Socialisme ou barbarie : comment se pose la question en ce début de XXIe siècle

Cet article est paru dans le n°27 d'octobre 2003 de Carré Rouge.

Il ne sera pas nécessaire d'attendre la fin de cette décennie pour comprendre ce qui va se jouer au cours de ce siècle, à savoir la survie ou nom de l'espèce humaine et plus largement du vivant. Tel est l'enjeu de la lutte qui va se livrer entre les forces du capital et les forces du travail. « Le temps est l'espace du développement humain » a écrit Karl Marx (Salaires, Prix, Profit). Le temps nous est désormais compté, à nous, membres de l'espèce humaine. La catastrophe dans laquelle nous entraîne le capitalisme mondial s'annonce sous des formes multiples et qui se cumulent. La canicule de cet été a ramené brutalement dans l'actualité les conséquences destructrices pour la vie dans l'avenir de l'effet de serre. Il est le résultat d'un long processus de combustion fossile lié au mode de production capitaliste depuis son origine. La crise sanitaire a révélé une crise de civilisation. Les pannes d'électricité dans le nord-ouest américain, à Londres et dernièrement en Italie illustrent de façon démonstrative que la vie des populations y compris des pays impérialistes est une donnée négligeable pour le système productif actuel. Les nouvelles vagues de licenciements révèlent une hystérie dans la concurrence entre les entreprises qui n'a rien de conjoncturelle. Tous ces phénomènes sont liés à la course au profit à l'échelle mondiale. Comme le sont également la remise en cause des retraites, la destruction progressive de toutes les protections sociales, la transformation de tous les services en marchandises et la déstructuration des relations humaines s'exprimant notamment par la violence contre soi ou contre les autres.

Cet article ne vise pas à traiter en profondeur l'une ou l'autre dimension de la crise actuelle de l'humanité mais seulement à proposer quelques réflexions visant à la penser globalement, pour agir en révolutionnaires. Elles sont des matériaux pour contribuer à l'élaboration, qui ne peut être que collective, d'un manifeste inscrit dans la lutte des classes de notre époque.

Crise de civilisation et problèmes militants

La crise de la civilisation capitaliste ne peut être comprise qu'en s'appuyant sur ce principe plus que jamais valide : « Pas de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ». L'activité politique est trop souvent marquée au coin de l'activisme, sans réflexion sur le fond. Or bien des acteurs des luttes ne veulent plus pratiquer le suivisme à l'égard de ceux censés mieux « savoir » qu'eux. Ils ne veulent plus agir pour agir, sans comprendre contre qui et contre quoi ils luttent, sans savoir comment on lutte, sans imaginer pour quelle société ou pour quelle civilisation on lutte.

Le lien rationnel et nécessaire entre théorie et pratique est inscrit dans une perception juste de l'histoire passée et en cours. Sans le sens de l'histoire, à savoir le sens de ce qui disparaît, le sens de ce qui perdure et le sens de ce qui émerge, l'activité révolutionnaire théorique et pratique n'a tout simplement aucun sens. Mais elle se heurte à plusieurs obstacles. Il convient d'en cerner certains.

Il existe une sorte de fébrilité, y compris dans le militantisme, poussant à agir ou à s'agiter dans l'instant, sans réflexion globale et historique. Cette fébrilité est une des caractéristiques des relations sociales actuelles. Elle est à mettre en relation avec les rythmes effrénés d'exploitation provoqués par le capital et la pression qu'il exerce pour que tout le monde consomme et « communique » toujours plus et toujours plus vite. Cela s'exprime dans cette réflexion fréquente chez les salariés : « On nous en demande toujours plus. » Le Capital impose son tempo et génère des relations sociales superficielles et insatisfaisantes. Les activités de travail, de consommation ou de loisir baignent dans un sentiment dominant de frustration constamment réactivé.

Un autre obstacle est la propension instinctive chez la plupart des militants à ne pas considérer certaines des manifestations de la crise sociale comme des questions les impliquant politiquement. Trotsky reprochait fraternellement à des camarades américains de l'Opposition de gauche que leur presse en direction des travailleurs ne « sente pas assez le whisky ». C'est un reproche que les révolutionnaires d'aujourd'hui pourraient se faire à eux-mêmes car dans leurs écrits, il n'est guère question par exemple de la consommation d'antidépresseurs ou d'anxiolytiques, de la boulimie ou de l'anorexie, de l'addiction aux jeux de hasard (tiercé et autres), aux fast-food, aux jeux vidéo ou aux émissions de télé-réalité. Autant de questions sociales concernant directement les travailleurs et les jeunes qui ne peuvent être traitées ni en termes de dénonciation moraliste ni en termes de revendications, à l'instar des problèmes de salaires, de conditions de travail ou de licenciements. C'est pourquoi, trop souvent, elles sont laissées à la diligence des sociologues qui ne sont pas censés, sauf à être des révolutionnaires eux-mêmes, relier l'analyse à ses implications politiques subversives.

Ce qui fonde le projet révolutionnaire d'une autre société est de mettre en évidence le maillage de nos vies par les rapports de production et de consommation. La pénétration accélérée des rapports marchands dans toutes les relations sociales peut être illustrée par l'exemple des rapports actuels entre enseignants et enseignés dans le secondaire. À son grand désarroi, l'enseignant est perçu de plus en plus comme un entraîneur, un coach, préparant des clients exigeants (et parfois agressifs) à la compétition acharnée sur le marché du travail. Une partie des élèves ne se préparent même pas à cette compétition. Une frange d'entre eux sont déjà de petits « entrepreneurs » investis dans le marché des petits trafics et n'ayant nul besoin d'un coach « enseignant ». Les autres, les plus nombreux, savent ou pressentent qu'ils et elles ont perdu la partie avant même que la compétition n'ait commencé pour eux. Pour ces deux catégories de jeunes, l'enseignant est perçu très logiquement plus ou moins comme un flic ou comme un gardien de prison. Là encore, ces relations dégradées, destructrices, qui font souffrir tout le monde, enseignants, élèves, parents d'élèves, ne peuvent pas être abordées par les militants sous un angle étroitement revendicatif. La contrainte est impérieuse : montrer en quoi le capitalisme brise ou pervertit nécessairement les relations sociales.

La réification et la dévalorisation que subissent les relations sociales sous le règne du capital passent par une perte de maîtrise de notre temps personnel, du temps collectif et du temps historique dans lequel se déploie la lutte des classes. Dans le domaine des représentations mentales, il existe une sorte de dictature du présent qu'exprime bien par exemple « les actualités » télévisées. C'est une dictature qui écrase et tétanise les consciences comme si la marche du monde n'était guidée que par une immense fatalité. Avec une avalanche d'informations formatées et une mise en scène répétitive d'événements consternants, on injecte massivement chez des millions de téléspectateurs des affects tristes comme aurait dit Spinoza. Cette mascarade médiatique a pour but de créer et de consolider le sentiment chez chaque téléspectateur qu' « on n'y peut rien ». Ce sentiment est au coeur de cette « opinion publique » que les médias et les politiciens font mine de consulter avant d'agir comme le faisaient les Grecs anciens en interrogeant la pythie de Delphes. Mais les propos de cette pythie moderne que constitue l'opinion publique sont beaucoup plus facile à interpréter ! L'opinion publique, référence constante de toutes les démocraties impérialistes, n'est que l'opinion fabriquée pour le public par les différents organes de communication du Capital.

Pour les exploités, il n'y aurait plus de passé, celui de leurs luttes que l'on pourrait utilement étudier, revisiter pour éclairer le présent et nourrir un imaginaire indispensable pour mener des actions efficaces. Le fameux devoir de mémoire qui est mis à toutes les sauces n'inclut pas celui de bien connaître l'histoire du mouvement ouvrier mondial. Les social-démocrates et les staliniens accompagnent cet effacement de la mémoire, ne tenant pas à ce qu'une nouvelle génération de salariés soient bien au fait de leurs infamies et de leurs trahisons comme de ce que leur classe a été capable d'accomplir dans le passé.

Pas d'avenir non plus ! Il faudrait subir le monde tel qu'il est, éternellement. Juste se contenter d'espérer des améliorations marginales et temporaires. Les analogies et références superficielles puisées dans l'histoire du mouvement ouvrier ne sont d'aucune utilité mais elle ne constitue plus un réel danger depuis quelques années en comparaison avec la tendance lourde  à tout simplement se désintéresser de cette histoire-là.

« L'archipel du Capital »

Le Capital ne peut se comprendre que comme un système historique, donc périssable. Le double mouvement permanent de la pensée révolutionnaire nous conduit à dire :

  1. Il n'est pas possible de seulement penser un autre stade de civilisation humaine au-delà du règne du Capital, sans comprendre son fonctionnement fondamental, ce qu'il nous léguera mais aussi les formes nouvelles qu'il est toujours susceptible de prendre pour assurer sa perpétuation.

  2. De même qu'on ne pouvait comprendre le système esclavagiste qu'en voulant l'abolir, il est illusoire de vouloir comprendre le système de domination actuel sans avancer explicitement l'objectif de la transformation socialiste de la société.

Marx a dévoilé l'essence du capital. Il a condensé en une phrase ce qui constitue le fondement de l'analyse et du dépassement du capitalisme : « Le capital est un rapport social médiatisé par des choses. » Et ce rapport social est un rapport de domination d'une classe par une autre. La reproduction de ce rapport est assuré, étayé par la quasi totalité des pouvoirs et institutions économiques, politiques et sociales sur tous les continents. À quoi il faut ajouter toutes les constructions idéologiques engendrées par ces pouvoirs et institutions pour contrer et paralyser les efforts des travailleurs pour se défendre et s'émanciper. Le système du Capital est arrivé à un tel niveau de complexité et de rigidité dans son fonctionnement, de férocité dans son rapport avec le Travail et d'efficacité au plan idéologique qu'il barre la route à toutes les tentatives et velléités de l'amender ou de le contrôler.

Sa dimension spatiale actuelle affecte toute la planète dans tous ses coins et recoins, sol, sous-sol et atmosphère inclus. « L'archipel du Goulag » a disparu, « l'archipel du Capital » s'impose à tous, unifiant et déchirant toute l'humanité par ses standards d'exploitation et de consommation. Cette image de l'archipel empruntée à un article de Charles-André Udry (1) est évidemment discutable dans l'interprétation que je vais en donner. Elle a l'avantage d'évoquer un ensemble qui est à la fois unifié et fragmenté. On y trouve des îlots protégés, « sécurisés », pour les plus riches qui pratiquent en toute quiétude la surconsommation : quartiers luxueux pour « gens bien » à New York, Paris, Casablanca ou Bangkok, lieux de villégiature pour milliardaires, zones protégées pour les capitaux, à savoir les paradis fiscaux. Aux confins se situent de vastes espaces peuplés par les deux tiers de l'humanité où dominent la peur du lendemain, une violence multiforme, l'impossibilité de satisfaire les besoins fondamentaux à la vie humaine : manger, boire de l'eau potable, se loger décemment, se soigner, apprendre à lire et à écrire, etc. Et il y a aussi des zones intermédiaires où les classes moyennes urbaines et rurales et les couches les moins exploitées de la classe ouvrière tentent, avec des chances diverses, d'échapper à la faillite, à la précarité et à « l'exclusion ». Les « centres » richissimes sont plus dilatés dans les pays impérialistes. Les périphéries insolvables mais corvéables à merci gagnent toujours plus de terrain en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Extrême Orient et à l'Est de l'Europe. Le capital mondialisé a transformé les trois quarts de la planète en un immense ghetto pour pauvres, un ghetto en expansion continuelle.

Le réseau du capital financier couvre l'ensemble de cet archipel monstrueux par ses excès de pauvreté comme par ses excès de richesses. Il en active ou stérilise telle ou telle partie, tel ou tel secteur selon leur degré de rentabilité. Le capital a multiplié les moyens les plus sophistiqués pour capter la plus-value dans tous les pays. Il a asservi tous les vieux appareils d'État et  créé de nouvelles institutions performantes pour accroître et garantir ses profits (Banque Mondiale, FMI, OMC, Banque Centrale Européenne), etc De la force de travail du mineur ukrainien, du jeune orpailleur brésilien, de l'ouvrier de Détroit, de l'enfant tisserand en Inde ou de l'informaticien de la Silicon Valley, le capital extrait une plus-value qui à la suite de diverses mutations alimente cette masse de capital fictif qui, périodiquement, part en partie en fumée après quelques séances boursières mouvementées. C'est méconnaître ou refuser de comprendre la synergie profonde entre les différentes formes du capital et sa reproduction global que de s'imaginer que seule la sphère boursière du capital serait absurde et nuisible, qu'il y aurait une strate industrielle du capitalisme ayant une légitimité pour satisfaire les besoins humains. Il n'en est rien. La concurrence dans la recherche du profit maximum introduit le chaos dans tous les domaines, aussi bien dans l'industrie, l'agriculture, les transports, la santé, l'éducation, la recherche scientifique que la culture.

L'humanité  est en danger

Jamais un système d'exploitation de l'homme par l'homme ne s'était accompagné de progrès aussi fantastiques dont un des derniers et non des moindres a été le décryptage du génome humain. Il s'accompagne de formes de régression tout aussi fantastiques. Les choses en sont arrivées à un point où l'existence même de l'humanité est en danger. La fin de l'histoire de l'espèce humaine est possible. Outre les guerres provoquées directement ou indirectement par les puissances impérialistes et au premier rang desquelles les États-Unis, il faut considérer que la recherche effrénée du profit depuis deux siècles par les capitalistes sur tous les continents se traduit de plus en plus par des catastrophes écologiques qui peuvent un jour rendre les conditions de vie impossibles de façon irréversible pour l'espèce humaine et bien d'autres. Ce ne sont pas seulement les conditions de reproduction du capital qui deviennent de plus en plus aléatoires, ce qui explique l'offensive tous azimuts, contre les conditions d'existence des classes populaires. Ce sont les conditions de reproduction de la vie qui sont menacées. (2)

Le conflit entre le combat pour sauver l'écologie de la planète et celui pour perpétuer l'existence d'un système économique prédateur et destructeur de la vie sous toutes ses formes est total, sans point d'équilibre possible.

Nous subissons les effets d'une société mondiale du profit à irresponsabilité illimitée. Comme une partie des populations s'indignent et se révoltent contre un tel comportement irresponsable, des dispositifs de pseudo-contrôle et de pseudo-régulation sont en place parmi lesquels ont peut citer l'ONU , l'OMC ou le protocole de Kyoto. Politiquement il est bon pour les maîtres du monde de faire croire qu'une régulation du système est en oeuvre ou possible dans l'avenir. L'impuissance de ces institutions prétendument régulatrices est un peu trop voyante. Elles n'empêchent pas les guerres, la pollution, l'accroissement de la misère, etc. Leurs experts et porte-parole, caricatures d'humanistes copieusement rémunérés, accompagnent toutes ces calamités et les déplorent avec des discours lénifiants. Ils ne créent pas des illusions au point d'entraver les mobilisations. Mais ils bouchent idéologiquement l'horizon. Car ceux dont la devise devrait être « un autre réformisme est possible » s'empressent de faire croire que seuls les choix politiques regroupés sous le terme de néolibéralisme sont contestables et doivent être combattus. Ils se réjouissent que parmi ce qu'ils appellent « les élites » et qui sont les gouvernants et les capitalistes, il y ait des gens raisonnables auprès de qui on puisse se faire entendre.

Les forces du Capital contre les forces du Travail

Il n'y a pas des productions qui seraient vitales et devant échapper à l'emprise du marché plus que d'autres. L'ensemble de ce qui est produit à l'échelle mondiale doit échapper à l'emprise du Capital : sources d'énergie, moyens de transports, services. Car toute production prise dans les filets du Capital a inexorablement un caractère mortifère, en contribuant directement ou indirectement à épuiser les sols, à polluer les mers et l'atmosphère, à ruiner la santé des travailleurs et des habitants des grandes conurbations, etc.

Faudra-t-il parler d'un « droit à la vie durable », après avoir décliné toutes sortes de droits (au logement, à la santé, à l'éducation, à un emploi, à un revenu décent, etc.) ? Selon Marx, la classe ouvrière n'avait qu'un seul droit véritable, celui de faire la révolution. « La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien. » Il est urgent de réactualiser cette façon de poser le problème. Le prolétariat d'aujourd'hui déborde très largement sa composante ouvrière par le développement des activités de commercialisation, d'administration et d'échange. Le monde des salariés et de tous ceux qui ont été éjectés du salariat ou ne parviennent pas à y accéder constitue une classe. Tout en sachant que cette classe a subi des revers et qu'elle n'a que faiblement conscience d'être une classe, contrairement à la bourgeoisie, les révolutionnaires ont pour rôle primordial de favoriser l'émergence de cette conscience. Rien ne peut remplacer ou se substituer au progrès de cette conscience. Le XXe siècle est riche en expériences douloureuses ou dramatiques où des partis se sont substitués délibérément, et parfois à leur corps défendant, à l'activité consciente du prolétariat.

Sur quoi faire fond pour favoriser le développement de cette activité consciente ? Chaque guerre, chaque injustice, chaque empiétement dans des domaines élémentaires des besoins sociaux illustre où réside le problème essentiel. La propriété privée des moyens de production, de communication et d'échange est une entrave à la satisfaction de tous les besoins de l'humanité, sans exception. Être conscient de cela, c'est prendre une place précieuse dans un grand collectif des forces organisées du Travail pour que ces forces triomphent.

« L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes »

Nous fondons notre réflexion collective et nos actions sur ce principe. En soi cela pourra apparaître comme tout à fait banal et évident. C'est pourquoi il faut s'arrêter sur ce que signifie cette affirmation pour nous. Être marxiste révolutionnaire à notre époque consiste à se penser d'abord comme un travailleur (« manuel » ou « intellectuel ») parmi d'autres, ayant ses singularités (comme tout travailleur) et agissant parmi la collectivité des travailleurs auquel il appartient. Il faut abolir cette extériorité du « militant » apportant sa science de la pensée politique, syndicale ou associative à une masse de travailleurs jugés plus ou moins ignorants qu' il s'agit de guider dans la bonne voie. La singularité principale du travailleur marxiste révolutionnaire est qu'il ou elle doit produire des analyses, exprimer des idées La posture du tribun ou de l'avocat des travailleurs est étrangère au marxiste révolutionnaire de notre époque. C'est une prétention dérisoire et dépassée qu'il laisse à celles et ceux qui s'arrogent des privilèges symboliques ou non en endossant l'habit (qui est parfois malheureusement l'uniforme d'un groupe voire la livrée d'un appareil) de « dirigeant », de « responsable », de « délégué » ou de « porte-parole »...L'appartenance à une organisation politique, syndicale ou associative ne peut engendrer pour un marxiste révolutionnaire qu'un surcroît de modestie, une exigence intellectuelle plus grande, un scrupule plus aiguisé à l'égard des autres travailleurs et non cet air de supériorité tranquille, couplé à une bonne dose de fausse modestie pour faire diversion, qui fonde trop souvent l'identité du « militant ». Ce sont ces mécanismes collectifs hérités de la dégénérescence social-démocrate et stalinienne du mouvement ouvrier qu'il est vital de comprendre et de débusquer jusqu'au niveau individuel (et donc de son propre individu) pour renouveler et revivifier une perspective d'émancipation des travailleurs par eux-mêmes.

Ni les courants s'affirmant trotskystes, maoïstes ou guévaristes, ni ceux s'affirmant anarchistes ou libertaires n'ont échappé à ce complexe de supériorité du militant qui parle beaucoup et écoute peu les travailleurs ; ce qui est une des manifestations de sa posture d'homme ou de femme « qui sait » par avance. Les protestations de fausse modestie ne peuvent cacher la réalité de cette posture sur le terrain.

Tout progrès dans la compréhension d'un membre ou d'un autre doit devenir un bien collectif pour le monde du travail et non le privilège de pseudo-élites politiques qui cherchent à en imposer pour s'imposer. Le fait que dans les conditions sociales et historiques actuelles, ils ont très peu de chances d'y parvenir ne signifie pas que les comportements élitistes ne doivent pas disparaître et laisser place à d'autres relations que nous qualifierons d'égalitaires ou si on préfère de démocratiques. Un des caractères nouveaux particulièrement réjouissant des luttes de notre époque est la forte pression d'exigence démocratique qui s'est exprimé avec une vigueur particulière lors du mouvement de mai-juin 2003 en France.

Dans ce pays la défection généralisée des salariés à l'égard des partis de gauche gouvernementaux qui s'est exprimée de façon éclatante aux présidentielles d'avril 2002, a fini par dégager un espace d'autonomie, pour une nouvelle approche de la politique et pour un nouveau développement des formes d'auto-organisation. Vouloir participer et contrôler démocratiquement ses organes de lutte est une condition nécessaire pour s'impliquer dans tous les problèmes sociaux et pour penser l'avenir. Nous sommes dans la première étape d'un redémarrage au sens profond, réel, de la politisation des salariés et de la jeunesse. À partir de là peut s'édifier le socle d'un projet global, pour construire une autre société, au-delà du capitalisme.

Quelle propriété sociale ? Une question stratégique

Tracer une perspective pour les luttes ne se conçoit pas sans tenter d'élaborer constamment les grandes lignes d'un programme. Ne pas être en mesure de répondre de façon claire et vivante à la question « quel programme proposez-vous ? », c'est en réalité se dérober, renoncer à son identité de révolutionnaire, c'est-à-dire d'être humain pensant par avance la possibilité d'un avenir communiste pour l'humanité. Les exploités et les dominés ne veulent pas que des « spécialistes » leur demandent de consommer un programme tout fait. Mais ils et elles ne pourront élaborer et se battre pour leur propre programme que si un certain nombre de propositions programmatiques leur sont soumises. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire que le programme permettant le passage à une autre société n'est que l'addition des revendications avancées par les salariés, même si elles en sont le tremplin naturel.

À la question « Contre quoi lutte-t-on ? » la première réponse peut se formuler ainsi : le système capitaliste mondial, avec son réseau de pouvoirs étatiques, économiques, politiques, idéologiques, avec toutes ses ramifications nationales, régionales et locales. Chaque lutte particulière contre un patron, un Etat, un pouvoir, un propriétaire individuel ou anonyme ne prendra tout son sens que comme fragment et étape de cette lutte d'ensemble contre ce système.

Encore faut-il mettre en évidence ce qui est au coeur du système capitaliste, à savoir la propriété privée des moyens de production, de communication et d'échange. Ne pas cibler cet élément central serait méconnaître totalement la nature du système de domination en place. Ne pas se préparer à abolir cette propriété privée-là vouerait toutes les luttes les plus déterminées à l'échec. Les démocraties impérialistes que certains appellent les « États de droit » ne font que protéger les droits des propriétaires capitalistes. Ces États sont pour les bourgeoisies impérialistes des fournisseurs de marchés protégés, des compagnies d'assurances les préservant contre les aléas du marché et de la concurrence. Les États renflouent les capitalistes essentiellement avec l'argent ponctionné sur les classes populaires.

Il serait d'une naïveté criminelle que de s'imaginer que leur fonction « normale » serait de défendre les intérêts généraux ou certains droits particuliers d'une nation donnée, de maintenir en vie des services publics par exemple. Tous leurs agissements démontrent le contraire.

La destruction de tous les appareils d'État par les exploités et les dominés est donc une condition pour abolir la propriété privée, pour lui substituer la socialisation des moyens de production, de communication et d'échange et simultanément pour ouvrir la possibilité d'un plein épanouissement d'une démocratie digne de ce nom. Avant même d'être le résultat d'un processus révolutionnaire concret, la destruction des États commence dans la conscience des hommes et des femmes qui luttent pour une autre civilisation, sans État, sans exploitation et donc sans violence ni domination.

La nécessité d'une appropriation collective de toutes les sources de richesses a été particulièrement mise sous le boisseau ces dernières années. L'effondrement du bloc de l'Est a été le prétexte pour jeter le discrédit sur cette exigence. Bien des militants, y compris qui avaient combattu le stalinisme d'un point de vue révolutionnaire, se sont repliés sous la pression idéologique dominante sur une formulation beaucoup plus acceptable : « une autre répartition des richesses ». Cette formulation est dans le meilleure des cas superficielle et inoffensive, et dans le pire, elle ouvre la voie à de nouvelles illusions réformistes. Nous ne pouvons pas laisser planer un flou qui n'a rien d'artistique, sur la question de la propriété sociale. Soit nous restons sous le régime de la propriété privée, celle qui anime le Capital et impose son totalitarisme de la marchandisation et du profit. Soit nous passons au régime de la propriété collective, celui des forces du Travail qui permet la satisfaction des besoins de tous et l'épanouissement de formes authentiques de démocratie et de création à l'échelle mondiale.

Dans leur Manifeste publié en 1848, Marx et Engels affirmaient que les communistes se distinguaient des autres tendances socialistes et démocratiques de leur époque parce qu'ils accordent une importance particulière à la question de la propriété. Ce point n'a pas vieilli. Nous devons plus que jamais le faire nôtre et l'actualiser.

Préparer la civilisation socialiste mondiale

La bigarrure des positions défendues par les idéologues de la bourgeoisie ne les s'empêche pas de s'accorder sur quelques formules récurrentes : « l'horizon du capitalisme est indépassable ; les notions de socialisme ou de communisme sont marquées du sceau de l'infamie totalitaire ; la notion de révolution est assimilable à une volonté stupide de vouloir préparer le Grand Soir ». Cette pression idéologique est incontestablement efficace, au point d'être intériorisée par nombre d'acteurs des luttes sociales. Les caricatures de ces idéologues visent à détourner de notions indispensables pour penser l'avenir de l'humanité sans la domination du capital. Leur objectif est de déposséder les dominés et les exploités de toute formulation d'un projet cohérent global d'émancipation.

Il est ici nécessaire de préciser ce qu'on entend par révolution : un processus long et complexe qui ne se programme pas mais se prépare activement. Pour mener un tel processus à bon terme, il faut une gigantesque accumulation de luttes de tous ordres et une compréhension collective particulièrement aiguë des buts historiques. Aucune révolution ne doit être traitée comme un fétiche. Ni la Révolution française, ni la Commune de Paris, ni la Révolution russe, ni la Révolution espagnole. Aucune n'a un caractère d'exemplarité absolue. Sauf à les déconnecter du mouvement réel de l'histoire, personne ne peut les présenter ni comme un modèle absolu ni comme un repoussoir absolu. Cela ne signifie pas que ces révolutions-là et bien d'autres, nous ont définitivement tout dit et ne doivent plus être étudiées à la lumière des problèmes actuels.

Les révolutions ne sont pas des buts en soi. Mais on ne voit pas comment les classes dominées pourraient s'en passer. Elles sont des moyens nécessaires pour déposséder des classes dirigeantes de leur pouvoir et de leurs propriétés.

Qu'on l'appelle socialisme ou communisme mondial, notre visée commune est de préparer l'avènement d'une civilisation où les notions de pouvoir, de droit, de richesse et y compris de travail soient dépourvues de sens. Penser cela dès aujourd'hui, c'est permettre sa réalisation dans le futur.

Le 3 octobre 2003

Samuel Holder

Sources :

(1) Charles-André Udry, Socialisme, Carré rouge n°14, mai 2000, page 53
(2) François Chesnais et Claude Serfati, La fracture écologique, article paru dans le n°4 de Contre Temps, mai 2002, et extrait de la communication faite au Congrès Marx International III (26-29 septembre 2001)

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