Au travers des agissements du gouvernement ou de tel ou tel de ses membres, il est
nécessaire de tenter d'évaluer quelle est la ligne générale de la classe
dominante. De ce point de vue Sarkozy et Villepin sont apparus au fil des derniers jours comme des
éléments d'avant-garde de leur classe dans l'offensive contre les classes
travailleuses, pour se donner les moyens de les affaiblir en les divisant et en matant leurs
éléments turbulents, qu'ils soient grévistes déterminés ou jeunes de
banlieues.
Le fait que Chirac, le gouvernement et ses partis (ainsi que la direction du PS) aient été
désavoués lors du référendum du 29 mai a agi comme un aiguillon pour prendre dans
la foulée et tout au cours de l'été et de l'automne, sans interruption, un
maximum de mesures anti-sociales et restrictives des libertés. Le vote en faveur du non traduisait en
grande partie un mécontentement des classes populaires reprenant pied dans le champ politique et
savourant le camouflet contre les gouvernants et les ex-gouvernants du PS. Cette reprise de confiance timide
mais réelle au sein du monde des salariés s'est traduite par le caractère
déterminé et quelque peu audacieux de quelques mouvements, notamment ceux des marins et des
traminots marseillais. Même si les risques d'extension ou de généralisation
étaient faibles comme on l'a vu, la bourgeoisie n'a pas envie que ce type de mouvements se
multiplie, aguerrissant à nouveau une fraction de la classe ouvrière, même si bien des
mouvements se soldent par des échecs plus ou moins cuisants.
Il faut avoir en mémoire que toute montée offensive des travailleurs est toujours
précédée, parfois plusieurs années avant, par des mouvements durs, isolés,
trahis et/ou réprimés (voir, dans des contextes très différents, les
années 1931 à 1934 aux États-Unis, en France et en Espagne).
Les milieux du capital financier sont restés constants dans leurs demandes simplistes à
l'égard du gouvernement : privatisations à marche forcée, coupes dans les
dépenses sociales, défiscalisation des riches et surtout renforcement des conditions
législatives et sociales permettant un abaissement du coût de la force de travail. La
stratégie de provocation et de répression de Sarkozy ne peut être accueillie que
favorablement par la grande bourgeoisie et les couches supérieures de la moyenne bourgeoisie qui a du
« bien » à placer. Sarkozy et Villepin intensifient une guerre sociale préventive
contre les « classes dangereuses ». Ils espèrent au passage gagner en
légitimité auprès des classes moyennes et même d'une partie du
prolétariat. Ils n'ont ni les moyens ni l'envie, comme la bourgeoisie américaine sous
la présidence de Johnson dans le décours du mouvement des Noirs dans les années 70, de
payer le prix de la stabilité sociale en permettant à une couche de bourgeois noirs et
maghrébins d'émerger.
Pendant quelques jours, l'action provocatrice de Sarkozy a suscité des murmures y
compris dans son camp. N'était-ce pas de l'aventurisme dont les conséquences seraient
difficiles à maîtriser ? Tout le personnel de droite n'était pas encore convaincu du
bien fondé de la posture de Sarkozy s'exhibant dans des quartiers assez tranquilles comme à
Argenteuil avec des propos faits pour attiser leur colère. C'est évidemment au cours de ces
trois ou quatre jours de flottement, que « le front antilibéral de gauche » avait une
opportunité pour exiger la démission de Sarkozy. Il est à parier qu'une
conférence de presse réunissant à chaud Olivier Besancenot, Mélanchon, M-G
Buffet, José Bové, Annick Coupé, etc, bref tous les leaders qu'on avait vu ensemble
dans les meetings contre le TCE (Traité établissant une Constitution pour l'Europe),
où ils auraient exigé la démission de Sarkozy, aurait été remarquée
et appréciée par les jeunes de banlieue. Et elle aurait contribué à faire
mûrir une crise politique.
Car toutes sortes de gens ont eu beau s'évertuer à critiquer les jeunes émeutiers,
à les stigmatiser, à déplorer leur inconscience avec des doses de bienveillance ou de
malveillance diverses, une donnée majeure subsiste. Cette flambée de colère avait
d'emblée un objectif politique : obtenir des excuses de Sarkozy et/ou sa démission. Ces
jeunes ne sont pas « inconscients », « incapables de verbaliser leurs
revendications » au point qu'on ne les ait pas entendu partout, dire et redire qu'ils voulaient
que Sarkozy s'excuse ou soit viré de son poste de ministre de l'Intérieur.
La LCR n'a pas réussi à entraîner ses partenaires anti-libéraux de gauche sur
cette exigence élémentaire : demander ensemble la démission de Sarkozy. Elle n'a pas
l'air d'en être trop affectée puisque maintenant il y a toutes sortes de réunions
unitaires et de rassemblements unitaires envisagés ; ceci intervenant alors qu'entre temps Sarkozy
a conforté à nouveau sa position au sein de la droite et d'une partie de
« l'opinion publique » effrayée par les « violences urbaines ». Le PCF
n'a pas voulu se mouiller en réclamant fermement la démission de Sarkozy (certains
élus PC étant même violemment contre) mais la LCR, pas rancunière, s'est
mouillé en signant un communiqué commun « Non à l'état
d'exception » avec le PCF, les Verts, la FSU, etc où se trouve une phrase d'une
dangereuse ambiguïté : « Stopper les violences et rétablir les
solidarités dans les banlieues est une nécessité. » Le PCF amène plus
facilement la LCR sur le terrain de ses propres formulations que l'inverse. Comme d'habitude. La
compulsion « unitaire » mène à des dérives dans les formulations alors
qu'il faudrait prioritairement trouver de bonnes formulations en direction des jeunes en colère et
des travailleurs désorientés. Ce n'est pas facile mais c'est ce qui compte et fera la
différence dans l'avenir, pas des communiqués unitaires avec des gens plus ou moins
effarés quand des opprimés expriment leur révolte.
Sur les positions de Lutte Ouvrière, il faut signaler que l'éditorial signé par
Arlette Laguiller il y a quinze jours parlait des voyous et celui de cette semaine des « violences
stériles ». LO attend paisiblement que le mouvement ouvrier de naguère renaisse de ses
cendres (par quel miracle ou par quels moyens, on ne se donne pas la peine de nous le dire), et qu'il
donne une perspective à ces jeunes et règle tous les problèmes.
La première phase de cette crise sociale a en fait révélé que bien des leaders et
militants nonistes de gauche PC et PS souhaitaient plus le retour « au calme »,
c'est-à-dire à l'ordre (« républicain » bien sûr) que
d'envoyer un signal clair de solidarité aux jeunes en colère.
Inutile d'insister sur le consensus du PS et de Chevènement avec le gouvernement sur
l'essentiel des dispositions répressives. Julien Dray a même déclaré (Figaro
du 7 novembre) que réclamer la démission de Sarkozy, ce serait donner raison aux casseurs.
Il est probable que nous n'en sommes qu'au début d'une crise qui aura des
rebondissements innombrables. Il y aura matière à enthousiasme superficiel ou à
désolation et pessimisme tout aussi superficiel pour tous ceux qui ne chercheront pas à
replacer cette crise dans son cheminement historique et dans son environnement global.
Je voudrais porter mon attention sur les risques de divisions accentuées au sein des classes
populaires qui me semblent palpables. La stratégie de provocation et de diversion de Sarkozy est un
classique de la lutte de classe pour affaiblir le prolétariat. L'arsenal idéologique et
comportemental du racisme, de la xénophobie et du nationalisme reste un atout majeur pour les classes
dirigeantes en difficulté. Nous avons en mémoire l'explosion de la Yougoslavie
provoquée par les diverses « élites » nationalistes pour ne pas avoir à
affronter un prolétariat yougoslave nombreux et ayant des traditions combatives importantes. Les
affrontements inter communautaires ou inter ethniques ne sont pas des réalités propres
exclusivement aux pays du Tiers monde. Nous n'en sommes pas là, même si les conditions
peuvent se créer un jour en France.
Aujourd'hui le prolétariat est très segmenté et les clivages doivent être
repérés si on se préoccupe de les dépasser. Il se situe par exemple entre les
salariés pas très jeunes, ayant un emploi relativement stable, vivant dans un pavillon (avec un
emprunt à rembourser sur vingt ans ou plus...) et les jeunes sans travail, vivant en HLM, qui
n'ont rien tiré de leur parcours scolaire et qui brûlent des voitures et des bâtiments
divers. Les évènements ont-t-ils renforcé le racisme des salariés dans les
entreprises à l'égard des jeunes de banlieue, en tant que « jeunes
désoeuvrés » et en tant que Noirs ou Maghrébins ? Regardent-t-ils cela à la
télé de façon plus ou moins consternée, blasée ou touchée ? Il est
important de recueillir un maximum d'informations sur ce point, sans se presser de
« théoriser » dans un sens ou un autre. Aucune forme de schématisme ou
d'angélisme n'est de mise. Il y a là quelque chose à casser dans nos habitudes
mentales militantes.
S'il me semble nécessaire d'avoir recours aux notions de prolétariat et de
sous-prolétariat, ce n'est pas par esprit étroitement classificatoire ni pour effacer les
différences qualitatives entre les générations, les différents segments de ce
prolétariat et de ce sous-prolétariat, et les différences individuelles. C'est
plutôt pour abolir les notions passablement fallacieuses ou mystificatrices de
« République », de « Citoyenneté », de
« Laïcité », d'« État de droit » et même de
« Gauche » pour redonner son poids et sa complexité à une éventuelle logique
et lutte de classe, par en bas, décantée des moralismes, des attitudes paternalistes ou
démagogiques.
S'il y a lieu de distinguer entre prolétariat et sous-prolétariat, c'est pour
comprendre la logique du capital qui n'a pas seulement besoin d'une armée industrielle de
réserve pour faire pression sur le prix de la force de travail mais aussi d'une masse de
relégués de la société qui offre un exemple terrifiant et peut être
perçue comme une menace par les travailleurs à différents niveaux. Au sein de cette
masse de relégués, on a laissé, pour certains, le soin de tirer profit du commerce de la
drogue avec sa hiérarchie allant du petit détaillant au chef d'entreprise. Par le biais de
la consommation, cette couche est totalement intégrée à la société
marchande.
Il y a un continuum entre les couches supérieures du prolétariat et les couches
inférieures du prolétariat. Les uns sont dans l'esclavage salarié avec des niveaux
de vie divers, les autres sont dans l'esclavage du non emploi, du chômage, de
l'inutilité sociale. Du haut en bas des classes populaires, tous les individus subissent
l'esclavage de la consommation aliénée. Mais comme le dit le romancier américain
Russell Banks (Libération du 12 novembre, page 45) : « Quand les gens se sentent
chosifiés, sans la moindre utilité dans la société sinon comme consommateurs, ils
se mettent en colère et, s'ils n'ont pas de vocabulaire historique ou idéologique pour
décrire ce processus, ils ont tendance à diriger leur colère contre eux-mêmes et
leur entourage immédiat. »
Il n'est pas question de nier le caractère en partie suicidaire et
auto-destructeur de la révolte actuelle mais il est indigne de la dévaluer ou de la
discréditer. Quand le quartier devient une prison, tout ce qui est inhérent aux situations
carcérales se développe : violences des matons (flics, BAC et CRS en l'occurrence),
humiliations pour tous, victimisation des plus faibles par les plus forts des prisonniers.
Ces jeunes et ces gamins sont dans une impasse et ils crient à la face de tout le monde qu'ils ne
l'acceptent pas. Ils ne luttent pas comme il faut ? Qui leur a appris à lutter comme il faut, de
façon efficace, intelligente ? Dans quelles « écoles » politiques ou syndicales ?
Dans les écoles des partis gouvernementaux de gauche, on n'apprend pas aux jeunes ou au moins
jeunes à lutter collectivement pour changer son sort, pour transformer la société de
fond en comble. On apprend à se plaindre de la droite, à attendre les prochaines
élections, à assister à des jeux politiciens stériles, à des joutes entre
leaders concurrents, à écouter les promesses qu'ils ne tiendront pas, à
réclamer des flics de proximité, etc. Et il faudrait que la jeunesse des cités patiente
et se régale de ce pain-là !
Quand depuis plus de vingt ans tous les grands partis, les médias, le patronat et la police, la
justice et les prisons, tous les rouages de l'ordre établi se sont évertués chacun
à leur façon, brutale ou doucereuse, à tuer l'espoir, toute forme d'espoir
personnel et collectif, il reste logiquement le désespoir pour le plus grand nombre.
La crise sociale actuelle nous oblige a repenser tous les problèmes à tous les
niveaux : rapport entre bourgeoisie et gouvernement, rapports entre les classes sociales, clivages et
solidarités internes aux classes sociales, statut du système scolaire, du système de
santé, crise du logement, valeur des slogans et des appels... Une refonte et un approfondissement de
nos analyses doivent être nourri par nos expériences mutuelles et celles d'autres militants
et acteurs sociaux, par nos échanges. On a l'occasion de lire dans la presse et sur internet,
d'entendre à la radio et parfois à la télé bien des commentaires
extrêmement intéressants et percutants qui n'émanent pas des responsables
institutionnels des syndicats ou organisations de gauche ou d'extrême gauche. De ce point de vue
cette première phase de ce mouvement a apporté de l'air frais et est un franc
succès.
Il nous faut également porter une attention soutenue aux analyses des écrivains, psychologues
de terrain et sociologues critiques (il faut lire la tribune éclairante et très bien
formulée des sociologues Didier Lapey-Ronnie et Laurent Mucchielli dans Libération du 9
novembre en page 37). Pour comprendre ce qu'il peut y avoir de souffrances, d'incompréhension
et de violence dans la tête d'un enfant de banlieue de dix ans et même moins, la lecture de
deux livres passés inaperçus au niveau des militants me semble nécessaires, à
défaut d'expérience personnelle en la matière : « « Une psy dans une
cité » de Dominique Doukhan-Zyngierman (Leducs Éditions) et « Enfants d'ici
venus d'ailleurs » de Marie Rose Moro (Pluriel, Hachette Littératures).
Nous ne ferons pas l'économie d'un retour sur l'ensemble des processus sociaux depuis
trente ans qui ont amené à l'explosion actuelle. Nous ne ferons pas l'économie
d'une compréhension qualitative du vécu des jeunes des banlieues. Pas seulement de leurs
blessures et humiliations, de leur ennui sidéral, de leur blues terrifiant masqué par des
attitudes cyniques et violentes ; mais aussi des raisons qui font que la vie dans la rue, dans le quartier,
avec leurs potes, a parfois un caractère ludique, valorisant, bref répond à un besoin
fondamental pour ressentir le plaisir d'être au monde, d'être un membre reconnu d'une
communauté humaine. Ceci est mis en évidence dans « Pays de malheur » de Younes
Amrani et Stéphane Beaud mais aussi, dans le contexte des États-Unis, par le remarquable livre
de l'écrivain noir John Edgar Wideman, « Suis-je le gardien de mon frère ? »
(Folio ou Gallimard, titre original « Brothers and Keepers »).
C'est dire que la question humaine qualitative soulevée crûment par cette crise sociale va
au-delà de toutes les revendications les plus justes et les plus urgentes en matière sociale,
d'équipement, de logement, de santé et d'éducation. Leur satisfaction est du
reste incompatible avec le maintien du désordre capitaliste. La pleine reconnaissance des
potentialités de tous n'est pas possible dans le cadre du capitalisme. Il suffit de redire que ce
système ne pourrait plus exister s'il permettait à tout le monde d'avoir une
activité sociale utile et valorisante.
Nous avons tous beaucoup scandé avec entrain « ça va péter ! ». Ça a
commencé à péter et ça change beaucoup de choses.
Le 13 novembre 2005
Samuel Holder
URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2005-11-17-Reflexions_crise_sociale_actuelle.html