Questions posées par le mouvement de mai-juin 2003

Le mouvement que nous venons de vivre est riche en enseignements. Il a eu un profil et une intensité différentes selon les villes et les régions. Mais il a été suffisamment large et profond pour augurer de développements ultérieurs encore plus importants. Il n'est que la phase préparatoire d'une lutte plus vaste. Je tenterai d'esquisser ici des réponses à quatre questions : quels sont les acquis du mouvement ? Pourquoi le mouvement ne s'est pas transformé en grève générale ? Quel contenu constructif pouvons nous donner à la préparation d'une grève générale ? Quelles positions programmatiques peuvent avancer les marxistes révolutionnaires au sein du monde du travail dès maintenant ?

Les acquis du mouvement

Ils ne résident pas tant dans le recul très partiel du gouvernement sur ses projets de décentralisation. 10 000 personnes ne seront pas décentralisées et ensuite privatisées mais 100 000 personnes le seront bel et bien. Ce petit recul a contenté les directions des syndicats enseignants traditionnels au point qu'elles ont fait pression pour qu'une des institutions sacrées de l'État français depuis Napoléon, à savoir le baccalauréat, ne soit pas troublée. Les parfums de la contestation de 1968 ont pu être écartés. Le bac a eu lieu à la date prévue, ce qui n'a pas empêché les traditionnelles erreurs par ci par là dans l'énoncé de certaines épreuves ! Même si ce recul est le résultat tangible de la grève apprécié comme tel, il ne pouvait procurer aux enseignants un sentiment de victoire.

Les principaux acquis du mouvement résident dans le fait qu'il s'est construit essentiellement par en bas, avec beaucoup d'opiniâtreté et qu'il s'est doté dans de nombreux endroits de formes démocratiques échappant à la lourde et étouffante tutelle des appareils syndicaux. Les conséquences en ont été une rupture avec tout esprit de corporatisme étroit, le refus de la division entre le « secteur public » et le « secteur privé », l'audace d'aller de l'avant, la volonté enthousiaste d'élargir le mouvement à d'autres secteurs du monde salarié, le réalisme de ne pas attendre que les confédérations syndicales le fassent à la place des grévistes. Des syndicalistes, notamment de la CGT, se sont émancipés des consignes de freinage de leurs dirigeants pour s'impliquer à fond dans la grève.

Le meilleur de l'expérience du mouvement de 1995 (et même en partie de Mai 68) a été largement assimilé et transmis à une jeune génération d'enseignants mais aussi de cheminots, de traminots, de postiers, d'hospitaliers, etc. La féminisation importante du corps enseignant, qui a été le secteur en pointe, a aussi accentué la place des femmes dans la lutte. Bon nombre des acteurs de la lutte se considéraient comme les porte-parole de l'ensemble des salariés et même des intérêts bien compris de l'ensemble de la collectivité sociale. Cette conscience-là ne va pas se dissiper. Ce que certains commentateurs appellent radicalisation par facilité est en fait la cristallisation d'une série d'expériences politiques dans un laps de temps relativement bref : les manoeuvres des directions syndicales contre le mouvement, les contorsions du PS qui ne peuvent masquer l'accord profond avec une réforme qu'il avait préparé au gouvernement, le caractère dérisoire et grotesque du saint des saints de la démocratie des nantis, à savoir la chambre des députés, l'usage de la répression policière et judiciaire qui contribue à dissoudre les illusions dans « l'État de droit » et à aguerrir les grévistes. Différents dispositifs institutionnels de l'ordre bourgeois en sorte discrédités. Il y a eu un début de confrontation entre la légalité bourgeoise garantissant l'injustice sociale et la légitimité de la lutte.

Pourquoi le mouvement ne s'est pas transformé en grève générale ?

Il serait superficiel et puéril de s'imaginer qu'il « ne manquait pas grand chose » pour que la grève générale se produise. Les obstacles ont été de deux ordres : le rôle des bureaucraties syndicales et la situation dans laquelle se trouve une grande partie de la classe ouvrière.

L'appareil de la CGT a pesé à plusieurs moments décisifs, notamment les 14 et 15 mai, pour empêcher la lutte en cours de faire boule de neige. La CGT et les autres centrales programmaient des journées d'action en comptant sur l'affaiblissement progressif de la mobilisation dans l'Éducation nationale. Ce calcul a été en partie déjoué par les grévistes mais pas au point de surmonter l'obstacle et d'entraîner d'autres catégories importantes de travailleurs. Dès que le risque de généralisation était amoindri, la CGT pouvait a nouveau, dans certains endroits, cesser de freiner et même donner quelque coups d'accélérateur pour garder sa crédibilité et masquer ses manoeuvres visant à endiguer la portée du mouvement.

Des millions de travailleurs ont vu avec sympathie le mouvement contre le plan Raffarin-Fillon, ce qui a amélioré le rapport des forces. Mais ils ne l'ont pas rejoint. Ce n'est pas seulement parce que les confédérations syndicales ne les y poussaient pas. Le désarroi provoqué par le chômage massif, la menace du licenciement individuel ou collectif, la dégradation des conditions de travail et l'érosion du pouvoir d'achat a des effets globalement très démobilisateur depuis de nombreuses années. Se mettre en grève une semaine ou plus ne peut s'envisager de gaieté de coeur quand on a déjà des fins de mois difficiles et que d'autres membres de sa famille sont au chômage ou menacé de licenciement. Dans la kyrielle des attaques du patronat et de l'État actuelles ou à venir, celle contre les retraites n'a pas été perçue comme la pire par de nombreux travailleurs. Ce fait doit inciter les acteurs de la grève dans l'Éducation nationale qui entendent transformer l'essai, d'élargir le champ de leur préoccupations et de leurs arguments à une série de problèmes concernant les travailleurs plus exploités et plus précarisés qu'eux-mêmes. Ils ont déjà commencé à le faire au cours du mouvement et cela commence à émerger clairement des discussions de bilan dans certaines assemblées de grévistes.

Comment préparer la grève générale ?

Que des dizaines des milliers de grévistes aient aspirer à transformer leur mobilisation en grève générale relevait du bon sens élémentaire. Sans l'incursion dans la rue et dans la grève reconductible de quelques millions de travailleurs, il n'est pas possible d'obliger le gouvernement et le MEDEF à remballer leurs attaques de grande envergure sur les retraites et la sécurité sociale notamment. L'affirmation de la perspective de la grève générale par une large fraction du mouvement révélait implicitement la volonté d'aller vers une confrontation majeure avec le gouvernement Raffarin pour le faire reculer mais aussi pour le faire tomber. Ceux et celles qui ont lutté et milité pour la grève générale ont démasqué la crainte des dirigeants syndicaux que le mouvement s'engage dans cette voie. La reprise du slogan de la grève générale par le leader de FO à Marseille où il n'y avait plus de risque qu'elle se concrétise n'était évidemment qu'une diversion démagogique et bouffonne. Le pédantisme de la direction de LO récusant l'affirmation de la perspective vers la grève générale a révélé comme en 1995 sont extrême inquiétude face à un mouvement dynamique des salariés. La morosité grincheuse sied à cette direction et met en porte à faux les militants de LO face aux exigences et aux pulsations d'un mouvement.

Bien sûr, il ne fallait pas que le slogan de grève générale se transforme en creuse incantation ou pire en revendication auprès de dirigeants syndicaux qui n'en veulent pas et qui, si un tel événement survenait, le saboteraient comme en 1936 ou en 1968. Il y a donc nécessité de dire clairement ce qu'on attend d'une grève générale comme l'a fait remarqué un cheminot dans une récente assemblée à Rouen.

Il y a nécessité pour les marxistes révolutionnaires de reprendre une étude approfondie des grèves générales et des grèves de masses qui ont eu lieu depuis les origines du mouvement ouvrier en Angleterre, en Belgique, en Italie, en France, etc. La tâche de reconstruction d'un mouvement organisé des travailleurs en Europe, passe par une telle étude et par les écrits en la matière d'Engels, Franz Mehring, Rosa Luxemburg, Lénine, Gramsci et Trotsky. On sait que les révolutionnaires russes du 19e et du début du 20e siècle ont passionnément étudié toutes les révolutions et en particulier la Révolution française, ce qui a contribué à les préparer à leurs propres révolutions en 1905 et 1917. Prenons par exemple la lutte de classe en France qui commence avec les grèves dans le textile et les mines en 1930 et s'achève par la défaite de la grève de novembre 1938. Nul doute qu'une bonne connaissance (ou reconnaissance) de cette période nous serait de la plus grande utilité dans les luttes à venir.

Si on veut se dégager de la mythologie de « la Grève générale » comme de la mythologie de « la Révolution », l'une comme l'autre envisagée comme une panacée, il faut considérer ces manifestations de la lutte de classe comme des processus complexes et comme les résultats de processus qui se préparent.

La question du programme

Les appels pathétiques à l'unité des révolutionnaires sont stériles. La focalisation sur l'auto-construction de sa propre organisation politique est terriblement décalée par rapport aux besoins actuels. Toutes les discussions sur le parti ont pour l'instant un caractère largement métaphysique. Il y a un mouvement réel comportant des dizaines de milliers de salariés qui contestent la société capitaliste, qui ont été des « partenaires » des militants d'extrême gauche, au coude à coude avec eux. La demande concrète de ces « partenaires » n'est pas qu'on leur présente un projet séduisant de grand parti comme ci ou comme ça, ni de renforcer telle ou telle composante de l'extrême gauche. La demande et le besoin de ces salariés qui se sont mobilisés sont d'un autre ordre. Ce qui leur manque à l'évidence aujourd'hui, c'est une proposition de programme qui pourrait être débattu, enrichi et amendé par les acteurs des luttes. On ne peut pas anticiper les événements avec lucidité, on ne peut pas construire des organes politiques efficaces et solides, on ne peut pas regrouper les travailleurs et leur permettre de donner le meilleur d'eux-mêmes sans programme permettant de passer de la résistance à la contre-offensive. Nous ne pouvons pas nous contenter de répéter un catalogue de revendications et de thèmes de dénonciations dont les salariés les plus conscients et les plus combatifs sont déjà convaincus.

Un programme est un projet, un pont jeté entre la situation actuelle d'agressions en rafale contre les classes populaires et le but ultime : une société sans classes, sans État et sans exploitation. La tâche urgente des marxistes révolutionnaires est de proposer des éléments de programme et de les soumettre à la discussion dans des assemblées. Un programme s'élabore dans un dialogue entre les militants et les travailleurs. Personne évidemment n'est tenté par un ultimatisme d'un autre âge à l'égard des travailleurs consistant à brandir le pseudo programme salvateur que tout un chacun devrait adopter. Mais à l'inverse il n'est pas juste de ne défendre aucun programme spécifique et de seulement coller aux revendications du mouvement, aussi justes et bien argumentées soient elles.

D'ailleurs plusieurs slogans repris dans les manifestations nous poussent dans cette voie : « Tout est à nous, rien est à eux. Tout ce qu'ils ont, ils l'ont volé ! ». « Y-en a assez de cette société qui casse les retraites, qui casse nos emplois et vole les salariés ! » Sur ce socle de dénonciations et de préoccupations, peut s'édifier un programme. Logiquement, tout ce qu'ils nous ont volé, nous devrons nous le réapproprier pour le bien de tous.

Simultanément, il peut être envisagé une activité concrète pour tous les comités de grève et assemblées interprofessionnelles qui réussiraient à se transformer en un réseau de comités permanents, combattant pied à pied toutes les injustices frappant les travailleurs avec ou sans-emploi dans la perspective d'un changement global de société. Ce que les UL font peu ou ne font plus doit être pris en charge par les instances démocratiques que vient de créer le mouvement de mai-juin 2003. Il s'agit bien d'une lente mais très certaine reconstruction d'un nouveau mouvement ouvrier par en bas. Cette reconstruction prendra des formes multiples qu'on ne peut pas définir a priori. Les militants syndicalistes en rupture avec les bureaucraties, les militants associatifs combatifs et les militants des différents courants d'extrême gauche (qu'ils viennent ou se réclament du trotskysme ou de l'anarchisme) auront pleinement la possibilité d'apporter leur contribution dans ce travail de reconstruction.

Ceci dit, si la mise en cause globale de la société s'affirme de plus en plus, elle n'a pas encore pris une formulation très ferme, ce qui n'a rien d'étonnant après les multiples trahisons social-démocrates et staliniennes. Il y a deux thèmes récurrents qui, sous une formulation ou une autre, sont popularisés aussi bien par une association comme ATTAC que par différents groupes d'extrême gauche : « il faut prendre sur les profits boursiers » et « il faut une répartition plus équitable des richesses ». Les diverses formulations mériteraient une discussion et une critique rigoureuse qui ne peut pas être entreprise dans le cadre de cet article. Il y a lieu cependant de la lancer sur deux points : qui va prendre sur les profits et répartir les richesses de façon plus « équitable » et comment cela se réalisera-t-il concrètement ?

Dans cette discussion de fond qu'il faut ouvrir avec tout le monde, les marxistes révolutionnaires ne peuvent pas renoncer à leur identité, à leur raison d'être déjà formulée dans le Manifeste du Parti communiste de 1848, à savoir : ils mettent en avant la question de la propriété des moyens de production et de circulation comme étant la question fondamentale du mouvement du prolétariat.

En renonçant à dire qu'il faut que l'ensemble des travailleurs se donnent les moyens de prendre le contrôle des principaux leviers de l'économie en instaurant leur pouvoir démocratique, ils s'enliseraient dans le marécage d'un discours lénifiant, réformiste et trompeur sur la possibilité d'un « partage équitable des richesses » par une pression adéquate sur l'État des capitalistes. Or les marxistes révolutionnaires ne mettent pas seulement en cause les profits empochés par les patrons et les gros actionnaires. Ils ne s'en tiennent pas là. Ils désignent l'appropriation privée de l'essentiel des richesses par la bourgeoisie comme devant être aboli pour permettre à la société de vivre. L'unité avec d'autres composantes du mouvement qui ne partagent pas cette analyse et cette conviction ne consiste pas à gommer ou à édulcorer ce qui fonde leur identité et qui correspond aux intérêts généraux et historiques des travailleurs de tous les pays.

Le 16 juin 2003

Samuel Holder

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