« Pays de malheur ! »

Un jeune de cité écrit à un sociologue

De Younes Amrani et Stéphane Beaud

Éditions La Découverte, octobre 2004
234 pages

Ce livre est étonnant et espérons-le sera détonant. Sa lecture en est passionnante. Il devrait provoquer des réflexions approfondies sur la vie d'un certain nombre de jeunes de cités d'origine maghrébine aujourd'hui en France, ce « pays de malheur » comme le nomme l'un d'eux. Ce livre n'aborde pas seulement la vie des jeunes de banlieue de parents immigrés, loin de là. Il est une plongée dans l'épaisseur de la société française et dans son évolution au cours des vingt dernières années. Ses institutions, ses clivages sociaux, sa vie politique, son racisme et ses hypocrisies, tout cela passe au crible de la réflexion de Younes Amrani au travers de ses échanges avec le sociologue Stéphane Beaud.

Un livre détonant

La forme du livre est déjà totalement inédite puisqu'il s'agit d'une correspondance sous forme d'e-mail entre Younes Amrani, 28 ans, « emploi-jeune » dans une bibliothèque municipale de la banlieue lyonnaise et Stéphane Beaud, sociologue et enseignant à l'université de Nantes. Rappelons que Stéphane Beaud a publié en collaboration avec Michel Pialoux deux ouvrages fondamentaux sur les transformations qui ont affecté la classe ouvrière industrielle française depuis trente ans : Retour sur la condition ouvrière et Violences urbaines, violence sociale(1). Il a également publié en 2002 un livre intitulé 80% au bac...et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire(2).

La lecture de ce livre a été un choc pour ce « jeune de cité » de parents marocains, ayant échoué en fac. Le 11 décembre 2002 il adresse au sociologue un mail commençant ainsi :

« Cher Monsieur

Je me permets de vous écrire pour vous remercier. J'ai terminé votre enquête 80% au bac. C'est un livre qui m'a à la fois ému (j'ai souvent eu les larmes aux yeux) et mis en colère (contre moi-même). C'est incroyable à quel point les vies que vous avez décrites ressemblent à la mienne. » Stéphane Beaud va lui répondre et leur correspondance va se poursuivre jusqu'à la fin de l'année 2003. Elle constitue l'essentiel de la substance de ce livre.

Quand Younès Amrani se jette sur le clavier de son ordinateur à son travail dans les moments de creux, il écrit sur le vif et dans le vif. Il prévient très vite qu'il a « tendance à être toujours très critique ». Ses remarques sur sa vie, son passé ou l'actualité politique sont souvent d'une lucidité fulgurante, pour ne pas dire foudroyante. Cela n'exclut en aucune manière une approche nuancée. Elle est stimulée par la reprise et l'approfondissement de certains sujets au fil des envois de messages constamment ponctués par les relances et les suggestions du sociologue. Nous n'évoquerons ici que quelques-uns de ces sujets.

Inutile de se demander si Younes a raison sur toutes les questions qu'il aborde : il a ses raisons qu'il faut toutes entendre et comprendre car elles sont le fruit à la fois d'une expérience vécue très dure et d'une réflexion incessante. A quoi il faut ajouter de multiples lectures sociologiques et historiques. Stéphane Beaud lui a écrit très tôt que la culture « c'est une arme redoutable qui fait peur aux dominants ». L'aventure de cette correspondance en porte témoignage et participe de cette ambition.

Parcours du combattant à l'école, à l'armée et dans le quartier

Younes a eu un parcours scolaire sans difficultés majeures jusqu'en première. L'école primaire correspond aux jours heureux. Au collège « on était un peu « entre nous » (entre Arabes). Au lycée, les choses se gâtent : « on se rend compte que la concurrence est forte et qu'on fait pas le poids » [par rapport aux Français]. Une mauvaise orientation et l'échec au bac vont tout faire basculer. La cassure du service militaire aggrave l'échec scolaire. « C'est à l'armée que je suis parti de travers. » Racisme, alcool, drogue, démoralisation. Il regarde passer la vie des autres sur un banc de son quartier. Le shit, « ça bousille les relations entre potes : pour un joint on fait le rapace », « ça démotive ».

La pratique religieuse permet à certains de s'apaiser et de décrocher de la drogue. Younes est passé par là. Il est toujours croyant mais il pense que si l'islam est une démarche parfois utile à titre individuel, il n'offre aucune solution collective. Il réussit ensuite à obtenir son bac en candidature individuelle. Il « cale » en fac en deuxième année de DEUG d'histoire. D'où une blessure morale cuisante, accompagnée d'un fort sentiment de culpabilité de ne pas avoir su « saisir sa chance ». Quand ses parents sont méprisé et que soi-même on affronte trop de difficultés liées au stigmate d'être jeune « immigré » de banlieue, cela casse durablement l'énergie pour « s'en sortir ».

Younes aborde bien la complexité du rôle de la religion et des diverses formes de prosélytisme religieux. « De plus, dans ce milieu de l'islam engagé, on trouve beaucoup de personnes issues de classes moyennes des pays du Maghreb, d'étudiants doctorants qui ont des positions politiques très conservatrices, beaucoup votent à droite. » (page 50) Il est par ailleurs dégoûté par ces « musulmans en carton » qui font des courbettes devant Sarkozy.

La vie de famille

Entre Younes et sa famille, il y a une grande mésentente dont les causes sociales émergent progressivement et douloureusement. Son père a été terriblement exploité comme mineur, puis comme Ouvrier Spécialisé avant d'être jeté au chômage, en préretraite. Peut-on aimer un père qui vous a battu maintes fois, qui a été gravement humilié comme ouvrier immigré et qui s'accroche d'autant plus désespérément aux traditions du bled ? Younes est le cinquième d'une famille de six enfants et le seul qui ait choisi la nationalité française. Il ne supporte plus ce qu'il appelle « les protocoles d'Arabes », les fêtes religieuses et familiales, les conventions vestimentaires, la cuisine « du pays » et les ragots. Face aux difficultés, l'éducation traditionnelle s'avère incapable de rapprocher entre eux les parents et les frères et soeurs. « L'un des grands problèmes, à mon sens, chez les familles maghrébines, c'est de ne jamais pouvoir parler en profondeur des problèmes quotidiens, à cause des tabous ou je ne sais quoi... » Les valeurs traditionnelles et les tabous s'avèrent ensuite être un handicap dans les relations entre filles et garçons.

Impasses : le chômage, la prison, la folie, la drogue

En retournant dans le quartier de sa jeunesse, Younes éprouve des sentiments ambivalents : à la fois de la nostalgie pour une époque où en dépit de tout, la drogue et l'ennui, des liens chaleureux existaient avec ses compagnons d'infortune ; et du dégoût pour un lieu où tout a continué de se dégrader. Les uns se suicident, dépriment, sombrent dans la folie ou croupissent en prison.

Il constate que les plus jeunes, dont son frère cadet, sont différents et déjà coupés de ceux de sa génération. « Vers 21h 00, y a eu une grosse embrouille avec un gamin qui était saoul (il doit avoir 22 ans) avec un ami de mon âge. C'était le bordel parce qu'après ça a dégénéré grave, et dans le quartier, tout le monde regardait sans rien dire. C'est la routine...Maintenant, y a trop de shit, trop d'alcool, plus de limite, c'est la merde pire qu'avant...ça grouille de partout (je parle des gamins) et, pour ajouter à ça, je me suis fait contrôler par la police...Là, je crois que je vais bannir ce quartier et c'est dommage...Mais c'est trop insupportable...Les mecs sont dépités, les gamins flambent, les filles se prennent pour des starlettes...Et tout le monde est au chômage... » (page 175) « Et je ne crois pas que les gamins qui arrivent maintenant soient plus heureux, je pense qu'ils sont pas pire que nous, c'est l'environnement social qui est devenu pire : moins de travail qu'avant, mis à part les intérims, plus de recul, quand ils savent ce que certains d'entre nous ont vécu, ils doivent se dire « on est plus malins qu'eux, alors on fera pire »...(page 199)

La vie politique et les militants

Younes s'est « toujours senti très à gauche, sûrement grâce à ma prof « coco » du collège qui était une « pure et dure ». Il est un passionné de politique qui lit Libération, L'Humanité, Le Monde diplomatique, Pour lire Pas lu. Sa révolte à l'égard du Parti socialiste est violente, récurrente, et évidemment parfaitement fondée pour quiconque a à l'esprit ce que furent les années Mitterrand et les années Jospin pour les habitants des banlieues populaires et comment leurs attentes ont été trahies. « Le laboratoire expérimental de la société de ces vingt dernières années (merci, putains de socialistes !!) ferme et jette à la poubelle (ou en prison) ses cobayes malgré eux. Maintenant, on recommence. » Avec la perception radicale du monde politique qu'il s'est forgé, il est logique que depuis son premier vote en 1995, Younes vote Lutte Ouvrière perçue comme une organisation intransigeante (« je voulais voter pour les plus « dingues ») et il vote blanc au deuxième tour y compris aux présidentielles de 2002 (3). Il a un point de vue critique sur toutes les composantes politiques ou associatives (« SOS Racisme, la LCR, « Ni Putes ni soumises », ATTAC, les « assoces de beurs », etc ). Il n'est attiré par aucune forme de militantisme. Il aspire à quelque chose « de réel, de concret », dépassant les partis et les associations. Lors du mouvement du printemps 2003 qui le laisse froid à son grand regret, il écrit : « Je n'ai pas encore une culture assez forte de mobilisation sociale, j'ai été trop longtemps « exclu » de ce monde-là. Mais je pense que je vais m'y mettre. »

Tous ses arguments méritent d'être examinés attentivement car ils mettent le doigt sur les griefs d'un jeune qui vit depuis sa naissance sur le versant le plus terrible, le plus humiliant et le plus décourageant de la réalité sociale. Ce qui l'amène à être hypersensible à toutes les formes de complaisance à l'égard des pouvoirs en place et particulièrement des médias. Il pourfend toutes les manifestations de démagogie ou d'angélisme, l'inutilité du travail social cache misère. Il se plaît à critiquer les interventions de confort moral, pour apaiser sa mauvaise conscience. Il ne peut se satisfaire d'une approche étroite ou réductrice des injustices qui prolifèrent dans son environnement social. Le repli sur une vie de famille tranquille lui semblerait un reniement, la réussite individuelle loin de toute cette misère, une trahison.

Question de « posture » ?

La forme de ce livre amène à s'interroger sur le rôle de Stéphane Beaud qui selon Michel Samson dans Le Monde du 3 décembre 2004 ou Numa Murard dans La Quinzaine littéraire du 16 janvier 2005 aurait instauré une relation inégalitaire avec Younes Amrani. Chacun en jugera mais leurs reproches me semblent sans fondements. Un enseignant n'est pas un « dominant » à « posture désagréable » parce qu'il conseille des livres ou propose à son interlocuteur des thèmes de réflexion ! Les deux correspondants n'hésitent pas exprimer leurs désaccords avec l'autre, simplement, sans complaisance.

Comme toute relation duelle prolongée, celle-ci est à la fois intense et dangereuse. A mesure que Younes découvre et comprend les tenants et les aboutissants sociaux de son existence, il s'achemine vers une crise de conscience douloureuse qui ne manque pas d'éclater : « Plus je m'ouvre et plus les contradictions me taraudent l'esprit, plus je m'ouvre et plus des sentiments que je ne connaissais pas m'habitent... » (page 127) « Les souvenirs m'attaquent en traître, mes projets me harcèlent et je n'ai plus de force... » (page 192) Mais cela ne tourne jamais à la thérapie psychologique sauvage ni à la domination d'un « maître » à l'égard d'un « disciple » pour plusieurs raisons. Younes a une lucidité remarquable sur la transformation qui l'affecte et qu'il exprime souvent à la fois sur le mode de la colère et de l'humour ravageur (« l'affolage »). Il écrit dans son désarroi : « Je voudrais aussi que vous sachiez que j'apprécie énormément votre soutien, même s'il est limité à l'écriture et spatialement...mais vous n'êtes pas mon père, ni mon grand frère...J'aurais aimé être fils de profs, aller dans un lycée de bourges, fréquenter les salles de concert et les bars branchés, et voter socialiste ou Vert pour me donner bonne conscience...Mais non, je suis fils d'esclaves ayant grandi dans la merde, entourés de personnes sans espoir, ni volonté (ou plutôt possibilité) de réussir...je terminerai par cette affirmation : « RIEN n'est fait pour nous... »

De son côté le chercheur fait preuve d'esprit de responsabilité et de délicatesse. Sans être neutre, il ne sort pas de son domaine de compétence. Il ne cherche pas à en savoir plus que Younes ne peut ou n'a envie d'en dire, ce qui est une différence cruciale avec la pratique journalistique courante de l'interview. Le caractère fructueux et éclairant de l'échange n'est en rien unilatéral. Même si ses messages sont beaucoup plus courts que ceux de son interlocuteur, le sociologue découvre et apprend beaucoup, y compris sur des points où il pensait déjà en savoir long. Et puis la situation des quartiers ne cesse d'évoluer et de se dégrader. Il commente ainsi un message de Younes : « Je vis trop sur des « terrains » de 1990-95 où la crise n'était pas devenue si grave... »

Il faut préciser que la relation par courrier électronique entre ce jeune et le sociologue a été complétée par des coups de fil, quelques rencontres personnelles et des entretiens enregistrés. Le rapport de confiance a été possible entre les deux hommes parce que l'un et l'autre ont un socle commun, en dépit de leurs parcours et conditions sociales différentes : ils n'acceptent pas les injustices de cette société ni les discours hypocrites sur elles.

Témoigner pour être utile, comprendre pour agir

Younes Amrani estime qu'il n'est « le symbole de rien du tout ». Il veut témoigner pour être utile, balayer les stéréotypes et les clichés sur les quartiers, sans rien cacher ni édulcorer. « Il faut que les gens sachent que derrière ces jeunes qui foutent la merde, qui friment, qui s'exclut (ou qu'on exclut), il y a aussi des « coeurs », des « sentiments », des états d'âme... » (page 132). « Pourquoi tant de jeunes se sont démolis ? Pourquoi tant de familles se sont déchirées ?Pourquoi tant de vie sont bousillées ? [...] On nous parle d'intégration, de Nation, de République, de citoyenneté...Prouvez-moi alors que tout ceci a un sens... » Personne ne peut échapper à cette interpellation parmi celles et ceux qui veulent oeuvrer à la transformation profonde, osons le mot, révolutionnaire de la société.

Younes ne se satisfait pas de seulement avancer dans la compréhension de son parcours, de celui de ses proches et de tous les jeunes qu'il a croisé : « je me pose la question du comment intégrer la « révolte », la colère qui habite certains jeunes dans un mouvement social...vaste question... » Très peu de gens ont à ce jour tenté d'esquisser une réponse. Pour avancer dans cette voie, il faut d'abord appréhender l'ampleur et la complexité des dégâts humains que la France impérialiste a provoqué sur plusieurs générations dans les quartiers populaires. Ce livre y aide incontestablement.

Le 19 juin 2005

Samuel Holder

(1) Violences urbaines, violence sociale, Genèse des nouvelles classes dangereuses vient d'être réédité en collection de poche Hachette littérature. A lire l'analyse de Yves Bonin de cet ouvrage dans le n°30 de Carré rouge (septembre 2004). Retour sur la condition ouvrière vient d'être réédité en collection 10/18 et a été analysé par François Chesnais dans le n°13 de Carré rouge (février 2000).
(2) 80% au bac...et après ? a été réédité en octobre 2003 dans la collection La Découverte/Poche avec une postface de Stéphane Beaud.
(3) Le 11 février 2002 Younes écrit : « Hier j'ai vu « Mots croisés » avec le type de LO, ça a l'air d'un brave gars (mais faut se méfier des apparences), ce qui m'a fait délirer c'est la réaction hallucinante des deux chiens de garde de la social-démocratie que sont Henri Weber (je peux pas le saquer, celui-là...) et Mélenchon (idem) : franchement vous auriez dû voir ça. » Sur le fond la réaction de Younes est très juste. Mais il fallait effectivement se méfier des apparences du dirigeant de LO, Robert Barcia. Bien qu'amplement informée, la journaliste de France 2 Arlette Chabot ne lui avait pas posé au cours de cette émission la seule question susceptible de l'embarrasser et de lever un coin des apparences : pourquoi près de 10% des militants de LO ont été exclus en mars 1997 ?


Cet article est paru dans le n°33 de Carré rouge

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