Les rafales de plans de licenciements et la croissance lente mais constante du chômage de longue durée sont les deux éléments fondamentaux qui pèsent sur la situation des classes populaires et sur leur perception des événements politiques et sociaux. Des problèmes difficiles d'organisation et d'orientation de la lutte contre les licenciements et la précarité de l'emploi se posent quotidiennement dans toutes les régions. Il faut les aborder à bras le corps et multiplier les contributions à ce sujet, cet article en étant une parmi d'autres.
Selon l'Insee, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans en juin dernier
était de 20,5 %. Le nombre officiel des chômeurs serait actuellement en France de 2 millions
440 000, soit 9,7 % de la population active. Mais tout le monde sait qu'il y en a plusieurs centaines de
milliers d'autres, ceux qui ont été radiés arbitrairement, ceux qui font des stages
qui ne débouchent sur rien, sans parler des travailleurs à temps partiel. Les demandeurs
d'emploi seraient en fait au nombre de 3,6 millions. Cette situation toujours plus dégradée
de l'emploi pèse plus que jamais sur les 21,5 millions de travailleurs actifs qui ont souvent un
ou plusieurs membres de leur famille au chômage et qui craignent eux-mêmes de perdre un jour leur
emploi ou de ne plus pouvoir faire face à leurs responsabilités familiales. Tout cela paralyse
pour exiger des augmentations de salaires ou des améliorations de ses conditions de travail. Le
rétrécissement du marché de l'emploi exacerbe la concurrence entre tous ceux qui
vendent ou tentent de vendre leur force de travail.
Il n'est donc pas étonnant que ni les luttes de mai-juin dernier des personnels de
l'Éducation nationale et d'autres salariés notamment du secteur public, ni celles des
intermittents du spectacle n'ont été en mesure dans l'immédiat de redonner
confiance et espoir à une fraction significative de la classe ouvrière (1). Les reculs, les
bévues et les cafouillages du gouvernement ne sont pas interprétés dans l'ensemble
comme des signes encourageants, comme des faiblesses exploitables par les salariés et les
chômeurs. Ce sont les mauvais coups du gouvernement et du Medef, et ils sont nombreux, qui frappent les
esprits, renforcent le fatalisme et découragent le plus grand nombre de s'engager dans
l'action collective. Il faut partir de ce constat pour ne pas spéculer a priori sur le fait
qu'une grande lutte survenant ici ou là au sein du monde du travail puisse aisément ouvrir
une brèche dans laquelle s'engouffreraient d'autres secteurs.
Cette situation ne durera pas parce que la bourgeoisie française est contrainte de poursuivre son
offensive contre toutes les classes populaires pour sauver ses intérêts au sein de l'Union
Européenne et sur l'arène du marché mondial. Cela n'ira pas sans provoquer de
nouvelles mobilisations de salariés. Les luttes des intermittents du spectacle et des salariés
de l'Éducation nationale comme celles de tous ceux qui au cours de l'année 2003 ont
lutté courageusement contre des plans de licenciements n'ont pas été menées
en vain. Elles ont permis d'accumuler des expériences et des idées précieuses pour
les luttes à venir. Il faut collectiviser ces idées et en suggérer de nouvelles pour
parvenir réellement à modifier le rapport des forces en faveur du monde du travail.
Les luttes contre des licenciements depuis un an ont été extrêmement
nombreuses. Il est difficile de le percevoir au travers des médias nationaux qui n'ont couvert que
certaines luttes. Mais depuis des mois, dans toutes les régions, France 3 et la presse locale ont fait
état brièvement mais fréquemment de grèves et de manifestations de colère
contre des plans de licenciements, contre des licenciements individuels abusifs ou contre des plans de
suppression de postes. La plupart de ces mouvements ont été isolés,
émiettés, centrés sur l'entreprise où l'agression patronale se
produisait. Dans quelques cas assez rares mais notables, les salariés de différentes
entreprises ont manifesté ensemble dans telle ville ou telle localité. Citons l'exemple de
Rennes où cet automne les salariés de STMicroelectronics, Philips et Thomson ont
manifesté ensemble à plusieurs reprises contre des projets de fermeture d'usine et de
licenciements. Le 11 décembre dernier, l'Union locale CGT du Beauvaisis a organisé une
manifestation pour dénoncer les nombreux plans de suppression d'emplois et de postes sur la
région notamment chez Nestlé et Bosch.
Les luttes prennent souvent une tournure différente selon le degré de passivité ou
d'esprit d'initiative des syndicalistes de ces entreprises. Dans une même entreprise comme
Metaleurop-Nord, on a vu des syndicalistes traîner des pieds pour organiser la riposte et d'autres
relever le défi (2). Dans certains cas, les salariés en lutte parviennent à arracher des
concessions et dans d'autres il n'y a même pas de « plan social ». Quand le patron
semble avoir cédé quelque chose, il faut souvent poursuivre la lutte en manifestant ou sur le
terrain juridique pour tenter de l'obliger à tenir ses engagements. Ce qui du reste est
très aléatoire. Les 123 travailleurs de la filature de Hellemmes dans le Nord qui ont
été licenciés en 2001 n'ont jamais touché leur prime en dépit de la
condamnation en justice de leur patron, le groupe Mossley.
La taille de l'entreprise visée par une attaque patronale n'est pas un facteur en soi qui
détermine un haut degré de combativité. Les travailleurs de chez Matra Automobile
à Romorantin ont été littéralement sonnés par l'annonce de la
fermeture de leur usine en mai dernier tandis que ceux de SKF-Thomery dans le Val-de-Marne sont partis en
grève et ont bloqué les entrées de l'usine dès l'annonce le 12 novembre
de sa fermeture. On a vu et on continue à voir des luttes très tenaces dans de petites
entreprises ou sur des sites ne regroupant que peu de salariés comme chez Pizza Hut ou chez
McDonald's.
Dans l'ensemble ce n'est pas tant la combativité qui fait défaut mais le manque de
perspectives.
Même lorsque les salariés s'engagent avec force dans la lutte contre des
licenciements ou des suppressions de postes, ils ne pensent pas gagner mais limiter les dégâts.
Un sentiment d'impuissance a eu largement le temps de se cristalliser au sein de la classe
ouvrière au cours des trois dernières décennies. Chacun a pu observer au cours des
attaques des années 80 et 90 que les salariés des « grosses boîtes »
étaient incapables d'empêcher des charrettes de licenciements ce qui a été
d'autant plus démoralisant pour les travailleurs des PME. Nous ne reviendrons pas ici sur les
responsabilités écrasantes des partis de gauche et des bureaucraties syndicales dans cette
série de défaites avec ou sans combats qui ont marqué cette période. Des millions
de salariés ont vécu ou observé des luttes débouchant sur des défaites
plus ou moins sévères et ils ont intériorisé un sentiment d'impuissance et de
dévaluation d'eux-mêmes (3).
Il faut faire état d'autres obstacles qui empêchent de nombreux travailleurs d'avoir une
vision réaliste de la stratégie des capitalistes et donc d'imaginer une riposte collective
adaptée. Ces obstacles sont d'ordre idéologiques. Les partis de gauche et les directions
syndicales traditionnelles ont entretenu des préjugés nationalistes et corporatistes dans les
entreprises, des préjugés qui perdurent mais qui sont particulièrement mis à mal
par les méthodes patronales à l'heure de la mondialisation et de la financiarisation
à outrance du capital. Les appareils syndicaux ont beau parler du « sauvetage du site »,
de « la préservation de l'outil de travail », ils ont beau vanter les
« qualités de notre savoir-faire », toutes ces images creuses sont laminées par
l'intensification de la recherche de rentabilité et évidemment n'émeuvent ni les
patrons ni les pouvoirs publics. Au grand étonnement de nombreux travailleurs qui n'y ont pas
été préparés par les centrales syndicales, leurs efforts « pour faire vivre
et sauver l'entreprise », leurs connaissances professionnelles et leurs qualifications sont
méprisées et piétinées. Des usines et des machines en parfait état de
fonctionnement sont tout à coup démontées et réinstallées dans le Tiers
monde ou vendues ici aux enchères par lots comme on l'a vu avec les outils et installations de
Moulinex près de Caen. Il y a encore trop souvent de l'hébétude et un manque de
préparation face aux ruses et à la brutalité des licencieurs, la passivité
complice des institutions et de la plupart des élus dont le rôle essentiel consiste à
calmer la colère des travailleurs, de susciter de vagues espoirs de dénicher un repreneur,
jusqu'au lâchage final. Mais tous les événements brutaux qui affectent la vie des
salariés contribuent à balayer les préjugés nationalistes et corporatistes qui
les bridaient. C'est une expérience douloureuse mais absolument nécessaire pour jeter les
bases d'une conscience de classe enracinée dans les faits, dans la compréhension des
agissements même de la bourgeoisie. Les patrons nous apprennent à ne plus nous plaindre mais
à nous battre sur la plus grande échelle possible, comme eux-mêmes le font sans
états d'âme et sans se soucier des frontières. Pour combattre la classe des
capitalistes dans les meilleures conditions, nous avons l'obligation de raisonner à
l'échelle mondiale. Ils mettent les salariés du monde entier en concurrence. Nous devons
préparer des ripostes internationales.
Des opportunités se présentent du fait même que les capitalistes attaquent toutes les
classes populaires sur tous les terrains, emplois, salaires, couverture sociale, retraites, santé,
etc. Toutes les couches de la classe ouvrière sont touchées à divers degrés. Nous
commençons à sortir de la période où l'on pouvait parler en France de deux
secteurs différents, fortement contrastés, le secteur public avec sa relative
sécurité de l'emploi, ses défenses statutaires, ses organisations syndicales
relativement fortes et le secteur privé qui a subi les plus mauvais coups depuis le milieu des
années soixante-dix jusqu'à aujourd'hui. La distance s'amenuise entre les
différentes couches du prolétariat ce qui rendra plus aisé la construction d'un
front commun pour peu que nombre de militants avancent des idées et des perspectives susceptibles de
devenir le bien commun de tous.
L'idée de créer des collectifs ou des coordinations locales pour lutter
contre les licenciements, les suppressions de postes et le chômage commence à faire son chemin
dans plusieurs villes. Les diverses tentatives qui avaient été faites y compris au niveau
national depuis la manifestation du 9 juin 2001 avaient toutes fait long feu pour diverses raisons. Le
scepticisme quant à l'intérêt de se regrouper au-delà de son entreprise ou de
son syndicat commence a être dépassé. Il est tout à fait évident que les
seuls syndicats ou même intersyndicales sont impuissants à mener une lutte ambitieuse sur ce
terrain comme sur tous ceux qui concernent les travailleurs. Entendons-nous bien : toutes les luttes
menées démocratiquement par une intersyndicale acceptant le contrôle des salariés
sont précieuses, même si elles ne débordent pas le cadre d'une seule entreprise. Mais
l'ampleur de l'offensive patronale réclame de nouveaux moyens beaucoup plus puissants et
efficaces.
Ces collectifs seront l'ossature d'une contre-offensive des salariés à la condition
qu'ils ne soient pas des syndicats-bis, qu'ils accueillent toutes celles et tous ceux qui veulent
réfléchir et se battre contre les licenciements, contre la précarité et contre le
chômage. Dire que ces collectifs doivent être démocratiques est une évidence mais
reste trop vague. Il faut que chaque ouvrier, chômeur, mère de famille, enseignant,
intérimaire qui veut s'impliquer dans ce combat s'y sente bien, y soit apprécié
et écouté. Bref que ce ne soit pas toujours les mêmes responsables, les mêmes
« ténors » qui accaparent la parole et décident de tout, même en y mettant
des formes démocratiques. Ces collectifs deviendront un pôle de ralliement vivant à
condition qu'ils soient des lieux où les faits sont étudiés scrupuleusement
(tactiques des patrons, tactiques des travailleurs dans différentes luttes), les arguments de fond
discutés et affûtés, les archives des luttes étudiées et
étoffées, les initiatives bien préparées et menées jusqu'au bout.
Sans faire l'unanimité, loin de là, le thème de l'interdiction
des licenciements est de plus en plus apprécié depuis qu'il a été mis en
avant dans quelques luttes au cours des cinq dernières années. On ne peut que sans
réjouir surtout quand au slogan « Interdisons les licenciements », on ajoute
« Licencions les licencieurs ! »
Mais ceux qui avancent la nécessité d'interdire les licenciements parlent-ils tous de la
même chose ? Est-ce une doléance, un simple slogan électoral ou une exigence à
laquelle on croit vraiment ? Qui interdira les licenciements ? Une loi interdisant les licenciements
peut-elle être imposée dans le cadre de la dictature économique de la bourgeoisie ?
L'interdiction des licenciements et la lutte contre toutes les formes de précarité ne
peuvent être dissociées des questions de pouvoir et de propriété sous peine de
devenir une formule creuse. Nous ne pouvons pas non plus souscrire à la vieille formule
récurrente des directions de LO et de la LCR reprise dans leur protocole d'accord pour les
élections régionales et européennes : « Interdire les licenciements collectifs
dans les entreprises qui font du profit sous peine de réquisition de ces entreprises. » Outre le
fait fondamental qu'il n'est pas précisé qui est censé réaliser cela, les
précisions « licenciements collectifs » et « entreprises qui font du profit »
ont une signification restrictive choquante.
Dans cette façon de présenter les choses, tout se passe comme s'il y avait des
licenciés de première catégorie, ceux qui sont salariés dans des entreprises qui
font des profits. Ce sont ceux qui sont l'objet de leur sollicitude dans leur projet de plate-forme
électorale. Faut-il comprendre qu'il y a une deuxième catégorie, ceux qui sont
licenciés par des entreprises qui ne font plus de profits et font même des pertes ? Que dire et
que proposer aux licenciés de dernière catégorie, bien qu'ils soient les plus
nombreux, les parias, à savoir les travailleurs licenciés individuellement sous un
prétexte ou un autre (fin de contrat, maladie, « faute lourde ») ? Ces
licenciés-là qui n'entrent pas dans le cadre d'un plan de licenciements n'entrent
pas non plus, ou pas suffisamment en général, dans les raisonnements et dans les analyses des
militants.
La savante distinction entre les licenciés dans ou tel cas de figure n'a pas lieu
d'être. Il introduit des catégories au sein de la partie en mauvaise posture de la classe
ouvrière qui ne devraient pas être prises en considérations, pour peu qu'on se situe
sur le terrain des intérêts généraux des travailleurs. Tous les licenciements sont
scandaleux, inhumains, inacceptables. Être licencié par une entreprise réellement en
faillite n'a rien de moins scandaleux que de l'être par une entreprise qui veut dégager
encore plus de profits en licenciant. Il faut qu'un maximum de travailleurs soient imperméables
à tous les arguments des licencieurs, qu'ils soient manifestement fallacieux ou qu'il repose
sur un semblant de réalité. Priver un être humain de ses ressources est une infamie.
Point final.
Le mot d'ordre d'interdiction des licenciements peut facilement se transformer en
une piètre rengaine à laquelle on fait semblant de croire s'il n'est pas associé
à l'objectif du contrôle des grandes entreprises capitalistes par les travailleurs.
Signalons pour ne plus avoir à y revenir que l'idée du contrôle par les travailleurs
est absente à ce jour du protocole d'accord électoral LO-LCR. Cette absence est du reste
logique avec l'ensemble du texte qui n'exprime à aucun moment quel rôle est
dévolu aux travailleurs selon ses rédacteurs pour donner corps à toutes les
revendications qu'ils avancent.
La réquisition des entreprises qui font des profits et qui licencient devient une pieuse
doléance si on ne précise pas certains points. Est-ce l'État actuel qui doit
réquisitionner sous la pression des travailleurs ou les travailleurs qui doivent le faire
eux-mêmes ? La deuxième option est la seule qui ait un sens. Concrètement ce n'est
d'ailleurs qu'en prenant le contrôle d'une entreprise et de ses ramifications bancaires
qu'il deviendra possible pour les travailleurs de découvrir dans quelle mesure elle fait ou a fait
des profits dans le passé, et dans quelle mesure elle est endettée ou accumule des pertes. Le
cas de Enron a été éloquent, celui d'une entreprise faisant à la fois des
profits extraordinaires sur un échafaudage financier cachant des pertes encore plus
extraordinaires.
Dans tout les cas de figures, le rôle de militants aspirant à la transformation
révolutionnaire de la société, est d'inviter les travailleurs à n'avoir
aucun respect pour la propriété capitaliste sous toutes ses formes. C'est dans la mesure
où ils prendront le contrôle des capitaux sous leurs diverses formes que les travailleurs
commenceront à résoudre les problèmes les plus urgents parmi lesquels celui du
chômage de masse. Et puisqu'il est parfois question de lutter pour obtenir une loi interdisant les
licenciements, il me semble qu'il n'est pas raisonnable de croire ou de faire croire que l'Etat
de la bourgeoisie puisse accepter une telle loi même sous la pression d'une grève
générale. Certes pas plus que pour la détermination du niveau des salaires, il n'y a
une loi d'airain en la matière. La liberté de licencier est vitale pour le capital. On peut
la restreindre un peu, ponctuellement, momentanément, mais on ne peut pas la supprimer sauf à
supprimer le capital lui-même. L'existence d'une « armée industrielle de
réserve » est indispensable à la bourgeoisie. Elle est d'autant plus
pléthorique en période de récession et d'intensification de la concurrence à
l'échelle mondiale. Les développements sur ce sujet de Karl Marx dans la septième
section, chapitre XXV, du Capital gardent toute leur pertinence (4).
Seul un gouvernement des travailleurs pourra adopter une loi interdisant les licenciements. Autant le dire et
l'expliquer, au risque d'effaroucher ceux qui s'accrochent aux recettes réformistes.
Comme on entend souvent les militants invoquer la nécessité d'un droit au
travail, il est tout à fait fructueux de voir ce que pensaient Marx et Engels de cette revendication
avancée par les ouvriers parisiens en 1848. Dans le deuxième chapitre des Luttes de classes
en France, Marx qualifie le « droit au travail » de « première formule
maladroite » où se résument à l'époque les revendications
révolutionnaires du prolétariat : « Le droit au travail est au sens bourgeois une
absurdité, un voeu pieux et misérable, mais derrière le droit au travail il y a le
pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital l'appropriation des moyens de
production, leur soumission à la classe ouvrière associée, donc l'abolition du
salariat, du capital et de leurs rapports mutuels. Derrière le « droit au travail », il y
avait l'insurrection de juin. »
Dans sa préface à cet ouvrage de Marx, Engels relève ce paragraphe fondamental comme
étant la première formulation de la thèse caractérisant le socialisme ouvrier
moderne. Il précise simplement que « plus tard, Marx a élargi la formule à
l'appropriation des moyens d'échange eux aussi, comme corollaire de la thèse principale
qui « allait de soi après le Manifeste communiste » (4).
Notre problème aujourd'hui n'est pas nécessairement de proscrire
systématiquement la formule de « droit au travail » ou de « droit à
l'emploi ». Son utilisation fréquente est tout de même un symptôme parmi bien
d'autres d'une importante régression politique du mouvement ouvrier : nous en sommes
en 2003 à réclamer le droit pour tout le monde d'être exploité par un
patron !
Si on emploie la revendication de droit au travail, il est donc nécessaire d'éclairer cette
formule dans le sens du socialiste réformiste Louis Blanc ou dans celui du communiste
révolutionnaire Karl Marx. Il faut choisir. Louis Blanc la prenait comme une revendication
concrète pouvant être garantie par une loi dans le cadre de l'État (de la bourgeoisie
faut-il le préciser). Marx y voyait une formule maladroite cachant une aspiration des travailleurs
à procéder par les méthodes de la lutte de classe à l'appropriation des
moyens de production et d'échange. Louis Blanc comptait sur l'intervention de
l'État pour améliorer la condition des travailleurs. Tous les militants qui
répètent à satiété que « si l'État voulait, il pourrait
s'opposer aux licenciements, il pourrait maintenir les emplois, il pourrait stopper ses subventions aux
patrons, il pourrait prendre sur les profits des licencieurs », s'inscrivent qu'ils en soient
conscients ou non, dans la tradition du socialiste d'État, Louis Blanc. La longue et multiforme
tradition réformiste méconnaît la nature de classe de l'État. Or
l'État ne peut pas vouloir autre chose que ce que veut la classe qui le contrôle, qui
applique ses volontés ; et tout particulièrement dans les domaines vitaux pour l'existence
de la bourgeoisie qui concernent les modalités d'exploitation du prolétariat et de
constitution d'une « armée industrielle de réserve » pléthorique et
à moindre frais d'entretien.
Pour nous résumer, l'on peut mettre en avant l'interdiction des licenciements, le droit
à un emploi ou mieux encore le droit à un salaire pour tous comme l'association Agir
ensemble contre le Chômage de Quimper l'a argumenté dans le n°27 de Carré rouge.
Mais rien ne tient, rien n'est réalisable si ces objectifs ne sont pas couplés à la
nécessité de s'attaquer à la propriété privée capitaliste
jusqu'à sa suppression totale. Et je ne vois pas ce qui devrait nous retenir d'expliquer
ouvertement et clairement cette nécessité à tous les travailleurs quel que soit leur
statut ou leur condition. Ceux qui pensent qu'on parlera de cela plus tard, quand les gens seront
prêts à l'entendre, sont ceux qui ont une piètre opinion de ce que peuvent comprendre
et accepter bien des travailleurs ou qui tout simplement ne veulent pas que cette délicate question de
la propriété soit jamais abordée.
Pour échapper aux cadres mentaux de la société capitaliste, il faut
penser l'au-delà de cette société avec ses stupides critères de profit, de
rentabilité et de solvabilité. C'est dans la tête de chacun d'entre nous
qu'il faut commencer à détruire le rapport de domination du capital sur le travail et en
fin de compte sur toute l'humanité.
La lecture ou la relecture du pamphlet de Paul Lafargue Le Droit à la paresse paru en 1883
nous y invite dans un style plaisamment provocateur (6). Comme Lafargue était corps et âme dans
le camp des travailleurs, il estimait pouvoir se moquer de ceux qui se laissaient dominer par
l'idéologie et la morale bourgeoises, et en particulier qui avait le « vice » de
respecter le Travail (exploité). Les Raffarin contemporains de Lafargue en prennent au passage pour
leur grade en chantant les vertus du travail...pour les autres.
Dans son chapitre de conclusion, Lafargue en vient à écrire ceci qui devrait inspirer tous ceux
qui aspirent à une civilisation sans chômage et sans travail salarié : « Si,
déracinant de son coeur le vice qui la domine (celui du travail) et avilit sa nature, la
classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de
l'homme, qui ne sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer le
Droit au travail qui n'est que le droit à la misère, mais pour forger une loi
d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la
vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel
univers... »
Le style de Lafargue appartient au passé mais ses propos ouvrent les portes de l'avenir.
Le 13 décembre 2003
Samuel Holder
Sources :URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2003-12-13-Problemes_de_la_lutte.html