Le monde actuel ne peut qu'être marchandise dans la mesure où il est dominé par les capitalistes. Leur premier objectif est d'obtenir toujours plus de rendement de la force de travail, une marchandise qu'ils espèrent obtenir au prix le plus bas. Ce calcul et ces profits se font à l'échelle de la planète.
Les travailleurs de l'entreprise Thomson d'Angers faisaient un
téléviseur en 20 heures en 1967. En 1992, ils n'avaient plus besoin que de 2 heures, ce qui
représente de nombreuses heures de travail économisées pour les actionnaires. Dans la
même période, la part de la force de travail dans le prix du téléviseur est
passée de 20-30 % à 10 %. Mais cela ne suffisait pas, et, poussée par la concurrence,
Thomson a délocalisé sa production dans des pays à plus faibles coûts salariaux,
afin de faire baisser encore cette « variable d'ajustement », comme disent les
économistes, qu'est le salaire. Et ce mouvement de délocalisation a concerné de
nombreux secteurs de production.
On estime que les stocks d'investissements directs des capitalistes étrangers dans les pays
pauvres représentaient 2,3 % de la richesse mondiale en 1980, 2,4 % en 1990, 6,2 % en 2000. En 1997,
les investissements des entreprises américaines dans ces mêmes pays pauvres
représentaient 7,6 % de leurs investissements aux États-Unis mêmes. Bien sûr cela
ne représente pas un gros pourcentage dans l'absolu. Il n'empêche : ce pourcentage est
près de 10 fois supérieur à ce qu'était la part de ces mêmes
investissements en 1985.
Dans ces pays, les firmes cherchent avant tout une main d'oeuvre bon marché. Les biens
fabriqués sont ensuite réexportés vers les pays riches, là où il y a un
marché solvable. 100 % des voitures Volkswagen produites en Slovaquie étaient, en 2000,
réexportées vers l'Europe de l'Ouest. C'est le cas aussi pour 100 % des Audi
fabriquées en Hongrie, et de 80 % des General Motors-Opel produites en Pologne. Dans l'usine de
Mlada Boleslav de République tchèque, le salaire ouvrier moyen n'est que 12 % du salaire
ouvrier moyen en Allemagne (chiffre de 1999).
Mais la réalité c'est qu'en produisant des automobiles à faible coût, le
patronat de ce secteur entend les vendre en occident à des prix relativement modestes
(quoiqu'encore inaccessibles pour de nombreux salariés) et lutter ainsi contre l'inflation,
qui entraîne souvent une hausse des salaires. Ainsi donc produire dans les pays pauvres entraîne
davantage de chômage dans les pays riches, mais provoque aussi une tendance au maintien des bas
salaires. Avec pour conséquence le phénomène des travailleurs pauvres.
La division internationale du travail se fait en fonction des salaires, de la technologie des outils de
production, ainsi que des marchés locaux. Les télécopieurs hauts de gamme sont produits
au Japon, les bas de gamme en Chine. Les téléviseurs grand écran avec
magnétoscope incorporé sont produits au Japon, ceux de moyenne taille sont produits à
Singapour, ceux de petite taille en Malaisie. Néanmoins, les ouvriers chinois produisent de plus en
plus de téléviseurs hauts de gamme.
Volkswagen a annoncé qu'elle allait doubler ses capacités de production en Chine, sans
doute pour vendre aussi à une mince fraction d'autochtones ; mais une mince fraction peut
permettre à l'entreprise de doubler ses ventes. Progrès ou pas ? Là n'est pas la
question pour les travailleurs, qui exécutent les ordres dans un monde où ils ne comptent
qu'en fonction des profits qu'ils peuvent rapporter. Et puis Volkswagen s'apprête sans
doute aussi à poursuivre, comme General Motors, son alliance avec le chinois Baosteel, numéro
trois mondial de la sidérurgie, qui fait de fabuleux profits et licencie jusqu'à 10 000
salariés par an.
Parfois, il arrive que des pays pauvres connaissent un certain développement en matière
technologique, mais les technologies les plus développées ne peuvent donner un revenu à
tous les travailleurs non qualifiés qui se concentrent de plus en plus dans les mégapoles du
tiers monde. Une étude des Nations unies estime que 70 % de la population mondiale, soit 5 milliards
de personnes, habiteront dans les grandes villes pauvres en 2025.
Aujourd'hui, l'objectif des capitalistes n'est pas de former ces milliards d'hommes et de
femmes en vue de leur donner un emploi. Personne ne le prétend, pas même eux. Ils sont
uniquement attachés à cibler leurs investissements internationaux, à calculer leurs
profits dans le court terme. D'ailleurs seul 1 % des salariés des pays pauvres sont
embauchés par les 36 000 multinationales au monde. Et le flux réel de ces capitaux en direction
de pays pauvres est restreint à un tout petit nombre de pays. Huit pays seulement ont attiré,
entre 1989 et 2002, 84 % des flux nets de portefeuille d'actions : la Chine, le Brésil, le
Mexique, l'Afrique du sud, l'Inde, la Thaïlande, la Malaisie et la République
tchèque.
Les capitaux occidentaux en direction de cette petite dizaine d'États viennent
d'entreprises industrielles mais aussi de compagnies d'assurance, de fonds de pension, ou de
mutual funds, qui sont des fonds d'investissement tirés de l'épargne
individuelle de particuliers riches, en particulier des Américains du nord. Ces mutual funds
s'élevaient à 4 470 milliards de dollars en 1994, à 10 938 milliards de dollars en
2000.
Ces milliards se placent surtout dans la spéculation boursière et monétaire. Très
peu en définitive servent à la modernisation des industries, même d'exportation. On
constate que les vrais investissements sont bien minuscules quand on les compare aux investissements du temps
de la guerre froide dans certains pays d'Asie, à une époque où les États
impérialistes choisissaient de soutenir militairement et financièrement des États comme
la Corée du sud. Aujourd'hui les flux de capitaux auraient plutôt tendance à risquer
d'entraîner la Corée du sud dans la faillite.
Toutes ces sommes d'argent peuvent donc stimuler les marchés boursiers locaux, mais ne favorisent
pas le développement. Ce ne sont pas des capitaux qui s'investissent dans les transports en
commun, les équipements, la santé ou l'éducation. Même si de nombreux fonds de
pension sont constitués des retraites d'enseignants américains ! Le fonds de pension Ohio
State Teachers avait en 2002 pour plus de 2,6 milliards de dollars placés dans les pays
« émergents », plus que l'entreprise General Motors.
Les guillemets pour le mot « émergents » sont là pour rappeler que ces pays
n'émergent pas ailleurs que dans l'intérêt que leur portent les entreprises, les
banques et les États impérialistes. Sinon, ce sont des pays qui comme les autres pays du tiers
monde ont une vaste partie de leur population pauvre. 53,7 % des Chinois, 28 % des Brésiliens, 42,5 %
des Mexicains, 35,8 % des habitants d'Afrique du sud, 86,2 % des habitants de l'Inde vivaient en 2000
avec moins de deux dollars par jour. Soit dit en passant, ce chiffre est typique des chiffres donnés
par les Nations Unies. Pourquoi fixer la barre de la pauvreté à deux dollars par jour,
lorsqu'on sait qu'avec quatre dollars il n'est pas d'avantage possible de satisfaire les
besoins en matière d'éducation, de santé, d'alimentation, de logement et de
transport ? Et quel pourcentage de la population de ces pays « gagne » entre deux et quatre
dollars par jour ?
Voilà pourquoi les flux de capitaux en direction de certains pays pauvres croisent
sur leur chemin des jeunes, des travailleurs issus de ces pays pauvres, mais qui cherchent, eux, à les
fuir. Preuve que le commerce mondial ne propose aucun avenir pour les peuples. On estime que des millions
d'habitants des régions pauvres cherchent à fuir leur misère. 500 000 femmes et
enfants venues d'Europe de l'est, d'Afrique, d'Amérique du sud, d'Asie du sud est,
arrivent chaque année en Europe, grâce à des passeurs, et se retrouvent sur le trottoir
à se prostituer. Plus de 15 000 médecins arabes ont quitté le Maghreb entre 1998 et 2000
pour chercher du travail dans les pays plus riches. Eux non plus ne voyaient aucun avenir dans leur pays.
Il arrive aussi, phénomène encore plus circonscrits à quelques pays, que ces capitaux
occidentaux en direction des pays dits « émergents » croisent des capitaux issus de ces
pays et qui se dirigent vers des banques ou des bourses de pays impérialistes. La Chine, très
courtisée par les multinationales occidentales, est le deuxième souscripteur au monde de bonds
du trésor américain. Dans le même temps, ce pays n'est pas sûr de nourrir toute
sa population, et s'apprête à acheter des produits agricoles aux États-Unis. Preuve
que les échanges internationaux de capitaux sont indépendants des besoins réels de la
population.
Partout dans le monde c'est le règne du capital. Et ce règne a pour
fondement l'exploitation de la main d'oeuvre salariée. En Ukraine, les mineurs qui travaillent
au fond des mines de fer 6 jours par semaine, 8 heures par jour, gagnent 50 euros par mois. Cette somme est
inférieure au revenu qui fixe officiellement le taux de pauvreté. Du coup, de nombreux
travailleurs ukrainiens tentent leur chance en occident. Dans certains villages d'Ukraine, la
moitié de la population en âge de travailler vit à l'étranger,
illégalement et avec des salaires toujours de misère. Mais quand même moins
miséreux que les salaires en Ukraine.
Au Ghana, dans la mine d'or de Tarkwa, c'est 20 euros par mois que gagnent les mineurs, dans des
conditions de travail épouvantables : les mères qui descendent au fond doivent amener avec
elles leurs jeunes enfants. Lorsqu'ils entendent au-dessus de leurs têtes le passage d'un
train, les mineurs arrêtent le travail et se protègent à main nue des éboulements.
Au total, un quart des mineurs meurt écrasé par ces éboulements ; les autres sont
menacés par l'empoisonnement au mercure ou l'étouffement à cause des mauvaises
conditions de ventilation. À l'autre bout de la machine de l'exploitation il y a les profits
des possédants : l'once d'or est à son plus haut niveau depuis 1996. L'indice
boursier de l'or Amex Gold Bugs index a augmenté de près de 500 % depuis trois ans.
Partout dans le monde, le capitalisme impose sa loi, étranglant les économies pour en tirer de
juteux profits. Des régions entières sont enfoncées dans la misère depuis des
générations. C'est le cas de la Guinée Bissau, petit pays d'Afrique de
l'ouest qui à la veille de la guerre d'indépendance, après 500 ans
d'ère coloniale portugaise, n'avait connu que le pillage et la misère, avec 99 % des
habitants analphabètes. La guerre a duré onze ans, aboutissant à
l'indépendance en 1974. Dans les décennies qui ont suivi, le pays a connu la
pauvreté, puis de nouveau la guerre civile, en 1998-1999. Le FMI a d'ailleurs divisé son
aide par deux entre 1996 et 2000, et l'a encore baissé ensuite. En 2000, 88 % de la population
vivaient avec moins d'un dollar par jour. Toute l'agriculture du pays est quasiment tournée
vers la seule production de noix de cajou pour l'exportation. Les revenus du pays dépendent donc
de la valeur du dollar ainsi que de la consommation des Américains et des Européens en noix de
cajou, consommation qui précisément a baissé de 30 % en 2001. Le pays ne produit plus
assez de riz pour sa propre consommation. Résultat : en 2003, 90 % de la population n'a qu'un
repas par jour. Voilà sur quoi reposent l'indépendance et l'économie du
pays.
On pourrait tirer le même bilan pour nombre de pays qui sont depuis des décennies
« indépendants ». La Côté d'ivoire était décrite dans les
manuels scolaires en France dans les années 70 comme un bel exemple à suivre. Aujourd'hui
par manque de moyen pour lutter contre le sida 300 instituteurs ivoiriens meurent chaque année. Des
milliers d'enfants sont donc privés d'enseignants. Mais la France préfère
envoyer dans ce pays à grand frais des soldats et des équipements militaires !
Il n'existe pas de territoire au monde qui échappe à cette emprise du capitalisme.
Même la minuscule république Nauru (20 km2, 13 000 habitants), au beau milieu de
l'océan pacifique, a été pillée de ses phosphates par les entreprises
australiennes prédatrices, avec la complicité de l'élite locale. Celle-ci a aussi
goûté au charme de la spéculation dans les années 1990 avec des placements
immobiliers en Australie, ou financiers sur le marché japonais. Evoluant avec son temps, elle aurait
permis le blanchiment de 7 milliards de dollars américains en provenance de la mafia russe en 1999.
C'est à Nauru qu'au début des années 2000, l'Australie a envoyé ses
demandeurs d'asile en provenance du Moyen-Orient, moyennant finances. Minuscule îlot, Nauru
n'en a donc pas moins, à l'aune de la voracité capitaliste, sa valeur...
Les pays faussement appelés en « voie de développement » (depuis
le temps qu'on emploie cette expression, ça se serait vu si elle était juste !) sont des
machines à produire, plus que dans les pays riches, des inégalités. Les 10 % les plus
riches dans les pays riches possèdent 29,1 % des revenus. Les 10 % les plus riches en Amérique
latine possèdent 48 % des revenus. Les 10 % les plus pauvres dans les pays riches possèdent
2,5 % des revenus. Le pourcentage est de 1,6 % en Amérique latine. Cette présence d'une
riche classe dirigeante locale permet de nourrir les bourses locales, pour le plus grand profit des
spéculateurs internationaux. La forte proportion de très pauvres permet en même temps de
faire pression à la baisse sur les salaires dans ces pays pauvres, avec comme résultat une main
d'oeuvre intéressante pour les entreprises multinationales. Et puis cette misère, c'est
aussi le poids du passé qui l'explique : le colonialisme, dont l'Amérique latine et
l'Afrique ne se sont pas remises en 500 ans, et l'ordre économique capitaliste qui, depuis 150
ans, a favorisé les mêmes États et appauvri les mêmes régions.
Janvier 2004
André Lepic
Références :URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2004-01-24-L_exploitation.html