Quelles perspectives pour le prolétariat et la jeunesse ?

Extrait de la revue « Carré Rouge » n°22

La démocratie impérialiste française a été agitée par quelques soubresauts depuis le premier tour des présidentielles. Le passage du relais entre l'équipe des gouvernants de gauche et celle des gouvernants de droite s'est opérée mais pas dans le climat de sérénité que les uns et les autres auraient pu espérer avant le 21 avril. L'affaissement du score de Jospin en dessous de celui de Le Pen ainsi que l'écroulement à 3,4% du score de Robert Hue ont révélé l'ampleur de l'usure du gouvernement de la gauche plurielle. La progression du score de l'extrême droite a été assez faible par rapport aux élections de 1995 mais elle a révélé le renforcement des tendances réactionnaires au sein de la bourgeoisie grande, moyenne ou petite et un désarroi de plus en plus inquiétant chez un certain nombre de salariés et de chômeurs.

La donnée tangible la plus positive aura été le score de l'extrême gauche se situant à plus de 10% soit près du double par rapport aux présidentielles de 1995. Elle traduisait un désaveu cinglant à l'égard des partis de la gauche gouvernementale et en même temps un espoir de voir émerger une force politique révolutionnaire enracinée dans le monde du travail et une fraction de la jeunesse.

Les partis de la gauche plurielle et tout ce que ce pays compte de responsables syndicaux, d'associations, de journalistes, attachés à ce qu'ils appellent « La République » et ses symboles, ont mené tambour battant une opération de manipulation des millions de gens inquiets et indignés par le fait que Le Pen soit présent au deuxième tour. Leurs sentiments étaient légitimes. Mais ils ont été détournés pour une cause étrangère à une lutte antifasciste digne de ce nom. Sous prétexte de « sauver la République », il s'agissait de surestimer le danger d'extrême droite pour faire oublier le bilan désastreux du gouvernement Jospin à l'égard des classes populaires. Par la même occasion, il fallait faire passer à la trappe le succès de l'extrême gauche, l'effacer des esprits en agitant la menace imminente du fascisme. Les partis de droite ont bien sûr collaboré à cette opération mais sans forcer leur talent, laissant leur collègues « de gauche » mener cette affaire dont la Droite avait tous les profits à escompter.

L'opération a réussi. L'électorat de la Droite et une partie de celui du PS, des Verts et du PC aurait largement suffi à faire gagner Chirac face à Le Pen. Mais non ! Il fallait pour eux entraîner beaucoup plus large : une partie de la jeunesse, les milieux syndicaux et associatifs et même une partie de l'extrême gauche. Une façon de montrer à la bourgeoisie, surtout pour les dirigeants du PS, que même perdants aux élections, ce sont eux qui contrôlent les gens de gauche dans la rue et dans les urnes, qu'ils peuvent entraîner beaucoup de monde pour métamorphoser « Super menteur » en « Super rempart » de la « démocratie ».

Le résultat des législatives va à présent permettre à Chirac et à son équipe de ramasser la mise : on ne peut pas qualifier de hold-up, ce qu'on vous offre sur un plateau d'argent.

Du côté de l'extrême gauche

La dénonciation moraliste de Le Pen est inopérante. Pour faire reculer l'influence de l'extrême droite dans les milieux populaires, il faut qu'un mouvement dynamique émerge proposant une perspective positive, redonnant espoir aux exploités et aux laissés pour compte. Plus généralement, un grand mouvement est nécessaire pour donner sens et efficacité aux luttes contre la bourgeoisie et ses représentants.

Les différentes composantes d'extrême gauche pourraient être le noyau à l'origine d'un tel mouvement politique. Mais si on s'en tient aux faits récents, sans rien en conclure concernant l'avenir, LO et la LCR qui sont les organisations les plus présentes au sein du monde du travail et sur l'échiquier politique, ont une fois de plus joué la concurrence entre elles. Et cela dans un contexte où, encore plus nettement qu'aux élections municipales de l'an dernier, elles attiraient un nombre encore plus importants d'électeurs.

Dans les derniers jours de la campagne du premier tour des présidentielles, Olivier Besancenot a acquis une crédibilité dans les milieux populaires qui a porté son score non loin de celui d'Arlette Laguiller. Dans la mesure où les axes de dénonciation de LO et de la LCR étaient voisins voire identiques, les conditions d'un rapprochement à la suite de leur succès le 21 avril étaient théoriquement réunies. Les directions de LO et de la LCR, chacune à leur façon, n'ont pas estimé qu'il y avait là une opportunité à saisir…ensemble.

Aux élections présidentielles de 1995, c'est LO qui était la mieux placée pour faire des propositions constructives aux autres composantes d'extrême gauche sur la base du succès d'Arlette Laguiller obtenant 5,3% des voix. LO avait joué le retrait et l'isolement. En avril 2002, c'est la LCR qui était au lendemain du premier tour la mieux à même de proposer quelque chose, avant tout à LO. A ce scrutin, la LCR avait choisi (enfin) de ne pas appeler « à battre la droite » et en l'occurrence de ne pas appeler à voter Jospin au deuxième tour. Elle avait fait le choix de présenter un jeune salarié, à l'instar de LO choisissant une jeune salariée comme porte-parole en 1973. De plus la LCR s'était largement inspirée de la thématique du « plan d'urgence » de LO répondant en grande partie aux préoccupations des salariés. Il n'est pas nécessaire de chercher beaucoup plus loin les raisons du succès de la campagne du jeune facteur Olivier Besancenot. Ce succès qui se traduisait par un rééquilibrage de l'influence entre LO et la LCR, mettait cette dernière en position de proposer un accord plausible à LO, sans dérobade possible. La LCR s'est contentée de proposer un accord de répartition des circonscriptions sans se donner la peine de définir sur quelles bases politiques cela pourrait se faire. Elle escomptait un refus de LO, elle l'a obtenu et a pu se donner « le beau rôle » et répéter comme de coutume que LO était sectaire.

De son côté LO est restée calfeutrée dans sa tour d'ivoire, en n'ayant rien à proposer à la LCR au lendemain du 21 avril. (Nous ne revenons pas sur les épisodes antérieurs qui ont émaillés les relations LO-LCR au printemps 2001.) Pendant près d'une semaine, la position de LO était relativement inconfortable. Elle était déçue par ses résultats. Elle n'avait pas obtenu un franc succès aux dépens de la LCR. Sa position vis-à-vis du deuxième tour n'était pas très différente de celle de la LCR qui n'appelait pas encore à voter contre Le Pen. Dans les manifestations, les cortèges de la LCR attiraient de plus en plus de monde et notamment des jeunes. A ce stade la LCR était encore en très bonne position pour faire des propositions à LO difficiles à rejeter.

Le changement de position de la majorité de la direction de la LCR sur le second tour a évidemment balayé cette possibilité que de toute façon ni du côté de la direction de LO ni du côté de celle de la LCR, on avait cherché à explorer et à concrétiser. La majorité de LO était soulagée : la LCR était redevenue « opportuniste comme d'habitude » et on pouvait se féliciter de ne pas avoir bougé ni pris aucune initiative. LO avait à nouveau « une divergence grave » avec la Ligue, quel soulagement !

Il y a là une carence à concevoir les différentes composantes de l'extrême gauche en termes de collaboration et de complémentarité. C'est évidemment dommageable avant tout pour les travailleurs et les jeunes qui se tournaient depuis quelques mois vers l'extrême gauche, c'est-à-dire essentiellement LO et la LCR. Car même si cette campagne peut sembler se perdre déjà dans la nuit des temps, du fait des épisodes qui ont suivis, il est important de souligner que les meetings électoraux de LO et de la LCR ont été pour la plupart des succès. La LCR continue à bénéficier de ce mouvement d'intérêt de la part de travailleurs et de jeunes qui s'intéressaient peu ou pas du tout à l'activité politique.

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer les raisons historiques et politiques pour lesquelles LO et la LCR sont toujours en concurrence après plusieurs décennies. Constatons simplement qu'elles hypothèquent l'avenir si chacune se considère comme « incontournable », la seule « détenant une bonne politique », la seule « où il se passe quelque chose », etc. Cette autosatisfaction organisationnelle est assez peu attirante à notre époque. Elle est génératrice d'illusions ou de désillusions mais certainement pas de clairvoyance. La LCR et LO risquent fort d'être contournées l'une et l'autre par la lutte de classe, faute d'avoir pris conscience de leur responsabilités commune vis-à-vis du prolétariat.

Les luttes et leur expression politique

Il convient d'apporter des éléments complémentaires importants au descriptif rapide qui vient d'être fait concernant LO et la LCR au cours de la période récente. Dans chacune de ces organisations, des militants réfléchissent et discutent des problèmes et faiblesses concernant LO et la LCR. Ils se préoccupent des voies et des moyens permettant de faire franchir une étape décisive à l'extrême gauche. La préoccupation du dépassement s'exprime en termes variés qui cernent la nécessité suivante : il s'agit de fédérer toutes les composantes susceptibles de constituer une force anticapitaliste, un mouvement démocratique menant vigoureusement et en toutes circonstances la lutte de classe. Cela suppose un mouvement en rupture définitive, irréversible avec la gauche gouvernementale. Dans le Manifeste du Parti communiste de 1848, Marx et Engels écrivaient : « Le gouvernement moderne n'est qu'une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. » Cette caractérisation vaut pour tous les gouvernements que nous avons connus qu'ils aient eu un Premier ministre de gauche ou de droite.

Il est impossible de construire une force anticapitaliste qui ne s'appuierait pas sur quelques constats fondamentaux de cet ordre ; d'autant plus qu'il n'y a pas là seulement un élément décisif d'analyse mais un fait vérifié par des millions de travailleurs avec ou sans emploi qui ont vu les gouvernements de gauche les agresser et gérer « les affaires communes de toute la classe bourgeoise » avec le même zèle que ceux de droite. Au soir du premier tour des législatives, un représentant du gouvernement Raffarin a eu beau jeu de rétorquer à Dominique Strauss-Kahn qui lui reprochait de ne pas vouloir donner « un coup de pouce » au Smic que depuis trois ans les hausses décidées par le gouvernement Jospin étaient proches de 0% !

Jeter les bases d'une force anticapitaliste ne signifie pas qu'elle ne serait composée que de révolutionnaires convaincus. Elle serait largement ouverte à tous les travailleurs et jeunes impliqués dans des luttes contre les injustices engendrées par le système capitaliste. Mais elle ne pourrait exister comme instrument d'émancipation du monde du travail qu'en comprenant en son sein une forte composante de militants marxistes révolutionnaires.

On peut bien sûr être anticapitaliste dans un sens restreint, dans la mesure où on s'oppose aux capitalistes pour obtenir un maximum de concessions. C'est un anticapitalisme qui a sa valeur mais qui est limité et sans perspective d'avenir pour le prolétariat et pour l'humanité. De fait, c'est ce type d'anticapitalisme-là qui a été mis au cœur des dernières campagnes électorales par LO comme par la LCR. Pouvons-nous construire une force cohérente, crédible par les travailleurs, en nous contentant de décliner éternellement un « plan d'urgence » qui a, de plus, une fâcheuse tendance au fil des campagnes à perdre en radicalité ?

Les marxistes révolutionnaires n'ont pas à avoir une attitude ultimatiste vis-à-vis de celles et ceux dont l'anticapitalisme est limité, partiel, sans débouché clair à l'échelle de toute la société. Mais ils ont aussi le devoir d'être eux-mêmes : ils mettent en avant la question cruciale de la propriété privée des moyens de production et de circulation ; ils montrent que l'exploitation et les mouvements de capitaux n'ont pas de frontières et que par conséquent la lutte de classe doit se déployer à l'échelle internationale ; ils mettent en avant la nécessité de détruire tous les pouvoirs des classes dirigeantes pour mettre à la place des gouvernements « par en bas », émanant du monde des salariés, des opprimés de tous les pays et étant contrôlés par eux. Enfin ils affirment clairement qu'à la place du système capitaliste mondial, il faudra donner vie à une économie socialiste et à une fédération socialiste mondiales.

La question de l'émergence d'une force anticapitaliste comprenant une composante marxiste révolutionnaire conséquente, clairement identifiable par tout le monde, n'est évidemment pas du domaine de la proclamation par telle ou telle organisation ou groupe de militants. En affirmer la nécessité se pose dès maintenant sur le plan de la réflexion théorique comme dans les luttes actuelles, quelle que soit leur ampleur. Le lien entre les luttes et leur expression politique au travers d'une force anticapitaliste ne s'établit pas spontanément, automatiquement, indépendamment de l'intervention de révolutionnaires éclairant toutes les facettes des problèmes auxquels ceux qui luttent sont confrontés. Prenons l'exemple des luttes contre la fermeture d'entreprises que des patrons veulent délocaliser. On peut concevoir la lutte en syndicaliste réformiste, en syndicaliste radical ou en révolutionnaire. Selon le positionnement et les argumentations développées par ces différents militants, l'expérience de la lutte sera vécu tout autrement par les salariés. Ce n'est pas tant au niveau de l'indemnité de licenciement obtenue que la différence peut être sensible, mais avant tout au niveau de l'élévation de la conscience de classe, de la positivité durable ou non de l'expérience de la lutte collective vécue, du goût trouvé ou retrouvé pour l'activité politique révolutionnaire.

Le rapprochement des composantes d'extrême gauche ne feraient pas surgir une force anticapitaliste en lui-même. Mais les luttes menées isolément ou même généralisées n'ont pas non plus en elle-même la vertu de créer un parti du prolétariat, comme les grèves de 1936 et 1968 l'ont illustré par la négative. Les luttes et l'intervention consciente, concertée des révolutionnaires sont deux éléments indissociables pour ouvrir une perspective.

Le 10 juin 2002

Samuel Holder

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