L'Arabie saoudite ne parvient plus à rester une discrète tyrannie au
profit des magnats du pétrole. Les attentats, les prises d'otages et leur exécution, comme
le 19 juin dernier, sur son sol jettent une lumière quelque peu nouvelle sur cette monarchie.
La violence n'a en fait jamais disparu de la péninsule. La famille régnante actuelle est
bien placée pour le savoir : le père du roi Fahd et de son frère, qui détient les
rênes du pouvoir, était Abdul-Aziz Ibn-Séoud, le fondateur de la monarchie, qui, dans les
premières années du XXe siècle, a conquis les tribus de la péninsule le plus
souvent par la force, terrorisant les populations, faisant trancher publiquement les têtes des chefs
rebelles, notamment dans ses nombreux combats contre les troupes ottomanes, avec la bénédiction
de l'impérialisme britannique.
Avec le temps, l'Arabie saoudite a aussi appris à négocier, en particulier avec le
clergé wahhabite. Il a fallu à Abdul-Aziz Ibn-Séoud apprendre à manier le sabre
et le goupillon, double jeu qui lui a valu l'admiration de nombre d'intellectuels et d'hommes
d'État en Europe.
Ce double jeu et la politique opaque ont toujours profité au système saoudien. Lorsque dans les
années 1950, dans le cadre de la guerre froide, Nasser se rapproche de l'URSS et expulse les
Frères musulmans d'Égypte, l'Arabie saoudite leur ouvre ses portes et leur accorde des
postes de professeurs dans les universités du pays. C'est là que Ben Laden fait ses
études. L'Arabie saoudite obscurantiste favorise aussi l'« exportation » de ces
militants, de la même manière qu'il exporte son pétrole. C'est d'ailleurs
avec l'argent de ce dernier qu'il crée 1 500 mosquées dans ces années cinquante.
Déjà le commerce avec l'occident n'empêche pas la rhétorique
anti-occidentale et le prosélytisme islamiste. Et dans le contexte de guerre froide, où les
idées communistes gardent encore leur image libératrice pour des millions d'hommes et de
femmes, l'émergence des barbus réactionnaires est la bienvenue pour la bourgeoisie
impérialiste. L'exemple de l'Arabie saoudite est la preuve qu'on peut faire des affaires
capitalistes dans une théocratie.
Dans les années 1980, le pays nationalise les compagnies pétrolières, ainsi que le font
l'Iran et le Koweït. Action anti-capitaliste ou au moins anti-américaine ? Pas du tout. Les
compagnies pétrolières occidentales s'assurent en échange des contrats
d'approvisionnement à long terme à des conditions avantageuses. L'Arabie saoudite est
d'ailleurs obligée du coup de financer une partie des investissements nécessaires pour la
prospection, l'extraction et l'exploitation. Ces contrats désignent expressément le
raffineur (occidental, lui) à qui la cargaison de pétrole brut va être vendue. À
la fin des années 1980, commençant à être à court de capitaux suffisants,
le pays renonce à certains de ses droits de propriété, qu'il laisse aux trusts
pétroliers, en échange de leur part du développement de nouveaux champs
d'exploitation.
Dans les années 1990, la même politique qui favorise à la fois les vendeurs d'or noir
et les partisans du djihad se poursuit. Ces derniers devant apprendre à mourir pour les
premiers. L'Arabie saoudite passe pour un grand allié de l'impérialisme
américain par le biais du commerce du pétrole, mais favorise en sous-main une autre
exportation, celle des préjugés réactionnaires islamistes.
Ceux-ci se montrent très utiles et beaucoup plus souples qu'il n'y paraît lorsque, en
1990, le roi Fahd obtient une fatwa, un décret religieux, du doyen des oulémas, le
Cheik Bin Baz, qui approuve l'alliance passée avec les États-Unis dans la guerre contre
l'Irak, et la présente même comme une guerre sainte. Voilà l'intervention
américaine bénie par ce chef religieux qui pense par ailleurs que la Terre est plate et que les
femmes qui font des études avec des hommes sont des prostituées. L'intervention des marines
américains en 1991 contre l'Irak vise alors, on s'en souvient, à expulser les troupes
irakiennes du Koweït et protéger l'Arabie saoudite et en particulier ses puits de
pétrole.
Le clergé développe de moins en moins discrètement un discours anti-américain,
alors que les soldats américains stationnent sur le sol saoudien. Sans doute que toute une partie de
l'État soutient ce discours, afin de présenter le royaume comme une pure monarchie
islamique, et ne pas faire douter les pèlerins qui, par centaines de milliers, vont à La Mecque
tous les ans. D'autant que ce pèlerinage autour des lieux dits « saints » rapporte
beaucoup d'argent ! Et les religieux bénéficient de la « zakat », un
impôt de 2,5 % sur le commerce, y compris sur les biens venus de l'étranger. Un impôt,
soi dit en passant, qui empêche aujourd'hui l'Arabie saoudite de faire partie de l'OMC.
Des membres du clergé et de la famille royale financent les écoles coraniques
dans de nombreux pays pour favoriser un discours anti-américain virulent, mais aussi arment des
troupes islamistes dans diverses guerres civiles, comme en Bosnie, et même entraînent des futurs
kamikazes, notamment ceux du 11 septembre. Le site internet du gouvernement saoudien se vante par ailleurs de
donner 5 000 dollars à chaque famille de kamikaze palestinien. Ce soutien est fait plutôt
discrètement, en tout cas plus discrètement que les décapitations et les violences
faites aux femmes ouvertement.
Mais bientôt c'est en Arabie saoudite même que ces partisans du djihad se battent,
à partir du milieu des années 1990, s'attaquant physiquement aux occidentaux
présents sur le sol saoudien, mais aussi à des symboles de la collaboration avec les
États-Unis. On retrouve les traces de ce soutien saoudien au terrorisme islamiste dans l'explosion
d'un camion piégé à Riyad en 1995 (7 morts), dans celle des tours de
l'aéroport de Khobar à Dhahran en Arabie saoudite en 1996 (19 morts), contre des ambassades
américaines en Afrique en 1998, contre un bateau de guerre en 2000.
Dans ce panier de crabes, et dans le contexte de rivalités au sommet, voire entre pays arabes, les
groupes islamistes armés commencent sérieusement à échapper au contrôle de
l'État saoudien, qui bientôt semble incapable de contrôler ce qui devient une
opposition armée.
Tout d'abord n'est-il peut-être que mollement volontaire pour le faire sérieusement, lui
qui finance ouvertement le régime des talibans en Afghanistan. D'ailleurs, après le 11
septembre 2001, le gouvernement saoudien aide les membres de la famille Ben Laden installés aux
États-Unis à disparaître. Lorsque les armées occidentales attaquent les talibans
en Afghanistan dans l'objectif à la fois de renverser le régime et d'arrêter Ben
Laden, l'ancien collaborateur de la CIA, l'Arabie saoudite ne leur permet pas d'utiliser les
bases installées sur son sol.
Aujourd'hui que l'Afghanistan des talibans est tombée, c'est en Ingouchie que des imams
saoudiens sont envoyés faire des prêches dans les camps de réfugiés
tchétchènes, afin de pousser les jeunes à suivre la résistance islamiste.
Manifestement des imams jouissent d'une grande liberté de mouvement sur le territoire, et sur
place, on soupçonne Moscou de favoriser leur militantisme, Moscou dont on sait qu'elle utilise le
terrorisme en Tchétchénie pour maintenir sa présence dans cette autre terre
pétrolière.
Sur son propre sol, l'Arabie saoudite se comporte comme un authentique Etat islamiste
moyenâgeux, qui censure et écrase toute liberté politique, toute liberté
religieuse ou en matière de droit des femmes, pratique largement la peine de mort par
décapitation au sabre. La liberté de la presse est quasiment interdite. Ceux qui protestent
contre le régime terminent en prison, même s'ils n'ont fait que signer une
pétition demandant plus de liberté. En 2003, des journalistes sont licenciés pour avoir
demandé à mots couverts dans la presse l'abolition de la police religieuse, le droit pour
les femmes de conduire une voiture et d'autres reformes libérales. La classe régnante
(quelques milliers de princes de la famille al-Saud et le clergé) est totalement arc-boutée sur
ses privilèges. Elle n'a pas encore réussi à mettre en place le renouvellement par
élections, pourtant officiellement prévu pour octobre 2004, de la moitié des conseillers
municipaux.
Pour la famille régnante, libéraux et terroristes sont à combattre à
égalité. Le ministre de l'intérieur du royaume, Cheik Abdel Aziz al-Cheik, a
déclaré récemment que les libéraux étaient aussi dangereux que les
terroristes islamistes. Pourtant il n'est un secret pour personne que nombre de membres de la famille
régnante ont plutôt des accointances avec les islamistes. Sans doute que bien des membres de la
classe dirigeante se servent des islamistes pour s'attaquer aux personnes favorables à des
réformes dans le pays.
Ce qui semble plus nouveau c'est que cet État réactionnaire et islamiste est de plus en
plus la cible de terroristes eux aussi islamistes. Des attentats en mai et novembre 2003 font 53 morts dans
le pays. En avril 2004, une attaque terroriste contre le bâtiment de la Sécurité
générale fait 5 morts. Encore 6 morts le 1er mai 2004 dans une attaque contre les
employés d'ABB-Lummus, une entreprise américaine. Et la décapitation d'un otage
américain, le 19 juin, l'élimination de ses bourreaux le 20, et la promesse d'amnistie
pour les repentis le 23 par le roi Fadh. Tout cela va très vite, comme si le régime
était pris de panique.
En fait manifestement le régime subit aujourd'hui une crise par ceux-là mêmes
qu'il a armés, bien qu'il ait d'abord accusé les sionistes d'être
derrière l'attentat d'avril dernier ! Les groupes islamistes fanatiques ont été
favorisés par le pouvoir et comme privatisés ; aujourd'hui ils reviennent en boomerang
contre ce pouvoir. Sans doute est-ce là le signe d'un affaiblissement du pouvoir du prince
régnant, Abdallah ben Abdel-Aziz al-Saud, qui n'est que le régent, alors que le roi Fahd,
vieux et handicapé, refuse d'abdiquer. Les oulémas pourraient essayer de jouer une carte
dans l'affaiblissement du trône. Il n'est pas non plus impossible que l'État
saoudien se serve du terrorisme pour faire pression sur les États-Unis et obtenir d'eux une plus
grande prise en charge de la sécurisation très onéreuse des terminaux
pétroliers.
Et puis il y a bien sûr la question sociale. Le chômage atteint le quart de la
population saoudienne. Le mécontentement est exploité dans les mosquées, et se focalise
d'autant plus contre l'État que celui-ci est largement corrompu. La situation
économique de l'Arabie saoudite n'est guère vaillante pour les travailleurs, en
particulier les immigrés. La richesse nationale ne devrait pas augmenter de plus d'un demi-point
cette année. Et depuis vingt ans, l'État est en déficit, à cause des
dépenses d'armement, des dépenses de l'économie très
étatisée (20 % du budget de l'État sont consacrés à l'entretien de
4 000 princes), du prix du pétrole bas, et des faibles taux d'intérêt. Mais les
résultats de la Bourse et des entreprises, en revanche, sont florissants. Le Tadawulk All-Share index,
la Bourse nationale, a augmenté de 76 % en 2003 et de 16,8 % dans le premier trimestre de 2004. Les
profits des banques sont considérables. Ils ont augmenté de 14 % en 2003 et de 35 % lors du
premier trimestre 2004. L'industrie, le bâtiment, en particulier après les rapatriements de
capitaux, obtiennent tous de très bons résultats.
Face au chômage, l'État saoudien poursuit sa politique xénophobe. Les travailleurs
étrangers qui représentaient 35 à 40 % de la population totale devraient être mis
à la porte et remplacés par des travailleurs nationaux. Les étrangers ne devraient plus
représenter que 20 % de la population, selon le gouvernement. Ce qui veut dire que dans les dix ans
environ 2 à 3 millions de travailleurs, venus d'une vingtaine de pays, devraient avoir
quitté l'Arabie saoudite. Mais c'est sans compter sur le marché noir des visas. On
estime à 70 % la part des faux visas parmi ceux possédés par les travailleurs
étrangers. Et puis il faudrait que ces travailleurs parfois payés 100 à 500 euros par
mois soient remplacés par des chômeurs saoudiens, qui sont plus de trois millions. Or le
prolétariat d'origine étrangère subit des conditions de travail et
d'exploitation beaucoup plus dures que ce que subissent les travailleurs saoudiens en
général. La bourgeoisie apprécie sans doute la main d'oeuvre
étrangère, et c'est pour cela que la « saoudisation » n'a pas eu beaucoup
de succès jusque-là. L'usage du terrorisme, encore une fois, peut servir à maintenir
les travailleurs dans la crainte et la soumission.
Le problème de l'Arabie saoudite, c'est sans doute de l'avoir développé tous
azimuts. Les États-Unis voudraient pouvoir contrôler leurs alliés, et ces derniers
voudraient pouvoir à leur tour contrôler leurs hommes de main. Aujourd'hui il y a de par le
monde des entreprises qui sont plus puissantes que des États, il y a aussi des groupes terroristes qui
sont plus redoutables que des corps d'armée régulière. C'est une des
caractéristiques de ce monde impérialiste appelé bien à tort
« libéral ». Cette caractéristique a en tout cas deux avantages pour la bourgeoisie
et le clergé : maintenir leur pouvoir et accroître le désarroi des masses populaires
opprimées.
Mais les données économiques, politiques et sociales actuelles conduiront inévitablement
à des bouleversements dans les années à venir. La montée d'un certain
mécontentement, notamment parmi les deux millions de chiites, mais aussi parmi les travailleurs, la
fragilisation croissante de la monarchie dans cette fin de règne, la question des approvisionnements
pétroliers condamnés à terme sont autant de données importantes, sans compter
l'inévitable désir de démocratisation, chez les femmes du pays en premier lieu,
même dans les milieux aisés.
Juillet 2004
André Lepic
Références :URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2004-07-06-Notes_sur_l_Arabie_saoudite.html