Les quelques faits d'histoire qui vont faire l'objet de ce rappel peuvent donner le vertige : les alliances dans la région se font et se défont au gré de nombre de paramètres changeant, au rythme des relations diplomatiques internationales et des rapports de force. En tout cas, il ne faut pas considérer que la politique impérialiste au Moyen Orient se résume en son actuelle sanglante intervention en Irak.
Avant la Première Guerre mondiale, la région du Moyen Orient est déjà la proie
des puissances capitalistes, au premier rang desquelles la France et l'Angleterre. La première a
de longue date coutume d'imposer ses propres hommes à la tête de ces Etats fantoches, tandis
que la seconde fait le choix de laisser des dirigeants "couleur locale" étroitement
contrôlés par ses experts. Au total, les révoltes nationalistes sont pareillement
réprimées.
L'Égypte est occupée par la Grande-Bretagne en 1882. La situation des masses sous
domination coloniale est terrible. L'auteur Panaït Istrati l'évoque en arrière
plan de son roman La Famille Perlmutter, lorsqu'il évoque les enfants
"familiarisés avec les coups de pied reçus dans le derrière depuis que
l'Égypte est devenue européenne", et se révolte en ces mots :
"cet enfant fellah, presque nu, qui ramasse des mégots entre les tables et porte sa matricule
accrochée autour du cou, comme un chien, est-ce ainsi qu'il doit commencer sa vie ?"
En 1919, de grandes révoltes sociales secouent toute l'Égypte : grévistes et
manifestants s'en prennent en particulier aux troupes d'occupation. La Grande-Bretagne n'a pas le
choix : elle recule et accorde, en 1922, son "indépendance" au pays, mais s'arrange en
même temps pour conserver une présence militaire, ainsi que son contrôle sur la diplomatie
égyptienne et le canal de Suez. Officiellement le pays devient une monarchie constitutionnelle, mais
la Grande-Bretagne réussit à empêcher le parti Wafd, très populaire et majoritaire
dans l'opinion publique, de parvenir au pouvoir.
Et les Britanniques vont s'accrocher à l'Égypte jusqu'en 1954, date à
laquelle ils sont expulsés du pays, suite à une révolution de palais deux ans plus
tôt. Leur départ ouvre une période de réforme en Égypte : une
réforme agraire est promulguée, pendant que les classes moyennes égyptiennes jouent un
rôle grandissant dans une société libérée du joug colonial.
Ailleurs dans la région, la politique de l'impérialisme s'impose avec moins de
subtilité et pour tout dire, sous un tapis de bombes.
La France, par exemple, mène une guerre en Syrie qui ressemble fort à la guerre actuelle des
troupes américaines en Irak. En 1920, en 1925-26, en 1945, l'ordre français est
difficilement maintenu à coups de bombardements, essentiellement des villes, des villages et des
populations civiles. Les bombardements de la capitale, Damas, laissent des milliers de morts. Lorsque les
autorités françaises obtiennent une certaine terreur militaire, elles se mettent alors à
jouer la carte de la division religieuse et ethnique, en Syrie ainsi qu'au Liban.
Les Britanniques suivent la même politique en Irak à la même époque. En 1923, leurs
bombardements font des milliers de victimes, tandis que la révolte des masses populaires fait
jusqu'à 2000 morts dans les forces britanniques et indiennes. Finalement comme tout cela
coûte cher, la Grande Bretagne choisit de donner un semblant d'autonomie à un nouveau
souverain, Fayçal. En 1932, elle élargit cette autonomie en indépendance, avec un
gouvernement élu.
Ailleurs, la répression bat son plein, notamment en 1936-1939 lors de la grève
générale puis la révolte en Palestine sous domination britannique. Répression
facilitée par la politique de chefs des différentes communautés qui refusent de pousser
à l'unité de la population contre ses oppresseurs coloniaux.
La relative indépendance de l'Irak est de courte durée : en 1941, pour les besoins de sa
tactique militaire (contrôler le port de Bassora), l'impérialisme britannique
réoccupe l'Irak.
On comprend que les puissances françaises et britanniques soient alors honnies des peuples de la
région. Ceux-ci apprécient d'avantage les États-Unis, qui ne sont pas une puissance
coloniale. Voilà pourquoi l'alliance des USA avec l'Arabie Séoudite dans les
années 1930, avec un accord sur la prospection pétrolière avec le monarque Ibn
Séoud, ne suscite pas de réaction négative parmi les populations arabes. Après la
guerre, l'impérialisme US va faire un nouveau calcul : s'allier avec une puissance montante et
lui laisser la tâche d'appuyer ses intérêts. C'est le soutien américain
à la création de l'État d'Israël en 1947-1948. Mais il s'agit d'un
soutien prudent. Ainsi, le 31 décembre 1948, le président Truman somme le Premier Ministre
israélien d'arrêter son offensive militaire contre les armées arabes, par crainte
d'une intervention armée britannique au côté de l'Égypte.
Il n'y a pas de véritable unité entre les pays impérialistes. Les USA cherchent
à jouer leur propre partition. Leur objectif est de prendre la place de leurs
"alliés" français et britanniques, mais pas par la confrontation militaire
directe.
Voilà pourquoi s'ils aident les services spéciaux britanniques à renverser Mossadegh
en Iran, en août 1953, et rétablissent le shah, c'est parce que cela sert les
intérêts des compagnies pétrolières américaines qui jusque là
étaient plutôt à l'écart de l'exploitation du pétrole iranien.
Suite à cette opération le gâteau pétrolier n'est plus la seule chasse
gardée des compagnies britanniques.
D'autre part, les États-Unis s'opposent à l'expédition
franco-britanniquo-israélienne à Suez, en Égypte, en 1956. Deux ans plus tard, en 1958,
ils envoient des milliers de soldats au Liban, pour imposer leurs intérêts, et aussi pour
impressionner l'Irak dont la monarchie vient d'être renversée par le
général nationaliste Kassem.
La décolonisation n'empêche pas la domination impérialiste de perdurer. Ainsi la
création de l'OPEP, en 1960, par l'Iran, l'Irak, le Koweït, le Venezuela et
l'Arabie saoudite n'a aucune incidence sur les prix, qui, très bas, restent très
favorables aux investisseurs occidentaux pendant toutes les années 1960.
Les États-Unis jouent de plus en plus la carte israélienne en fournissant des armes au pays,
surtout après le retrait de leurs concurrents français suite à la guerre des six jours
en 1967. Dans le cadre de la guerre froide, les États arabes se rapprochent de l'URSS. En
difficulté au Vietnam, les États-Unis livrent des bombardiers ultramodernes Phantom F4 à
Israël.
Les années 1970 se caractérisent à la fois par la division politique des pays arabes
et par la chute de la production de pétrole orchestrée par les pays producteurs. En septembre
1970, le roi de Jordanie fait massacrer les populations palestiniennes réfugiées dans son pays.
En novembre 1970, Hafez el-Assad prend le pouvoir en Syrie et s'oppose à la fois à Saddam
Hussein en Irak et à l'OLP.
La pseudo unité de l'OPEP ne cache pas les rivalités. En tout cas, le résultat
attendu de la baisse de la production pétrolière est la hausse brutale des prix. Mais ce sont
encore les capitalistes occidentaux qui en tirent les marrons du feu. L'augmentation des prix ne touche
pas seulement le pétrole lui-même, mais aussi la prospection, le transport, le raffinage, sur
lesquels ils ont la haute main. En outre les pays pétroliers du Golfe profitent de cette manne
d'argent pour se fournir en armes auprès des producteurs occidentaux, qui récupèrent
donc l'argent ainsi en circulation depuis les hausses de cours de l'or noir.
Ce sont encore les États-Unis qui tirent leur épingle du jeu en parrainant à Camp David
en 1978 un rapprochement entre l'Égypte et Israël. Cette même année, les
États-Unis livrent une flotte aérienne de combat à l'État islamiste
d'Arabie saoudite. Par contre la révolution islamiste de 1978-1979 en Iran, dirigée contre
le shah, l'homme de main des Américains, met ces derniers à la porte du pays.
Les jeux diplomatiques dans la région ne cessent plus de se complexifier. Les États-Unis se
débrouillent pour soutenir à la fois les deux protagonistes de la guerre entre l'Irak et
l'Iran, entre 1980 et 1988, histoire de les diviser (entre arabes et perses, entre chiites, entre
pauvres), les étrangler et les soumettre.
En 1981, l'allié américain local, Israël, mène un bombardement en Irak pour
détruire Tamuz, une centrale nucléaire en construction et l'année suivante,
Israël mène une opération militaire au Liban qui aboutit à son occupation et
à l'installation d'un État fantoche. Les États-Unis ne sont pas très
à l'aise avec ces opérations, face à cet allié qui prend ses propres
initiatives et va parfois au-delà de ce qu'ils auraient souhaité (mais avec un
matériel militaire qu'ils lui avaient préalablement vendus). Mais n'est-ce pas la loi
du genre, quand on voit que l'acteur principal de l'opération israélienne au Liban est
le général Sharon, lui même connu pour transgresser les ordres de ses supérieurs
et ce depuis les débuts de sa carrière, comme en 1952, où il a fait massacrer 69
personnes arabes d'un village, qu'il aurait dû, suivant les ordres, avoir évacué
avant l'opération du bombardement. Au Moyen Orient, les puissants ne font pas les difficiles pour
choisir leurs hommes de main. Pourquoi se gêneraient-ils lorsqu'on voit la gauche
israélienne participer à des cabinets composés de ministres d'extrême droite
et bellicistes ?
Malgré l'opération israélienne en 1981 en Irak, les USA se rapprochent au même
moment de Sadam Hussein, autre commis de la bourgeoisie. C'est même Rumsfeld (l'actuel chef
militaire responsable du renversement du même Saddam Hussein) qui est envoyé à Bagdad en
1983 et 1984 comme ambassadeur exceptionnel de la présidence américaine.
Les peuples du Moyen-Orient connaissent bien tous ces faits et savent qu'ils n'ont rien à
attendre de la part de l'impérialisme. Quant à leur confiance envers leurs dirigeants
locaux, elle ne peut qu'être très limité, mais sans aucun perspective, autre
conséquence de la trahison du stalinisme, qui a mis les partis communistes arabes à la
traîne des partis nationalistes.
Dans la région, la population sait bien que ce qui intéresse les pays capitalistes richissimes,
ce sont les réserves de pétrole : le Moyen-Orient représente 65 % des réserves
mondiales. L'objectif de l'impérialisme est de s'assurer les meilleures conditions
d'exploitation, c'est-à-dire de pillage de cet or noir.
Mais force est de constater que le principal des pays impérialistes, les États-Unis, ne sait ni
faire la paix ni gagner les guerres dans la région. Le démocrate Clinton, qui a à son
actif des bombardements sur l'Irak pendant quasiment l'ensemble de ses deux mandats, a essayé
au maximum de faire aboutir le "processus de paix" commencé à Oslo, à propos
de la question palestinienne. Mais ce processus n' a abouti qu'à la restriction de mouvement
des Palestiniens, l'augmentation des routes de contournement, de checkpoints, de colonies, de
chômeurs dans la population palestinienne (mais aussi israélienne). Et cela a conduit à
une poussée de colère et de désespoir, puis à l'Intifada de septembre
2000.
Pas plus de succès dans la question militaire. Le seul avantage de la guerre directe en Irak, depuis
2003, a été pour les compagnies américaines de BTP, d'armements, d'exploitation
pétrolière. Beaucoup de ces entreprises sont d'ailleurs étroitement
contrôlées et possédées par des proches du président Bush.
Le gouvernement britannique pour sa part essaie aussi de se faire une place dans l'ombre de la puissante
armada américaine. Il a toujours envoyé des agents de groupes pétroliers comme BP et
Shell aux côtés de ses plus officiels ambassadeurs au coeur des instances diplomatiques
américaines, avant tout à Washington (mais ce n'était évidemment pas pour
mettre la main sur le pétrole du... Texas !). Aujourd'hui les soldats (et des otages) britanniques
sont visés par des Irakiens en armes... tandis que les capitaux arabes de la région affluent
à la City de Londres, auprès de laquelle le gouvernement de Blair trouve les capitaux pour
financer sa guerre.
En Irak, pour les populations locales, la résistance acharnée n'est guère qu'un
moyen d'obtenir un second onze septembre, en brisant les vies, les corps et le moral de nombreux GIs.
Près des trois-quarts des soldats américains seraient aujourd'hui découragés
et démoralisés. Parmi ceux qui reviennent au pays, près d'un cinquième serait
frappé du "syndrome de stress post-traumatique" avec l'impossibilité de mener une
vie normale dorénavant.
Cela ne peut pas donner un réel sentiment de victoire aux résistants arabes. Tout au plus cela
ralentit-il les ardeurs impérialistes. Mais on ne fonde pas un avenir pour ses enfants en
s'acharnant contre l'empire américain. Il n'y aura pas d'avenir possible si ne sont
pas désarticulées les intrications des intérêts entremêlés entre les
classes dirigeantes du monde entier, et si ne sont pas renversés les donneurs d'ordre et leurs
hommes de main, qui sont tantôt capricieux, tantôt vénaux et soumis. Seules les classes
pauvres sauront trancher ce noeud gordien du Moyen Orient.
Novembre 2004
André Lepic
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