L'assassinat de l'ancien Premier ministre et richissime homme d’affaires
libanais Hariri, le lundi 14 février 2005, semble avoir poussé les différentes
communautés du pays à s'unir pour accuser unanimement la Syrie de l'attentat et exiger
le retrait des soldats syriens du pays. Ce retour de la violence la plus sanglante dans le pays aura
peut-être pour conséquence d'unir toute la population en un mouvement "d'union
nationale" contraire aux divisions sanglantes de la guerre civile. Il est trop tôt pour en juger
mais il est en revanche sûr que de nombreux secteurs de la population au Liban sont toujours
encadrés par des forces politico-religieuses extrêmement tenaces et rivales, à même
d'étouffer les aspirations les plus basiques à un mimimum de liberté. C'est en
particulier le cas des Palestiniens réfugiés dans des camps au Liban. C'est cette
communauté qui est étudiée par Bernard Rougier dans son livre Le Jihad au
quotidien, paru à la fin de l'année 2004.
L'universitaire Bernard Rougier a passé des années à étudier
l'organisation et l'influence des groupes islamistes du camp de réfugiés palestiniens
de Aïn el-Héloué, au sud du Liban. Ce camp de réfugiés, en fait un immense
bidonville, est le plus gros du pays avec 35 000 habitants.
Ce travail est impressionnant de précision sur les divers courants qui composent cette mouvance
islamiste radicale et qui encadrent la population dans un maillage si serré qu'on le
perçoit jusque dans le plan du camp dessiné à la fin du livre.
Bernard Rougier parvient à expliquer les évolutions des courants religieux et politiques. Il
montre très bien, par exemple, comment le combat national palestinien a été
transformé pour une bonne part en un combat jihadiste où la question palestinienne est
très secondaire. Cela explique le recul de l'OLP et du Fatah, le parti de Yasser Arafat, face aux
groupes salafistes (Jama'a al Islamiya, 'Usbat Al-Ansar) et islamistes radicaux (Ahbache). Mais ces
groupes sont eux-mêmes divisés et pratiquent une guerre civile larvée. Dans ce panier de
crabes, les services secrets libanais et syriens jouent des rôles considérables.
Le lecteur passe d'une analyse poussée des rivalités dans le camp entre les
prédicateurs et les mosquées aux grandes questions internationales : Bosnie, Kosovo,
Afghanistan, Pakistan, Arabie saoudite, Tchétchénie... Tous ces "hauts lieux" du
jihad présentent des références, parfois portées par des hommes qui ont
réellement combattu là-bas, qui laissent de côté la lutte des Palestiniens en tant
que peuple opprimé. Ici, il s'agit de défendre, prétend-on, les musulmans à
l'échelle planétaire, mais dans un sectarisme si poussé que souvent le premier
ennemi est le musulman de l'autre obédience (nationalistes contre internationalistes, chiites
contre sunnites, inféodés au pouvoir libanais ou pas, au service de l'Etat syrien ou pas,
etc.). Avec un premier but commun à tous ces groupes : lutter contre l'influence du Fatah et de
l'OLP.
Et le second objectif est de contrôler politiquement les habitants du camp.
L'auteur écrit : "L'absence de territoire produit un terrorisme identitaire qui
n'est subordonné à aucune revendication et dont l'enjeu réel est la
capacité d'imposer aux musulmans, où qu'ils se trouvent, le sens de leur appartenance
religieuse et les conditions de la loyauté politique." En d'autres termes, le combat
religieux est un instrument de domination sur les fidèles eux-mêmes.
Cette analyse de précision de Bernard Rougier n'est malheureusement pas suffisamment
complétée par l'appréciation qu'en a la population. On regrette que l'auteur
ne lui ait pas davantage laissé la parole, notamment celle des jeunes, hommes et femmes,
particulièrement visés par ces groupes, à caractère souvent paramilitaire.
L'impression d'encadrement doit être d'autant plus forte que la population vit dans une
misère épouvantable, marquée en particulier par un recul sans précédant au
Liban de l'alphabétisation. L'auteur écrit : "Alors que la première
génération palestinienne au Liban avait vécu avec enthousiasme une
"révolution scolaire" en investissant toutes générations confondues les
écoles de l'UNRWA (agence humanitaire des Nations unies), plus de la moitié des adolescents
quittent actuellement les écoles de l'agence internationale avant le brevet (à la fin de la
troisième), découragés par l'absence de perspectives professionnelles et
démotivés par une formation de qualité médiocre, des enseignants souvent absents
et des classes surchargées (entre 40 et 50 élèves par classe pour le cycle
élémentaire). L'exemple de leurs parents, chômeurs parfois diplômés
auxquels la législation libanaise refuse d'accorder l'accès au marché du
travail, ainsi que la nécessité souvent urgente de rapporter de l'argent à la
famille n'incitent pas souvent les jeunes à poursuivre très loin leurs études.
D'avantage encore que les infrastructures déficientes de l'UNRWA et le manque de moyens de
l'agence internationale, ce sont les changements sociopolitiques - au premier chef l'absence de
perspecives proposées par la société libanaise - qui expliquent l'ampleur de la
crise." Dès lors, le terrain est mûr pour les militants du jihad et leurs instituts
islamiques qui proposent "un processus de resocialisation intellectuelle par le
religieux".
L'ensemble de ce livre donne une excellente image de ce qu'est l'impasse
sanglante des luttes fratricides entre pauvres. Mais il va plus loin : les réfugiés
palestiniens sont poussés à l'affrontement pour le plus grand profit des dictatures locales
arabes.
Ainsi l'auteur évoque-t-il "la disponibilité affichée par les
différents acteurs à conclure des alliances avec des forces extérieures pour obtenir des
avantages face à l'ennemi intime." Ici, les "forces
extérieures" désigne le Liban et la Syrie et "l'ennemi intime"
l'OLP. "Pour les réseaux salafistes, dont plusieurs dirigeants ont été
condamnés à mort par la justice libanaise, cette stratégie s'apparente à une
stratégie de survie. La dénonciation du processus de paix et la production d'un discours de
haine à l'encontre du chef de l'Autorité palestinienne sont autant de ressources qui
leur permettent de négocier l'équivalent d'un sauf-conduit, provisoire et fragile, avec
les services de renseignements syriens au Liban. Leur pratique politique relève ainsi d'un
procédé devenu banal sur la scène politique libanaise (...) qui consiste, pour un acteur
vulnérable (...), à devancer les souhaits de la puissance hégémonique afin de
préserver et de renforcer sa position dans le jeu politique local. On retrouve ici, au niveau
micro-politique, une séquence connue dans les sociétés moyen-orientales, où
chaque partie n'hésite pas à s'allier avec l'étranger pour mieux lutter
contre le voisin immédiat, voire contre le frère.
A chaque regain de tension entre Usbat al-Ansar et le Fatah dans le camp, des personnalités
islamistes ont ainsi essayé d'obtenir de leurs interlocuteurs libanais et syriens la levée
des peines prononcées contre certaines figures salafistes, en se déclarant prêtes en
échange à intensifier la lutte contre les partisans de Yasser Arafat sur le
terrain."
La rivalité entre la Syrie et l'OLP est le fil rouge qui détermine la politique de nombreux
groupes à la botte du régime de Damas. Dès le début des années 1970, le
régime syrien a perçu l'OLP comme un concurrent dans le pan-arabisme de
l'époque. Le président Hafez el-Assad n'a pas hésité à partir de
1976 et de l'invasion du Liban par ses troupes à favoriser les chrétiens phalangistes
d'extrême droite contre les militants progressistes palestiniens. En 1983, Arafat et ses hommes ont
été évacués du Liban, par les troupes françaises, alors qu'ils
étaient assiégés par les chars syriens. Plus tard, le Fatah de Arafat a soutenu les
islamistes syriens contre le président Hafez el-Assad. En 1985-1988, les islamistes chiites de Amal,
encouragés par la Syrie bombardaient les positions de l'OLP à Beyrouth. Les combats et les
arrangements se sont poursuivis, quoique de manière plus diplomatique.
Les services secrets syriens ont su aussi jouer plusieurs partitions à la fois, y compris avec des
forces palestiniennes. Ils ont ainsi favorisé dans les camps de réfugiés
l'émergence du Hamas, sans même d'ailleurs associer le cheikh Yassine à cette
décision, pour entraver l'influence grandissante des jihadistes tout en concurrençant
l'OLP sur le terrain nationaliste, puisque le Hamas se présente comme un groupe militant sur la
question nationale.
On comprend, vu ce panier de crabes, qu'à Aïn el-Héloué, la question
d'Israël soit passée totalement au second plan. L'oppression des Palestiniens
elle-même, pourtant évidente dans les camps de réfugiés, finit par s'estomper
dans les discours militants.
La guerre civile est terminée au Liban depuis quinze ans. L'assassinat de Hariri ouvre sans doute
une période de troubles, au sujet de l'occupation syrienne et de la collaboration de l'Etat
libanais. Pourtant les plus pauvres ont surtout à redouter l'oppression de la misère (un
tiers de la population active est considéré comme pauvre, et des émeutes ont
éclaté en mai 2004, sous le gouvernement Hariri, contre la hausse des prix de l'essence,
faisant sept morts et cinquante blessés) et celle orchestrée par les islamistes dans les camps.
Peut-être que la lutte légitime pour l'indépendance nationale aboutira et donnera de
l'élan pour d'autres luttes, sociales et politiques, mais force est de constater que
l'oppression, l'encasernement et la violence continuent dans des conditions où elles peuvent
durer encore longtemps. C'est ce genre de paix que souhaitent tous les dirigeants du monde, car elle
n'empêche pas les affaires de continuer : le Liban n'est-il pas un paradis fiscal, qui
draîne de fabuleux dépôts bancaires ?
février 2005
André Lepic
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