Sociologie politique des rumeurs

De Philippe Aldrin

PUF Sociologie d'aujourd'hui, 2005
289 pages, ISBN : 2130546919

L'universitaire Philippe Aldrin a fait de la rumeur un sujet d'étude très sérieux. Son ouvrage traite de manière très fouillée de la rumeur politique : sous sa plume réapparaissent diverses histoires qui ont fait la une (affaire Piat, les rumeurs autour de la succession de Gaston Deferre à Marseille, celles qui concernent la mort de Lady Di, Carpentras…), ainsi que des rumeurs qu'il capte dans le bus ou à partir de la lecture de la presse, ou de l'interview de divers militants.

La pratique « rumorale », pour reprendre le néologisme de Philippe Aldrin, est très diversifiée : elle va de la diffamation, au règlement de compte, en passant par les bruits venus d'officines de détectives privés spécialisés ou des services des Renseignements généraux, sans compter le rôle de la presse, les graffiti, les tracts anonymes… Cet aspect du phénomène de la rumeur, du côté de ceux qui en sont à l'origine, les politiques, est détaillé et analysé précisément, mais ce qui paraît le côté le plus intéressant, à notre goût, de cet ouvrage, c'est toute la partie qui analyse le phénomène au niveau de la réception et de la reprise de la rumeur par le grand public.

Le terme « rumeur » est assez flou en lui-même. A ce sujet, Aldrin écrit : « Ce que la langue commune désigne par le terme rumeur recouvre (…) un éventail très varié et assez mal assorti de choses telles que des ragots malveillants, des révélations douteuses, des bruits insolites. Les comportements collectifs spontanément associés aux rumeurs sont tout autant disparates. Pêle-mêle, on y trouve les cercles ordinaires du commérage, les mouvements soudain de panique (notamment les paniques boursières), les bulles médiatiques mais aussi toutes les situations où les acteurs sociaux échangent de l'information non vérifiée.  »

Mais la rumeur n'apparaît pas pour autant n'importe où, dans n'importe quelle condition ni avec n'importe qui. Tout d'abord, il n'existe pas de situation « rumorale » sans existence préalable d'un groupe assez soudé qui permet l'émergence d'un « entre-soi ». La prise de parole pour relayer une rumeur ne se fait jamais au hasard.

N'est-ce pas d'ailleurs le cas de toute prise de parole en public ? « Chaque situation sociale renvoie à un cadre typifié de relation dans laquelle la prise de parole est régie par des conventions. Ces dispositions de civilité sont héritées et socialement instituées. Une bonne part du processus d'éducation consiste d'ailleurs à transmettre et à intérioriser, jusqu'à ce qu'ils deviennent spontanés, les codes de la politesse, de la courtoisie, de la bienséance. En encadrant et en moralisant la parole, tous ces protocoles permettent d'estomper les éventuels conflits, d'euphémiser la violence de certaines relations et, surtout de respecter la hiérarchie des positions sociales. »

Aldrin précise l'importance de ce poids social lorsqu'il s'agit de la rumeur : « Les rumeurs font l'objet d'une forte réprobation commune du fait de leurs apparentements avec le mensonge et la calomnie. Aussi, puisque l'intégration ou le maintien dans un groupe (identitaire, professionnel, politique…) exige l'intériorisation et la soumission affichée aux règles qui le régissent, l'énonciation rumorale ne peut s'opérer qu'à la condition de respecter un protocole préservant les normes, les rôles et les hiérarchies établies.  » Autant dire qu'on ne se lance pas n'importe comment et avec n'importe qui dans la divulgation ou la répétition d'une rumeur…

En revanche, le fait de relayer une rumeur en toute connaissance de cause apporte à celui qui s'y prête un certain plaisir intellectuel. « Si le jeu des rumeurs est communément réprouvé alors même qu'il inonde en permanence la vie sociale, c'est précisément parce que ceux qui entrent dans le processus d'échange et de diffusion d'une rumeur goûtent le plaisir de la dire ou de commenter son bien-fondé sans considérer le plus souvent qu'ils sont eux-mêmes en train d'assurer son colportage.  »

Il y a donc un jeu étroit qui se joue là, entre la naïveté, le plaisir et la clairvoyance. En tout cas, il faut rejeter tout ce qui tendrait à présenter la rumeur comme un moment d'irrationnel, qui frapperait les femmes d'hystérie, les hommes de pulsion (comme le pensait le neurologue Jean Charcot au XIXe siècle) et relèverait d'une « mentalité primitive  » ou d'une « pensée pré-logique  » (écrivait le philosophe et sociologue Lucien Lévy-Bruhl, au début du XXe siècle).

Aldrin a le mérite de valoriser le phénomène rumoral en cherchant à ne pas présenter celui ou celle qui s'y prête comme un abruti, un gogo. « Pour celui qui l'a entendue, la nouvelle rumorale constitue un discours disponible qu'il peut estimer intéressant, drôle, valorisant, vital de répéter autour de lui; il n'y a pas là pour autant une entreprise manigancée et coordonnée de rumeur.  » Aldrin distingue alors l'état intentionnel conscient de celui qui est à l'origine de la rumeur, et entend s'en servir notamment pour dévaloriser un adversaire, et l'état intentionnel non conscient qui ne combat pas la rumeur, y prête même un intérêt complaisant, parce qu'il y voit un contenu qui semble aller dans le sens de ses intérêts.

La rumeur est donc un phénomène à étudier pour faire l'analyse de la politique « par en bas », dans la mesure où elle peut être le lieu et le moment de l'expression politique du petit peuple hors des mobilisations populaires comme les manifs ou les élections.

Dans les grands moments historiques, cette rumeur peut devenir un moteur de mobilisation. L'auteur rappelle les études de l'historien George Lefebvre sur la Grande Peur de 1789. Les paysans se sont alors emparés d'une rumeur selon laquelle les nobles préparaient un complot imminent pour reprendre leurs biens. Cette rumeur n'était ni une régression, ni une manipulation, mais l'expression large d'une crainte bien réelle et fondée. Cette même rumeur a permis aux paysans de nouer une solidarité utile puisqu'elle révélait au grand jour leurs craintes collectives. Dans des milieux pauvres, commente Aldrin, la rumeur « est souvent l'un des seuls instruments de communication interne du groupe ». Aldrin estime que les émeutes dans les cités populaires relèvent de ce phénomène, lorsque le bruit d'une imminente descente de police ou d'une bavure policière traverse le quartier, prend un caractère mobilisateur et pousse les jeunes les plus révoltés à « des actes désespérés mais désormais codifiés et routiniers de délinquance.  »

Selon l'auteur, l'usage de la rumeur permet de rebattre les cartes de l'autorité politique : si la rumeur n'apparaît pas dans n'importe quel groupe constitué, comme il a été dit plus haut, « elle permet à l'énonciateur [de la rumeur] de pallier un défaut de crédibilité politique  ». Dans les milieux le plus souvent socialement dominés, (« les jeunes, les femmes, les moins éduqués, les pauvres  ») la rumeur permet donc de « recueillir une validation sociale  » dans le groupe.

Aldrin parvient à valoriser le contenu et la démarche de la rumeur politique. S'en inspirer permet de mieux apprécier les relations humaines dans ce qu'elles ont d'apparemment très « commun », et d'être plus vigilant sur ce dont les simples rumeurs peuvent être porteuses.

Août 2005

André Lepic

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