La faillite de la « voie ivoirienne » : de l'économie de pillage au chaos de la guerre civile


Quelques rappels chronologiques

Le règne d'Houphouët-Boigny n'était pas celui d'un régime marqué par la stabilité politique : en 1969, il écrase une révolte dans l'est du pays. En 1970, l'armée ivoirienne, encadrée par un bataillon d'infanterie française, massacre des centaines d'opposants dans l'est. En fait, on peut quand même parler de stabilité dans quelques domaines, comme la corruption des élites, et la régularité des flux financiers en direction de la France. Quant à l'économie, elle est quasiment toute entière tournée vers la production et l'exportation du café et du cacao.

C'est l'époque où les livres scolaires en France parlent de la "voie ivoirienne" de développement. Cette apologie de l'économie ivoirienne provient du fait que ce régime est alors totalement soutenu par les gouvernements français successifs. Clientélisme et corruption, à l'ombre de la dictature, font très bien les affaires des patrons français, ainsi que celles de nombreux politiciens et partis, de gauche comme de droite.

Avec la baisse des cours des matières premières, au milieu des années 80, suite à l'arrivée sur le marché de nouveaux pays producteurs, la situation économique des masses s'aggrave, et dans la foulée de la chute du mur de Berlin, dans les années 1989-1992, les étudiants sortent des universités et protestent contre la dictature et la corruption. Un certain général Gueï conduit ses commandos de parachutistes dans les universités pour frapper et violer. Dans l'armée, la pauvreté des soldes, quand elles sont versées, mène à des mutineries.

La mort d'Houphouët-Boigny, en décembre 1993, ouvre une période de rivalités entre trois hommes, rivalités plus ou moins latentes depuis des années : Henri Konan Bédié, le président de l'Assemblée nationale, Alassane Ouattara, le Premier Ministre, et Laurent Gbagbo, chef de l'opposition dite socialiste. Dans l'immédiat, c'est Bédié qui prend les rênes du pouvoir, grâce à l'appui diplomatique et policier de la France. Opposants et dirigeants exaltent l'ethnisme et l'ivoirité.

En 1995, il est élu Président de la République, mais il était le seul candidat ! La campagne électorale a été particulièrement violente : une vingtaine de morts. Bédié est renversé par un coup d'État le 24 décembre 1999. Guéï lui succède. Le pays sombre dans la violence, la haine xénophobe, la chasse aux étrangers et finalement les tueries. Les élections présidentielles du 22 octobre 2000 sont annulées par Guéï. Les partisans de son principal opposant, Gbagbo, sortent dans la rue le 25 octobre et imposent le départ de Guéï. Gbagbo est le nouveau chef de l'État. Les violences ne cessent pas, contre les membres de l'ethnie Dioula, contre les partisans d'Alassane Ouattara, contre tous les immigrés.

Gbagbo couvre les exactions de la police, mais pour donner le change, il organise en mars 2001 des élections municipales à peu près démocratiques.

Le 19 septembre 2002, les opposants du nord du pays reprennent les armes et la guerre civile repart de plus belle. Le pays est coupé en deux. Le pouvoir en place organise des milices parallèles, les "jeunes patriotes". Milices, escadrons de la mort et groupes rivaux s'acharnent contre les civils d'origine étrangère. Les opposants de leur côté multiplient les groupes armés, avec des objectifs de guerre parfois très divers. Pour le pouvoir en place, les civils qui sont de la même ethnie que les rebelles sont des complices de la rébellion.

Le 17 octobre 2002, un cessez-le-feu ouvre théoriquement une période de désarmement. Laurent Gbagbo repousse les élections à venir, probablement jusqu'en octobre 2005 au moins. Au début de l'année 2003, une table ronde à Marcoussis (France) réunit les représentants des rebelles et ceux du gouvernement régulier. A l'annonce que ces mêmes rebelles pourraient entrer au gouvernement, des émeutes ont lieu à Abidjan, tournées prioritairement contre tout ce qui représente la présence française. Ces émeutes sont le fait des "patriotes", milices pro-gouvernementales. Les signataires de ces accords de Marcoussis savent qu'ils vont devoir faire le choix entre la violence des milices, dans les rues d'Abidjan et dans l'ouest du pays, et la participation au pouvoir. Beaucoup préfèrent la guerre civile à la participation à un pouvoir à la solde de Gbagbo, sans doute très impopulaire.

Début novembre 2004, Gbagbo rompt la trêve et attaque les positions rebelles dans le nord. Au passage, l'armée française est agressée. Des émeutes antifrançaises ont lieu. Les soldats français tirent sur des manifestants et tuent des dizaines d'Ivoiriens, sans doute 70. 

Une guerre civile qui représente une recul de plus pour les masses africaines

La crise en Côte d'Ivoire ne ferait pas les unes de la presse si neuf soldats français n'avaient pas été tués et des milliers de Français contraints à fuir le pays.

C'est le conflit inter-ivoirien, ainsi que ses répercussions avec les conflits régionaux dans l'ouest de l'Afrique, eux-mêmes éléments moteurs dans le chaos intérieur ivoirien, qui sont au coeur de notre attention. Car, en dehors de la question de la présence française, ce qui se déroule en Côte d'Ivoire est tout bonnement effroyable. Il y a d'abord la misère, l'endettement et l'épidémie du sida, qui sont d'ailleurs le quotidien de tous les pays du continent.

Pour aggraver les choses, les élites politiques ivoiriennes ont poussé à la balkanisation du pays, en favorisant l'ethnisme. Ainsi chaque responsable prétend s'appuyer sur une ethnie, correspondant elle-même plus ou moins à une région : Henri Konan Bédié et son parti, le PDCI, se réservant le Centre (ethnie Baoulé), Alassane Ouattara et son MDR le Nord (ethnie Dioula), Gbagbo et le FPI le Centre-ouest, Gueï (aujourd'hui mort) et l'UDPCI l'extrême Ouest (ethnie Bété).

Ces élites bien vues, voire formées par les Occidentaux, ont spéculé sur les aspects les plus rétrogrades du pays pour favoriser leur carrière. Le professeur d'histoire Gbagbo, l'ancien directeur général adjoint du FMI Ouattara vont chercher dans les préjugés ethniques et nationalistes les plus crasses des outils pour asseoir leurs carrières. De la même manière, lorsqu'il a hérité du pouvoir, Bédié, qui était encore plus corrompu que Houphouët-Boigny en son temps, a utilisé l'ivoirité pour se constituer une légitimité auprès de la population pauvre. Bien évidemment ces chefs politiques ont facilement été doublés dans cette spéculation démagogique par des chefs de guerre encore moins soucieux des formalités démocratiques.

A cela se sont greffés les chefs religieux divers et variés, qui ont à leur tour jeté de l'huile sur le feu pour attiser les haines religieuses en Côte d'Ivoire. Dans la capitale où les ethnies sont mélangées, les violences ont pour objectif de séparer les populations pour les enfermer dans des ghettos ethniquement "purs". Et il faut rajouter la propagande xénophobe, dans un pays dont le quart des habitants est immigré.

C'est ainsi que pendant la campagne électorale d'octobre 2000, la police a surgi dans le quartier populaire d'Abobo, à Abidjan, et a enfoncé les portes des habitations des familles Dioulas, désignées par des étudiants favorables à Gbagbo. Ces habitants ont été battus et certains abattus. D'autres assassinats ont suivi : immigrés burkinabés, guinéens, maliens, musulmans... Dans la gendarmerie, les prisonniers ont été éliminés de sang froid. Un charnier est découvert le lendemain à Yapougon : 57 corps retrouvés mais un bilan officiel qui s'élève très vite à 500 morts et "disparus". Gbagbo s'est défendu d'avoir partie liée à ce massacre, mais aux élections législatives de décembre 2000, il a rejeté la candidature de Ouattara, dont la nationalité ivoirienne n'était pas assez "pure" à ses yeux. Nouvelles manifestations de protestation, nouvelles violences, une centaine de morts. Ce n'est là qu'un épisode d'une guerre civile qui dure depuis cinq ans.

La population dans son ensemble se retrouve otage de ces calculs et entraînée dans les affrontements fratricides.

Mais la situation est encore pire que cela, dans la mesure où la Côte d'Ivoire, malgré sa misère et ses violences, est encore perçue comme un pays un petit peu plus riche que la moyenne dans la région. C'est pourquoi nombre de parents des pays comme le Mali, le Ghana, le Togo ou le Bénin, envoient leurs enfants y trouver du travail. Des enfants qui ont parfois moins de sept ans. Et ils se retrouvent esclaves de notables ou de petits patrons locaux. Les filles deviennent domestiques ou prostituées, les garçons travaillent dans les plantations de cacao ou de café, et sur les bateaux de pêche. 200 000 enfants dans la région sont l'objet de ces trafics.

Le conflit ivoirien n'est qu'une pièce d'un puzzle qui concerne une bonne partie de l'Afrique de l'ouest. La pauvreté des voisins attire de nombreux soldats mercenaires là où ils peuvent trouver au bout du fusil de quoi échapper à la misère, très ponctuellement. Il y a eu les conflits en Sierra Leone, en Guinée, au Liberia. Aller en Côte d'Ivoire est un moyen pour quelques centaines ou milliers de jeunes d'échapper, croient-ils, à la misère. Les moins pauvres viennent d'Afrique du sud, d'Angola et même d'Ukraine : ils travaillent pour le pouvoir en place, qui les paie grâce à l'argent du cacao. Les Libériens et les Sierra-Léonais pour leur part sont "employés" par les divers groupes rebelles qui ne les paient pas mais les encouragent à piller les villages. Les mercenaires du pouvoir, utilisant un matériel plus puissant employaient des hélicoptères pour mitrailler les civils, bombarder les marchés, jusqu'à la destruction récente par l'armée française de ces appareils, une armée française qui n'avait pas bougé, soi dit en passant, lorsque ces mêmes appareils étaient dirigés contre des Africains.

Néanmoins, il a pu sembler que l'intervention militaire française, ainsi que celle de l'ONU, permettaient de séparer ou au moins de circonscrire les zones d'affrontement. En fait, ces troupes ont obtenu à peu près un certain cessez-le-feu dans la zone dont elles avaient la responsabilité. Mais bien des régions n'étaient pas sous leur influence... quand des soldats français n'ont pas participé eux-mêmes aux pillages : douze d'entre eux sont en prison pour avoir cambriolé une banque qu'ils étaient chargés de garder.

Il y a eu des Ivoiriens pour protester contre la présence française... mais c'était parfois pour demander que le contingent tricolore soit remplacé par des troupes plus nombreuses, et américaines ! D'autres, comme le rebelle Guillaume Soro, préfèrent que la France reste, qu'elle ne soit pas remplacée par des troupes de l'ONU, institution qu'il juge trop "bureaucratique". Quant aux dictateurs voisins, les calculs les plus divers les animent. Certains sont très liés à Gbagbo, d'autres souhaitent sa chute. Blaise Compaoré, président du Burkina Faso a dit de Gbagbo qu'il finirait "comme Milosevic". Blaise Compaoré qui, en son temps, s'était entendu avec Houphouët-Boigny pour aider le rebelle et aventurier Charles Taylor à s'emparer du Liberia...

Face à ces divers aspects de la guerre civile ivoirienne toutes plus répugnants les uns que les autres, il est honnête et juste de se faire très prudent en matière de solution pratique et durable, dans la mesure où... il n'y en a pas ! Tout au moins dans le cadre de l'organisation sociale et politique actuelle.

Quoi qu'il en soit, personne ne croit plus "la France" capable de jouer le rôle de gendarme de l'Afrique. La Côte d'Ivoire n'est plus le pré-carré français. Au moment de sa chute, en décembre 1999, Bédié n'a même pas été soutenu par les autorités françaises ! Ce qui a fait réagir celles-ci, c'est les menaces du chef putschiste Guéï contre les 15 à 20 000 ressortissants en Côte d'Ivoire.

Faire du fric dans un pays saigné à mort

Les affaires semblent elles aussi avoir leur parfum de sang versé. Apparemment, les intermédiaires dans la filière cacao risquent leur peau, dans un marigot où les camps de la guerre civile jouent leur partition et une partition d'autant plus difficile à lire que certains ennemis d'aujourd'hui étaient de parfaits collaborateurs hier. C'est pour avoir soulevé quelques scandales de ce genre que le journaliste Guy-André Kieffer a mystérieusement disparu !

Et pourtant ce pays semble toujours une terre intéressante pour les capitaux du monde entier. Des capitaux chinois sont en train de s'investir dans la Banque régionale de l'Afrique de l'ouest, rejoignant des capitaux italiens, allemands et français. Les États-Unis, qui prévoient de s'approvisionner en pétrole dans le golfe de Guinée, ont envoyé des hommes au Ghana voisin.

En Côte d'Ivoire, l'armée régulière est un bon client : canons français, camions chinois, hélicoptères russes, avions ukrainiens... Les hésitations françaises à livrer des armes, dans ces conditions n'impressionnent pas les gradés ivoiriens. Le récent embargo ne gênera pas les vendeurs de canons français.

Le patronat français a la main mise sur de nombreux secteurs : l'électricité, l'eau, le port d'Abidjan, le gaz, la compagnie Air ivoire, les bières, les cigarettes, les télécoms. Dans le domaine du cacao, il a perdu sa place dominante face aux patrons américains comme Archer Daniel Midlands ou Cargill.

Néanmoins le groupe français Bolloré exporte toujours des milliers de tonnes de cacao par an. Ce groupe possède aussi des milliers d'hectares de plantation d'hévéas, il contrôle les tabacs, la seule ligne ferroviaire du pays, ainsi que des milliers de tonnes de marchandises dans le port d'Abidjan. Et pour Bolloré, les choses vont d'autant mieux que "sur les huit premiers mois de l'année 2004, le Port autonome d'Abidjan a enregistré une hausse de 30 % du trafic de marchandises, par rapport à la période précédente de 2003" (Les Échos). Comme EDF, France Télécom ou Air France, Bolloré a pu acheter de nombreuses entreprises locales après la dévaluation du franc CFA, en 1994. Sa domination n'est pas récente, de même que celle de Bouygues, qui, via la SAUR, contrôle l'électricité et la distribution de l'eau en Côte d'Ivoire.

La question de la présence française en Côte d'Ivoire

Les événements de novembre 2004 pourraient bien forcer le patronat français à faire la place à des concurrents temporairement plus présentables. La présence militaire française pourrait alors être remplacée par des uniformes onusiens. Aucun de ces changements n'aura d'impact moindrement positif pour les populations pauvres. Troupes françaises ou pas, présence française ou pas, là n'est pas la question. Le problème est  posé à l'ensemble du continent, et ce problème, c'est celui de son économie : économie de pillage, de trafic et de guerre. Le problème, c'est le capitalisme qui en Afrique est en train de montrer son visage le plus hideux.

Que l'impérialisme français augmente sa présence militaire sur place ou qu'il fasse remplacer ses troupes par des hommes de l'ONU, ou encore qu'il opère un retrait total, cela ne changera pas grand chose au quotidien des populations totales, qui passeront de l'oppression militaire française à l'oppression des bandes armées locales, des groupes de nervis locaux à la solde du parti "socialiste", sans compter la violence de l'armée nationale ivoirienne. De plus, pour les masses pauvres du pays, le simple retrait des troupes françaises ne signifierait aucunement la fin de la misère, de l'oppression, de l'économie de pillage, du sida (10% de la population). Cette misère qui tue beaucoup plus que les bombes et les balles. Le silence actuel de la classe travailleuse en Côte d'Ivoire sur la façon de faire la paix montre à la fois son oppression par les divers groupes de voyous en armes qui la musellent par la terreur, mais aussi sans doute son incapacité à trouver une solution durable. Le drame actuel, c'est qu'il n'est pas sûr que le retrait des troupes françaises, pourtant incontournable, soit le point de départ d'un vaste mouvement anti-impérialiste. Un tel retrait pourrait très bien donner des ailes aux milices et autres escadrons de la mort pour accroître encore un peu plus le chaos dans la région.

Si ce retrait se déroulait en Côte d'Ivoire, il pourrait entraîner une perte de crédibilité de l'impérialisme français dans toute l'Afrique francophone et ailleurs. Cela entraînerait peut-être un effet domino dangereux pour cette présence, effet qui pourrait alors encourager les peuples à la fronde. Voilà pourquoi la France, impérialisme de seconde zone, s'accroche à la Côte d'Ivoire.

C'est maintenant qu'une vraie altermondialisation doit émerger. Pas pour défendre le programme de la Côte d'Ivoire aux Ivoiriens, pas non plus pour une solution qui se limiterait au continent africain, avec ou sans la bénédiction des Nations unies. L'altermondialisation urgente, c'est celle de la mise en commun universelle des richesses et des moyens de les produire et de les transporter, sous le contrôle exclusif des travailleurs, dans le cadre d'une économie mondiale transformée en immense service public planétaire, sans frontière, avec pour seul objectif de répondre harmonieusement aux besoins fondamentaux de l'humanité.

Ce communisme mondialisé ne pourra être une perspective proche qu'à partir du moment où les masses pauvres de Côte d'Ivoire trouveront un soutien parmi la classe travailleuse de France, et que tous ces travailleurs uniront leurs forces pour exproprier les grands groupes tels Bolloré ou France Télécom et feront tourner ces groupes pour le bien des populations africaines. Les entreprises françaises sous la coupe de leurs travailleurs en France et en Afrique, notamment en Côte d'Ivoire, voilà qui serait un premier pas pour commencer à restituer aux exploités d'Afrique ce que l'impérialisme a pillé dans leurs pays.

janvier 2005

André Lepic

Conseils de lecture

Stephen Smith Negrologie, pourquoi l'Afrique meurt, Pluriel, Actuel, Hachette, 2004
Judith Rueff Côte d'Ivoire, le feu au pré-carré, collection Autrement-frontières, 2004

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