Charles Fourier

Charles Fourier, fils de commerçant, est né Besançon en 1772. Son premier ouvrage important est publié en 1808 : Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. En 1812 un héritage lui permet d'écrire à temps plein. En 1829, il publie son Nouveau Monde industriel et sociétaire. Rien que ces deux titres montrent toute l'influence qu'ont pu avoir sur lui des physiciens et des scientifiques, tel Newton, et des penseurs issus de la Révolution française et de la révolution industrielle, tel Saint Simon.

Sommaire : Rompre avec la pensée bourgeoise des XVIIe et XVIIIe siècles... - ... et avec la Révolution française - Une vision très large de l'humanité... mais fausse - La place centrale des sentiments - Un jargon extraordinaire - Le rejet de la société capitaliste, porteuse de violence - Le système des phalanstères - L'influence du mutualisme - Victor Considerant - Godin - Cabet - D'autres utopistes - La fin des utopistes - Fourier : inspiration pour des romanciers du XIXe siècle - Deux articles de Charles Rappoport (1920-21)

Rompre avec la pensée bourgeoise des XVIIe et XVIIIe siècles...

Fourier ne partage pas les idées du libéralisme bourgeois, cette idéologie du progrès qui puise sa théorie dans les découvertes en mathématiques et en physique au XVIIe siècle. Une partie de la bourgeoisie du XVIIe se retrouve dans ces découvertes et y voit une base à son individualisme.

De fait la conception philosophique et même physique du monde à l'époque est celle d'un ensemble d'atomes individuels et indépendants, égaux entre eux. Cette conception conduit ainsi Thomas Hobbes à prôner l'empirisme, l'utilitarisme, en fait un certain matérialisme qui, à côté d'aspects franchement réactionnaires de son œuvre, participe de l'idéologie libérale naissante.

D'autres penseurs bourgeois poursuivent dans cette voie, comme l'anglais Jeremy Bentham (1748-1832), qui pense que tout ce qui n'est pas calcul rationnel de l'intérêt personnel est une « sottise pompeuse ». Dans la même lignée, John Locke refuse d'attaquer la propriété privée, car c'est un « droit naturel ». Adam Smith pense lui que c'est le capitalisme qui est « naturel », et que c'est même la seule voie de progrès pour l'humanité.
Fourier s'oppose à toute cette philosophie.

... et avec la Révolution française

Il refuse aussi toute idée de révolution, mais il garde de la Révolution française, comme tous les socialistes dits utopistes, l'égalitarisme, l'esprit révolutionnaire et aussi un certain internationalisme. De plus, Fourier rejoint Saint Simon dans la critique de la Révolution française comme événement plus politique qu'économique et social. Quant aux Lumières, leur influence a aussi été décisive, mais Fourier leur reproche un trop grand penchant à tout passer au crible de la raison. Pour lui, cette révolution a échoué car elle s'est attaquée au problème social sans poser comme élément central la question des passions.

Pour sa part, il veut, au contraire de la Révolution française, ajouter un élément affectif, au-delà du rationnel. Et c'est ainsi qu'il place l'amour comme élément central de son analyse. Il s'agit de tenter de penser la nature, l'histoire et tout le réel comme un tout, de faire une sorte de synthèse, et d'y inclure les sentiments, y compris les plus intimes. Il s'agit pour Fourier de créer une science nouvelle, de la propager et de réaliser ensuite la société issue de cette science. C'est l'objet de son travail intitulé Théorie de l'Unité universelle, qui d'ailleurs est resté inachevé. On estime que Fourier n'en a écrit qu'un quart.

Une vision très large de l'humanité... mais fausse

Pour Fourier, l'humanité en est rendue au cinquième stade de son histoire. Elle a connu successivement l'Eden, la Sauvagerie, le Patriarcat, la Barbarie (qui correspond au début du capitalisme). L'époque contemporaine est celle de la Civilisation, c'est-à-dire du capitalisme en plein essor. L'étape suivante sera celle de l'Harmonie, encore appelée Ordre sociétaire ou Ordre combiné. Il prévoit que cette période durera 35 000 ans. Les humains y vivront jusqu'à l'âge de 144 ans. Avec l'évolution, un cinquième membre poussera sur les êtres humains, qui les rendra aptes à résister à l'environnement. D'ailleurs le climat sera tempéré.

La place centrale des sentiments

Fourier aspire à une « morale civilisée » qui ferait la fusion entre l'amour et la politique. Et cet amour ne devra pas être « fleuri » ni fondé sur l'éloquence, pourtant très à la mode en France à l'époque. L'humanité, écrit-il, est restée trop longtemps dans les « ténèbres philosophiques et les horreurs civilisées ». Il faut repartir à zéro, avec pour base les passions. Loin des « beaux esprits civilisés  » et de leur « crasse ignorance », Charles Fourier prétend se lancer dans une nouvelle exploration, pour arriver à la « vérité en amours ».

Son but est de comprendre les passions, les classifier pour finalement dompter les sentiments d'amour. On va donc classifier les sentiments comme on a classifié les végétaux d'Amérique.

La « civilisation » entrave l'amour du fait des moralistes qui lui préfèrent la fidélité. Et le modèle de cette escroquerie sur les sentiments, c'est la critique du « céladonisme », selon le nom de Céladon, berger qui aimait d'amour platonique Astrée, sentiment présenté comme une niaiserie par les tenants de la « Civilisation ». L'amour sentimental est condamné comme niaiserie, mais c'est surtout, explique Fourier, pour interdire aux jeunes femmes non mariées d'avoir des sentiments amoureux ou, ce qui revient au même, pour dénigrer de tels sentiments. Pour les tenants de la « civilisation », les sentiments d'une femme non mariée n'ont aucun intérêt car sont sans rapport avec son futur mariage.

Mais en même temps dans la société « civilisée », on se sert du « céladonisme » pour cacher les désirs physiques. « Si l'on choisit vingt femmes bien sentimentales en jargon et pourvues chacune d'un seul amant [...] si l'on fait à leurs vingt amants l'opération que subit Abélard [la castration]vous verrez dix-neuf de ces belles tourner casaques aux beaux sentiments et convoler à d'autres amours. » Et si une femme dit à l'homme qu'elle aime : « Je vous préfère à tout autre pour le lien sentimental, mon vœu ne sera qu'à vous seul, mais j'aime tel jeune homme pour le plaisir sensuel, son approche me trouble, irrite mes sens, je lui ai donné rendez-vous et lui accorderai dès ce soir mes faveurs ; au reste, je vous conserverai la plus noble part de mes affections, le pur sentiment », on imagine aisément la réponse furieuse de l'interlocuteur...

Fourier veut ainsi faire la démonstration que, dans la société contemporaine, le sentiment est de peu de poids ; il est attaqué par l'opinion, l'État et la religion. Tous ne cherchent que la procréation, comme le signifie le précepte « croissez et multipliez ».

Fourier se donne donc pour mission d'étudier ces sentiments, et de le faire en scientifique loin de toute « niaiserie » et il faut avouer qu'il s'équipe de toute une terminologie aujourd'hui inaccessible, et d'ailleurs déjà inaccessible pour les lecteurs de l'époque. Fourier est passionné par les mots, et il finit par écrire des textes qu'il est le seul à comprendre.

Un jargon extraordinaire

Plongeons-nous un peu dans sa terminologie fantaisiste et son système de pensée. Fourier commence son Nouveau Monde industriel et sociétaire par analyser ce qui relève de l'impulsion hors de toute réflexion. Cette impulsion, il la nomme « attraction passionnée ». Fourier écrit qu'il s'agit d'une chose inédite, inconnue des Grecs, des Romains, et de tous les penseurs depuis 25 siècles. Ni Montesquieu, ni Rousseau, Voltaire ou Bernardin de Saint Pierre n'ont perçu cette réalité essentielle.

Cette attraction hors de tout raisonnement cherche trois buts. Il y a d'abord le luxe et le plaisir des sens. Il y a aussi la recherche affectueuse dans des groupes, comme dans un groupe musical. Enfin il y a la pulsion vers l'unité universelle qui provient de la mécanique des passions.

Cette mécanique est ensuite analysée et décomposée. On distingue le « jeu interne » des passions du « jeu externe ». Tout ce mécanisme est dominé par un total de douze passions, dont les noms sont par exemple : 10e passion, « la Cabaliste, intrigante, dissidente », le 11e, dite « La Papillonne, alternante, contrastante » ou encore la 12e, dite « la Composite, exaltante, engrenante ».

Ces passions 10, 11 et 12 sont appelées « passions mécanisantes » car elles permettent le côté compact du groupe, la diversité et le côté parcellaire des activités.

Les douze passions « gouvernent le jeu des séries passionnées ». Elles ont un but, l'« unitéisme ». On dit des séries qu'elles sont « passionnées  » parce qu'elles sont réunies par identité. La série passionnée doit être savamment construite aussi par des désaccords. Les séries doivent aboutir à l'harmonie sociale fondée sur l'émulation, la justice, la vérité, l'accord direct, l'accord indirect (« ou absorption des antipathies individuelles ») et l'unité d'action. Fourier prétend donc aboutir à trouver le code qui permet l'harmonie sociale. Toutes les passions finissent par être coordonnées par « séries de groupes contrastés  ».

Le rejet de la société capitaliste, porteuse de violence

Conscient du malheur des gens, en particulier dans les milieux pauvres, Fourier pense qu'il faut repartir à zéro. Il ne pense pas que ce sont les bases de la société capitaliste qui peuvent permettre d'élaborer un avenir pour tous les humains. Fourier préfère élaborer des textes qui tournent le dos à la violence de la société.

Car la société de ces premières décennies du XIXe siècle est particulièrement dure et oppressante. La vie y est sous le signe de l'insécurité, pour prendre un mot à la mode deux siècles plus tard. À Paris, la violence des rues est impressionnante. Dans un rapport de police, on lit par exemple : « Les crimes ont paru se multiplier... Il en est résulté une véritable terreur parmi les habitants de la capitale. ». Ailleurs on lit, des articles sur « les attaques audacieuses qui ont épouvanté la capitale », ou sur le fait qu'« on n'entend plus parler depuis un mois que de guet-apens, de vols audacieux. » Tel journal dénonce les « mendiants qui poursuivent les passants dans les rues, assiègent les portes des églises, pénètrent dans les habitations, rançonnent les marchands. » Dans un rapport en 1831, le préfet note que « le nombre de mendiants augmente chaque jour ; on ne saurait les enfermer tous si on voulait les arrêter ; l'on se plaint de leur importunité. »

Cette violence de la société, Fourier la voit bien, et il la met en relation avec le capitalisme naissant : « Les manufactures prospèrent en raison de l'appauvrissement de l'ouvrier. »

Il faut donc changer la société, la refonder sur des bases nouvelles. C'est le projet des phalanstères.

Le système des phalanstères

Les phalanstères composent plusieurs phalanges, qui toutes réunies en une fédération mondiale donnent l'Harmonie. Cette société parfaite est le produit d'un calcul mathématique, et non pas de la lutte des classes. Dans chaque phalanstère, il ne peut y avoir qu'un nombre fixe et limité d'habitants, à savoir 1600, avec un savant équilibre des passions, de manière à pouvoir arriver à une société « chimiquement » parfaite.

Les douze types de passions différentes et leur combinaison mathématique donnent la base du phalanstère. Ce nouveau système est donc fondé sur les sentiments.

Fourier imagine une société où le travail peut être agréable et adapté à chaque individu. Tout est réglé au préalable, jusqu'à la façon de s'habiller. La polygamie est étendue à tous, l'orgie est organisée. Tout cela pour aboutir à un renouveau du céladonisme, nouvelle variété de chasteté.

Ce système de pensée est approuvé par de nombreux réformateurs, mais aussi par des petits artisans qui trouvent chez Fourier un intérêt pour l'individu, qu'ils ne trouvaient d'ailleurs pas chez Saint Simon.

Le premier phalanstère est fondé par Nicolas Ledoux à Condé-sur-Vesgne, non loin de Rambouillet (Seine-et-Oise), en 1832. C'est un échec.

L'influence du mutualisme

Les idées de Fourier sont sans doute très novatrices, mais elles sont aussi proches des idées mutualistes, qui précisément cherchent à rendre la société meilleure en misant sur le collectif. Par exemple, à l'époque de Fourier l'éducation des enfants est le produit des efforts des travailleurs eux-mêmes et non de l'État.

Ce n'est qu'en 1833 que la loi Guizot, sous la monarchie constitutionnelle, impose à chaque commune d'ouvrir une école. D'ailleurs l'école reste interdite aux filles, et pour les garçons, elle n'est ni obligatoire ni gratuite. Dans ces conditions, si en 1836, 65 % des conscrits savent lire et écrire c'est dû au rôle des militants ouvriers, socialistes et anarchistes, qui transmettent leurs savoirs à leurs camarades, leurs parents, aux familles, et aux enfants. C'est encore dû à l'enseignement mutualisé, lointain descendant de l'apprentissage corporatif du Moyen Age.

L'École élémentaire républicaine de Ferry viendra 50 ans après, et correspondra à la volonté de la bourgeoisie de socialiser et d'instruire les enfants en masse, mettant ainsi fin au mutualisme.

Victor Considerant

Il y aura bien des adeptes du fouriérisme aux États-Unis. Entre 1841 et 1844, on y compte une quarantaine de phalanstères.

En France, après 1837, la mort de Fourier, Victor Considerant (1808-1893) est le principal « disciple » de Fourier. Mais on peut citer encore d'autres noms, Clarisse Vigoureux, Claude-Just Muiron, Abel Transon et Gréa.

Considerant essaie de rendre les écrits de Fourier plus clairs et accessibles. Lui aussi condamne la libre concurrence. Comme Fourier, il ne veut pas mettre fin à la propriété mais instaurer l'ordre de l'« Association ». Il la définit ainsi : « L'Association admet une hiérarchie basée sur les inégalités et la diversité des aptitudes et des facultés : chacun y est rétribué proportionnellement à son concours dans l'œuvre générale. ».

Considerant pense que la priorité est d'éduquer le peuple bien plus que de créer des phalanstères. Néanmoins il finit en 1852 par tenter l'expérience d'un phalanstère au Texas, phalanstère qui porte le nom de Réunion. C'est un échec.

Godin

Jean-Baptiste André Godin (né en 1817) rencontre les idées socialistes dans sa jeunesse. Quand il devient artisan, puis patron de manufacture de poêles en fonte émaillée, il conserve ses idées, et est membre de l'École sociétaire, composée de partisans de Fourier. Il transforme son usine en Familistère, autre variété de phalanstère. Finalement, alors qu'il devient leader mondial dans la fonte émaillée, il troque son fouriérisme contre du paternalisme.

Cabet

D'autres socialistes utopistes élaborent des sociétés parfaites. Parmi eux, Etienne Cabet (1788-1856). En 1827, il s'engage dans la politique en adhérant à l'organisation libérale Aide-toi, le ciel t'aidera. Jusqu'en 1834, Cabet ressemble à de nombreux autres monarchistes modérés devenus républicains. Mais il affiche très vite un bonapartisme radical, et appartient à une société secrète à Paris. Cela lui vaut un exil à Londres, où il découvre Owen et devient communiste. Quand il obtient le droit de revenir en France, en 1839, il affiche clairement son communisme, mais il veut d'avantage réformer la société que faire la révolution. Pour cela, il accorde une place centrale à l'action politique comme à l'éducation.

En 1840, Etienne Cabet fait paraître son Voyage en Icarie. Cette société utopique ne doit pas se mettre en place par la lutte violente, mais par la discussion. Une fois au pouvoir, les Icariens mettent en place un système de « l'inégalité décroissante et de l'égalité progressive ». Il n'est donc pas question d'arriver immédiatement à une petite communauté exemplaire. Cet État égalitaire ne se veut pas une société où la misère serait partagée entre tous. L'Icarie est de plus une démocratie, avec droit de vote pour tous (Cabet reste discret sur la question du droit de vote pour les femmes...).

Dans sa société « parfaite », tout le monde possède à la maison le même « mobilier légal » : « C'est la république ou la communauté qui, chaque année, détermine tous les objets qu'il est nécessaire de produire ou de fabriquer pour la nourriture, le vêtement, le logement et l'ameublement du peuple ; c'est elle, et elle seule, qui les fait fabriquer par ses ouvriers, dans ses établissements, toutes les industries et toutes les manufactures étant nationales, tous les ouvriers étant nationaux. » Dans son Voyage en Icarie, Cabet met en valeur le confort et l'hygiène des Icariens.

Cabet s'oppose aux saint-simoniens parce que, selon lui, ils « ramènent tout à la religion, aux idées, aux formes et aux démonstrations religieuses. » « Et ces dernières idées, si contraires à la philosophie du XVIIIe siècle, amènent des schismes intérieurs et arrêtent le progrès de la secte nouvelle. » Néanmoins, Cabet estime qu'en Icarie la religion peut exister, mais sans cérémonie ni clergé. Quant au phalanstère de Fourier, Cabet trouve que c'est « une communauté défectueuse » à cause de son « inégalité de fortune conservée ».

Cabet expose ses idées dans son journal Le Populaire, dont on estime, en 1846, le nombre d'acheteurs à 4 500, et 25 fois plus de lecteurs. C'est le plus populaire des journaux radicaux.

À la fin des années 1840, Cabet évolue de plus en plus vers le christianisme et ce christianisme messianique l'incite à établir une communauté d'Icarie en Amérique du Nord. Cela se passe dans un village de l'Illinois, en 1849. La communauté aboutit à un échec en 1856.

D'autres utopistes

Dans la même période d'avant 1848, on trouve d'autres militants qui jouent un rôle essentiel, même s'il est très ponctuel, dans la popularisation des idées socialistes. Il y a le communiste Laponneraye, éditeur des discours de Robespierre.

Il y a aussi de nombreux saint-simoniens, très en pointe souvent sur la question de la libération des femmes. Les militantes sont Eugénie Niboyet (1796-1883), qui publie le journal Conseiller des femmes. Marie-Madeleine, féministe chrétienne, publie le Journal des femmes, fondé en 1832.

La fin des utopistes

À partir de ce milieu de siècle, et surtout après la révolution de 1848, le mouvement socialiste se détourne des projets utopistes. Une branche du socialisme reprend les idées de Babeuf, et revient à une opposition claire entre les propriétaires riches et la masse des pauvres. Ce renouveau est rendu possible par le retour d'exil de Buonarroti.

L'autre tendance du socialisme est encore plus éloignée des utopistes, des phalanstères et du programme de prise de pouvoir par la révolution. Il s'agit du réformisme autour de Louis Blanc (1811-1882), dont l'acte de naissance est L'Organisation du travail en 1839. C'est une compilation de ses articles. Dès 1840, le livre remporte un grand succès. Son programme, c'est officiellement l'émancipation du prolétariat, non par une révolution de type babouviste, mais par l'intervention de l'Etat. Blanc passe d'ailleurs plus de temps à décrire cette intervention que celle des travailleurs. Il parle pourtant de « révolution sociale ».

La figure la plus marquante et la plus influente de cette époque est sans doute Proudhon, célèbre pour son ouvrage Qu'est-ce que la propriété ? Il s'oppose à Fourier, mais son radicalisme est pourtant plus limité. Pendant 300 pages, il dit pis que pendre de la propriété privée, mais c'est pour aboutir à deux revendications on ne peut plus modérées : la baisse des taux d'intérêt et l'impôt sur les profits.

Fourier : inspiration pour des romanciers du XIXe siècle

Après sa mort, Fourier apparaît toujours comme une référence pour comprendre le mouvement socialiste français. En 1864, Flaubert écrit L'Éducation sentimentale, et pour comprendre et décrire au mieux les événements de février 1848, il lit Fourier, mais aussi Lamennais, Saint Simon et Proudhon.

Fourier reste alors une référence plus littéraire que militante. Par exemple, Balzac s'inspire de ses considérations sur les phalanstères pour élaborer des représentations d'utopies sociales dans deux romans, le Médecin de campagne, et le Curé de village. Mais pour Balzac, il s'agit d'expériences qui ont été rendues possibles précisément grâce à l'élan du capitalisme.

Le Médecin de campagne date de 1833 ; la figure de l'utopiste tient moins du partisan de Fourier que du philanthrope paternaliste. Néanmoins tout va pour le mieux dans ce village de campagne. Tout le monde travaille et est en bonne santé, en harmonie avec la nature. C'est un médecin messianique qui a transformé le village en lieu de plénitude.

Dans Le Curé de campagne, publié en 1839, Balzac présente notamment un ingénieur typiquement saint-simonien, qui aménage des terres en friches pour toute une région.

Deux articles de Charles Rappoport (1920-21)

Avec le début du XXe siècle, le retour à Fourier se fait sur des bases nettement plus contestatrices.

Sa lecture est conseillée en France par le jeune Parti communiste dans les années 1920. Ce Parti a alors pour ambition de poursuivre la révolution mondiale commencée en 1917 par les ouvriers et les paysans russes. Le mouvement ouvrier français est alors très puissant et à l'offensive. Ainsi, la CGT qui vendait 2,6 millions de timbres en 1914 en vend 6 millions en 1918.

Lorsque la scission PS-PC se fait, en 1920, le nouveau Parti se pose la question de donner une formation à ses membres. À la Pentecôte 1921, se tient un congrès pour l'organisation matérielle du Parti. On compare alors la situation du nouveau parti avec ce que disent les catholiques de l'Église. Un éminent catholique vient d'affirmer que ce qui la menace ce n'est pas le socialisme mais l'« ignorance  » et la « pauvreté d'esprit » des prêtres. Et bien, c'est le même problème pour le PC et la Troisième Internationale. On met en avant le rôle du journal, celui de l'édition, nommée Bibliothèque communiste, qui vient d'éditer L'État et la révolution de Lénine, et qui s'apprête à éditer Jaurès ou Marx. Il faut aussi créer des Cercles d'études marxistes.

Un des responsables de cette formation est Charles Rappoport. Quelques mots sur sa biographie d'abord. Il est né en 1865 en Russie. Dans les années 1880, il est populiste et anti-marxiste. En 1892, devenu social-démocrate, il rencontre Engels à Londres. En 1897, il s'installe en France. En 1904, il entre au POF de Guesde et devient marxiste. En 1915, il fonde un mouvement zimmerwaldien. C'est donc tout naturellement qu'en 1917 il appartient au Comité pour la Troisième Internationale. Il hésite tout d'abord à soutenir la révolution bolchevique, mais en 1921 il soutient les 21 conditions au Congrès de Tour. Il est aussitôt à la direction du PC de France. Il collabore à l'Humanité et en assure en 1923 l'édition allemande. Au moment de la bolchévisation du parti en 1924 il est marginalisé. Il ne quitte le parti qu'en 1938, et meurt en 1941.

Dans la Revue communiste, revue théorique du Parti, il explique ce qu'il faut retenir des lointains socialistes utopiques. L'idée fondamentale, c'est qu'il ne faut pas faire de confusion sur ce qu'est le socialisme. Il ne faut assimiler le socialisme ni à l'égalitarisme, ni à l'interventionnisme de l'État dans l'économie ni au réformisme. Le socialisme (du latin « socius » : compagnon, camarade) s'oppose avant tout à l'individualisme. Et Fourier a été, avec Owen, Leroux et Saint Simon, l'un des premiers à utiliser ce mot dans cette acception. Rappoport rend hommage à l'anti-individualisme de Fourier.

Bien sûr, Fourier est le concepteur d'une utopie, mot qui signifie que cette société n'existe nulle part. Mais oui, la société communiste à l'époque des premiers socialistes était bien une société utopique. Aujourd'hui le but du communisme est bien plus accessible et rendu possible.

Les utopistes ne divisaient pas les sociétés en classes. Ils s'adressaient à tout le monde. Ce n'est pas qu'ils ignoraient la lutte de classe. Les marxistes n'ont pas inventé la lutte de classe. Un historien comme Guizot a montré, dès 1825, que l'histoire de la monarchie dépendait de l'histoire de la lutte de classe. Balzac, lui, a décomposé la société en « espèces sociales », à savoir : soldats, ouvriers, administrateurs, avocats, oisifs, hommes d'État, commerçants, marins, prêtres et poètes. En fait les socialistes utopiques s'adressaient aux classes dominantes, plus instruites, car ils pensaient qu'elles seules pouvaient changer le monde. Charles Fourier par exemple a attendu des années à la fin de sa vie qu'un mécène socialiste, millionnaire philanthrope, lui donne les moyens de fonder la société idéale. Il avait recensé préalablement 4 000 personnes en France susceptibles de le financer... en vain.

Rappoport montre que ces socialistes utopiques, Fourier, Saint Simon, Owen sont tous venus après la révolution de la fin du XVIIIe siècle et ont rejeté la question politique pour lui préférer celle des causes sociales. Le socialisme moderne, lui, n'a pas peur de se tourner vers le passé pour comprendre l'origine des forces sociales, économiques et politiques. Sur cette base, les marxistes n'ont pas besoin de s'adresser à la bonne volonté des exploiteurs. Ils s'adressent à la classe prolétarienne qui n'a que ses chaînes à perdre et un monde nouveau à gagner.

Rappoport utilise les écrits et la pensée de Fourier pour une autre raison. Il montre que dès cette époque du début du XIXe siècle les socialistes cultivaient leurs différences, leurs dogmes, leurs écoles et n'hésitaient pas à s'« excommunier » mutuellement. Fourier traitait ses précurseurs Owen et Saint Simon de « charlatans » et d'« imposteurs ». Mais Rappoport montre le côté bénéfique de ces luttes au sein du monde socialiste : « Le bruit assourdissant des disputes socialistes attirait la curiosité publique, éveillait l'attention et l'intérêt, attirait des adhérents et provoquait des dévouements. L'Idée elle-même se clarifia et se précisa.  » On retrouve le même phénomène après l'écrasement de la Commune, entre proudhoniens, blanquistes, marxistes, syndicalistes, guesdistes, etc. Rappoport montre ainsi que les divergences sont une chose positive, et qu'il ne faut pas prôner « l'unité révolutionnaire » si c'est pour aboutir à « une unité confusioniste ».

Le 5 février 2003

André Lepic

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