Avons-nous quelque chose à apprendre pour notre intervention militante, ici en
France, des événements qui se déroulent depuis un an en Argentine ? A première
vue il peut sembler artificiel de dégager des leçons de ce qui se passe dans un pays non
seulement dominé mais ruiné par les puissances impérialistes dans des proportions
inouïes. La situation et la dynamique des forces sociales est sans commune mesure avec ce que nous
vivons ici. La France, qui est dans le peloton des pays les plus riches de la planète, connaît
certes les effets de la récession comme les autres pays impérialistes. Mais le degré
d'exploitation et de misère touchant les classes populaires est sans commune mesure avec ce que
subit une grande partie de la population en Argentine.
Le propos de cet article n'est pas de comparer les situations présentes de l'Argentine et de
la France. Il est de commencer à prendre acte que les masses révoltées et
mobilisées en Argentine nourrissent la réflexion des marxistes révolutionnaires sur les
questions vitales pour l'avenir du prolétariat mondial, à savoir le rôle d'un
programme et l'importance spécifique des différentes formes d'organisation et de lutte.
Il est de tenter de cerner nos tâches, à partir de ce que nous pouvons comprendre ici de ce qui
continue à se jouer en Argentine, pour nous préparer à prendre une place adéquate
dans les luttes futures qui éclateront en France.
C'est évidemment avant tout à partir des articles publiés depuis plus d'un an
sur l'Argentine dans « Carré rouge » et surtout du livre de François Chesnais
et de Jean-Philippe Divès « Que se vayan todos !, Le peuple
d'Argentine se soulève » qu'une amorce de réflexion de cet ordre est
possible. Il faut une fois de plus insister sur la nécessité de lire cette synthèse
remarquable qui replace les événements, à la fois dans le cadre de la mondialisation du
capital des trente dernières années, et dans l'histoire des luttes de classes en Argentine
depuis le début du XXe siècle.
Il y a tout d'abord un front idéologique sur lequel nous avons ici à
combattre. Pour expliquer l'effondrement de l'économie argentine, tous les tenants
« démocratiques » de l'ordre capitaliste ont stigmatisé à l'envi le
comportement des gouvernants argentins et même parfois la rapacité et la corruption des
« élites » de ce pays. Évidemment il s'agissait pour eux de dédouaner le
comportement du FMI et de la Banque mondiale. D'autres commentateurs liés au mouvement
altermondialiste ont par contre pointé vigoureusement la responsabilité de ces instruments du
capitalisme mondial.
Mais il a été beaucoup plus rare de lire ou d'entendre des mises en cause des firmes et
banques françaises qui opèrent depuis des années en Argentine. Pourtant elles portent
elles aussi, à côté d'entreprises américaines, espagnoles ou italiennes, une
responsabilité importante dans la situation catastrophique qui frappe le peuple argentin. Certaines
comme le Crédit Agricole ont décroché depuis quelques mois, non sans avoir
réalisé avant des profits considérables. D'autres considèrent que le pillage
des ressources de l'Argentine et l'exploitation des travailleurs argentins restent une affaire
très intéressante.
Les dirigeants et gros actionnaires du Crédit Agricole, de France Télécom, de Carrefour,
d'Auchan, de Renault, du groupe de négoce alimentaire Louis Dreyfus, de la Lyonnaise des Eaux et
de Vivendi Environnement devraient être tenu pour des criminels économiques et
dénoncés comme tels. Il en va de même des gouvernants français actuels qui
appuient les exigences de ces groupes tout comme l'ont fait il y a encore quelques mois les gouvernants
de la gauche plurielle. Les chômeurs argentins et leurs enfants pouvaient bien mourir de faim, Hubert
Védrine, ministre des Affaires étrangères faisait des démarches officielles, en
février dernier, pour demander aux dirigeants argentins d'assurer la sauvegarde des
« intérêts des entreprises françaises ».(1)
Le premier devoir des organisations politiques, syndicales et associatives du mouvement ouvrier
français serait de dénoncer le pillage perpétré par les grands groupes
capitalistes français avec la complicité des gouvernants de gauche et de droite, sur le dos du
peuple argentin. Des ennemis des travailleurs argentins sont dans notre propre pays, la France, et la moindre
des choses serait de le faire savoir.
Leur second devoir serait de recueillir le maximum de données sur la nature et l'importance de ce
pillage et de cette exploitation made in France, afin de transmettre ensuite ces informations
concrètes aux organisations argentines.
Politiquement l'Argentine ne fait pas recette en France. Sur le plan éditorial
dans les librairies, Jospin, Raffarin, Bush ou Ben Laden sont plus porteurs que le peuple argentin en lutte.
Aucun ouvrage en français en dehors de « Que se vayan todos ! » dont les
comptes-rendus dans la presse, y compris d'extrême gauche, ont brillé par leur rareté
ou leur inexistence. Les reportages dans la grande presse ou à la télévision sur
l'Argentine ont été peu nombreux depuis un an. Ils ont avant tout insisté sur le
désastre social et sur la banqueroute financière de l'Etat argentin.
En fait, celles et ceux qui tentent avec les plus grande difficultés de faire face à cette
crise n'ont pas besoin d'être plaints mais d'être aidés, avant tout
politiquement. Il y a les formes d'aide que nous avons esquissées ci-dessus mais il en est une
autre qui consiste à porter un intérêt soutenu aux différents aspects des luttes
et aux efforts d'organisation qui se mènent là-bas. Comprendre la dynamique de la lutte de
classes en Argentine dans le contexte de la mondialisation capitaliste demande de remettre en oeuvre de
façon vivante les principaux concepts d'une analyse que seule la méthode de Marx et Engels
permet. Ce sont les ruptures politiques, les crises économiques et les explosions sociales qui
redonnent toute sa force à cette méthode. Au passage ces crises, ruptures et explosions
révèlent la vacuité de toutes les notions politiques et sociales confuses comme
« la citoyenneté » ou « les multitudes », de toutes les considérations
lénifiantes sur la nécessité de limiter « les excès du
libéralisme ».(2)
Nous nous sentons impliqués par ce que font les piqueteros, les travailleurs qui
gèrent leur usine, ceux qui participent aux assemblées de quartier, etc., parce qu'ils
luttent, redressent la tête, réfléchissent à l'avenir de leurs enfants et de
leur classe, cherchent des solutions pour transformer la société. Même si ces efforts
sont encore limités et minoritaires, ils sont significatifs des capacités de rebond des classes
populaires. Ces faits vont à contre courant de l'image qui est donnée partout dans le monde
par les médias de la bourgeoisie, présentant les travailleurs comme des vaincus
systématiques, des désespérés sans avenir sur lesquels on peut sans risque
s'apitoyer quelques instants.
Le 19 et 20 décembre 2001, l'histoire s'est accélérée en Argentine
grâce à l'intervention des masses. Et dans cette même période les failles du
système capitaliste international se sont révélées avec éclat sous la
forme de la faillite d'Enron et ensuite de WorldCom.
A partir de ces ruptures et de cette accélération de l'histoire, il est à nouveau
possible, non seulement de penser, mais de jeter les bases d'une nouvelle internationale des
exploités du monde entier. Quand aucune maturation interne au prolétariat ne permettait de
construire une internationale digne de ce nom, Marx et Engels qui étaient des révolutionnaires
réalistes et conséquents, n'estimaient pas nécessaire de s'échiner
à construire des organisations fragiles, artificielles, sans assises dans le prolétariat. Elles
ne pouvaient être que des sectes nationales ou internationales. Mais à partir du moment
où l'activité réelle des travailleurs au plan de la lutte et des efforts pour
s'organiser se manifeste, il est important d'en tirer les conséquences et de ne pas être
à la traîne du processus qui s'amorce.
L'Argentine est un laboratoire pour la bourgeoisie impérialiste qui observe jusqu'où
les bases d'existence d'une population peuvent être détruite par son système sans
provoquer une explosion révolutionnaire. De leur côté les marxistes internationalistes ne
peuvent pas observer passivement la situation en Argentine comme s'il s'agissait d'un laboratoire
de la lutte de classes dont nous pourrions attendre des miracles ou on ne sait quel événement
fondateur. Si on veut bien se dégager aussi bien d'une relative indifférence que d'une
vague espérance d'ordre messianique sur ce qui se passe en Argentine, on est frappé par
deux phénomènes liés où la comparaison entre l'Argentine et la France nous
semble pertinente. Dans les deux cas, avec une intensité très différente, le
prolétariat a fait l'expérience des politiques de libéralisation, de
déréglementation et de privatisation avec les conséquences sociales du même
ordre : chômage de masse, appauvrissement, précarité de toutes les conditions
d'existence. Les conséquences politiques ont été du même ordre
fondamentalement, à savoir une rupture profonde des travailleurs avec tous les partis traditionnels
prétendant les représenter ainsi qu'une méfiance et une désaffection à
l'égard des bureaucraties syndicales. Chaque pays a sa propre histoire extrêmement
différente, mais il y a eu dans les deux cas l'alternance et/ou la cohabitation au pouvoir
à été dévastatrice en terme de crédit dans les masses pour les
péronistes comme pour le Parti socialiste et le Parti communiste français. Derrière
l'écoeurement se profile la possibilité de n'avoir confiance qu'en ses propres
forces et ses propres porte-parole comme a commencé à l'annoncer le cri des Argentins dans
la rue « Que se vayan todos ! », « Qu'ils s'en aillent tous ! ».
Le prolétariat argentin a l'expérience de luttes nombreuses, se soldant
fréquemment par une répression impitoyable avec des assassinats de travailleurs et des
emprisonnements de syndicalistes ; De longue date, le prolétariat français n'a plus
l'expérience de luttes dures où l'appareil de répression n'hésite pas
à tuer et à emprisonner pour faits de grève. Tout cela est devant nous et nous devons
nous y préparer. Quelques symptômes récents tels que les rafles contre des
immigrés et la condamnation inusitée de syndicalistes à des peines d'emprisonnements
montrent à l'évidence que la bourgeoisie française est prête à renouer
avec des méthodes de lutte musclées. Elle est prête à interpréter à
sa façon sa propre légalité, voire à la bafouer sans scrupules. Il n'en va
pas encore largement de même dans le camp des exploités ; mais sous la férule du
patronat, des juges et des flics de Sarkozy, les travailleurs et les militants français apprendront
vite cette nouvelle façon de concevoir « le dialogue social » cher à Raffarin,
c'est-à-dire la lutte des classes au XXIe siècle.
Les changements internes à chaque classe ouvrière sont également comparables, même
si là encore ils ne sont pas aussi poussés en France qu'en Argentine. Les grandes
concentrations ouvrières ont été presque toutes détruites en Argentine, ce qui
n'est pas le cas en France. Mais la tendance est la même. D'autant plus qu'il y a les faits
sociaux et il y a la façon dont ils sont ressentis. Même si les ouvriers d'usine, au sens
strict, sont encore plus de six millions en France, ce qui est considérable, les licenciements massifs
et les fermetures d'entreprises donnent le sentiment d'appartenir à une catégorie en
déclin et même en voie de disparition. On imagine sans mal que ce sentiment doit être
infiniment plus fort en Argentine. Dans les deux cas, l'État étant avant tout la providence
des capitalistes, on a assisté à un étiolement du secteur dit public et à un
affaiblissement du poids de ce secteur de la classe des travailleurs. Le processus a été brutal
en Argentine alors qu'on n'en est encore qu'aux prémisses en France.
Dans les deux pays, il y a eu rétractation des effectifs du prolétariat actif, expansion
d'un prolétariat durablement au chômage et apparition d'un sous-prolétariat
numériquement important. Toutes ces transformations doivent être prises en compte sans aucune
nostalgie pour l'époque où le prolétariat français était plus
industriel mais était solidement encadré, dupé et régulièrement trahi par
les organisations staliniennes et le Parti socialiste, tandis que le prolétariat industriel argentin
était encadré, dupé et non moins trahi par les politiciens et bureaucrates syndicaux
péronistes. Cette page est tournée et c'est un atout pour les luttes futures aussi bien en
France qu'en Argentine.
Ce serait raisonner de façon très étroitement nationale et sans aucun sens de
l'histoire mondiale et de ses contradictions, que de se focaliser sur tel ou tel segment actuel du
prolétariat mondial avec un regard de statisticien. En faisant abstraction de la dimension historique
et mondiale de cette classe, il serait très facile de démontrer qu'elle est faible,
passive, minée par la concurrence exacerbée entre les individus qui la composent,
divisée par ses préjugés racistes et xénophobes, sans aucune confiance dans ses
capacités à se défendre collectivement et à abattre le système
capitaliste.
L'exemple de l'Argentine indique comment à partir d'une situation profondément
déprimante pour les travailleurs, un début de renversement s'est opéré depuis
l'année dernière. Des liens se tissent entre travailleurs mis au chômage et
travailleurs ayant encore un emploi. La mémoire des expériences passées accomplit son
oeuvre pour faire face aux exigences du présent et de l'avenir. Les problèmes liés
à la survie immédiate des classes populaires commencent à se combiner avec les
préoccupations liées aux mesures d'ensemble qu'il faudrait mettre en oeuvre pour sortir
du chaos capitaliste.
L'ampleur de l'offensive des classes dirigeantes dans tous les pays et la faiblesse des organisations de défense du monde salarial provoquent évidemment des phénomènes massifs de replis sur soi ou d'individualisme parmi les travailleurs. Mais on a pu toujours constater que dans les situations de catastrophes, les comportements s'inversent très rapidement pour laisser place au dévouement collectif, à la solidarité qui prend souvent des formes héroïques. On l'a vu après l'écroulement des tours du World Trade Center où ce sont de simples salariés de toutes origines qui ont payé de leur personne pour sauver des vies humaines, pour les soigner ou pour les réconforter. Les riches étaient ailleurs. On observe le même phénomène dans les situations d'inondations graves ou sur la côte galicienne face à la pollution du « Prestige ». Il existe un communisme spontané des masses populaires dans les situations de catastrophe et une inventivité organisationnelle qui l'accompagne. C'est ce que l'expérience argentine illustre à l'échelle d'un pays avec la prise en mains de nombreuses fonctions sociales essentielles par la fraction mobilisée des classes populaires. C'est dans cette activité de masse, structurée par diverses formes d'auto-organisation que détaille le livre Que se vayan todos ! , que la possibilité objective de faire fonctionner la société en dehors des critères du profit se révèle de façon éclatante.
Prises dans le maelström des bouleversements provoqués par le capitalisme,
toutes les classes sociales à l'exception d'une infime minorité de
privilégiés, sont durement touchées ou pour le moins inquiètes quant à
leur avenir. Il est tout à fait éloquent que les « classes moyennes » en Argentine
qui ne se sentaient pas particulièrement concernées par le sort des classes populaires aient
fini par se révolter et aient contribué largement au succès du renversement de deux
gouvernements. L'alliance de la classe des travailleurs avec celle de la petite bourgeoisie urbaine et de
l'essentiel des travailleurs indépendants est une nécessité pour envisager la
transformation profonde de la société. Marx dans Le 18 Brumaire de
Louis-Napoléon Bonaparte avait tiré comme conclusion incontournable de
l'échec de la Révolution de 1848, le fait qu'un soulèvement du seul
prolétariat, sans l'appui ou la neutralité des classes moyennes, ne pouvait que conduire
à l'isolement et à la défaite, à émettre « un solo qui serait un
chant funèbre » pour reprendre son image.
Cette alliance peut s'opérer spontanément dans la rue. Mais des organisations
révolutionnaires ont tout intérêt à se poser le problème bien avant, quel
que soit le pays, dans l'intérêt même de la classe ouvrière. En France, les
organisations traditionnelles tels que les centrales syndicales cultivent le corporatisme à
l'intérieur du monde des salariés mais aussi le mépris par rapport aux travailleurs
indépendants. Or il est important que des artisans, des marins pêcheurs ou des petits ou moyens
agriculteurs se sentent liés aux salariés et aux chômeurs, puisque tout le monde
finalement est victime de l'activité prédatrice des banquiers et du grand patronat. Encore
faut-il que des militants se préoccupent d'intégrer cette dimension programmatique pour
établir des passerelles entre ces diverses catégories de travailleurs. Sinon, c'est
évidemment des démagogues de droite ou d'extrême droite qui se porteront toujours
candidats pour attacher à leur char ces catégories de la petite bourgeoisie et pour les dresser
moralement ou physiquement contre les salariés et les chômeurs.
Si le problème d'une alliance se pose dans les luttes futures pour les travailleurs, c'est
fondamentalement pour empêcher les classes dirigeantes d'utiliser d'autres couches sociales
contre eux et non pas parce qu'ils auraient besoin d'une autre classe sociale pour
s'émanciper. Car c'est évidemment la grande priorité que de développer,
voire de reconstituer en France un éventail d'organisations de salariés et de
chômeurs, vivantes, démocratiques et totalement indépendantes de la bourgeoisie, de ses
institutions et de ses partis. Le prolétariat reste, en puissance, la seule classe susceptible
d'aller jusqu'au bout, jusqu'à la destruction du système capitaliste mondial pour
permettre l'émergence d'une économie fondée sur les besoins de
l'humanité et le respect de l'environnement. L'alliance avec la petite bourgeoisie pour
réaliser cet objectif a donc ses limites et ses dangers.
Dans un article du Monde diplomatique de décembre 2002 intitulé « Le double jeu des
classes moyennes », Alain Accardo analyse le comportement ambivalent de ces catégories sociales
dites moyennes, vis-à-vis de la bourgeoisie d'une part et des classes populaires d'autre part.
On suivra bien volontiers l'auteur, au regard de l'histoire contemporaine, lorsqu'il écrit
que les classes moyennes sont « comparses et victimes de toutes les impostures. ».
Surtout dans le cas de la France, où les classes moyennes urbaines disposent de ressources
économiques et culturelles leur donnant pour l'instant des atouts pour s'en sortir dont ne
disposent plus celles d'Argentine. Bien plus, par son poids dans la vie sociale, dans les médias
et dans la constitution de « l'opinion publique », la petite bourgeoisie contribue
notablement à étouffer, consciemment ou inconsciemment, l'émergence d'une
conscience de classe chez les travailleurs.
La mise en avant du concept de « multitudes » qui se veut largement fédérateur
mélange classes moyennes et classe des travailleurs. Il ne permet pas une analyse fines des forces
sociales. Il nous est présenté comme novateur mais a pour effet de mettre le prolétariat
politiquement à la remorque des classes moyennes « de gauche ».
En Argentine, la catastrophe n'est plus imminente, elle est là, terrifiante. En
France elle est pour plus tard. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir une imagination
débridée pour comprendre qu'une telle catastrophe peut un jour frapper peu ou prou la
France ou tout autre pays riche qui se croit à l'abris des calamités du tiers monde. Ou
alors ce serait ne pas prendre au sérieux et ne pas tirer les conséquences de l'analyse de
la mondialisation capitaliste.
Il serait donc plus raisonnable de concevoir un programme tenant compte de cette éventualité
plutôt que d'une situation de statu quo ou de retour mythique au bon vieux temps de
« l'État providence », qui, au passage, était celui des massacres et des
humiliations pour les peuples coloniaux. Un programme n'est pas un commentaire collant au présent
ou au futur proche. Il est un projet solide, préparant la transformation révolutionnaire de la
société. Il doit permettre de penser ce processus et de permettre le regroupement des hommes et
des femmes du monde du travail les plus déterminés, les plus conscients des enjeux
planétaires de la lutte contre les forces du capital. Sans programme, les exploités ne peuvent
que très difficilement se regrouper et s'organiser efficacement. Un tel programme radicalement
anticapitaliste peut être élaboré dans le feu des événements comme nous en
voyons des tentatives en Argentine. Mais c'est infiniment plus difficile, comme l'exemple argentin
nous le montre. Les situations de catastrophe et de dislocation sociale écrasent les
préoccupations de la plupart des gens vers des tâches de survie immédiates. Elles ne
créent pas spontanément la cristallisation de projets collectifs, cohérents, concernant
toute la société.
En France nous avons une situation privilégiée : nous disposons d'un laps de temps pour
discuter et pour élaborer un programme qui permette le regroupement des travailleurs et des jeunes les
plus révoltés contre l'ordre capitaliste. Si un programme se contentait
d'énumérer une série de revendications d'ordre syndical, d'avoir une facture
« possibiliste », ne mettant pas en cause la propriété privée de la grande
bourgeoisie et la légitimité de son État et de ses institutions, il serait susceptible
d'intéresser les éléments « raisonnables » de la petite bourgeoisie de
gauche et des couches supérieures de la classe ouvrière. Mais il serait totalement
inadapté à notre époque et aux tâches qui nous attendent. Seul un programme
internationaliste indiquant comment détruire les piliers fondamentaux de la domination des
capitalistes peut avoir un effet d'aimantation, peut attirer les jeunes et les couches les plus
exploitées de la classe ouvrière. A nous marxistes révolutionnaires de travailler
à l'élaboration d'un tel programme en collaboration avec ces jeunes et ces
salariés surexploités.
Les révolutionnaires et l'unité des travailleurs
Une des premières responsabilités des révolutionnaires en France est de ne pas
considérer l'Argentine comme un pays exotique et lointain dont nous n'aurions pas grand chose
à apprendre pour nos tâches. Cela doit continuer à nous inciter à étudier
soigneusement l'enchaînement des événements passés, récents et en cours
dans ce pays. Quand bien même on constaterait un fléchissement du processus
d'auto-organisation des masses, la nécessité d'explorer ses formes et son contenu
resterait entière.
Il y a une dialectique entre progrès de l'organisation des masses et affirmation d'un
programme auquel les masses adhèrent ; ou dont elles se détournent s'il est à
côté de la plaque ou présenté sous une forme ultimatiste.
Sauf à considérer que tout peut se faire spontanément, sans interventions de militants
élaborant des analyses et faisant des propositions d'orientation politique en s'appuyant sur
l'ensemble des expériences du mouvement ouvrier depuis ses origines, les militants
d'extrême gauche ont des initiatives importantes à prendre en France. Les obstacles que
constituaient les illusions dans les partis de gauche sont levés. Reste la question de la division de
l'extrême gauche en plusieurs groupes s'ignorant plus ou moins. Nous n'aborderons pas cette
importante question dans le cadre de cet article. Mais là encore il faut étudier de près
l'exemple argentin et comprendre qu'une certaine forme de rivalité entre groupes
révolutionnaires limite l'impact de leurs idées, réduit leur champ d'action et
de compréhension, et en tout état de cause est en contradiction avec les aspirations unitaires
de nombreux travailleurs argentins.
Le 13 décembre 2002
Samuel Holder
Notes
(1) François Chesnais et Jean-Philippe Divès, Que se vayan todos !, pages 12, 115 et 127, éditions Nautilus, 2002.URL d'origine de cette page http://culture.revolution.free.fr/en_question/2002-12-13-Crise_en_Argentine.html