté.
La configuration de ce mouvement a été très diverse selon les villes ou les
facultés. Cette diversité n'a pas nui au dynamisme et à l'unité de plus
en plus massive et percutante de la mobilisation à l'échelle nationale. (3)
Le mouvement était imprévisible mais il a été préparé et construit
au début par une minorité d'étudiants liés aux différentes composantes
de l'extrême gauche et de la gauche qui se sont retrouvés un peu partout dans des collectifs
unitaires de mobilisation. La volonté de mettre sur pieds une coordination démocratique,
indépendante des syndicats étudiants, a été le fait d'étudiants
d'extrême gauche, en particulier de militants de la JCR et de la Fraction minoritaire de Lutte
Ouvrière. Bien des thèmes de discussion, des slogans et des propositions d'action ont
émané de ces militants et de libertaires. Certains jeunes avaient déjà
l'expérience du mouvement de novembre-décembre 2003 contre la réforme LMD et
d'autres, encore plus nombreux, celle du mouvement de 2005 contre la loi Fillon.
Ceci dit le mouvement a été marqué par sa créativité et une forte tendance
à se méfier des organisations politiques et syndicales qui seraient tentées
d'utiliser le mouvement à leur profit plutôt que de le servir. Tout le monde a craint de se
faire imposer une direction au mouvement ou d'avoir des délégations
incontrôlées ou des porte-parole se transformant en stars des plateaux
télévisés. Cette vigilance soupçonneuse a pu parfois prendre des formes ridicules
ou paralysantes, voire permettre à certains groupes d'étudiants d'agir à leur
guise au mépris de tout contrôle démocratique. Cependant, ce qui l'a emporté
largement, c'est le démocratisme vivant et le sérieux des débats
généraux et des discussions pour résoudre les problèmes (problèmes de
service d'ordre, des blocages, des liens avec les syndicats, d'attitude à l'égard
de jeunes marginaux, de liens à créer avec les travailleurs ou avec les jeunes de banlieue,
etc.). Ce mouvement a été impressionnant par sa maturité et l'ampleur des
préoccupations qu'il a révélées et développées.
La bataille importante que la bourgeoisie a perdue à l'issue du mouvement se
situe bien davantage sur le plan idéologique que sur le plan revendicatif. L'abandon du CPE
n'est pas dramatique pour le patronat puisqu'il est bien décidé à revenir
à la charge et qu'il dispose déjà d'un arsenal de contrats précaires
impressionnant et de multiples facilités pour licencier.
Ce qui tient davantage du désastre et qu'ont très bien compris certains patrons comme
Geoffroy Roux de Bezieux, PDG d'Omer Télécom et président de Croissance plus,
c'est que cette crise [a] fait reculer l'image des patrons de trois cases dans
l'opinion. » (Le Monde du 22 mars) L'image d'exploiteurs sans scrupules, traitant les
jeunes comme une « variable d'ajustement » est à présent bien enracinée
dans l'esprit de la jeunes génération de prolétaires, semi-prolétaires ou
futurs prolétaires. On se trouve ainsi à quelques années lumière des
années Mitterrand-Tapie où « l'entrepreneur » était montré comme
le héros et le bienfaiteur des temps modernes. Un slogan résume bien la perception commune de
la situation : « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère : on ne veut pas de
cette société. »
A cela s'ajoute que le recours massif à la répression policière et judiciaire
à l'automne dernier a discrédité l'appareil d'État auprès
d'une large fraction de la jeunesse. Un des acquis de la révolte des jeunes de banlieue est
d'avoir transmis aux étudiants en lutte cet hiver et au printemps, une commune détestation
d'un État qui prétend nier leur existence et étouffer les problèmes sociaux
à coups de matraques, de flash-balls et d'emprisonnements. Qui plus est, les jeunes en lutte se
sont aguerris et ont appris à se battre collectivement dans tous les sens du terme. Sarkozy et
Villepin passeront peut-être à la postérité comme les
« éducateurs » d'une nouvelle génération de combattants de la lutte de
classe.
Les prémisses d'une crise de l'État sont présentes mais la crise réelle
de l'État à différents niveaux reste à venir et n'est pas
prévisible. Il est certain qu'il sera difficile désormais de créer en France un
dispositif crédible et efficace de consensus et de négociation pour amortir ou
stériliser les luttes de classes (4). Centrales syndicales et
gouvernants de gauche ou de droite vont évidemment s'employer à essayer de créer une
telle camisole paritaire. Mais dans le contexte délicat et conflictuel récent, elle a toutes
les chances, si elle voit le jour, d'être perçue comme du vent. Le patronat pour sa part
n'a pas l'intention de perdre son temps en longues négociations ni à faire les frais
d'un tel dispositif se révélant probablement inutile.
Pour l'instant, c'est la lutte collective et fraternelle qui a gagné en
crédibilité. Comment aller plus loin ? Les acteurs des luttes ne pourront se définir, se
comprendre eux-mêmes, se transformer utilement que dans un rapport lucide, de toute évidence
conflictuel, à la bourgeoisie dans son ensemble, une classe de plus en plus connectée au
marché mondial. C'est au travers de cette conflictualité lucide, globale et permanente
à la bourgeoisie qu'ils s'émanciperont des représentations trompeuses et
aliénantes injectées dans le corps social par la classe dominante. Ce travail de transformation
n'est possible qu'en assignant dès maintenant un horizon aux luttes, à savoir une
société sans classes et sans États à l'échelle mondiale.
Le 13 juin 2006
Samuel Holder
Notes
1- Les analyses sociologiques de la bourgeoisie française actuelle sont rares. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot s'y consacrent. Parmi leurs études qui s'appuient à la fois sur la méthode de Marx et les travaux de Pierre Bourdieu, on recommandera particulièrement « Sociologie de la bourgeoisie » (éd. La Découverte, 2003) et leur contribution intitulée « Hégémonie symbolique de la grande bourgeoisie » in « Le Retour des classes sociales » (sous la direction de Paul Bouffartigue, éd La Dispute, 2004).URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2006-07-22-Bourgeoisie_face_aux_luttes_de_la_jeunesse.html