Le livre du sociologue Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas (les nouveaux nomades
de l'économie souterraine) est très utile pour qui veut approcher « de
l'intérieur » le milieu maghrébin du sud de l'Europe. Il ne s'agit ici que
d'une partie de ce milieu, celui qui circule entre le Maghreb et les pays du sud de l'Europe, et fait
circuler des quantités considérables de marchandises, développant ainsi une
économie « nomade » tout à fait « performante ». Cette enquête a
sans doute été difficile à mener, y compris physiquement, puisqu'elle porte sur
l'économie souterraine.
L'auteur a commencé son enquête dans le quartier Belsunce à Marseille. Depuis les
années 1950, les commerçants qui dominaient ce quartier populaire étaient
majoritairement juifs. Petit à petit ils ont aidé des maghrébins à s'y
installer. Aujourd'hui, le quartier est le carrefour de très nombreux échanges de
marchandises. Ces travailleurs, routiers, livreurs, Alain Tarrius les surnomme les « fourmis » :
elles irriguent des circuits d'échange en Afrique noire, dans le Maghreb, en Espagne, en Italie,
en France, et plus exactement Montpellier et Marseille, et dans cette dernière ville plus exactement
encore le quartier de Belsunce. Ces marchandises sont de l'électronique type Moulinex, des
pièces détachées pour automobiles, des vêtements…
À la tête de ce système d'échanges il y a des « notaires
informels », qui donnent leurs conseils, leur aval, mais n'en tirent pas de profit direct. Ils ont
la réputation d'être des hommes « d'honneur et de parole ». A Belsunce,
Tarrius en a dénombré cinq. Lorsqu'il décrit qui sont ces « notaires
informels », on peut constater à quel point cette économie est liée à la
vie politique du pourtour de la Méditerranée. Jusqu'en 1989, les « notaires »
étaient des Algériens, liés au FLN ou à l'Amicale des Algériens de
France. Puis, ils ont été remplacés par des hommes proches du FIS, puis par des
Sénégalais. Mais ceux-ci ont cherché à augmenter le commerce qu'ils
contrôlaient par la vente de la drogue, ce qui leur a valu d'être
« pincés » par les stups de Marseille. Ce sont des Marocains, souvent d'anciennes
« fourmis », qui ont pris la succession.
Tarrius explique que ce système de « fourmis » rejette les trafics de drogues et de biens
volés. Ce qui est illégal dans ce commerce international c'est qu'il passe les
frontières en fraude, pour éviter le fisc. Il n'y a donc aucun contrat écrit, tout
repose sur la parole donnée. Il n'y a ni police, ni administration. Voilà pourquoi les
relations doivent être nécessairement fondées sur une certaine
« éthique ».
En fait, ce système décrit à Belsunce se distingue des réseaux mafieux aussi
structurés, comme celui d'Andalousie espagnole. Et de fait les « fourmis » rejettent
le système mafieux, très développé dans les villes du sud de l'Espagne, et
que décrit aussi Tarrius.
Bien évidemment le trafic de drogue concerne aussi la France. La drogue vient d'Afrique du Nord,
passe par l'Espagne, où des réseaux gitans semblent avoir la haute main sur la
distribution. La marchandise qui passe en France, en revanche, est souvent convoyée par des petits
bourgeois de bonne famille, très intégrés dans les centres villes du sud du pays. Quatre
voyages peuvent rapporter un demi-million de francs au passeur. Ces trafiquants blanchissent ensuite leur
argent dans des activités commerciales légales. Un jeune agriculteur rencontré à
Gérone en Espagne a réhabilité la maison familiale avec cet argent. D'autres
convoyeurs sont recrutés chez les jeunes des cités de Perpignan, Béziers, Montpellier ou
Nîmes. Ce sont des jeunes « paumés » qui sont peu repérables parce qu'ils
ne font pas de trafics réguliers.
D'autre part, le type d'économie de « fourmis », qui rejette clairement aussi bien
le trafic de drogue que celui des produits de contrefaçon, existe aussi en Espagne. Tarrius est
allé enquêter par exemple à Alicante et à Crébillente, petite ville
à 30 kilomètres d'Alicante, qui jouxte l'autoroute vers le Maroc. Il étudie les
commerçants et les consommateurs de tout un réseau de boutiques non spécialisées
où l'on trouve de tout et pas cher. Les fournisseurs viennent de Barcelone, Madrid, Tolède,
mais les boutiquiers sont pakistanais, turcs, espagnols, marocains, algériens ; et leurs acheteurs
sont maghrébins, européens (Anglais, Allemand, Nordiques). Non seulement Tarrius parle de
« banalisation des cosmopolitismes », mais en plus il montre que cette économie
est très organisée. Un « notaire informel » de Murcie lui a expliqué que
pour attirer les Marocains qui passent par l'autoroute, les « fourmis » ont
réfléchi pour trouver quels types de produits, en particulier quels tapis, ils pouvaient vendre
sans faire concurrence avec d'autres « fourmis » de la région et du sud de la France.
Ils ont alors rencontré des fabricants, des notaires de Belsunce, à Marseille, qui ont, avec
leur accord, envoyé dix nouveaux commerçants à Crébillente.
Tarrius note aussi le poids et l'influence dans les années 92-93 d'islamistes venus
d'Algérie en Espagne se préparer une retraite. La police les laissait, les connaissait : il
faut dire que ces islamistes, désireux d'une certaine discrétion, ont empêché
le développement des trafics de drogue et l'expansion de la mafia. Après le 11 septembre
2001, ils ont été arrêtés, et la place vacante a été aussitôt
prise par les réseaux mafieux.
Dans ces villes de Valencia, Tarragone, Barcelone, dans toute l'Andalousie la vie des immigrés est
particulièrement dure. Pour Tarrius, cela provient de l'absence d'économie de
« fourmis », économie où les migrants sont porteurs d'« initiatives
économiques ». Une jeune fille témoigne : « Habiter ici, c'est se
cacher ». Car il s'agit d'abord de se protéger des réseaux de prostitution.
Mais il faut aussi craindre les actes racistes. La région d'Andalousie est dangereuse pour les
travailleurs immigrés, surtout ceux qui ont des papiers. Les émeutes racistes de 2000 à
El Ejido et Barcelone ont épargné les sans-papiers parce que ceux-ci enrichissent à la
fois des propriétaires terriens et des passeurs marocains et espagnols qui eux, sont
« liés, en réseaux troubles, à des fonctionnaires de diverses
administrations. »
À Ceuta, par exemple, les policiers et les douaniers espagnols se font graisser la patte pour ne pas
voir des dizaines de Marocains et d'Africains subsahariens embarquer sur les bateaux vers l'Espagne.
Dès leur arrivée au port d'Algésiras, les sans-papiers sont accueillis par des
camionnettes qui les conduisent directement sur les plantations où ils travailleront, traités
comme des bêtes : pas de nourriture sinon les tomates, les oignons ou les poivrons abîmés
parmi les légumes récoltés, logement dans des tentes en plastique, sans eau ni espace
suffisant. Ou encore on les embauchera dans les réseaux mafieux de la côte sud, dans le trafic
de drogue, ou le trafic… de prochains sans-papiers.
Ce livre permet donc de mieux comprendre une fraction de la classe ouvrière actuelle, celle des
travailleurs et des exploités maghrébins.
Il permet aussi de mieux prendre en compte toute une partie de ce qu'est que le capitalisme. Car ces
travailleurs sont des petits commerçants, artisans qui, par familles entières, créent
des réseaux d'échange. Cela a un côté marginal par rapport aux grands flux de
la bourgeoisie, mais Tarrius montre que c'est un commerce très résistant. Un sociologue qui
travaillait sur le quartier de Belsunce, Michel Péraldi, avec lequel Alain Tarrius a d'ailleurs
précédemment collaboré, avait expliqué en 2001 que le quartier était en
perte de vitesse, pris dans la concurrence d'autres marchés, dans d'autres villes du pourtour
de la Méditerranée, sans compter les effets de la baisse de visas accordés, en
particulier aux Algériens. Et pourtant, en 2002, Tarrius ne semble pas reprendre cette
appréciation d'une baisse de l'importance de l'économie « de bazar »
à Marseille : difficulté d'évaluer ce type de phénomène
économique, mais aussi véritable rebond d'une économie qui s'adapte sans cesse ?
À ce propos, Alain Tarrius écrit : « La multiplication des liens entre réseaux
offre d'une part des possibilités d'« emplois » toujours plus nombreuses ;
d'autre part, ces économies prospérant sur les besoins des pays pauvres et le surplus des
pays riches, on voit mal comment surviendrait le risque d'un déclin de la demande.
»
Enfin, en lisant ce livre, on constate que l'auteur aborde peu la question des quartiers HLM des grandes
agglomérations. D'ailleurs, les immigrés qui font tourner l'économie nomade dont
il est question dans le livre de Tarrius ont tendance à se détourner de grands ensembles
populaire. Finalement ce sont plutôt les grands patrons français qui s'y intéressent.
En effet, les Zones franches urbaines, que d'ailleurs le gouvernement Raffarin veut développer, ne
permettent-elles pas aux employeurs de bénéficier d'exonérations fiscales ? Peu
importe au patronat que les conditions de vie et de travail y soient très dures : en 1999, le taux de
chômage dans les Zones urbaines sensibles de France étaient de plus de 25%, et ceux qui y
cherchaient du travail devaient mettre 10 % de temps de plus pour en trouver.
Avec Alain Tarrius, on trouve tout au contraire d'autres idées lorsqu'il décrit
l'économie nomade et la capacité des travailleurs maghrébins à faire vivre
une économie de marché souterraine parallèle à la grande économie
capitaliste, malgré l'oppression dont ils sont victimes.
Dans sa conclusion, il écrit : « Ces hommes qui circulent en tous sens, et qui innovent
là où les Etats, eux, ne font guère preuve d'imagination, nous montrent que la
mondialisation peut aussi conduire à diversifier les conduites sociales. L'étranger –
et pas seulement l'« ethnique » - retrouve aujourd'hui le rôle d'acteur et de
témoin qu'il a toujours joué aux grandes époques de changement historique. Il
anticipe sur notre existence de demain dans la mesure où, ne trouvant plus sa place dans des
dispositifs d'accueil obsolètes, le voilà contraint de bricoler, et peut-être de
frayer les chemins d'un nouvel avenir collectif. » Tout son livre est porté par cette
même ouverture sur l'avenir.
Bien évidemment, cette économie nomade, toute intéressante soit-elle, serait incapable
de répondre aux besoins de toute l'humanité. En ce sens, elle n'est ni un modèle
à suivre ni une piste pour élaborer de nouveaux projets. Et si demain une vraie
« mondialisation par le bas » se mettait en place, ce serait celle de tous les travailleurs qui
s'organiseraient pour prendre en main l'ensemble de l'économie mondiale.
Le 24 Mars 2003
André Lepic
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