Quelles forces sociales peuvent changer le monde ? Question embarrassante et la plupart du
temps non clairement formulée. Il existe diverses réponses plus ou moins implicites à
cette question : la classe ouvrière, les classes populaires, « le mouvement social »,
« la multitude », « les forces anticapitalistes », « les citoyens
mobilisés contre la dictature du marché », etc.
Chaque mouvement radical ou organisation d'extrême gauche a son vade-mecum intellectuel implicite
en la matière et ne s'interroge guère sur la réalité des classes sociales,
leurs évolutions internes, leurs consciences et leurs contradictions. Or le fondement de toute
orientation politique réside bien dans une compréhension vivante, historique et
actualisée des rapports de classes.
Un des obstacles classiques à une telle compréhension réside dans l'illusion que
nous, marxistes ou supposés tels, comprenons très bien, spontanément, dans quelle
société nous vivons et nous luttons. Il nous suffirait de suivre de près les agissements
du gouvernement et du patronat, de participer aux luttes en cours et d'aspirer à celles qui ne
manqueront pas de survenir, pour que nous n'ayons plus besoin d'étudier
précisément l'évolution des classes du pays dans lequel nous vivons, en
l'occurrence la France. Il faut essayer d'en finir avec cette superficialité. Pour refonder
les bases d'un projet révolutionnaire internationaliste, il faut au minimum avoir une connaissance
précise et constamment réactualisée des classes sociales composant la
société où nous vivons et luttons.
Pour combattre notre commune illusion de la compréhension sociale spontanée, nous disposons
depuis une douzaine d'années d'un nombre de plus en plus nombreux d'ouvrages qui apportent
des éclairages et des éléments intéressants sur l'évolution des
rapports sociaux en France. Ces livres se situent dans des registres différents mais qui
s'éclairent mutuellement : études sociologiques critiques et témoignages personnels
de travailleurs. Il serait fructueux d'y ajouter dans une recherche ultérieure des fictions
romanesques ou cinématographiques. [1] La combinaison et la confrontation de plusieurs types de savoir
peuvent utilement contribuer à donner sens et cohérence à l'action personnelle et
collective visant à la destruction du système capitaliste.
Depuis la publication en 1993 de « La misère du monde » sous la direction
de Pierre Bourdieu, les contributions des sciences sociales ont été nombreuses sur les
inégalités sociales et sur les souffrances endurées par les salariés et les
exclus du salariat. Les études sociologiques de Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Abdelmalek Sayad,
Stéphane Beaud et Michel Pialoux de même que celles de psychologie sociale de Vincent de
Gaulejac ou de Christophe Dejours ont offert l'opportunité de remettre en cause une approche
« marxiste » routinière et schématique dérivée directement ou
indirectement du mouvement stalinien.
Parmi les parutions récentes de sociologues critiques du capitalisme, il est opportun de
s'arrêter sur Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations,
conflits, éd. La Dispute, mai 2004, ouvrage collectif sous la direction de Paul Bouffartigue. Les
différentes parties et les diverses contributions sont d'un intérêt inégal
mais l'ensemble offre une moisson de faits importante et stimule la réflexion du lecteur à
qui il reste à faire ensuite son propre travail de synthèse.
Dans sa présentation, Paul Bouffartigue écrit que « la logique de l'accumulation
du capital et de l'extension de la sphère marchande à toutes les activités humaines
se nourrit d'un antagonisme de classe qui ne peut prendre fin qu'avec le dépassement du
capitalisme. Mais les visages que peut prendre cette lutte de classe ne sont jamais donnés à
l'avance, car les classes ne se construisent que dans leurs rapports. » (p 9) On trouvera
d'abord dans ce livre un tableau concret et presque complet de l'anatomie et de la physiologie de la
société française. Il ne manque que la catégorie des travailleurs
indépendants. Celle des chômeurs et des précaires est peu traitée mais il existe
par ailleurs des travaux substantiels sur cette catégorie sociale et ses mobilisations. [2]
Une première partie aborde les questions méthodologiques, sujets à débats et
polémiques depuis un siècle en sociologie, sur les articulations entre catégories
socioprofessionnelles, hiérarchies, inégalités sociales et classes sociales. Ces
questions sont traitées en trois chapitres, successivement par Paul Bouffartigue, Alain Bihr et Roland
Pfefferkorn et enfin Louis Chauvel. La réalité sociale est suffisamment touffue et complexe
pour avoir permis toutes sortes de classifications différentes et divergentes. Les définitions
des classes sociales se situent entre ceux qui nient jusqu'à leur réalité au profit
de l'existence de strates sociales perméables (le sociologue américain William Lloyd
Warner), ceux pour qui elles ont une réalité objective et un rôle déterminant
(Marx et d'une certaine manière Halbwachs, Gurvitch et Bourdieu) et enfin ceux pour qui les
classes sociales sont des collections d'individus, des outils de classement pour le sociologue davantage
qu'une réalité (Max Weber).
Les auteurs dans cette première partie s'accordent sur le fait que le renforcement des
inégalités sociales depuis trente ans n'a fait que renforcer la structure objective de
classes sociales « en soi », avec des rapports d'exploitation plus visibles et plus violents.
La position défendue depuis longtemps par Alain Touraine et ses disciples sur la tendance à la
« moyennisation » de la société ou si l'on préfère au
développement des classes moyennes et à l'atténuation des inégalités
sociales a trouvé un démenti cinglant au cours des trois dernières décennies.
La deuxième et la troisième partie sont d'un intérêt beaucoup plus manifeste.
Les études de Jean-Paul Molinari sur les ouvriers, de Philippe Alonzo sur les employés et de
Paul Bouffartigue sont claires et substantielles. Le phénomène qui est amplement
analysé, aussi bien statistiquement que dans ses manifestations qualitatives, est celui de la
généralisation et de la diversification de la condition salariale.
Jean-Paul Molinari relève que si les ouvriers au travail étaient 7,65 millions en 1975, ils
sont encore 6,15 millions en 2002. Leur productivité est passée de 3,4 en 1985 à 6,2 en
2000. L'auteur analyse bien les processus de fragmentation interne qui affectent la classe
ouvrière au sens restreint du terme : disparité des activités et des statuts,
dualité entre les ouvriers stabilisés (momentanément) et les ouvriers
précarisés. Le noyau des ouvriers d'industrie n'est plus majoritaire au sein de la
classe ouvrière (2,2 millions en 2002 soit 35,6% des ouvriers ayant un emploi). Les emplois
d'ouvriers sont donc beaucoup plus nombreux dans le commerce, les services marchands et non marchands et
les transports. S'il n'y a pas une condition ouvrière unifiante, il y a de multiples formes
d'exploitation, sources éventuelles de multiples formes de rébellion.
Philippe Alonzo analyse la catégorie des employés, « un archipel à la
dérive » de 6,9 millions de salariés en 2001, soit 29% de la population active (les
ouvriers en représentant 27%). Là encore, multiplicité extrême des conditions de
travail et d'emploi et développement important des emplois à temps partiel concernant la
plupart du temps les femmes.
La notion de prolétariat qui n'apparaît jamais dans ce livre s'imposerait pour regrouper
dans un même ensemble les employés du tertiaire (dont 75% sont en emploi non qualifiés)
et les ouvriers. A ce noyau s'ajoute les catégories supérieures du prolétariat quant
à leurs revenus.
Paul Bouffartigue relève que « les classes moyennes indépendantes ont
été laminées par le mouvement de salarisation de la population active ». Il
analyse avec finesse ce « salariat intermédiaire sous tensions » constitué de
cadres, de techniciens, fortement ancré dans les activités de service public, ayant un haut
niveau de scolarisation et représentant un tiers des salariat. Il s'agit d'un « salariat
de confiance et de crise » : « La singularité et l'ambivalence de leur position
professionnelle est d'emprunter à la fois à la notion de subordination – tout
salarié met à la disposition de son employeur ses capacités, il n'en
maîtrise ni les conditions d'usage ni les finalités – et à celle de la
confiance, c'est-à-dire de délégation qui leur est faite d'une part
d'autonomie et de responsabilité. » (p 117) Conséquence de quoi, le stress et la
charge de travail de ces salariés ne cessent d'augmenter.
On lira également avec beaucoup d'intérêt les chapitres sur la bourgeoisie, l'un
de Anne-Catherine Wagner intitulé La mondialisation des dirigeants économiques et
l'autre Hégémonie symbolique de la grande bourgeoisie de Michel Pinçon et
Monique Pinçon-Charlot. Ceux-ci illustrent de façon vivante, notamment en prenant le cas
d'Ernest-Antoine Seillière, comment la haute bourgeoisie forme ses membres, développe une
forte sociabilité interne, « gère ses frontières et cultive la
discrétion. » Leur analyse se conclue par ce dévoilement très pertinent :
« L'illusion sur les managers comme nouveaux maîtres de l'économie tend
à escamoter les bourgeois et leurs familles en tant que véritables et ultimes
bénéficiaires des prélèvements sur les richesses produites. Là encore, en
réussissant à disparaître de la scène où se joue en dernier recours sa
position sociale, la bourgeoisie confirme son hégémonie symbolique, son contrôle sur les
représentations dominantes de la société. » (p 156)
La troisième partie traite de questions essentielles pour comprendre les relations entre dominations
et classes sociales. Jean-Pierre Terrail et Tristan Poullaouec analysent les rapports entre
l'école dans son caractère contradictoire et les divisions sociales. « Le tour de
force de l'école unique, c'est qu'en paraissant ignorer l'appartenance de classe de
ses publics elle perpétue des inégalités scolaires pratiquement inchangées depuis
les années soixante. » (p 166) Maryse Tripier fournit une bonne synthèse de
l'évolution des rapports entre immigration et capitalisme. Elle s'appuie entre autres sur les
analyses d'Engels, de Rosa Luxemburg, de Claude Meillassoux, d'Abdelmalek Sayad et d'Erving
Goffman.
Sabine Fortino donne des aperçus dépourvus de banalité sur les rapports sociaux de sexe
et les classes sociales. Tout en développant les faits nombreux attestant d'une persistance des
inégalités sexuelles dans l'emploi et au travail, elle évoque les situations
où les femmes « s'en sortent (parfois) mieux que les hommes » et
également celles où des tensions nouvelles émergent entre femmes.
La dernière partie intitulée « Conflit social, politique et classes sociales » est
plus convenue. Elle manque singulièrement d'audace intellectuelle et pour tout dire d'audace
politique. Simple constat de notre part : les auteurs concernés marchent sur des oeufs et
n'abordent pas franchement le rôle des militants syndicaux, des militants de gauche et de ceux
d'extrême gauche, leurs différences et leur positionnement singulier au sein de la classe
des salariés. Roger Martelli formule cependant très bien le problème crucial qui se pose
à tous les militants qui n'ont pas renoncé à lutter aux côtés des
salariés pour un changement global de société : « Sans projet ni
représentation adéquate, la classe ouvrière doute d'elle-même et
s'érode. » Rien n'indique que Martelli ait l'intention de s'impliquer dans
l'élaboration d'un tel projet et d'une telle représentation ! Mais le constat est
juste et même incontournable à mon avis. Dans la conclusion de cet ouvrage, Paul Bouffartigue
rebondit avec plus de vigueur sur cette question. Il relève qu'il y a une contradiction entre un
ordre social engendrant souffrances et violences, et chaque travailleur, membre d'une classe
atomisée, et livré à son expérience étroitement personnelle.
« C'est au militant que revient la tâche d'allumer cette expérience, en
transformant le mobile subjectif en finalités sociales. A condition, il va sans dire, que ce militant
rompe avec la racine militaire de son identité symbolique, celle d'agent d'un appareil, et
s'engage lui-même comme sujet. »
Venons-en à présent à deux témoignages, Ouvrière
de Franck Magloire, éd. L'aube poche, mars 2004, et Carnets d'un intérimaire
de Daniel Martinez, éd. Agone, août 2003. Il est nécessaire de dire d'entrée
de jeu que ces deux témoignages devraient être lus, relus et devraient inspirer une
réflexion en profondeur chez tous ceux qui veulent en finir avec le système capitaliste. Car
chez ceux-là, les militants, ceux qui ont leur propre jargon, leurs préoccupations propres
à leur corporation de militants, organisés et censés avoir réponse à tout
avant même qu'on leur pose des questions, il y a eu trop longtemps la facilité consistant
à ne pas entendre, à ne pas comprendre les rêves, les désirs, les
dégoûts et les désenchantements singuliers des travailleurs qu'ils ont pu
côtoyer. C'est en quoi les livres de Franck Magloire, Daniel Martinez et d'autres dans ce
registre peuvent être salutaires et changer la donne. Ils illustrent d'ailleurs et confirment la
justesse de certaines analyses développées dans Retour sur les classes sociales. Mais
parce que ces écrits émanent de travailleurs qui ont une autre façon de vivre et de dire
que les sociologues, ils débordent les meilleures analyses par l'abondance et la
singularité de leur contenu. Le romancier autrichien Thomas Bernhard fait dire à un de ses
personnages qu'il n'y a rien de plus compliqué que les « gens simples ». Ce
qu'un autre romancier, Marcel Proust, avait parfaitement compris dans son portrait de la
cuisinière Françoise. C'est une donnée essentielle pour en finir avec les
réductionnismes, les généralisations hâtives ou les développements
discutables et souvent nostalgiques sur une supposée « culture ouvrière » en voie
de disparition.
Franck Magloire a pris la plume pour donner la parole à sa mère, ouvrière à
l'usine Moulinex de Cormelles dans la banlieue de Caen de 1972 jusqu'à la fermeture de
l'usine en 2001. [3] Ce livre permet d'aller plus loin dans la compréhension historique de ce
qu'est devenu la classe ouvrière en France depuis la crise du milieu des années soixante
dix jusqu'à aujourd'hui. L'embauche dans une usine au début des années
soixante-dix ne prenait pas une heure. Pas de diplôme ou de CV à fournir. « la grande
usine, je n'en savais rien si ce n'est « Tu fais tes huit heures, t'as tes week-ends,
t'es tranquille »...On passait de l'enfance à l'adolescence sans s'en
apercevoir et ensuite à l'atelier de couture où des moments de bonheur étaient
encore possibles. « Ce qui est sûr, c'est qu'aucune colère ne m'habitait
en ce temps-là... » Le travail à l'usine dégrade le corps et les
relations intimes mais dans le contexte de l'époque il ne génère pas une
anxiété quant à l'avenir personnel. « j'ai conquis l'ordinaire les
années passant, et j'ai rêvé au futur et au confort d'objets
supplémentaires que je pourrais acquérir pour satisfaire ce quotidien...comme tous, ouvriers ou
pas...nous autres, nous nous sommes laissé engloutir à notre façon, emporter par leur
miroitement, simplement nous ne sommes pas tombés du bon côté de la
vitrine... »
Ce livre met en évidence la complexité de ce qu'on peut entendre par conscience de classe,
une conscience qui s'efface ou revient en force sans pour autant passer par un cadre syndical ou
politique, souvent mal perçu et plus ou moins incompris. « il y a bien ces syndicats qui
convoitent nos votes, nous exhortant à les exprimer, tandis que les patrons, secondés par leurs
sous-fifres, achètent nos silences...et nous entre, à la croisée des chemins...parfois
désorientés par la cacophonie de nos propres sens et de nos intérêts, tant les
deux paroles nous pénètrent ensemble, à en devenir inaudibles l'une et
l'autre... » (p 75) Le temps de la colère viendra, avec l'occupation de
l'usine. Trop tard.
Cette ouvrière de Moulinex est consciente qu'elle et ses semblables se sont laissés trop
longtemps anesthésier et n'ont pas su apprendre à leurs enfants à dire non à
l'injustice du chômage, de l'intérim, d'une économie de guerre. Le
système, puissant et rapide, est passé en force.
Les Carnets d'un intérimaire de Daniel Martinez ont été
rédigés entre 1994 et 1998. C'est la période où il doit accepter les pires
galères propres au travail en intérim après avoir été licencié de
Renault Véhicules Industries à Bordeaux où il avait travaillé pendant sept ans
comme magasinier. Pour s'en sortir, il tentera en vain de reprendre des études en fac et de
trouver un emploi dans une mairie.
Le sociologue Michel Pialoux a rédigé une préface qui éclaire remarquablement
l'intérêt de ce livre. Tout s'entrechoque dans ce texte au plus près du
vécu de cet intérimaire : l'incertitude du lendemain à la fin de chaque mission,
l'épuisement au travail, l'insécurité, les humiliations, les bons moments avec
certains compagnons de travail, la haine des nantis et des politiciens et en particulier de Martine Aubry,
les relations avec son épouse mises à l'épreuve par une existence trop difficile et
trop précaire...Là encore la conscience de classe ne saurait se décliner en formules
toutes faites. Mais elle est bien vivace, alimentée chaque jour par une rage à
l'égard des patrons et des gouvernants plus aiguisée que jamais. Qui plus est Daniel
Martinez est fortement politisé, imprégné d'idées plutôt libertaires
découvertes probablement au contact de son père, ancien combattant contre Franco. Il n'a
rien contre les militants et en particulier un militant de Lutte Ouvrière qu'il a croisé
lors d'une mission et qu'il respecte. Mais son discours carré et son insistance ne
l'attirent pas.
On retrouve chez cet intérimaire comme chez l'ouvrière de Moulinex un point crucial et
lancinant dans leur mémoire : le vote pour Mitterrand en 1981, un geste d'espoir suivi d'une
grande amertume qui a définitivement détérioré leur rapport à la gauche
institutionnelle et à la politique.
Relevons enfin un point parmi d'autres qui relie l'expérience de cette ouvrière de
Moulinex et celle de cet intérimaire en Gironde. C'est l'attirance pour la culture au sens
large : celle qui permet qu'un fils passé par l'université mette en mots avec une
infinie délicatesse la richesse de pensée d'une OS mère de famille ; celle qui
permet à un intérimaire de s'évader de la pesanteur des soucis quotidiens en
écoutant Led Zepplin, John Coltrane ou les Variations Golberg de Bach, en discutant
de romans ou de cinéastes qu'il admire avec certains collègues. Il y a là une
série d'indices sur ce qui peut faire vibrer bien des salariés, leur redonner l'estime
d'eux-mêmes et au-delà, qui peut contribuer à leur émancipation
collective.
Le 8 septembre 2004
Samuel Holder
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