Le Jihad au quotidien

de Bernard Rougier

2004, éditions PUF - Proche-Orient
262 pages

L'assassinat de l'ancien Premier ministre et richissime homme d’affaires libanais Hariri, le lundi 14 février 2005, semble avoir poussé les différentes communautés du pays à s'unir pour accuser unanimement la Syrie de l'attentat et exiger le retrait des soldats syriens du pays. Ce retour de la violence la plus sanglante dans le pays aura peut-être pour conséquence d'unir toute la population en un mouvement "d'union nationale" contraire aux divisions sanglantes de la guerre civile. Il est trop tôt pour en juger mais il est en revanche sûr que de nombreux secteurs de la population au Liban sont toujours encadrés par des forces politico-religieuses extrêmement tenaces et rivales, à même d'étouffer les aspirations les plus basiques à un mimimum de liberté. C'est en particulier le cas des Palestiniens réfugiés dans des camps au Liban. C'est cette communauté qui est étudiée par Bernard Rougier dans son livre Le Jihad au quotidien, paru à la fin de l'année 2004.

L'universitaire Bernard Rougier a passé des années à étudier l'organisation et l'influence des groupes islamistes du camp de réfugiés palestiniens de Aïn el-Héloué, au sud du Liban. Ce camp de réfugiés, en fait un immense bidonville, est le plus gros du pays avec 35 000 habitants.

Ce travail est impressionnant de précision sur les divers courants qui composent cette mouvance islamiste radicale et qui encadrent la population dans un maillage si serré qu'on le perçoit jusque dans le plan du camp dessiné à la fin du livre.

Bernard Rougier parvient à expliquer les évolutions des courants religieux et politiques. Il montre très bien, par exemple, comment le combat national palestinien a été transformé pour une bonne part en un combat jihadiste où la question palestinienne est très secondaire. Cela explique le recul de l'OLP et du Fatah, le parti de Yasser Arafat, face aux groupes salafistes (Jama'a al Islamiya, 'Usbat Al-Ansar) et islamistes radicaux (Ahbache). Mais ces groupes sont eux-mêmes divisés et pratiquent une guerre civile larvée. Dans ce panier de crabes, les services secrets libanais et syriens jouent des rôles considérables.

Le lecteur passe d'une analyse poussée des rivalités dans le camp entre les prédicateurs et les mosquées aux grandes questions internationales : Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Pakistan, Arabie saoudite, Tchétchénie... Tous ces "hauts lieux" du jihad présentent des références, parfois portées par des hommes qui ont réellement combattu là-bas, qui laissent de côté la lutte des Palestiniens en tant que peuple opprimé. Ici, il s'agit de défendre, prétend-on, les musulmans à l'échelle planétaire, mais dans un sectarisme si poussé que souvent le premier ennemi est le musulman de l'autre obédience (nationalistes contre internationalistes, chiites contre sunnites, inféodés au pouvoir libanais ou pas, au service de l'Etat syrien ou pas, etc.). Avec un premier but commun à tous ces groupes : lutter contre l'influence du Fatah et de l'OLP.

La misère encadrée par les religieux

Et le second objectif est de contrôler politiquement les habitants du camp. L'auteur écrit : "L'absence de territoire produit un terrorisme identitaire qui n'est subordonné à aucune revendication et dont l'enjeu réel est la capacité d'imposer aux musulmans, où qu'ils se trouvent, le sens de leur appartenance religieuse et les conditions de la loyauté politique." En d'autres termes, le combat religieux est un instrument de domination sur les fidèles eux-mêmes.

Cette analyse de précision de Bernard Rougier n'est malheureusement pas suffisamment complétée par l'appréciation qu'en a la population. On regrette que l'auteur ne lui ait pas davantage laissé la parole, notamment celle des jeunes, hommes et femmes, particulièrement visés par ces groupes, à caractère souvent paramilitaire.

L'impression d'encadrement doit être d'autant plus forte que la population vit dans une misère épouvantable, marquée en particulier par un recul sans précédant au Liban de l'alphabétisation. L'auteur écrit : "Alors que la première génération palestinienne au Liban avait vécu avec enthousiasme une "révolution scolaire" en investissant toutes générations confondues les écoles de l'UNRWA (agence humanitaire des Nations unies), plus de la moitié des adolescents quittent actuellement les écoles de l'agence internationale avant le brevet (à la fin de la troisième), découragés par l'absence de perspectives professionnelles et  démotivés par une formation de qualité médiocre, des enseignants souvent absents et des classes surchargées (entre 40 et 50 élèves par classe pour le cycle élémentaire). L'exemple de leurs parents, chômeurs parfois diplômés auxquels la législation libanaise refuse d'accorder l'accès au marché du travail, ainsi que la nécessité souvent urgente de rapporter de l'argent à la famille n'incitent pas souvent les jeunes  à poursuivre très loin leurs études. D'avantage encore que les infrastructures déficientes de l'UNRWA et le manque de moyens de l'agence internationale, ce sont les changements sociopolitiques - au premier chef l'absence de perspecives proposées par la société libanaise - qui expliquent l'ampleur de la crise." Dès lors, le terrain est mûr pour les militants du jihad et leurs instituts islamiques qui proposent "un processus de resocialisation intellectuelle par le religieux".

Le rôle des Etats

L'ensemble de ce livre donne une excellente image de ce qu'est l'impasse sanglante des luttes fratricides entre pauvres. Mais il va plus loin : les réfugiés palestiniens sont poussés à l'affrontement pour le plus grand profit des dictatures locales arabes.

Ainsi l'auteur évoque-t-il "la disponibilité affichée par les différents acteurs à conclure des alliances avec des forces extérieures pour obtenir des avantages face à l'ennemi intime." Ici, les "forces extérieures" désigne le Liban et la Syrie et "l'ennemi intime" l'OLP. "Pour les réseaux salafistes, dont plusieurs dirigeants ont été condamnés à mort par la justice libanaise, cette stratégie s'apparente à une stratégie de survie. La dénonciation du processus de paix et la production d'un discours de haine à l'encontre du chef de l'Autorité palestinienne sont autant de ressources qui leur permettent de négocier l'équivalent d'un sauf-conduit, provisoire et fragile, avec les services de renseignements syriens au Liban. Leur pratique politique relève ainsi d'un procédé devenu banal sur la scène politique libanaise (...) qui consiste, pour un acteur vulnérable (...), à devancer les souhaits de la puissance hégémonique afin de préserver et de renforcer sa position dans le jeu politique local. On retrouve ici, au niveau micro-politique, une séquence connue dans les sociétés moyen-orientales, où chaque partie n'hésite pas à s'allier avec l'étranger pour mieux lutter contre le voisin immédiat, voire contre le frère.

A chaque regain de tension entre Usbat al-Ansar et le Fatah dans le camp, des personnalités islamistes ont ainsi essayé d'obtenir de leurs interlocuteurs libanais et syriens la levée des peines prononcées contre certaines figures salafistes, en se déclarant prêtes en échange à intensifier la lutte contre les partisans de Yasser Arafat sur le terrain."

La rivalité entre la Syrie et l'OLP est le fil rouge qui détermine la politique de nombreux groupes à la botte du régime de Damas. Dès le début des années 1970, le régime syrien a perçu l'OLP comme un concurrent dans le pan-arabisme de l'époque. Le président Hafez el-Assad n'a pas hésité à partir de 1976 et de l'invasion du Liban par ses troupes à favoriser les chrétiens phalangistes d'extrême droite contre les militants progressistes palestiniens. En 1983, Arafat et ses hommes ont été évacués du Liban, par les troupes françaises, alors qu'ils étaient assiégés par les chars syriens. Plus tard, le Fatah de Arafat a soutenu les islamistes syriens contre le président Hafez el-Assad. En 1985-1988, les islamistes chiites de Amal, encouragés par la Syrie bombardaient les positions de l'OLP à Beyrouth. Les combats et les arrangements se sont poursuivis, quoique de manière plus diplomatique.

Les services secrets syriens ont su aussi jouer plusieurs partitions à la fois, y compris avec des forces palestiniennes. Ils ont ainsi  favorisé dans les camps de réfugiés l'émergence du Hamas, sans même d'ailleurs associer le cheikh Yassine à cette décision, pour entraver l'influence grandissante des jihadistes tout en concurrençant l'OLP sur le terrain nationaliste, puisque le Hamas se présente comme un groupe militant sur la question nationale.

On comprend, vu ce panier de crabes, qu'à Aïn el-Héloué, la question d'Israël soit passée totalement au second plan. L'oppression des Palestiniens elle-même, pourtant évidente dans les camps de réfugiés, finit par s'estomper dans les discours militants.

La guerre civile est terminée au Liban depuis quinze ans. L'assassinat de Hariri ouvre sans doute une période de troubles, au sujet de l'occupation syrienne et de la collaboration de l'Etat libanais. Pourtant les plus pauvres ont surtout à redouter l'oppression de la misère (un tiers de la population active est considéré comme pauvre, et des émeutes ont éclaté en mai 2004, sous le gouvernement Hariri, contre la hausse des prix de l'essence, faisant sept morts et cinquante blessés) et celle orchestrée par les islamistes dans les camps. Peut-être que la lutte légitime pour l'indépendance nationale aboutira et donnera de l'élan pour d'autres luttes, sociales et politiques, mais force est de constater que l'oppression, l'encasernement et la violence continuent dans des conditions où elles peuvent durer encore longtemps. C'est ce genre de paix que souhaitent tous les dirigeants du monde, car elle n'empêche pas les affaires de continuer : le Liban n'est-il pas un paradis fiscal, qui draîne de fabuleux dépôts bancaires ?

février 2005

André Lepic

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