Réflexions à partir du livre de Franck Magloire Ouvrière

Le livre

Nicole Magloire a été trente ans ouvrière chez Moulinex, jusqu'à la fermeture de son entreprise en 2001. C'est sa vie de travailleuse qu'elle raconte dans Ouvrière (Édition de l'Aube, Seuil, 2004, 166 pages). Formellement, elle n'est pas l'auteur de ce livre. C'est son fils, Franck, qui a tenu la plume, mais la narratrice est bien la mère.

Beaucoup d'aspects de ce livre sont intéressants mais nous avons choisi de n'en retenir qu'un seul pour cette chronique.

Nicole Magloire n'était pas ce qu'on appelle une militante. Mais son respect pour l'humanité la conduit à penser que tout le monde dans l'enceinte de l'usine a une vie qui pourrait, comme la sienne, être racontée : « nous avons tous une biographie... une histoire personnelle émaillée de défaites, de combats hors et dans l'enceinte, chacun, et une vive singularité qui vaudrait la peine d'être narrée et qui pourrait même étonner... »

C'est son point de vue de simple ouvrière à la chaîne qui ici domine, sans chercher à suivre une ligne syndicale et politique. Comme ça fait du bien ! Comme dans le documentaire télévisé de Marcel Trillat Les Prolos, récemment rediffusé, les travailleurs ne sont pas vus selon les canons des militants. Les travailleurs, ce ne sont pas seulement ceux sur lesquels on s'apitoie ou pour lesquels on se demande s'ils vont « bouger » ou pas. Ce type de document permet de redonner le la à tous ceux qui veulent comprendre le monde réel tel qu'il est.

D'ailleurs la narratrice ne se prive pas de critiquer le discours monotone des syndicalistes qu'elle a pu entendre pendant des années, par exemple devant la porte de l'entreprise le matin. Elle explique à quel point leurs litanies sont pesantes : « Nous n'allons pas nous laisser bouffer cette fois, c'est inacceptable, appel à la mobilisation, réagissons ensemble, c'est l'affaire de toutes et de tous... des ritournelles de chaque saison...  » En parlant des syndicalistes, elle reconnaît leur dévouement à la classe ouvrière mais elle ajoute : « la plupart d'entre eux se sont coupés de nous en fondant leur tentative de conciliation sur une langue soutenue et à l'accent patronal, qui ne nous a jamais véritablement appartenu à l'école primaire jusqu'à l'usine. (...) Nous ne nous nourrissons pas de grandes phrases et beaucoup, lassés des envolées, ne répondent plus présents à l'appel des débrayages organisés, ils attendent simplement et s'en remettent au silence, jusqu'à ce que les frustrations acculées à un mutisme total enflent, se répandent en une traînée de poudre et que le mécontentement explose... dès lors, les mots bien comme il faut se tarissent à leur tour, et ils ne sont plus de la partie à négocier. »

Ainsi donc ce récit ne mettra pas les luttes ouvrières en son centre. Pourtant ce qui est au centre de ce récit c'est la conscience de sa classe, nourrie parfois de regret comme dans ce passage consacré aux jeunes travailleurs : « nous avons sans doute manqué quelque chose là aussi, nous leur avons transmis trop peu, et cela ne relève pas du conflit de générations habituel, simplement tout autour de nous est allé si vite et dans un sens contraire à ce que nous espérions... au lieu d'opiner du chef et de lâcher un « oui » sans y regarder de plus près, nous aurions dû leur transmettre cette volonté à dire « non »... non à cette économie de guerre, non au marchandage outrancier de l'intérim, non à l'acceptation fatale du chômage... (...) la vie au dedans, en dedans, l'usine aussi ont été plus fortes que nous, le système trop rapide et puissant, nous n'avons pas su apprendre à contrer la science et l'exercice du pouvoir... à calmer notre égoïsme aussi, et je ne sais pas si j'aurais pu trouver la force de faire autrement. »

Les contradictions de ce discours, qui sont celles de la vie, rendent la personnalité de la narratrice plus proche. C'est une franche leçon de vie avec ses contradictions. Ce livre rappelle que la classe ouvrière n'est pas une donnée objective figée, elle est une construction sociale et historique qui se transforme continuellement.

Pour poursuivre...

Nicole Magloire donne du syndicalisme dans son usine une image peu attractive. Elle ne prétend pas faire un descriptif valable pour toutes les entreprises du pays. D'ailleurs, rappelons qu'en 2001, l'année de la fermeture de Moulinex, un syndicat comme la CGT a pu faire venir plus de 12 000 travailleurs à la manifestation de la Confédération européenne des syndicats (CES) à Bruxelles, manifestation qui réunit 80 000 personnes pour « une Europe plus sociale ». Le combat collectif n'a pas disparu, y compris à l'échelle européenne !

Mais ces réussites dans la rue n'empêchent pas un recul du mouvement ouvrier organisé dans les entreprises, et le livre de Franck Magloire permet de poser le problème de l'image du militantisme et de la lutte collective parmi les travailleurs de tous âges. Nous prolongeons cette question dans les lignes qui suivent.

Dans une interview collective donnée dans la revue Agora, trois responsables des secteurs jeunes des syndicats FO, CFDT et CGT ont tenté de donner des explications au fait que 2 % seulement des jeunes salariés se syndiquent. À savoir, outre la répression plus ou moins feutrée contre les syndicats dans un certain nombre d'entreprise, le fait que « le syndicalisme est souvent associé aux partis politiques », que le syndicat est « une organisation lourde, une hiérarchie trop structurée. Les jeunes recherchent tout de suite le résultat dans l'action collective » ; « le syndicalisme apparaît comme une bouée de sauvetage, sollicité uniquement quand il y a urgence ».

Analyse que l'on retrouve chez le sociologue Stéphane Beaud, qui relève aussi que les militants syndicaux vieillissent. : «  Les « vieux » n'ont pas su assurer la relève. Les syndicats apparaissent très éloignés des jeunes. Au moins dans un premier temps. Ils en ont une image ringarde, politicarde... Pour autant on ne peut pas dire qu'il y a un antisyndicalisme des jeunes. Il y a une demande de prise en charge, une attente de défense.  »

À cela il faut sans doute rajouter que les nouveaux salariés ont une autre vision du monde du travail. Habitués par la force des choses à la « galère », beaucoup de jeunes ne considèrent pas que leur monde professionnel soit digne qu'on lui consacre quelques heures de plus en terme de militantisme. Le travail est difficile à trouver et difficile à supporter. Tel jeune de 21 ans mis à la porte de Daewoo-Lorraine en janvier 2003, comme tous les salariés de l'usine, mystérieusement détruite par un incendie, déclare : « Depuis que je suis petit, mon rêve est de devenir agent de sécurité ; c'est mieux, c'est propre, on porte le costume. Pas la même misère que Daewoo, que la vie d'ouvrier, quoi. »

Tel autre de Meurthe-et-Moselle a cherché du travail en intérim à 18 ans après avoir eu son bac de commerce. Il a trouvé le premier travail qu'on lui proposait, à la Sovab, une filiale de Renault, sans chercher à trouver du travail dans la vente. Après un contrat de travail de deux mois puis un poste d'opérateur sur chaîne de seize mois, il n'a pas été gardé. Et il ne veut de toute façon plus travailler en tôlerie tant les conditions sont dures. Il est prêt à accepter « le premier petit boulot de vendeur ».

Combien y en a-t-il de ces futurs jeunes travailleurs qui à l'école n'ont pas trop d'idée de travail, à part vendeur ou agent de sécurité, et qui prennent les emplois qu'ils peuvent, conscients que le monde du travail est un monde d'exploitation ?

D'autre part ce monde ouvrier ou salarié n'a pas grande victoire à mettre en avant. Les luttes de 36 ou 68 sont trop éloignées et ont-elles d'ailleurs été des victoires ? Ce n'est pas non plus avec la lutte de novembre décembre 1995, qui n'a fait que ralentir la mise en place du plan Juppé, que la jeune génération de travailleurs pourra se sentir dans le camp de la classe de l'avenir. D'autant que cette lutte a eu lieu il y a bientôt dix ans.

Ce que en revanche la jeunesse salariée peut constater, c'est le courage de ses aînés et le grand nombre de luttes non pas victorieuses, mais défensives. Contre les licenciements, les expériences de bagarres n'ont pas manqué, avec un grand panel de radicalité et de rythmes. Par exemple, les salariés d'Altadis à Lille qui ont fait deux semaines de grève totale en novembre et décembre 2003, contre le plan de fermeture de l'usine, puis qui ont engagé à partir de janvier 2004 un mouvement de grève perlée, deux heures par jour, avec un planning où chacun s'inscrit, assurant la production et empêchant les camions de venir charger les cigarettes produites.

Les licenciements sont omniprésents en France et en Europe mais aucune lutte n'a réussi à montrer comment empêcher définitivement les licenciements. Ce ne sont pourtant pas les luttes qui ont manqué, y compris des luttes qui concernaient plusieurs entreprises en même temps.

Le monde du travail apparaît aussi comme un lieu piégé. On croit travailler pour gagner en indépendance, et on doit se soumettre à la direction, aux cadences, au rythme du marché. On croit se donner les moyens de gagner sa vie mais on se détruit la santé, ou celle des autres. Des films comme Ressources humaines, de Laurent Cantet, ou Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, montrent des jeunes cadres qui apprennent que pour gagner leur croûte il leur faudra faire licencier des hommes et des femmes salariés. Dans ces excellents films la fiction rejoint vraiment la réalité.

Sans compter le sort des salariés d'usines polluantes ou dangereuses menacées de fermeture, comme AZF à Toulouse et Grand-Quevilly, Noroxo, dans la région de Lens, et tant d'autres usines de toutes tailles qui polluent, détruisent ou menacent de détruire l'environnement et la santé des voisins et des salariés. Comment défendre son gagne-pain et en même temps la santé et l'environnement ? Serait-on obligé de choisir entre le métier et la qualité de l'environnement ? Le patronat, lui, ne laisse aucune alternative et détruit tout : emploi, santé, environnement.

Tous ces éléments peuvent permettre d'aider à comprendre pourquoi la classe ouvrière paraît une classe aujourd'hui si atomisée, malgré les efforts des militants pour favoriser la solidarité. Mais se serrer les coudes contre la dictature patronale ne peut pas être un avenir pour l'humanité. Il faut vraiment que s'imagine et se prépare une nouvelle civilisation !

Mai 2004

André Lepic

Références :

Delberge , Michel « Trois anciens membres du personnel sans grand espoir » Le Monde, 3 février 2004
Dufour, Jean-Paul « Les salariés bloquent la sortie des cigarettes de l'usine Altadis, à Lille » Le Monde, 30 janvier 2004
Dufour, Jean-Paul « Les fatalistes de la légionellose » Le Monde 18-19 janvier 2004
Interview collective avec de jeunes responsables syndicaux : Juliane Bir (FO), Mickaël Pinault (CFDT), Romain Altmann (CGT) Agora débats/Jeunesse n°31 (2003)
Interview de Stéphane Beaud, Marianne 1er-7 mai 2000
Magloire, Franck Ouvrière (Édition de l'Aube, Seuil, 2004, 166 pages).
Monnot, Caroline et Stroobants, Jean-Pierre « 80 000 syndicalistes ont précédé les « antiglobalisation » à Bruxelles » Le Monde, 15 décembre 2001
Raux, Monique « les dix-huit intérimaires de la Sovab sont soulagés » Le Monde, 26 janvier 2004

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