L'universitaire Philippe Aldrin a fait de la rumeur un sujet d'étude
très sérieux. Son ouvrage traite de manière très fouillée de la rumeur
politique : sous sa plume réapparaissent diverses histoires qui ont fait la une (affaire Piat, les
rumeurs autour de la succession de Gaston Deferre à Marseille, celles qui concernent la mort de Lady
Di, Carpentras…), ainsi que des rumeurs qu'il capte dans le bus ou à partir de la lecture
de la presse, ou de l'interview de divers militants.
La pratique « rumorale », pour reprendre le néologisme de Philippe Aldrin, est très
diversifiée : elle va de la diffamation, au règlement de compte, en passant par les bruits
venus d'officines de détectives privés spécialisés ou des services des
Renseignements généraux, sans compter le rôle de la presse, les graffiti, les tracts
anonymes… Cet aspect du phénomène de la rumeur, du côté de ceux qui en sont
à l'origine, les politiques, est détaillé et analysé
précisément, mais ce qui paraît le côté le plus intéressant, à
notre goût, de cet ouvrage, c'est toute la partie qui analyse le phénomène au niveau
de la réception et de la reprise de la rumeur par le grand public.
Le terme « rumeur » est assez flou en lui-même. A ce sujet, Aldrin écrit :
« Ce que la langue commune désigne par le terme rumeur recouvre (…) un
éventail très varié et assez mal assorti de choses telles que des ragots malveillants,
des révélations douteuses, des bruits insolites. Les comportements collectifs
spontanément associés aux rumeurs sont tout autant disparates. Pêle-mêle, on y
trouve les cercles ordinaires du commérage, les mouvements soudain de panique (notamment les paniques
boursières), les bulles médiatiques mais aussi toutes les situations où les acteurs
sociaux échangent de l'information non vérifiée. »
Mais la rumeur n'apparaît pas pour autant n'importe où, dans n'importe quelle
condition ni avec n'importe qui. Tout d'abord, il n'existe pas de situation
« rumorale » sans existence préalable d'un groupe assez soudé qui permet
l'émergence d'un « entre-soi ». La prise de parole pour relayer une rumeur ne se
fait jamais au hasard.
N'est-ce pas d'ailleurs le cas de toute prise de parole en public ? « Chaque situation
sociale renvoie à un cadre typifié de relation dans laquelle la prise de parole est
régie par des conventions. Ces dispositions de civilité sont héritées et
socialement instituées. Une bonne part du processus d'éducation consiste d'ailleurs
à transmettre et à intérioriser, jusqu'à ce qu'ils deviennent
spontanés, les codes de la politesse, de la courtoisie, de la bienséance. En encadrant et en
moralisant la parole, tous ces protocoles permettent d'estomper les éventuels conflits,
d'euphémiser la violence de certaines relations et, surtout de respecter la hiérarchie des
positions sociales. »
Aldrin précise l'importance de ce poids social lorsqu'il s'agit de la rumeur :
« Les rumeurs font l'objet d'une forte réprobation commune du fait de leurs
apparentements avec le mensonge et la calomnie. Aussi, puisque l'intégration ou le maintien dans
un groupe (identitaire, professionnel, politique…) exige l'intériorisation et la soumission
affichée aux règles qui le régissent, l'énonciation rumorale ne peut
s'opérer qu'à la condition de respecter un protocole préservant les normes, les
rôles et les hiérarchies établies. » Autant dire qu'on ne se lance pas
n'importe comment et avec n'importe qui dans la divulgation ou la répétition d'une
rumeur…
En revanche, le fait de relayer une rumeur en toute connaissance de cause apporte à celui qui s'y
prête un certain plaisir intellectuel. « Si le jeu des rumeurs est communément
réprouvé alors même qu'il inonde en permanence la vie sociale, c'est
précisément parce que ceux qui entrent dans le processus d'échange et de diffusion
d'une rumeur goûtent le plaisir de la dire ou de commenter son bien-fondé sans
considérer le plus souvent qu'ils sont eux-mêmes en train d'assurer son
colportage. »
Il y a donc un jeu étroit qui se joue là, entre la naïveté, le plaisir et la
clairvoyance. En tout cas, il faut rejeter tout ce qui tendrait à présenter la rumeur comme un
moment d'irrationnel, qui frapperait les femmes d'hystérie, les hommes de pulsion (comme le
pensait le neurologue Jean Charcot au XIXe siècle) et relèverait d'une
« mentalité primitive » ou d'une « pensée
pré-logique » (écrivait le philosophe et sociologue Lucien Lévy-Bruhl, au
début du XXe siècle).
Aldrin a le mérite de valoriser le phénomène rumoral en cherchant à ne pas
présenter celui ou celle qui s'y prête comme un abruti, un gogo. « Pour celui qui
l'a entendue, la nouvelle rumorale constitue un discours disponible qu'il peut estimer
intéressant, drôle, valorisant, vital de répéter autour de lui; il n'y a pas
là pour autant une entreprise manigancée et coordonnée de rumeur. » Aldrin
distingue alors l'état intentionnel conscient de celui qui est à l'origine de la
rumeur, et entend s'en servir notamment pour dévaloriser un adversaire, et l'état
intentionnel non conscient qui ne combat pas la rumeur, y prête même un intérêt
complaisant, parce qu'il y voit un contenu qui semble aller dans le sens de ses
intérêts.
La rumeur est donc un phénomène à étudier pour faire l'analyse de la
politique « par en bas », dans la mesure où elle peut être le lieu et le moment de
l'expression politique du petit peuple hors des mobilisations populaires comme les manifs ou les
élections.
Dans les grands moments historiques, cette rumeur peut devenir un moteur de mobilisation. L'auteur
rappelle les études de l'historien George Lefebvre sur la Grande Peur de 1789. Les paysans se sont
alors emparés d'une rumeur selon laquelle les nobles préparaient un complot imminent pour
reprendre leurs biens. Cette rumeur n'était ni une régression, ni une manipulation, mais
l'expression large d'une crainte bien réelle et fondée. Cette même rumeur a
permis aux paysans de nouer une solidarité utile puisqu'elle révélait au grand jour
leurs craintes collectives. Dans des milieux pauvres, commente Aldrin, la rumeur « est souvent
l'un des seuls instruments de communication interne du groupe ». Aldrin estime que les
émeutes dans les cités populaires relèvent de ce phénomène, lorsque le
bruit d'une imminente descente de police ou d'une bavure policière traverse le quartier, prend
un caractère mobilisateur et pousse les jeunes les plus révoltés à
« des actes désespérés mais désormais codifiés et routiniers de
délinquance. »
Selon l'auteur, l'usage de la rumeur permet de rebattre les cartes de l'autorité politique
: si la rumeur n'apparaît pas dans n'importe quel groupe constitué, comme il a
été dit plus haut, « elle permet à l'énonciateur [de la
rumeur] de pallier un défaut de crédibilité politique ». Dans les
milieux le plus souvent socialement dominés, (« les jeunes, les femmes, les moins
éduqués, les pauvres ») la rumeur permet donc de « recueillir une
validation sociale » dans le groupe.
Aldrin parvient à valoriser le contenu et la démarche de la rumeur politique. S'en inspirer
permet de mieux apprécier les relations humaines dans ce qu'elles ont d'apparemment
très « commun », et d'être plus vigilant sur ce dont les simples rumeurs peuvent
être porteuses.
Août 2005
André Lepic
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