Il ne sera pas nécessaire d'attendre la fin de cette décennie pour
comprendre ce qui va se jouer au cours de ce siècle, à savoir la survie ou nom de
l'espèce humaine et plus largement du vivant. Tel est l'enjeu de la lutte qui va se livrer
entre les forces du capital et les forces du travail. « Le temps est l'espace du
développement humain » a écrit Karl Marx (Salaires, Prix, Profit). Le temps nous est
désormais compté, à nous, membres de l'espèce humaine. La catastrophe dans
laquelle nous entraîne le capitalisme mondial s'annonce sous des formes multiples et qui se
cumulent. La canicule de cet été a ramené brutalement dans l'actualité les
conséquences destructrices pour la vie dans l'avenir de l'effet de serre. Il est le
résultat d'un long processus de combustion fossile lié au mode de production capitaliste
depuis son origine. La crise sanitaire a révélé une crise de civilisation. Les pannes
d'électricité dans le nord-ouest américain, à Londres et dernièrement
en Italie illustrent de façon démonstrative que la vie des populations y compris des pays
impérialistes est une donnée négligeable pour le système productif actuel. Les
nouvelles vagues de licenciements révèlent une hystérie dans la concurrence entre les
entreprises qui n'a rien de conjoncturelle. Tous ces phénomènes sont liés à
la course au profit à l'échelle mondiale. Comme le sont également la remise en cause
des retraites, la destruction progressive de toutes les protections sociales, la transformation de tous les
services en marchandises et la déstructuration des relations humaines s'exprimant notamment par la
violence contre soi ou contre les autres.
Cet article ne vise pas à traiter en profondeur l'une ou l'autre dimension de la crise
actuelle de l'humanité mais seulement à proposer quelques réflexions visant à
la penser globalement, pour agir en révolutionnaires. Elles sont des matériaux pour contribuer
à l'élaboration, qui ne peut être que collective, d'un manifeste inscrit dans la
lutte des classes de notre époque.
La crise de la civilisation capitaliste ne peut être comprise qu'en s'appuyant
sur ce principe plus que jamais valide : « Pas de pratique révolutionnaire sans théorie
révolutionnaire ». L'activité politique est trop souvent marquée au coin de
l'activisme, sans réflexion sur le fond. Or bien des acteurs des luttes ne veulent plus pratiquer
le suivisme à l'égard de ceux censés mieux « savoir » qu'eux. Ils ne
veulent plus agir pour agir, sans comprendre contre qui et contre quoi ils luttent, sans savoir comment on
lutte, sans imaginer pour quelle société ou pour quelle civilisation on lutte.
Le lien rationnel et nécessaire entre théorie et pratique est inscrit dans une perception juste
de l'histoire passée et en cours. Sans le sens de l'histoire, à savoir le sens de ce
qui disparaît, le sens de ce qui perdure et le sens de ce qui émerge, l'activité
révolutionnaire théorique et pratique n'a tout simplement aucun sens. Mais elle se heurte
à plusieurs obstacles. Il convient d'en cerner certains.
Il existe une sorte de fébrilité, y compris dans le militantisme, poussant à agir ou
à s'agiter dans l'instant, sans réflexion globale et historique. Cette
fébrilité est une des caractéristiques des relations sociales actuelles. Elle est
à mettre en relation avec les rythmes effrénés d'exploitation provoqués par
le capital et la pression qu'il exerce pour que tout le monde consomme et « communique »
toujours plus et toujours plus vite. Cela s'exprime dans cette réflexion fréquente chez les
salariés : « On nous en demande toujours plus. » Le Capital impose son tempo et
génère des relations sociales superficielles et insatisfaisantes. Les activités de
travail, de consommation ou de loisir baignent dans un sentiment dominant de frustration constamment
réactivé.
Un autre obstacle est la propension instinctive chez la plupart des militants à ne pas
considérer certaines des manifestations de la crise sociale comme des questions les impliquant
politiquement. Trotsky reprochait fraternellement à des camarades américains de
l'Opposition de gauche que leur presse en direction des travailleurs ne « sente pas assez le
whisky ». C'est un reproche que les révolutionnaires d'aujourd'hui pourraient se
faire à eux-mêmes car dans leurs écrits, il n'est guère question par exemple
de la consommation d'antidépresseurs ou d'anxiolytiques, de la boulimie ou de l'anorexie,
de l'addiction aux jeux de hasard (tiercé et autres), aux fast-food, aux jeux vidéo ou aux
émissions de télé-réalité. Autant de questions sociales concernant
directement les travailleurs et les jeunes qui ne peuvent être traitées ni en termes de
dénonciation moraliste ni en termes de revendications, à l'instar des problèmes de
salaires, de conditions de travail ou de licenciements. C'est pourquoi, trop souvent, elles sont
laissées à la diligence des sociologues qui ne sont pas censés, sauf à être
des révolutionnaires eux-mêmes, relier l'analyse à ses implications politiques
subversives.
Ce qui fonde le projet révolutionnaire d'une autre société est de mettre en
évidence le maillage de nos vies par les rapports de production et de consommation. La
pénétration accélérée des rapports marchands dans toutes les relations
sociales peut être illustrée par l'exemple des rapports actuels entre enseignants et
enseignés dans le secondaire. À son grand désarroi, l'enseignant est perçu de
plus en plus comme un entraîneur, un coach, préparant des clients exigeants (et parfois
agressifs) à la compétition acharnée sur le marché du travail. Une partie des
élèves ne se préparent même pas à cette compétition. Une frange
d'entre eux sont déjà de petits « entrepreneurs » investis dans le
marché des petits trafics et n'ayant nul besoin d'un coach
« enseignant ». Les autres, les plus nombreux, savent ou pressentent qu'ils et elles ont
perdu la partie avant même que la compétition n'ait commencé pour eux. Pour ces deux
catégories de jeunes, l'enseignant est perçu très logiquement plus ou moins comme un
flic ou comme un gardien de prison. Là encore, ces relations dégradées, destructrices,
qui font souffrir tout le monde, enseignants, élèves, parents d'élèves, ne
peuvent pas être abordées par les militants sous un angle étroitement revendicatif. La
contrainte est impérieuse : montrer en quoi le capitalisme brise ou pervertit nécessairement
les relations sociales.
La réification et la dévalorisation que subissent les relations sociales sous le règne
du capital passent par une perte de maîtrise de notre temps personnel, du temps collectif et du temps
historique dans lequel se déploie la lutte des classes. Dans le domaine des représentations
mentales, il existe une sorte de dictature du présent qu'exprime bien par exemple « les
actualités » télévisées. C'est une dictature qui écrase et
tétanise les consciences comme si la marche du monde n'était guidée que par une
immense fatalité. Avec une avalanche d'informations formatées et une mise en scène
répétitive d'événements consternants, on injecte massivement chez des
millions de téléspectateurs des affects tristes comme aurait dit Spinoza. Cette mascarade
médiatique a pour but de créer et de consolider le sentiment chez chaque
téléspectateur qu' « on n'y peut rien ». Ce sentiment est au coeur de cette
« opinion publique » que les médias et les politiciens font mine de consulter avant
d'agir comme le faisaient les Grecs anciens en interrogeant la pythie de Delphes. Mais les propos de
cette pythie moderne que constitue l'opinion publique sont beaucoup plus facile à
interpréter ! L'opinion publique, référence constante de toutes les
démocraties impérialistes, n'est que l'opinion fabriquée pour le public par les
différents organes de communication du Capital.
Pour les exploités, il n'y aurait plus de passé, celui de leurs luttes que l'on
pourrait utilement étudier, revisiter pour éclairer le présent et nourrir un imaginaire
indispensable pour mener des actions efficaces. Le fameux devoir de mémoire qui est mis à
toutes les sauces n'inclut pas celui de bien connaître l'histoire du mouvement ouvrier mondial.
Les social-démocrates et les staliniens accompagnent cet effacement de la mémoire, ne tenant
pas à ce qu'une nouvelle génération de salariés soient bien au fait de leurs
infamies et de leurs trahisons comme de ce que leur classe a été capable d'accomplir dans
le passé.
Pas d'avenir non plus ! Il faudrait subir le monde tel qu'il est, éternellement. Juste se
contenter d'espérer des améliorations marginales et temporaires. Les analogies et
références superficielles puisées dans l'histoire du mouvement ouvrier ne sont
d'aucune utilité mais elle ne constitue plus un réel danger depuis quelques années
en comparaison avec la tendance lourde à tout simplement se désintéresser de cette
histoire-là.
Le Capital ne peut se comprendre que comme un système historique, donc périssable. Le double mouvement permanent de la pensée révolutionnaire nous conduit à dire :
Marx a dévoilé l'essence du capital. Il a condensé en une phrase ce
qui constitue le fondement de l'analyse et du dépassement du capitalisme : « Le
capital est un rapport social médiatisé par des choses. » Et ce rapport
social est un rapport de domination d'une classe par une autre. La reproduction de ce rapport est
assuré, étayé par la quasi totalité des pouvoirs et institutions
économiques, politiques et sociales sur tous les continents. À quoi il faut ajouter toutes les
constructions idéologiques engendrées par ces pouvoirs et institutions pour contrer et
paralyser les efforts des travailleurs pour se défendre et s'émanciper. Le système
du Capital est arrivé à un tel niveau de complexité et de rigidité dans son
fonctionnement, de férocité dans son rapport avec le Travail et d'efficacité au plan
idéologique qu'il barre la route à toutes les tentatives et velléités de
l'amender ou de le contrôler.
Sa dimension spatiale actuelle affecte toute la planète dans tous ses coins et recoins, sol, sous-sol
et atmosphère inclus. « L'archipel du Goulag » a disparu, « l'archipel du
Capital » s'impose à tous, unifiant et déchirant toute l'humanité par ses
standards d'exploitation et de consommation. Cette image de l'archipel empruntée à un
article de Charles-André Udry (1) est
évidemment discutable dans l'interprétation que je vais en donner. Elle a l'avantage
d'évoquer un ensemble qui est à la fois unifié et fragmenté. On y trouve des
îlots protégés, « sécurisés », pour les plus riches qui
pratiquent en toute quiétude la surconsommation : quartiers luxueux pour « gens bien »
à New York, Paris, Casablanca ou Bangkok, lieux de villégiature pour milliardaires, zones
protégées pour les capitaux, à savoir les paradis fiscaux. Aux confins se situent de
vastes espaces peuplés par les deux tiers de l'humanité où dominent la peur du
lendemain, une violence multiforme, l'impossibilité de satisfaire les besoins fondamentaux
à la vie humaine : manger, boire de l'eau potable, se loger décemment, se soigner,
apprendre à lire et à écrire, etc. Et il y a aussi des zones intermédiaires
où les classes moyennes urbaines et rurales et les couches les moins exploitées de la classe
ouvrière tentent, avec des chances diverses, d'échapper à la faillite, à la
précarité et à « l'exclusion ». Les « centres » richissimes
sont plus dilatés dans les pays impérialistes. Les périphéries insolvables mais
corvéables à merci gagnent toujours plus de terrain en Afrique, en Amérique latine, au
Moyen-Orient, en Extrême Orient et à l'Est de l'Europe. Le capital mondialisé a
transformé les trois quarts de la planète en un immense ghetto pour pauvres, un ghetto en
expansion continuelle.
Le réseau du capital financier couvre l'ensemble de cet archipel monstrueux par ses excès
de pauvreté comme par ses excès de richesses. Il en active ou stérilise telle ou telle
partie, tel ou tel secteur selon leur degré de rentabilité. Le capital a multiplié les
moyens les plus sophistiqués pour capter la plus-value dans tous les pays. Il a asservi tous les vieux
appareils d'État et créé de nouvelles institutions performantes pour
accroître et garantir ses profits (Banque Mondiale, FMI, OMC, Banque Centrale Européenne), etc
De la force de travail du mineur ukrainien, du jeune orpailleur brésilien, de l'ouvrier de
Détroit, de l'enfant tisserand en Inde ou de l'informaticien de la Silicon Valley, le capital
extrait une plus-value qui à la suite de diverses mutations alimente cette masse de capital fictif
qui, périodiquement, part en partie en fumée après quelques séances
boursières mouvementées. C'est méconnaître ou refuser de comprendre la
synergie profonde entre les différentes formes du capital et sa reproduction global que de
s'imaginer que seule la sphère boursière du capital serait absurde et nuisible, qu'il y
aurait une strate industrielle du capitalisme ayant une légitimité pour satisfaire les besoins
humains. Il n'en est rien. La concurrence dans la recherche du profit maximum introduit le chaos dans
tous les domaines, aussi bien dans l'industrie, l'agriculture, les transports, la santé,
l'éducation, la recherche scientifique que la culture.
Jamais un système d'exploitation de l'homme par l'homme ne
s'était accompagné de progrès aussi fantastiques dont un des derniers et non des
moindres a été le décryptage du génome humain. Il s'accompagne de formes de
régression tout aussi fantastiques. Les choses en sont arrivées à un point où
l'existence même de l'humanité est en danger. La fin de l'histoire de
l'espèce humaine est possible. Outre les guerres provoquées directement ou indirectement
par les puissances impérialistes et au premier rang desquelles les États-Unis, il faut
considérer que la recherche effrénée du profit depuis deux siècles par les
capitalistes sur tous les continents se traduit de plus en plus par des catastrophes écologiques qui
peuvent un jour rendre les conditions de vie impossibles de façon irréversible pour
l'espèce humaine et bien d'autres. Ce ne sont pas seulement les conditions de reproduction du
capital qui deviennent de plus en plus aléatoires, ce qui explique l'offensive tous azimuts,
contre les conditions d'existence des classes populaires. Ce sont les conditions de reproduction de la
vie qui sont menacées.
(2)
Le conflit entre le combat pour sauver l'écologie de la planète et celui pour
perpétuer l'existence d'un système économique prédateur et destructeur de
la vie sous toutes ses formes est total, sans point d'équilibre possible.
Nous subissons les effets d'une société mondiale du profit à irresponsabilité
illimitée. Comme une partie des populations s'indignent et se révoltent contre un tel
comportement irresponsable, des dispositifs de pseudo-contrôle et de pseudo-régulation sont en
place parmi lesquels ont peut citer l'ONU , l'OMC ou le protocole de Kyoto. Politiquement il est bon
pour les maîtres du monde de faire croire qu'une régulation du système est en oeuvre
ou possible dans l'avenir. L'impuissance de ces institutions prétendument régulatrices
est un peu trop voyante. Elles n'empêchent pas les guerres, la pollution, l'accroissement de la
misère, etc. Leurs experts et porte-parole, caricatures d'humanistes copieusement
rémunérés, accompagnent toutes ces calamités et les déplorent avec des
discours lénifiants. Ils ne créent pas des illusions au point d'entraver les mobilisations.
Mais ils bouchent idéologiquement l'horizon. Car ceux dont la devise devrait être « un
autre réformisme est possible » s'empressent de faire croire que seuls les choix politiques
regroupés sous le terme de néolibéralisme sont contestables et doivent être
combattus. Ils se réjouissent que parmi ce qu'ils appellent « les élites » et
qui sont les gouvernants et les capitalistes, il y ait des gens raisonnables auprès de qui on puisse
se faire entendre.
Il n'y a pas des productions qui seraient vitales et devant échapper à
l'emprise du marché plus que d'autres. L'ensemble de ce qui est produit à
l'échelle mondiale doit échapper à l'emprise du Capital : sources
d'énergie, moyens de transports, services. Car toute production prise dans les filets du Capital a
inexorablement un caractère mortifère, en contribuant directement ou indirectement à
épuiser les sols, à polluer les mers et l'atmosphère, à ruiner la
santé des travailleurs et des habitants des grandes conurbations, etc.
Faudra-t-il parler d'un « droit à la vie durable », après avoir
décliné toutes sortes de droits (au logement, à la santé, à
l'éducation, à un emploi, à un revenu décent, etc.) ? Selon Marx, la classe
ouvrière n'avait qu'un seul droit véritable, celui de faire la révolution.
« La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien. » Il est
urgent de réactualiser cette façon de poser le problème. Le prolétariat
d'aujourd'hui déborde très largement sa composante ouvrière par le
développement des activités de commercialisation, d'administration et d'échange.
Le monde des salariés et de tous ceux qui ont été éjectés du salariat ou
ne parviennent pas à y accéder constitue une classe. Tout en sachant que cette classe a subi
des revers et qu'elle n'a que faiblement conscience d'être une classe, contrairement
à la bourgeoisie, les révolutionnaires ont pour rôle primordial de favoriser
l'émergence de cette conscience. Rien ne peut remplacer ou se substituer au progrès de
cette conscience. Le XXe siècle est riche en expériences douloureuses ou dramatiques où
des partis se sont substitués délibérément, et parfois à leur corps
défendant, à l'activité consciente du prolétariat.
Sur quoi faire fond pour favoriser le développement de cette activité consciente ? Chaque
guerre, chaque injustice, chaque empiétement dans des domaines élémentaires des besoins
sociaux illustre où réside le problème essentiel. La propriété
privée des moyens de production, de communication et d'échange est une entrave à la
satisfaction de tous les besoins de l'humanité, sans exception. Être conscient de cela,
c'est prendre une place précieuse dans un grand collectif des forces organisées du Travail
pour que ces forces triomphent.
Nous fondons notre réflexion collective et nos actions sur ce principe. En soi cela
pourra apparaître comme tout à fait banal et évident. C'est pourquoi il faut
s'arrêter sur ce que signifie cette affirmation pour nous. Être marxiste
révolutionnaire à notre époque consiste à se penser d'abord comme un
travailleur (« manuel » ou « intellectuel ») parmi d'autres, ayant ses
singularités (comme tout travailleur) et agissant parmi la collectivité des travailleurs auquel
il appartient. Il faut abolir cette extériorité du « militant » apportant sa
science de la pensée politique, syndicale ou associative à une masse de travailleurs
jugés plus ou moins ignorants qu' il s'agit de guider dans la bonne voie. La
singularité principale du travailleur marxiste révolutionnaire est qu'il ou elle doit
produire des analyses, exprimer des idées La posture du tribun ou de l'avocat des travailleurs est
étrangère au marxiste révolutionnaire de notre époque. C'est une
prétention dérisoire et dépassée qu'il laisse à celles et ceux qui
s'arrogent des privilèges symboliques ou non en endossant l'habit (qui est parfois
malheureusement l'uniforme d'un groupe voire la livrée d'un appareil) de
« dirigeant », de « responsable », de « délégué » ou
de « porte-parole »...L'appartenance à une organisation politique, syndicale ou
associative ne peut engendrer pour un marxiste révolutionnaire qu'un surcroît de modestie,
une exigence intellectuelle plus grande, un scrupule plus aiguisé à l'égard des
autres travailleurs et non cet air de supériorité tranquille, couplé à une bonne
dose de fausse modestie pour faire diversion, qui fonde trop souvent l'identité du
« militant ». Ce sont ces mécanismes collectifs hérités de la
dégénérescence social-démocrate et stalinienne du mouvement ouvrier qu'il est
vital de comprendre et de débusquer jusqu'au niveau individuel (et donc de son propre individu)
pour renouveler et revivifier une perspective d'émancipation des travailleurs par
eux-mêmes.
Ni les courants s'affirmant trotskystes, maoïstes ou guévaristes, ni ceux s'affirmant
anarchistes ou libertaires n'ont échappé à ce complexe de supériorité
du militant qui parle beaucoup et écoute peu les travailleurs ; ce qui est une des manifestations de
sa posture d'homme ou de femme « qui sait » par avance. Les protestations de fausse modestie
ne peuvent cacher la réalité de cette posture sur le terrain.
Tout progrès dans la compréhension d'un membre ou d'un autre doit devenir un bien
collectif pour le monde du travail et non le privilège de pseudo-élites politiques qui
cherchent à en imposer pour s'imposer. Le fait que dans les conditions sociales et historiques
actuelles, ils ont très peu de chances d'y parvenir ne signifie pas que les comportements
élitistes ne doivent pas disparaître et laisser place à d'autres relations que nous
qualifierons d'égalitaires ou si on préfère de démocratiques. Un des
caractères nouveaux particulièrement réjouissant des luttes de notre époque est
la forte pression d'exigence démocratique qui s'est exprimé avec une vigueur
particulière lors du mouvement de mai-juin 2003 en France.
Dans ce pays la défection généralisée des salariés à
l'égard des partis de gauche gouvernementaux qui s'est exprimée de façon
éclatante aux présidentielles d'avril 2002, a fini par dégager un espace
d'autonomie, pour une nouvelle approche de la politique et pour un nouveau développement des
formes d'auto-organisation. Vouloir participer et contrôler démocratiquement ses organes de
lutte est une condition nécessaire pour s'impliquer dans tous les problèmes sociaux et pour
penser l'avenir. Nous sommes dans la première étape d'un redémarrage au sens
profond, réel, de la politisation des salariés et de la jeunesse. À partir de là
peut s'édifier le socle d'un projet global, pour construire une autre société,
au-delà du capitalisme.
Tracer une perspective pour les luttes ne se conçoit pas sans tenter
d'élaborer constamment les grandes lignes d'un programme. Ne pas être en mesure de
répondre de façon claire et vivante à la question « quel programme
proposez-vous ? », c'est en réalité se dérober, renoncer à son
identité de révolutionnaire, c'est-à-dire d'être humain pensant par avance
la possibilité d'un avenir communiste pour l'humanité. Les exploités et les
dominés ne veulent pas que des « spécialistes » leur demandent de consommer un
programme tout fait. Mais ils et elles ne pourront élaborer et se battre pour leur propre programme
que si un certain nombre de propositions programmatiques leur sont soumises. Nous ne pouvons pas nous
contenter de dire que le programme permettant le passage à une autre société n'est
que l'addition des revendications avancées par les salariés, même si elles en sont le
tremplin naturel.
À la question « Contre quoi lutte-t-on ? » la première réponse peut se
formuler ainsi : le système capitaliste mondial, avec son réseau de pouvoirs étatiques,
économiques, politiques, idéologiques, avec toutes ses ramifications nationales,
régionales et locales. Chaque lutte particulière contre un patron, un Etat, un pouvoir, un
propriétaire individuel ou anonyme ne prendra tout son sens que comme fragment et étape de
cette lutte d'ensemble contre ce système.
Encore faut-il mettre en évidence ce qui est au coeur du système capitaliste, à savoir
la propriété privée des moyens de production, de communication et
d'échange. Ne pas cibler cet élément central serait
méconnaître totalement la nature du système de domination en place. Ne pas se
préparer à abolir cette propriété privée-là vouerait toutes les
luttes les plus déterminées à l'échec. Les démocraties
impérialistes que certains appellent les « États de droit » ne font que
protéger les droits des propriétaires capitalistes. Ces États sont pour les bourgeoisies
impérialistes des fournisseurs de marchés protégés, des compagnies
d'assurances les préservant contre les aléas du marché et de la concurrence. Les
États renflouent les capitalistes essentiellement avec l'argent ponctionné sur les classes
populaires.
Il serait d'une naïveté criminelle que de s'imaginer que leur fonction
« normale » serait de défendre les intérêts généraux ou
certains droits particuliers d'une nation donnée, de maintenir en vie des services publics par
exemple. Tous leurs agissements démontrent le contraire.
La destruction de tous les appareils d'État par les exploités et les dominés est
donc une condition pour abolir la propriété privée, pour lui substituer la socialisation
des moyens de production, de communication et d'échange et simultanément pour ouvrir la
possibilité d'un plein épanouissement d'une démocratie digne de ce nom. Avant
même d'être le résultat d'un processus révolutionnaire concret, la
destruction des États commence dans la conscience des hommes et des femmes qui luttent pour une autre
civilisation, sans État, sans exploitation et donc sans violence ni domination.
La nécessité d'une appropriation collective de toutes les sources de richesses a
été particulièrement mise sous le boisseau ces dernières années.
L'effondrement du bloc de l'Est a été le prétexte pour jeter le discrédit
sur cette exigence. Bien des militants, y compris qui avaient combattu le stalinisme d'un point de vue
révolutionnaire, se sont repliés sous la pression idéologique dominante sur une
formulation beaucoup plus acceptable : « une autre répartition des richesses ». Cette
formulation est dans le meilleure des cas superficielle et inoffensive, et dans le pire, elle ouvre la voie
à de nouvelles illusions réformistes. Nous ne pouvons pas laisser planer un flou qui n'a
rien d'artistique, sur la question de la propriété sociale. Soit nous restons sous le
régime de la propriété privée, celle qui anime le Capital et impose son
totalitarisme de la marchandisation et du profit. Soit nous passons au régime de la
propriété collective, celui des forces du Travail qui permet la satisfaction des besoins de
tous et l'épanouissement de formes authentiques de démocratie et de création
à l'échelle mondiale.
Dans leur Manifeste publié en 1848, Marx et Engels affirmaient que les communistes se distinguaient
des autres tendances socialistes et démocratiques de leur époque parce qu'ils accordent une
importance particulière à la question de la propriété. Ce point n'a pas
vieilli. Nous devons plus que jamais le faire nôtre et l'actualiser.
La bigarrure des positions défendues par les idéologues de la bourgeoisie ne
les s'empêche pas de s'accorder sur quelques formules récurrentes :
« l'horizon du capitalisme est indépassable ; les notions de socialisme ou de communisme
sont marquées du sceau de l'infamie totalitaire ; la notion de révolution est assimilable
à une volonté stupide de vouloir préparer le Grand Soir ». Cette pression
idéologique est incontestablement efficace, au point d'être intériorisée par
nombre d'acteurs des luttes sociales. Les caricatures de ces idéologues visent à
détourner de notions indispensables pour penser l'avenir de l'humanité sans la
domination du capital. Leur objectif est de déposséder les dominés et les
exploités de toute formulation d'un projet cohérent global d'émancipation.
Il est ici nécessaire de préciser ce qu'on entend par révolution : un processus long
et complexe qui ne se programme pas mais se prépare activement. Pour mener un tel processus à
bon terme, il faut une gigantesque accumulation de luttes de tous ordres et une compréhension
collective particulièrement aiguë des buts historiques. Aucune révolution ne doit
être traitée comme un fétiche. Ni la Révolution française, ni la Commune de
Paris, ni la Révolution russe, ni la Révolution espagnole. Aucune n'a un caractère
d'exemplarité absolue. Sauf à les déconnecter du mouvement réel de
l'histoire, personne ne peut les présenter ni comme un modèle absolu ni comme un repoussoir
absolu. Cela ne signifie pas que ces révolutions-là et bien d'autres, nous ont
définitivement tout dit et ne doivent plus être étudiées à la
lumière des problèmes actuels.
Les révolutions ne sont pas des buts en soi. Mais on ne voit pas comment les classes dominées
pourraient s'en passer. Elles sont des moyens nécessaires pour déposséder des
classes dirigeantes de leur pouvoir et de leurs propriétés.
Qu'on l'appelle socialisme ou communisme mondial, notre visée commune est de préparer
l'avènement d'une civilisation où les notions de pouvoir, de droit, de richesse et y
compris de travail soient dépourvues de sens. Penser cela dès aujourd'hui, c'est
permettre sa réalisation dans le futur.
Le 3 octobre 2003
Samuel Holder
Sources :URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2003-11-16-Socialisme_ou_barbarie_XXIe_siecle.html