Charles Fourier, fils de commerçant, est né Besançon en 1772. Son premier ouvrage important est publié en 1808 : Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. En 1812 un héritage lui permet d'écrire à temps plein. En 1829, il publie son Nouveau Monde industriel et sociétaire. Rien que ces deux titres montrent toute l'influence qu'ont pu avoir sur lui des physiciens et des scientifiques, tel Newton, et des penseurs issus de la Révolution française et de la révolution industrielle, tel Saint Simon.
Fourier ne partage pas les idées du libéralisme bourgeois, cette
idéologie du progrès qui puise sa théorie dans les découvertes en
mathématiques et en physique au XVIIe siècle. Une partie de la bourgeoisie du XVIIe se retrouve
dans ces découvertes et y voit une base à son individualisme.
De fait la conception philosophique et même physique du monde à l'époque est celle
d'un ensemble d'atomes individuels et indépendants, égaux entre eux. Cette conception
conduit ainsi Thomas Hobbes à prôner l'empirisme, l'utilitarisme, en fait un certain
matérialisme qui, à côté d'aspects franchement réactionnaires de son
œuvre, participe de l'idéologie libérale naissante.
D'autres penseurs bourgeois poursuivent dans cette voie, comme l'anglais Jeremy Bentham (1748-1832),
qui pense que tout ce qui n'est pas calcul rationnel de l'intérêt personnel est une
« sottise pompeuse ». Dans la même lignée, John Locke refuse d'attaquer
la propriété privée, car c'est un « droit naturel ». Adam Smith
pense lui que c'est le capitalisme qui est « naturel », et que c'est même
la seule voie de progrès pour l'humanité.
Fourier s'oppose à toute cette philosophie.
Il refuse aussi toute idée de révolution, mais il garde de la
Révolution française, comme tous les socialistes dits utopistes, l'égalitarisme,
l'esprit révolutionnaire et aussi un certain internationalisme. De plus, Fourier rejoint Saint
Simon dans la critique de la Révolution française comme événement plus politique
qu'économique et social. Quant aux Lumières, leur influence a aussi été
décisive, mais Fourier leur reproche un trop grand penchant à tout passer au crible de la
raison. Pour lui, cette révolution a échoué car elle s'est attaquée au
problème social sans poser comme élément central la question des passions.
Pour sa part, il veut, au contraire de la Révolution française, ajouter un
élément affectif, au-delà du rationnel. Et c'est ainsi qu'il place l'amour
comme élément central de son analyse. Il s'agit de tenter de penser la nature,
l'histoire et tout le réel comme un tout, de faire une sorte de synthèse, et d'y
inclure les sentiments, y compris les plus intimes. Il s'agit pour Fourier de créer une science
nouvelle, de la propager et de réaliser ensuite la société issue de cette science.
C'est l'objet de son travail intitulé Théorie de l'Unité
universelle, qui d'ailleurs est resté inachevé. On estime que Fourier n'en a
écrit qu'un quart.
Pour Fourier, l'humanité en est rendue au cinquième stade de son histoire. Elle a connu successivement l'Eden, la Sauvagerie, le Patriarcat, la Barbarie (qui correspond au début du capitalisme). L'époque contemporaine est celle de la Civilisation, c'est-à-dire du capitalisme en plein essor. L'étape suivante sera celle de l'Harmonie, encore appelée Ordre sociétaire ou Ordre combiné. Il prévoit que cette période durera 35 000 ans. Les humains y vivront jusqu'à l'âge de 144 ans. Avec l'évolution, un cinquième membre poussera sur les êtres humains, qui les rendra aptes à résister à l'environnement. D'ailleurs le climat sera tempéré.
Fourier aspire à une « morale civilisée » qui ferait la
fusion entre l'amour et la politique. Et cet amour ne devra pas être
« fleuri » ni fondé sur l'éloquence, pourtant très à la
mode en France à l'époque. L'humanité, écrit-il, est restée trop
longtemps dans les « ténèbres philosophiques et les horreurs
civilisées ». Il faut repartir à zéro, avec pour base les passions. Loin des
« beaux esprits civilisés » et de leur « crasse
ignorance », Charles Fourier prétend se lancer dans une nouvelle exploration, pour arriver
à la « vérité en amours ».
Son but est de comprendre les passions, les classifier pour finalement dompter les sentiments d'amour. On
va donc classifier les sentiments comme on a classifié les végétaux
d'Amérique.
La « civilisation » entrave l'amour du fait des moralistes qui lui
préfèrent la fidélité. Et le modèle de cette escroquerie sur les
sentiments, c'est la critique du « céladonisme », selon le nom de
Céladon, berger qui aimait d'amour platonique Astrée, sentiment présenté
comme une niaiserie par les tenants de la « Civilisation ». L'amour sentimental est
condamné comme niaiserie, mais c'est surtout, explique Fourier, pour interdire aux jeunes femmes
non mariées d'avoir des sentiments amoureux ou, ce qui revient au même, pour dénigrer
de tels sentiments. Pour les tenants de la « civilisation », les sentiments d'une
femme non mariée n'ont aucun intérêt car sont sans rapport avec son futur
mariage.
Mais en même temps dans la société « civilisée », on se sert
du « céladonisme » pour cacher les désirs physiques. « Si l'on
choisit vingt femmes bien sentimentales en jargon et pourvues chacune d'un seul amant [...] si
l'on fait à leurs vingt amants l'opération que subit Abélard [la
castration]vous verrez dix-neuf de ces belles tourner casaques aux beaux sentiments et convoler à
d'autres amours. » Et si une femme dit à l'homme qu'elle aime : « Je
vous préfère à tout autre pour le lien sentimental, mon vœu ne sera
qu'à vous seul, mais j'aime tel jeune homme pour le plaisir sensuel, son approche me trouble,
irrite mes sens, je lui ai donné rendez-vous et lui accorderai dès ce soir mes faveurs ; au
reste, je vous conserverai la plus noble part de mes affections, le pur sentiment », on imagine
aisément la réponse furieuse de l'interlocuteur...
Fourier veut ainsi faire la démonstration que, dans la société contemporaine, le
sentiment est de peu de poids ; il est attaqué par l'opinion, l'État et la religion.
Tous ne cherchent que la procréation, comme le signifie le précepte « croissez et
multipliez ».
Fourier se donne donc pour mission d'étudier ces sentiments, et de le faire en scientifique loin
de toute « niaiserie » et il faut avouer qu'il s'équipe de toute une
terminologie aujourd'hui inaccessible, et d'ailleurs déjà inaccessible pour les
lecteurs de l'époque. Fourier est passionné par les mots, et il finit par écrire des
textes qu'il est le seul à comprendre.
Plongeons-nous un peu dans sa terminologie fantaisiste et son système de
pensée. Fourier commence son Nouveau Monde industriel et sociétaire par analyser ce
qui relève de l'impulsion hors de toute réflexion. Cette impulsion, il la nomme
« attraction passionnée ». Fourier écrit qu'il s'agit d'une
chose inédite, inconnue des Grecs, des Romains, et de tous les penseurs depuis 25 siècles. Ni
Montesquieu, ni Rousseau, Voltaire ou Bernardin de Saint Pierre n'ont perçu cette
réalité essentielle.
Cette attraction hors de tout raisonnement cherche trois buts. Il y a d'abord le luxe et le plaisir des
sens. Il y a aussi la recherche affectueuse dans des groupes, comme dans un groupe musical. Enfin il y a la
pulsion vers l'unité universelle qui provient de la mécanique des passions.
Cette mécanique est ensuite analysée et décomposée. On distingue le
« jeu interne » des passions du « jeu externe ». Tout ce
mécanisme est dominé par un total de douze passions, dont les noms sont par exemple :
10e passion, « la Cabaliste, intrigante, dissidente », le 11e,
dite « La Papillonne, alternante, contrastante » ou encore la 12e, dite
« la Composite, exaltante, engrenante ».
Ces passions 10, 11 et 12 sont appelées « passions mécanisantes » car
elles permettent le côté compact du groupe, la diversité et le côté
parcellaire des activités.
Les douze passions « gouvernent le jeu des séries passionnées ». Elles ont
un but, l'« unitéisme ». On dit des séries qu'elles sont
« passionnées » parce qu'elles sont réunies par identité. La
série passionnée doit être savamment construite aussi par des désaccords. Les
séries doivent aboutir à l'harmonie sociale fondée sur l'émulation, la
justice, la vérité, l'accord direct, l'accord indirect (« ou absorption des
antipathies individuelles ») et l'unité d'action. Fourier prétend donc
aboutir à trouver le code qui permet l'harmonie sociale. Toutes les passions finissent par
être coordonnées par « séries de groupes contrastés ».
Conscient du malheur des gens, en particulier dans les milieux pauvres, Fourier pense
qu'il faut repartir à zéro. Il ne pense pas que ce sont les bases de la
société capitaliste qui peuvent permettre d'élaborer un avenir pour tous les
humains. Fourier préfère élaborer des textes qui tournent le dos à la violence de
la société.
Car la société de ces premières décennies du XIXe siècle est
particulièrement dure et oppressante. La vie y est sous le signe de l'insécurité,
pour prendre un mot à la mode deux siècles plus tard. À Paris, la violence des rues est
impressionnante. Dans un rapport de police, on lit par exemple : « Les crimes ont paru se
multiplier... Il en est résulté une véritable terreur parmi les habitants de la
capitale. ». Ailleurs on lit, des articles sur « les attaques audacieuses qui ont
épouvanté la capitale », ou sur le fait qu'« on n'entend plus
parler depuis un mois que de guet-apens, de vols audacieux. » Tel journal dénonce les
« mendiants qui poursuivent les passants dans les rues, assiègent les portes des
églises, pénètrent dans les habitations, rançonnent les marchands. »
Dans un rapport en 1831, le préfet note que « le nombre de mendiants augmente chaque jour ;
on ne saurait les enfermer tous si on voulait les arrêter ; l'on se plaint de leur
importunité. »
Cette violence de la société, Fourier la voit bien, et il la met en relation avec le
capitalisme naissant : « Les manufactures prospèrent en raison de
l'appauvrissement de l'ouvrier. »
Il faut donc changer la société, la refonder sur des bases nouvelles. C'est le projet des
phalanstères.
Les phalanstères composent plusieurs phalanges, qui toutes réunies en une
fédération mondiale donnent l'Harmonie. Cette société parfaite est le produit
d'un calcul mathématique, et non pas de la lutte des classes. Dans chaque phalanstère, il
ne peut y avoir qu'un nombre fixe et limité d'habitants, à savoir 1600, avec un savant
équilibre des passions, de manière à pouvoir arriver à une société
« chimiquement » parfaite.
Les douze types de passions différentes et leur combinaison mathématique donnent la base du
phalanstère. Ce nouveau système est donc fondé sur les sentiments.
Fourier imagine une société où le travail peut être agréable et
adapté à chaque individu. Tout est réglé au préalable, jusqu'à
la façon de s'habiller. La polygamie est étendue à tous, l'orgie est
organisée. Tout cela pour aboutir à un renouveau du céladonisme, nouvelle
variété de chasteté.
Ce système de pensée est approuvé par de nombreux réformateurs, mais aussi par
des petits artisans qui trouvent chez Fourier un intérêt pour l'individu, qu'ils ne
trouvaient d'ailleurs pas chez Saint Simon.
Le premier phalanstère est fondé par Nicolas Ledoux à Condé-sur-Vesgne, non loin
de Rambouillet (Seine-et-Oise), en 1832. C'est un échec.
Les idées de Fourier sont sans doute très novatrices, mais elles sont aussi
proches des idées mutualistes, qui précisément cherchent à rendre la
société meilleure en misant sur le collectif. Par exemple, à l'époque de
Fourier l'éducation des enfants est le produit des efforts des travailleurs eux-mêmes et non
de l'État.
Ce n'est qu'en 1833 que la loi Guizot, sous la monarchie constitutionnelle, impose à chaque
commune d'ouvrir une école. D'ailleurs l'école reste interdite aux filles, et pour
les garçons, elle n'est ni obligatoire ni gratuite. Dans ces conditions, si en 1836, 65 % des
conscrits savent lire et écrire c'est dû au rôle des militants ouvriers, socialistes
et anarchistes, qui transmettent leurs savoirs à leurs camarades, leurs parents, aux familles, et aux
enfants. C'est encore dû à l'enseignement mutualisé, lointain descendant de
l'apprentissage corporatif du Moyen Age.
L'École élémentaire républicaine de Ferry viendra 50 ans après, et
correspondra à la volonté de la bourgeoisie de socialiser et d'instruire les enfants en
masse, mettant ainsi fin au mutualisme.
Il y aura bien des adeptes du fouriérisme aux États-Unis. Entre 1841 et 1844,
on y compte une quarantaine de phalanstères.
En France, après 1837, la mort de Fourier, Victor Considerant (1808-1893) est le principal
« disciple » de Fourier. Mais on peut citer encore d'autres noms, Clarisse Vigoureux,
Claude-Just Muiron, Abel Transon et Gréa.
Considerant essaie de rendre les écrits de Fourier plus clairs et accessibles. Lui aussi condamne la
libre concurrence. Comme Fourier, il ne veut pas mettre fin à la propriété mais
instaurer l'ordre de l'« Association ». Il la définit ainsi :
« L'Association admet une hiérarchie basée sur les inégalités et la
diversité des aptitudes et des facultés : chacun y est rétribué
proportionnellement à son concours dans l'œuvre générale. ».
Considerant pense que la priorité est d'éduquer le peuple bien plus que de créer des
phalanstères. Néanmoins il finit en 1852 par tenter l'expérience d'un
phalanstère au Texas, phalanstère qui porte le nom de Réunion. C'est un
échec.
Jean-Baptiste André Godin (né en 1817) rencontre les idées socialistes dans sa jeunesse. Quand il devient artisan, puis patron de manufacture de poêles en fonte émaillée, il conserve ses idées, et est membre de l'École sociétaire, composée de partisans de Fourier. Il transforme son usine en Familistère, autre variété de phalanstère. Finalement, alors qu'il devient leader mondial dans la fonte émaillée, il troque son fouriérisme contre du paternalisme.
D'autres socialistes utopistes élaborent des sociétés parfaites.
Parmi eux, Etienne Cabet (1788-1856). En 1827, il s'engage dans la politique en adhérant à
l'organisation libérale Aide-toi, le ciel t'aidera. Jusqu'en 1834, Cabet ressemble
à de nombreux autres monarchistes modérés devenus républicains. Mais il affiche
très vite un bonapartisme radical, et appartient à une société secrète
à Paris. Cela lui vaut un exil à Londres, où il découvre Owen et devient
communiste. Quand il obtient le droit de revenir en France, en 1839, il affiche clairement son communisme,
mais il veut d'avantage réformer la société que faire la révolution. Pour
cela, il accorde une place centrale à l'action politique comme à
l'éducation.
En 1840, Etienne Cabet fait paraître son Voyage en Icarie. Cette société
utopique ne doit pas se mettre en place par la lutte violente, mais par la discussion. Une fois au pouvoir,
les Icariens mettent en place un système de « l'inégalité
décroissante et de l'égalité progressive ». Il n'est donc pas
question d'arriver immédiatement à une petite communauté exemplaire. Cet État
égalitaire ne se veut pas une société où la misère serait partagée
entre tous. L'Icarie est de plus une démocratie, avec droit de vote pour tous (Cabet reste discret
sur la question du droit de vote pour les femmes...).
Dans sa société « parfaite », tout le monde possède à la maison le
même « mobilier légal » : « C'est la république ou la
communauté qui, chaque année, détermine tous les objets qu'il est nécessaire
de produire ou de fabriquer pour la nourriture, le vêtement, le logement et l'ameublement du
peuple ; c'est elle, et elle seule, qui les fait fabriquer par ses ouvriers, dans ses
établissements, toutes les industries et toutes les manufactures étant nationales, tous les
ouvriers étant nationaux. » Dans son Voyage en Icarie, Cabet met en valeur le
confort et l'hygiène des Icariens.
Cabet s'oppose aux saint-simoniens parce que, selon lui, ils « ramènent tout à la
religion, aux idées, aux formes et aux démonstrations religieuses. » « Et
ces dernières idées, si contraires à la philosophie du XVIIIe siècle,
amènent des schismes intérieurs et arrêtent le progrès de la secte
nouvelle. » Néanmoins, Cabet estime qu'en Icarie la religion peut exister, mais sans
cérémonie ni clergé. Quant au phalanstère de Fourier, Cabet trouve que c'est
« une communauté défectueuse » à cause de son
« inégalité de fortune conservée ».
Cabet expose ses idées dans son journal Le Populaire, dont on estime, en 1846, le nombre
d'acheteurs à 4 500, et 25 fois plus de lecteurs. C'est le plus populaire des journaux
radicaux.
À la fin des années 1840, Cabet évolue de plus en plus vers le christianisme et ce
christianisme messianique l'incite à établir une communauté d'Icarie en
Amérique du Nord. Cela se passe dans un village de l'Illinois, en 1849. La communauté
aboutit à un échec en 1856.
Dans la même période d'avant 1848, on trouve d'autres militants qui
jouent un rôle essentiel, même s'il est très ponctuel, dans la popularisation des
idées socialistes. Il y a le communiste Laponneraye, éditeur des discours de Robespierre.
Il y a aussi de nombreux saint-simoniens, très en pointe souvent sur la question de la
libération des femmes. Les militantes sont Eugénie Niboyet (1796-1883), qui publie le journal
Conseiller des femmes. Marie-Madeleine, féministe chrétienne, publie le Journal
des femmes, fondé en 1832.
À partir de ce milieu de siècle, et surtout après la révolution
de 1848, le mouvement socialiste se détourne des projets utopistes. Une branche du socialisme reprend
les idées de Babeuf, et revient à une opposition claire entre les propriétaires riches
et la masse des pauvres. Ce renouveau est rendu possible par le retour d'exil de Buonarroti.
L'autre tendance du socialisme est encore plus éloignée des utopistes, des
phalanstères et du programme de prise de pouvoir par la révolution. Il s'agit du
réformisme autour de Louis Blanc (1811-1882), dont l'acte de naissance est L'Organisation
du travail en 1839. C'est une compilation de ses articles. Dès 1840, le livre remporte un
grand succès. Son programme, c'est officiellement l'émancipation du prolétariat,
non par une révolution de type babouviste, mais par l'intervention de l'Etat. Blanc passe
d'ailleurs plus de temps à décrire cette intervention que celle des travailleurs. Il parle
pourtant de « révolution sociale ».
La figure la plus marquante et la plus influente de cette époque est sans doute Proudhon,
célèbre pour son ouvrage Qu'est-ce que la propriété ? Il
s'oppose à Fourier, mais son radicalisme est pourtant plus limité. Pendant 300 pages, il
dit pis que pendre de la propriété privée, mais c'est pour aboutir à deux
revendications on ne peut plus modérées : la baisse des taux d'intérêt et
l'impôt sur les profits.
Après sa mort, Fourier apparaît toujours comme une référence pour
comprendre le mouvement socialiste français. En 1864, Flaubert écrit L'Éducation
sentimentale, et pour comprendre et décrire au mieux les événements de
février 1848, il lit Fourier, mais aussi Lamennais, Saint Simon et Proudhon.
Fourier reste alors une référence plus littéraire que militante. Par exemple, Balzac
s'inspire de ses considérations sur les phalanstères pour élaborer des
représentations d'utopies sociales dans deux romans, le Médecin de campagne, et
le Curé de village. Mais pour Balzac, il s'agit d'expériences qui ont
été rendues possibles précisément grâce à l'élan du
capitalisme.
Le Médecin de campagne date de 1833 ; la figure de l'utopiste tient moins du partisan de
Fourier que du philanthrope paternaliste. Néanmoins tout va pour le mieux dans ce village de campagne.
Tout le monde travaille et est en bonne santé, en harmonie avec la nature. C'est un médecin
messianique qui a transformé le village en lieu de plénitude.
Dans Le Curé de campagne, publié en 1839, Balzac présente notamment un
ingénieur typiquement saint-simonien, qui aménage des terres en friches pour toute une
région.
Avec le début du XXe siècle, le retour à Fourier se fait sur des bases
nettement plus contestatrices.
Sa lecture est conseillée en France par le jeune Parti communiste dans les années 1920. Ce
Parti a alors pour ambition de poursuivre la révolution mondiale commencée en 1917 par les
ouvriers et les paysans russes. Le mouvement ouvrier français est alors très puissant et
à l'offensive. Ainsi, la CGT qui vendait 2,6 millions de timbres en 1914 en vend 6 millions en
1918.
Lorsque la scission PS-PC se fait, en 1920, le nouveau Parti se pose la question de donner une formation
à ses membres. À la Pentecôte 1921, se tient un congrès pour l'organisation
matérielle du Parti. On compare alors la situation du nouveau parti avec ce que disent les catholiques
de l'Église. Un éminent catholique vient d'affirmer que ce qui la menace ce n'est
pas le socialisme mais l'« ignorance » et la « pauvreté
d'esprit » des prêtres. Et bien, c'est le même problème pour le PC et
la Troisième Internationale. On met en avant le rôle du journal, celui de l'édition,
nommée Bibliothèque communiste, qui vient d'éditer L'État et la
révolution de Lénine, et qui s'apprête à éditer Jaurès ou
Marx. Il faut aussi créer des Cercles d'études marxistes.
Un des responsables de cette formation est Charles Rappoport. Quelques mots sur sa biographie d'abord. Il
est né en 1865 en Russie. Dans les années 1880, il est populiste et anti-marxiste. En 1892,
devenu social-démocrate, il rencontre Engels à Londres. En 1897, il s'installe en France.
En 1904, il entre au POF de Guesde et devient marxiste. En 1915, il fonde un mouvement zimmerwaldien.
C'est donc tout naturellement qu'en 1917 il appartient au Comité pour la Troisième
Internationale. Il hésite tout d'abord à soutenir la révolution bolchevique, mais en
1921 il soutient les 21 conditions au Congrès de Tour. Il est aussitôt à la direction du
PC de France. Il collabore à l'Humanité et en assure en 1923 l'édition
allemande. Au moment de la bolchévisation du parti en 1924 il est marginalisé. Il ne quitte le
parti qu'en 1938, et meurt en 1941.
Dans la Revue communiste, revue théorique du Parti, il explique ce qu'il faut retenir des
lointains socialistes utopiques. L'idée fondamentale, c'est qu'il ne faut pas faire de
confusion sur ce qu'est le socialisme. Il ne faut assimiler le socialisme ni à
l'égalitarisme, ni à l'interventionnisme de l'État dans
l'économie ni au réformisme. Le socialisme (du latin « socius » : compagnon,
camarade) s'oppose avant tout à l'individualisme. Et Fourier a été, avec Owen,
Leroux et Saint Simon, l'un des premiers à utiliser ce mot dans cette acception. Rappoport rend
hommage à l'anti-individualisme de Fourier.
Bien sûr, Fourier est le concepteur d'une utopie, mot qui signifie que cette société
n'existe nulle part. Mais oui, la société communiste à l'époque des
premiers socialistes était bien une société utopique. Aujourd'hui le but du
communisme est bien plus accessible et rendu possible.
Les utopistes ne divisaient pas les sociétés en classes. Ils s'adressaient à tout le
monde. Ce n'est pas qu'ils ignoraient la lutte de classe. Les marxistes n'ont pas inventé
la lutte de classe. Un historien comme Guizot a montré, dès 1825, que l'histoire de la
monarchie dépendait de l'histoire de la lutte de classe. Balzac, lui, a décomposé la
société en « espèces sociales », à savoir : soldats,
ouvriers, administrateurs, avocats, oisifs, hommes d'État, commerçants, marins,
prêtres et poètes. En fait les socialistes utopiques s'adressaient aux classes dominantes,
plus instruites, car ils pensaient qu'elles seules pouvaient changer le monde. Charles Fourier par
exemple a attendu des années à la fin de sa vie qu'un mécène socialiste,
millionnaire philanthrope, lui donne les moyens de fonder la société idéale. Il avait
recensé préalablement 4 000 personnes en France susceptibles de le financer... en vain.
Rappoport montre que ces socialistes utopiques, Fourier, Saint Simon, Owen sont tous venus après la
révolution de la fin du XVIIIe siècle et ont rejeté la question politique pour lui
préférer celle des causes sociales. Le socialisme moderne, lui, n'a pas peur de se tourner
vers le passé pour comprendre l'origine des forces sociales, économiques et politiques. Sur
cette base, les marxistes n'ont pas besoin de s'adresser à la bonne volonté des
exploiteurs. Ils s'adressent à la classe prolétarienne qui n'a que ses chaînes
à perdre et un monde nouveau à gagner.
Rappoport utilise les écrits et la pensée de Fourier pour une autre raison. Il montre que
dès cette époque du début du XIXe siècle les socialistes cultivaient leurs
différences, leurs dogmes, leurs écoles et n'hésitaient pas à
s'« excommunier » mutuellement. Fourier traitait ses précurseurs Owen et Saint Simon
de « charlatans » et d'« imposteurs ». Mais Rappoport montre le
côté bénéfique de ces luttes au sein du monde socialiste : « Le bruit
assourdissant des disputes socialistes attirait la curiosité publique, éveillait
l'attention et l'intérêt, attirait des adhérents et provoquait des
dévouements. L'Idée elle-même se clarifia et se précisa. » On
retrouve le même phénomène après l'écrasement de la Commune, entre
proudhoniens, blanquistes, marxistes, syndicalistes, guesdistes, etc. Rappoport montre ainsi que les
divergences sont une chose positive, et qu'il ne faut pas prôner « l'unité
révolutionnaire » si c'est pour aboutir à « une unité
confusioniste ».
Le 5 février 2003
André Lepic
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